Chronique de la quinzaine - 30 novembre 1847

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Chronique n° 375
30 novembre 1847


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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30 novembre 1847.


Depuis quinze jours, les événemens ont marché d’un pas rapide. La phase militaire de la question suisse peut dès aujourd’hui être regardée comme terminée, mais il y en a une autre qui va commencer. En ce moment, les parties belligérantes ont reçu l’invitation collective des cinq grandes puissances de suspendre les hostilités, en même temps que l’offre d’une médiation commune pour l’arrangement de leurs différends. De ces deux propositions, la première arrivera un peu tard ; Fribourg est tombé, Lucerne est tombée, les petits cantons sont tombés ; le Valais seul est resté debout : on ne l’a pas encore attaqué ; mais, dans tous les cas, le Sonderbund n’existe plus. Nous constatons sa défaite, sans dissimuler ce qu’elle a de complet, ce qu’elle a eu de rapide. Cependant l’inutilité de la première proposition des cinq puissances n’infirme point la nécessité de la seconde, celle de la médiation. Si l’on arrive trop tard pour empêcher la majorité radicale de remporter la victoire, on arrivera à temps pour l’empêcher d’en abuser.

C’est vendredi qu’a été signé à Londres, par lord Palmerston et M. le duc de Broglie, le protocole, déjà signé par les représentans de l’Autriche et de la Prusse, et consenti par celui de Russie. C’est sir Stratford Canning, ambassadeur à Constantinople, et qui se trouvait à Londres, qui a été chargé de le porter à Berne, en passant par Paris. Un premier projet avait été proposé par le gouvernement français ; lord Palmerston a présenté de son côté un contre-projet, lequel, après avoir subi à Paris des modifications importantes, a été définitivement adopté pour base de la médiation. Lord Palmerston paraît ne s’être déterminé qu’à contre-cœur à s’associer aux intentions des autres puissances ; il n’a probablement cédé qu’à la conviction que si le gouvernement anglais persistait à rester à l’écart, on agirait sans lui. Il nous répugnerait cependant de croire qu’en même temps que lord Palmerston se réunissait à l’offre de la médiation, son représentant en Suisse, M. Peel, eût envoyé son chapelain au général Dufour pour l’engager à ne pas perdre de temps et en finir le plus vite possible avec le Sonderbund, avant qu’on eût pu l’inviter à s’arrêter.

Quoi qu’il en soit, la victoire de l’armée fédérale, victoire prévue, ne change rien au fond de la question. Le principe qui servait de base à la confédération, celui de la souveraineté cantonale, vit toujours sous les ruines. Si la médiation offerte était acceptée, ce qu’il faut espérer, il est probable qu’il serait fait une distinction entre les questions religieuses et les questions politiques ; que, tandis que les premières seraient soumises à un auguste arbitrage auquel en appartient naturellement la solution, les autres seraient discutées et décidées dans une conférence à laquelle seraient appelés des représentans de la confédération. Si l’offre de médiation n’était pas acceptée, cette détermination peu probable de la majorité fédérale ouvrirait toute une nouvelle série d’éventualités qu’il serait prématuré de discuter. Il paraît que l’Angleterre, dans aucun cas, ne prendrait part à une intervention armée ; mais nous croyons qu’une fois en dehors des termes de la convention actuelle, chaque puissance se sera réservé sa pleine et entière liberté.

L’invitation de suspendre les hostilités sera, comme nous le disions, arrivée un peu tard. Elle aura trouvé des faits accomplis. La chute de Fribourg avait commencé la défaite de la ligue. C’était un événement prévu, mais il est arrivé plus vite qu’on ne l’aurait pensé. Fribourg s’est rendu sans combat ; c’est assez triste. Sans doute, quand on est à Paris, au coin d’un feu pacifique, loin du théâtre de la guerre dont on ne voit que les bulletins, on doit éprouver un certain scrupule à juger sévèrement ceux qui sont dans le danger. Ce qu’il faut regretter, ce n’est pas que les Fribourgeois aient cru devoir renoncer à une résistance inutile, c’est seulement qu’ils eussent annoncé un peu trop haut qu’ils se feraient ensevelir sous leurs murailles. Pourquoi, hélas ! avoir abîmé ces beaux ponts, ornemens de la nature et chefs-d’œuvre de l’art ? Pourquoi avoir coupé les routes, abattu les bois, converti les maisons en casernes, renvoyé les enfans, battu la générale et sonné le tocsin ? Pourquoi avoir répété les sermens des Suisses comme dans Guillaume Tell ? Pourquoi avoir ému d’une pitié et d’une admiration prématurées l’Europe entière, qui croyait qu’elle allait revoir le siège de Jérusalem, ou celui de Sagonte, ou le désespoir terrible et suprême du défenseur de Moscou ? Il paraît que ce genre d’histoire est désormais de la fable.

Pendant quelques jours, tous les regards ont été fixés sur cette petite ville. Il n’y avait que la ville même qui dût tenir ; le reste du canton était abandonné d’avance. Dans la campagne, le landsturm livrait à peine quelques escarmouches ; il se repliait à mesure, et rentrait en ville comme les troupeaux poursuivis par les loups rentrent dans le parc. Trente mille hommes et cent canons s’avançaient en cercle, emportant avec eux comme otages les femmes et les enfans. On suivait avec anxiété les progrès de cette étreinte redoutable qui se resserrait d’heure en heure autour de la petite ville sacrifiée ; on plaignait, on admirait les victimes. Tout à coup on a appris que des négociations étaient ouvertes ; la suite était facile à prévoir. Fribourg a donc capitulé. Sans doute, cela vaut beaucoup mieux pour Fribourg. Le gouvernement du canton, en abdiquant ses pouvoirs, a adressé à ses concitoyens une proclamation dont on ne peut qu’approuver la sagesse. Résister, c’était sacrifier des vies précieuses, c’était s’exposer à toutes les horreurs d’une prise d’assaut. Tout cela était très vrai, et la seule observation qu’on puisse se permettre, c’est que c’était vrai avant comme après.

Le commandant militaire de Fribourg, M. de Maillardoz, a compris que ce dénoûment inattendu demandait quelques éclaircissemens, et ceux qu’il a donnés sont, il faut le dire, de nature à le justifier personnellement. Il n’avait que 5,000 hommes de troupes et environ 5,000 de landsturm. Ces derniers bivouaquaient dans la campagne ; mais, dit le rapport, « ils rentraient souvent en ville pour se chauffer et prendre quelque chose de chaud. » Cela nous a rappelé ce qui se passait à Bruxelles pendant les trois jours de la révolution belge ; les Hollandais étaient dans le parc, les Belges occupaient le reste de la ville, et, d’un commun accord, accord tacite et instinctif, le combat était suspendu pendant l’heure des repas. Les Fribourgeois commençaient donc à se refroidir ; ils n’avaient aucune nouvelle du dehors, ne savaient pas ce qu’on faisait du côté de Lucerne ; le conseil d’état se rassembla et délibéra. Dès qu’on délibérait, c’était fini. Il enjoignit au commandant de la place de suspendre les hostilités pendant les négociations. Le feu de l’enthousiasme tomba comme un feu de paille. « Les landsturms, dit M. de Maillardoz, étaient allés chercher du chaud. » C’était le conseil d’état qui donnait les ordres ; le commandant refusa de se mêler de la capitulation, il ne signa rien, et déclara au corps délibérant qu’il se regardait comme licencié.

Fribourg s’est épargné une prise d’assaut ; pour le reste, il n’a rien gagné. Il a été traité en pays conquis. Ce n’est malheureusement pas le général vainqueur qui en est resté le maître ; la commission de la diète n’a pas tardé à le supplanter et à prendre elle-même possession de sa conquête. On sait ce qu’elle en a fait. Elle a aussitôt envoyé trois délégués, trois commissaires, comme on faisait au bon temps de la terreur, et a mis les troupes à leur disposition. Le général en chef est parti, emportant avec lui ce qu’il pouvait y avoir d’ordre et de discipline dans cette armée d’invasion. 14,000 soldats ont été mis en quartiers dans une ville de 9 à 10,000 ames ; on les a vus, après avoir pillé les caves, forcer les églises, renverser les autels, chanter la Marseillaise en chasubles, et, pour rendre hommage aux sentimens d’une population religieuse, tirer à la cible sur des statues de la Vierge. On les a vus abattre un prêtre à coups de fusil pour s’épargner la peine de courir après. La honte de ces excès a été consignée dans un ordre du jour du colonel Rilliet-Constant, qui du moins a été une sorte d’expiation. Aujourd’hui Fribourg est livré à toutes les douceurs du régime révolutionnaire légal. Les commissaires fédéraux ont rassemblé 500 citoyens du canton, et leur ont fait nommer un gouvernement provisoire. Ce gouvernement a commencé par exiler et proscrire non-seulement les jésuites, mais toutes les congrégations religieuses, jusqu’aux frères qui enseignaient les enfans, jusqu’aux sœurs qui soignaient les malades. Tous leurs biens meubles et immeubles ont été confisqués et réunis au domaine public, et afin que rien n’échappât à la rapacité des vainqueurs, les contrats passés depuis un mois ont été déclarés nuls. Voilà le gouvernement des proconsuls ; voilà comment les radicaux traitent les villes qui se rendent ; comment traiteraient-ils celles qui ne se rendent pas !

Fribourg devait tomber tôt ou tard : c’était une sentinelle avancée et isolée ; mais la prolongation de sa résistance importait à la cause de la ligue, c’était une diversion ; tant que le général en chef était occupé de ce côté, il ne pouvait diriger contre Lucerne et les petits cantons tout l’effort de l’armée radicale. Pendant ce temps, les troupes de la ligue faisaient des sorties ; une colonne avait pénétré au cœur de l’Argovie catholique, jusqu’au célèbre couvent de Mugi. Un mois plus tôt, ces tentatives auraient pu avoir des suites importantes, car un des principaux élémens de la force de la ligue, c’était la sympathie que sa cause devait trouver dans les minorités de plusieurs cantons radicaux ; mais le moment était passé : les tentatives de pronunciamientos avaient été comprimées avant l’explosion de la guerre, et les petits cantons, qui ne voulaient pas prendre l’offensive, n’avaient pas pu les seconder.

Il ne fallait donc plus compter sur des diversions. Lucerne et les cantons primitifs se sont trouvés seuls en face de toutes les forces radicales. L’issue de la lutte ne pouvait être douteuse ; mais Lucerne s’est du moins défendue honorablement, et n’a cédé qu’après deux jours de combat. L’armée d’invasion a trouvé un secours prévu dans le parti radical, qui a toujours été puissant au sein même de la ville. Pendant que les troupes étaient allées défendre les positions avancées, une révolte a éclaté à l’intérieur, et le général de la ligue, ainsi pris entre deux feux, s’est embarqué sur le lac et s’est réfugié dans l’Unterwald avec les débris de ses troupes.

Les trois petits cantons, eux aussi, viennent de quitter la partie. Il parait qu’ils ont demandé à capituler, à la condition de ne pas être occupés militairement et de ne pas payer les frais de la guerre, ce qui les ruinerait. Le dernier rempart est tombé ; le cœur même de la Suisse a failli : l’humanité fait un devoir de ne pas le regretter, puisque la résistance n’était pas possible, mais en vérité c’est tout ce que nous pouvons faire.

La question suisse est la seule qui ait été mentionnée dans le discours d’ouverture du parlement anglais. Hors cela, la reine Victoria a seulement exprimé sa confiance que la paix ne serait pas troublée, ce qui a généralement été regardé comme une allusion aux affaires d’Italie. Le parlement anglais aura une besogne plus que suffisante à l’intérieur. Les opérations préliminaires requises pour la constitution de la nouvelle chambre des communes n’ont duré que trois jours. Le premier jour, le speaker ou président pour toute la législature a été élu à l’unanimité. La présidence de la chambre élective en Angleterre est une fonction non-seulement très honorable, mais aussi très lucrative. Le speaker a 150,000 francs de traitement et un hôtel. A la fin de son service, s’il n’est pas réélu, il est généralement élevé à la pairie, avec une pension de 100,000 francs pour deux générations. M. Shaw Lefèvre, après avoir présidé déjà deux législatures, a été réélu avec le concours et les félicitations de tous les partis.

L’affaire de l’élection de M. de Rothschild a été ajournée à quinzaine. Le ministère anglais en fait, et avec raison, une question générale ; lord John Russell présentera un bill pour relever les Juifs des dernières incapacités civiles et politiques qui les frappaient encore. On sait que les Juifs étaient déjà admis à certaines fonctions publiques, celles de sheriff, celles de conseiller municipal ; ils avaient depuis long-temps aussi le droit électoral. Une formule accidentelle dans un serment dirigé contre les partisans des Stuarts se trouve encore exclure les Juifs du parlement ; c’est cette formule : « Sur la vraie foi d’un chrétien, » que le bill de lord John Russell fera disparaître. On ne saurait croire à quel point cette mesure de tolérance a irrité le parti de l’église en Angleterre ; chaque jour, les organes du protestantisme puritain prêchent une croisade contre Israël. Néanmoins on ne doute pas du succès du bill dans la chambre des communes, il n’est pas aussi sûr dans la chambre des lords ; mais, comme la cité de Londres renverrait encore M. de Rothschild à la chambre, ce sera, en définitive, au corps électoral que restera la victoire.

Le parlement s’est mis immédiatement à l’œuvre sur les principaux sujets indiqués dans le discours de la couronne. Il avait été convoqué spécialement pour s’occuper des affaires de la banque et de l’acte de 1844, mais il n’a pas encore pu aborder cette question ; l’Irlande s’est jetée à la traverse. Ce sera une rude tâche que de discipliner la jeune chambre. Dès le premier jour, elle a, comme un collége en révolte, sauté par-dessus les murs et pris la clé des champs. Bien habile qui pourra retenir les Irlandais ! Ils ont commencé par s’emparer de toute la première séance, celle de l’adresse ; il n’y en a eu que pour eux. Aussi quelle longue et lamentable histoire n’ont-ils pas à raconter ! Quoiqu’ils abusent quelquefois de la parole, ils ont cependant raison de croire que la session a été convoquée pour leurs affaires plus que pour celles de la bourse. Leur pays est aujourd’hui placé en véritable état de siège, non point par l’autorité militaire, mais par une armée d’assassins. Les meurtres ne s’y comptent plus ; c’est une maladie passée à l’état chronique. Le gouvernement anglais a annoncé qu’il présenterait aux chambres des lois de répression ; le parlement les accordera sans aucun doute, mais il demandera qu’elles soient accompagnées de mesures de réorganisation. Des lois sévères auront beau réprimer les crimes qui ensanglantent en ce moment l’Irlande, ce ne sera que pour un temps, pour une année, pour un mois peut-être ; ils reparaîtront dès qu’on retirera un seul instant la main de fer qui aura pesé sur eux. Il faut donc remonter aux causes mêmes du mal, c’est-à-dire à l’organisation de la propriété, et c’est ce que compte faire le gouvernement anglais. Le discours du trône a annoncé, et les ministres ont confirmé, qu’une loi serait présentée pour régler les relations des propriétaires et des tenanciers ; il en sera probablement présenté d’autres pour la vente forcée et pour la répartition des terres en friche ; pour le moment, il n’est pas question d’un nouvel emprunt.

La situation financière et commerciale, après la crise qu’elle a traversée, s’offre sous un aspect moins sombre qu’on ne l’aurait attendu. La faculté donnée par le gouvernement à la banque d’augmenter ses avances au-delà des limites fixées par la loi a suffi pour rétablir la confiance. La banque, comme nous l’avons dit, n’a pas même eu besoin d’user de la permission qui lui était donnée ; elle n’est pas sortie de l’acte de 1844, et les ministres se dispenseront, dit-on, de demander au parlement un bill d’indemnité. Ils ont retiré la lettre qu’ils avaient adressée aux directeurs de la banque le 25 octobre, et les choses sont ainsi rétablies dans leur état antérieur. Toutefois, après l’atteinte qu’il a reçue, l’acte de 1844 ne peut rester tel qu’il est, car de deux choses l’une ou il était bon, et alors on a eu tort de le suspendre ; ou bien il était mauvais, et alors il doit être modifié. Ses partisans tiennent bon ; ils continuent à prétendre qu’il a atteint son but, qui était de maintenir la valeur des billets égale à celle de l’or. Il n’avait pas d’autre objet ; il ne pouvait pas empêcher la nation de se jeter avec frénésie dans les entreprises de chemins de fer ; il ne pouvait pas non plus prévoir ni prévenir une famine qui a enlevé du pays 500 millions de numéraire. Dans tous les cas, le gouvernement va proposer une enquête sur les effets de cette loi tant controversée ; il n’ose prendre lui-même ni la responsabilité ni l’initiative d’un changement. La commission qui sera nommée pour cet objet par la chambre préparera son travail pendant cette session préliminaire, mais elle ne fera probablement son rapport qu’au mois de février, à la reprise de la session ordinaire.

On accuse d’un côté l’acte de la banque, de l’autre le développement exagéré des entreprises de chemins de fer. Nous croyons que le mal ne saurait être attribué à une cause isolée. Presque régulièrement il y a des crises commerciales de dix ans en dix ans. Ainsi, en Angleterre, il y en a eu une en 1825, une en 1836, une en 1847. Presque toujours aussi ces crises sont précédées d’une période d’abondance, dans laquelle l’argent est à un taux d’intérêt très bas. Alors on abuse de sa santé ; on se jette dans des excès, dans de folles dépenses ; c’est ce que l’Angleterre a fait pour les chemins de fer. Il ne faudrait cependant pas attribuer la crise uniquement aux chemins de fer ; en même temps, par exemple, qu’ils absorbaient une énorme quantité de capital, la famine est survenue qui en a aussi réclamé une bonne part. Aujourd’hui, après avoir abusé de ses forces, on se range, on se met à la diète, on réduit l’échelle de ses dépenses ; tel est l’objet de la mesure que le chancelier de l’échiquier a présentée l’autre jour dans la chambre des communes. D’après cette mesure, les compagnies des chemins de fer déjà commencés, et auxquelles une certaine limite était imposée pour l’entier achèvement de leurs travaux, obtiendraient un délai de deux ou trois ans. Quant aux chemins de fer votés, mais non commencés, il serait interdit aux directeurs de les commencer sans avoir obtenu l’assentiment de la majorité des actionnaires. Enfin, les chemins concédés dans la dernière session seraient soumis à l’examen d’un comité qui choisirait ceux qui doivent passer outre. C’est, comme on le voit, un pas rétrograde, une espèce de rétractation du parlement lui-même qui se confesse publiquement d’avoir fait des extravagances. C’est, du reste, quelque chose d’inoui et de fabuleux que les proportions qu’avaient prises en Angleterre les entreprises de chemins de fer ; les chiffres en sont effrayans. Ainsi la dépense a été :

En 1841, de 1,470,000 livres (36,750,000 fr.).
En 1842, de 2,980,000 livres (74,500,000 fr.).
En 1843, de 4,435,000 livres (110,875,000 fr.).
En 1844, de 6,105,000 livres (152,625,000 fr.).
En 1845, de 17,600,000 livres (440,000,000 fr.).
En 1846, de 36,485,000 livres (912,125,000 fr.).

Et dans les six premiers mois de 1847, de 25,700,000 livres (642,500,000 fr.).

De plus, les lignes concédées, si on les laissait exécuter, réclameraient :

Pour l’année 1848, 78 millions de livres (1 milliard 950 millions).
Pour l’année 1849, 47 millions de livres (1 milliard 175 millions).

Et enfin, pour 1850, une dernière bagatelle de 10 millions de livres ou 250 millions de francs.

Voilà le bilan des chemins de fer anglais ! Comment s’étonner qu’il devienne nécessaire de serrer les freins et d’arrêter cette locomotive dans sa course aveugle et furibonde ? Le bill présenté par le chancelier de l’échiquier aura pour effet de rendre à la circulation et au commerce une partie des énormes capitaux qu’auraient encore absorbés ces gigantesques entreprises, et il y a dans cette industrieuse Angleterre tant de ressources, que vraisemblablement, si des fléaux comme la famine ou comme l’Irlande ne viennent pas de nouveau y porter le trouble, elle se sera bientôt relevée de la périlleuse tempête du mois dernier.

La situation des affaires n’a pas changé en Italie. On se rappelle que les troupes du duc de Modène avaient, le 5 novembre, occupé Fivizzano, que cette prise de possession subite avait causé une grande agitation en Toscane, que le grand duc avait protesté, mais que cette protestation ne portait que sur la forme de l’occupation. Nous avions exprimé l’opinion que l’agitation qui s’était manifestée à Florence, à Pise, à Livourne, n’aurait pas de conséquences sérieuses. Ces prévisions, jusqu’à présent, n’ont pas été démenties. La protestation du grand-duc a satisfait les esprits. Toutefois le droit qu’avait le duc de Modène d’occuper Fivizzano ne lui donnait point celui d’être brutal ; il a paru le sentir lui-même, car il a cherché à rejeter sur le grand-duc la responsabilité d’une rixe sanglante provoquée par ses soldats. Les journaux ont publié une lettre qui lui était attribuée, et dans laquelle il annonçait que, s’il rencontrait de la résistance, il aurait derrière lui trois cent mille hommes pour le soutenir. Cette lettre était fort probablement apocryphe. Le duc de Modène, comme les gens qui n’ont pas grand’chose à perdre, serait sans doute disposé à casser les vitres, mais il doit bien savoir qu’il ne peut pas compter sur les trois cent mille hommes dont il se pare.

Lord Minto est arrivé à Rome. Il y a trouvé un accueil assez populaire ; il y a reçu des sérénades ; il a crié comme tout le monde : Viva Pio nono ! L’objet de sa mission, du reste, se limite de plus en plus. Le marquis de Lansdowne a déclaré dans le parlement, au nom du cabinet anglais, que lord Minto n’était allé à Rome que pour engager les gouvernemens et le peuple d’Italie à se conduire de manière à éviter la calamité d’une intervention militaire étrangère, et il a ajouté que les conseils du gouvernement anglais ne seraient donnés qu’avec le concours des autres puissances. Voilà tout l’objet de la mission de lord Minto. Quant à l’établissement de relations officielles entre le gouvernement anglais et la cour de Rome, il ne paraît pas avoir fait beaucoup de progrès. Nous avons dit que la condamnation portée par le saint-siège contre les collèges fondés en Irlande par un acte du parlement avait singulièrement indisposé l’opinion publique en Angleterre. Ce sentiment n’a fait qu’augmenter ; nous avons vu les journaux anglais déclarer que cette sentence du pape était la plus grave atteinte qui eût été portée à l’indépendance du pouvoir temporel depuis la réformation, et signifier à la cour de Rome que le temps des soulèvemens populaires contre le papisme n’était pas encore passé, et que l’on pourrait bien revoir les Gordon riots, qui, à la fin du siècle dernier, avaient failli mettre le feu aux quatre coins de Londres. Il y a loin de là, comme on voit, aux ovations qu’on décernait naguère au nouveau pontife, et aux toasts qu’on portait à Pie IX. Cette réaction, nous l’avons dit, nous paraît mal justifiée ; il y a, dans cet acte du saint-père, deux côtés à considérer, le côté spirituel et le côté temporel.

Nous ne voyons pas en quoi le pape a porté atteinte à la souveraineté temporelle de la reine ou du parlement d’Angleterre. Ce n’est pas à des Irlandais, mais à des catholiques qu’il s’adresse ; ce n’est pas à des sujets temporels de tel ou tel souverain, mais à ses propres sujets spirituels sans acception de nationalité. Les Anglais eux-mêmes, quand ils chantaient les louanges de Pie IX, ne faisaient-ils pas cette distinction ? Ce qu’ils saluaient en lui, n’était-ce pas simplement et uniquement le réformateur politique ? Pourquoi donc n’admettent-ils pas chez eux cette séparation qu’ils reconnaissent chez les autres ? Pourquoi veulent-ils voir dans le pape, non plus le chef de l’église catholique, mais, selon leur expression, un ecclésiastique italien ?

D’ailleurs, dans l’état actuel de leur législation, l’ecclésiastique italien n’existe pas pour eux. La loi anglaise ne connaît pas le pape. Il y a une péninsule qu’on appelle communément l’Italie, il y a une ville qu’on appelle généralement Rome ; mais le pape, c’est un mythe. Depuis la réformation, c’est un personnage de la fable ; la loi défend absolument de le connaître. A l’heure qu’il est, en l’an de grace 1847, un ministère anglais qui ouvrirait des communications officielles avec la cour de Rome s’exposerait à une accusation de haute trahison. Nous aimons à croire que lord John Russell ne serait pas décapité pour cela ; mais ce ne serait pas la faute des lois, ce serait celle des mœurs. Nous pourrions citer à ce propos un fait assez curieux qui se passa il y a environ vingt-cinq ans. Quand le pape Léon XII monta sur le trône pontifical, il annonça son avènement au roi George IV. M. Canning, alors ministre, consulta les avocats de la couronne, qui furent d’avis que le gouvernement anglais ne pouvait faire aucune réponse à cette communication, sans encourir les peines de præmunire portées par l’acte d’Élisabeth. M. Canning se contenta donc de mentionner le fait dans la chambre des communes ; mais le roi d’Angleterre ne répondit pas au pape. De son côté, la cour de Rome continue à faire lire tous les ans la bulle in cœina Domini, par laquelle la reine, le clergé, la noblesse et le peuple d’Angleterre, sauf les catholiques, sont excommuniés et anathématisés pour désobéissance au souverain pontife, de sorte que les deux puissances restent ainsi, en plein XIXe siècle, l’arme au bras, avec des bulles et des actes du parlement qu’aucune des deux ne prend au sérieux. Nous comprenons que les gens raisonnables des deux côtés désirent mettre un terme à ces puérilités ; mais ce qu’il y a de plus curieux et de plus piquant, c’est que l’opposition au rétablissement des communications normales et sérieuses entre les deux sera certainement plus vive du côté de la libérale Angleterre que du côté de l’absolutiste cour de Rome.

Plusieurs modifications ont eu lieu, d’autres sont sur le point de se faire dans le personnel administratif et diplomatique. Attacher à chaque département ministériel sous un titre ou sous un autre un auxiliaire de l’homme d’état que la politique y amène et y change très justement à son gré, un second consul qui partage les travaux qu’un seul ne peut accomplir, un alter ego qui, faisant cesser les intérims dérisoires de collègues déjà surchargés, dirige chaque administration quand son chef nominal court de fait administrer au loin, voilà une idée simple que les Romains avaient devinée avant le gouvernement représentatif, que les Anglais ont depuis long-temps mise en pratique, et que, dit-on, nous allons adopter enfin après en avoir parlé depuis que nous possédons des chartes sans toutes leurs conséquences.

L’idée des sous-secrétaires d’état n’est donc pas neuve ; nous osons croire qu’elle n’en sera pas moins féconde. Pour ne pas prendre les choses de trop haut, notre pays est gouverné depuis dix-sept ans, gouverné très bien comme il pense, puisqu’il a été gouverné par des majorités légales et leurs chefs parlementaires ; mais, si la France a été gouvernée comme elle l’entend et comme la restauration n’a pas voulu l’entendre, elle rend justice à chacun suivant ses œuvres, en trouvant qu’elle n’a peut-être pas été suffisamment administrée depuis l’empire, où elle l’a été trop. Des budgets qui, après trente ans de paix, n’ont pu encore se solder sans déficit, le lui diraient assez haut, si elle ne le savait de toute son expérience représentative, et si ce n’était une de ces vérités qui se sentent, qui se touchent, et qui ont en quelque sorte tout le monde pour organe, car elles ont tout le monde pour victime, les gouvernans comme les gouvernés, les plus petits administrés aussi bien que les plus hauts administrateurs. Cette France-là, qui a la majorité sur toutes les Frances de parti ou de coterie, sur toutes les minorités plus ou moins dynastiques, sur toutes les oppositions plus ou moins révolutionnaires, qui lit tout, écoute tout, mais ne pense que par elle-même, ne peut point ne pas avoir remarqué que, dans l’agitation réformiste qu’on lui a prêchée cette année pour la consoler de la disette, on ne lui a parlé que de gouvernement, fort peu ou point du tout d’administration, ce qui eût été, à son avis, beaucoup plus opportun.

Dans l’état actuel du haut personnel administratif, quatre ministères ont été déjà pourvus de sous-secrétaires d’état, et il faut avouer tout de suite qu’on ne s’en est pas beaucoup aperçu. Cela tient uniquement sans doute à ce que l’introduction de ces agens nouveaux et supplémentaires, ressource de majorité ou de népotisme, tentative partielle de convenances momentanées, a été essayée sans idée d’ensemble, sans principe fondamental et systématique. Avec M. Martineau des Chesnez à la guerre, M. Jubelin à la marine, M. Antoine Passy à l’intérieur, M. Legrand (de la Manche) aux travaux publics, on peut, sans offenser personne, trouver que le principe des sous-secrétaires d’état est loin d’avoir donné son dernier mot. Il nous revient même que le cabinet n’est arrivé à la pensée d’étendre à d’autres départemens ministériels le mode des sous-secrétaires d’état, d’en généraliser et d’en compléter l’usage, que par la nécessité de modifier en tout ou en partie le personnel des quatre directions générales qui auront été le début plutôt que le modèle de cette tardive nouveauté. M. Martineau des Chesnez est à bout de santé. La comptabilité de la guerre, de ce ministère qui consomme 200 millions, a besoin d’une main nouvelle et d’une capacité accréditée en parlement. L’urgence de ce premier changement a remis sous les yeux du cabinet, qui se doit de préparer la nouvelle session de manière à ce qu’elle ne ressemble pas à la précédente, la position faite aux trois autres sous-secrétaires d’état et l’opportunité d’en augmenter le nombre. De l’incident on est passé au fond, et de la circonstance au principe. Telle est l’histoire des modifications et promotions dont on a commencé à s’occuper. À ce propos, des journaux qui se livrent à la concurrence de l’information en même temps qu’à celle du bon marché ont gravement annoncé au public qu’au moment de nommer M. Magne sous-secrétaire d’état de la guerre, lequel devait avoir dans ses attributions les affaires d’Alger, on s’était trouvé arrêté par les exigences du général Delarue, prétendant au grade de lieutenant-général avant de quitter la place, et par les réclamations du maréchal Sébastiani, courant aux Tuileries et au siège des principales influences gouvernementales pour protester au nom de l’armée contre cet avancement. C’est le cas de s’écrier ici, d’après une formule familière en son temps à M. Royer-Collard : Nous ne savons rien de cette racontance, mais nous affirmons qu’elle n’a pas le sens commun.

M. Magne a été nommé quasi-ministre de l’administration de la guerre non point parce que M. le maréchal Sébastiani et M. le général Delarue l’ont permis, mais parce que ce choix est bon, et qu’il y a pour s’y tenir, outre les raisons de capacité financière (M. Magne a été rapporteur du budget avec une facilité qui l’a mis sur le pied de toutes les anciennes spécialités parlementaires), les motifs particuliers de son intime intelligence, en ce qui touche l’Algérie, avec celui qui a le plus et le mieux fait pour la guerre et la colonisation, avec le maréchal Bugeaud, dont l’autorité ne sera assurément contestée par personne.

Sous le titre non plus de sous-secrétaire d’état, mais de directeur, et par des ordonnances du même jour, M. Dessauret a été adjoint au ministre des finances pour le contentieux, et M. Moulin au ministre de la justice pour les cultes. Ce sont là, à vrai dire, des arrangemens intérieurs qui n’ont pas les proportions des sous-secrétaireries d’état, mais qui ont l’avantage de laisser à leur place M. Desclozeaux, dont le caractère impartial va si bien au personnel de la magistrature, et M. Béhic, dont la présence a été jugée nécessaire à la comptabilité de la marine, où ce jeune oracle financier n’a pas encore eu le temps d’accomplir les miracles d’ordre attendus de lui. Observons en passant que, là encore, les journaux qui prétendent à la bonne information avaient envoyé, dans leurs bulletins du jour, M. Desclozeaux à la cour de cassation, et M. Béhic de la marine au ministère des finances.

Après avoir fait mentir la presse dans ses premières désignations, le cabinet s’arrêtera-t-il pour le petit et vain plaisir de la faire mentir encore dans quelques autres nominations dont il avait été question, celles, par exemple, de M. Saglio au ministère du commerce, de M. de Goulard à quelque poste de l’intérieur, ou de M. Teisserenc aux travaux publics ? Pour notre part, nous le regretterions. Ces trois députés nous sont peu connus ; mais ils passent pour les plus capables dans la portion la plus jeune du parti conservateur. Depuis dix-sept ans, les nuances politiques qui se sont succédé au gouvernement, personnifiées dans quelques hommes supérieurs, ont négligé d’ouvrir la porte aux talens secondaires et spéciaux. Aucun n’a su donner au pouvoir cette seconde ligne qui lui manque plus que la première : celle des hommes d’affaires et d’administration se dévouant aux places auxquelles ils conviennent, au lieu de courir, comme le servum pecus de tous les camps, après toutes les places qui leur conviennent. Les questions qu’on ajourne et qui traînent trop dans la conversation, surtout les questions de personnes, sont ordinairement des questions que l’on perd et dont on compromet gravement le succès ultérieur quand on y revient. En politique, l’opportunité et la décision font tout.

Il est à supposer, mais cette fois avec moins d’inconvénient, que les choses se passeront ainsi relativement aux mouvemens qui s’annoncent dans notre personnel diplomatique, où l’on a vu de tristes et déplorables brèches se succéder coup sur coup en quelques jours, quatre à cinq vacances à la fois plus ou moins considérables, dont deux ambassades de famille, Naples et Madrid, Turin si important par le double voisinage de la Suisse et de l’Italie, Francfort si en contact d’opinion avec toute l’Allemagne, Lisbonne affaissée sous la double pression de l’Espagne et de l’Angleterre. Jamais ministre des affaires étrangères n’aura eu à penser à tant de points à la fois, mais aussi jamais aucun n’aura eu sur les bras plus de candidats et de solliciteurs pour l’empêcher d’y bien penser. La fièvre de l’avancement n’est nulle part plus vive que dans notre jeune diplomatie, parce qu’elle n’est en aucune autre carrière appuyée de titres moins.publics et moins appréciables. A deux ou trois exceptions près, tous se valent. Une aptitude suffisante, mais qui n’a rien de décourageant pour personne, met toutes les ambitions anonymes en campagne au moindre éveil. On avait encore à ce sujet publié des conjectures, risqué des commérages, avancé même des noms comme définitivement choisis, particulièrement pour Naples M. de Bussières, pour La Haye M. de Mornay, pour Turin, le plus délicat de ces postes, M. le vicomte Nap. Duchâtel. Le plus arriéré des nouvellistes, et cela en raison même des succès de sa publicité, le Siècle, s’est mis en verve de commentaires et de détails sur ce dernier fait qu’il regardait comme accompli, sur les complications infinies qui en devaient être la conséquence. Le lendemain, et comme cela arrive toujours, on avait enchéri sur la nouvelle, et M. Napoléon Duchâtel, au lieu d’aller à Turin, n’allait rien moins qu’à rompre avec l’intérieur et les affaires étrangères. Disons à ce propos tout ce que nous savons, car ce que nous savons diffère absolument de ce qu’on inventait ou répandait hier encore. Et d’abord, M. Napoléon Duchâtel, qui a été député et qui est pair de France, préfet depuis dix ans et par le contre-seing d’un cabinet, celui du 15 avril, lequel n’était pas celui de son frère, M. Napoléon Duchâtel, un homme jeune, actif, très engagé avec son parti, celui de l’ancienne majorité, ne rentre pas dans la vie privée sur le conseil de l’ennemi. Nos intuitions sont si justes à cet égard, qu’au moment où nous écrivons, le prétendu préfet démissionnaire de Toulouse a quitté Paris pour reprendre les rênes de l’administration qui lui est confiée. Deux nominations jusqu’ici seulement paraissent certaines ; le plus important des postes vacans, celui de Madrid, serait, nous le croyons, confié à un homme qui a, dans ces dernières années, donné des preuves d’autant d’habileté que de résolution, à M. Piscatory. La légation d’Athènes passerait, à ce qu’on assure, à un premier secrétaire d’ambassade qui porte un nom illustre dans la diplomatie et qui le porte dignement, M. le comte de Rayneval.



REVUE SCIENTIFIQUE

LE CHLOROFORME


À peine un an s’est écoulé depuis la découverte des singulières propriétés qu’ont les vapeurs d’éther, et déjà un nouvel agent chimique, plus puissant encore que le premier, paraît devoir fixer pour quelque temps, sinon le choix, du moins l’attention des médecins. Ce n’est pas que les inhalations d’éther n’aient point répondu aux succès qu’on s’en était promis ; mais tel est le sort de toutes les grandes découvertes, qu’elles n’atteignent un certain degré de perfection qu’après avoir subi le contrôle de l’expérience et parcouru les diverses phases d’une évolution progressive. Accueillie avec une sorte de faveur, vantée avec enthousiasme par ceux mêmes qui de prime-abord n’avaient été qu’incrédules, l’éthérisation trouva bientôt des adversaires dont les argumens alarmèrent un instant la morale publique. Plonger l’homme dans l’ivresse, le priver de sa conscience, le réduire en un mot à l’état de la brute, n’est-ce pas le dégrader, l’avilir ? Et au milieu de l’exaltation des sens, dans le délire où l’ame est plongée, ne peut-il pas trahir un secret, ou s’abandonner à de déplorables accès de fureur ? N’est-ce pas d’ailleurs un spectacle bien digne de pitié que celui d’un homme qui déraisonne ou s’agite en proie à de cruelles hallucinations ? Tous ces reproches paraissaient devoir arrêter l’élan qui entraînait tous les chirurgiens dans une même voie et paralyser l’esprit de recherches qui les dirigeait vers un même but, celui de soulager l’humanité ; mais l’opinion publique, toujours favorable au parti du progrès, n’a point été dupe de ces vaines clameurs, et, si des mains criminelles ont depuis cette époque abusé de l’éthérisation, elle a, en flétrissant le coupable, laissé aux hommes de science et de cœur la faculté de ménager à leurs semblables un des soulagemens les plus grands qu’il soit donné d’imaginer.

Long-temps avant notre époque, des tentatives avaient été faites pour soustraire les patiens aux affreuses et inutiles tortures des opérations chirurgicales. On savait que le froid, en émoussant la sensibilité, suspend les vives douleurs qui succèdent à l’entorse. La propriété anesthésiante[1] du froid était encore prouvée par l’histoire du capitaine Ross, qui, pendant son retour d’une excursion avec les Esquimaux, eut la joue gelée par un coup de vent reçu à l’improviste et parti de l’angle d’une vallée, sans qu’aucun sentiment pénible l’avertit de cet accident. Que de fois n’avait-on pas employé un lien autour d’un membre pour comprimer les nerfs qui allaient aux parties dont on devait faire le sacrifice ? Deneux avait reçu à l’hôpital d’Amiens une femme du peuple qui, prise des douleurs de l’enfantement au milieu d’une ébriété complète, fut délivrée sans souffrir, et « qui se félicita d’avoir trouvé un moyen aussi heureux, se promettant bien de s’en servir à la première occasion. » M. Blandin avait pratiqué à l’hôpital Beaujeon une amputation de la cuisse sur un homme ivre-mort, qui n’eut pas conscience de l’opération, et Richerand avait conseillé l’ivresse alcoolique pour obtenir le relâchement des masses musculaires qui luttent contre les forces de traction exercées sur les membres démis. Des substances narcotiques et opiacées, aussi infidèles et aussi dangereuses que les alcooliques, ont été tour à tour essayées et abandonnées. Il paraîtrait même que certaines personnes dont l’esprit n’était point préoccupé ont pu tomber dans le sommeil magnétique et subir une opération sans souffrir. Que dire des tentatives de M. Wells de Hartford, qui faisait respirer à ses malades, pour les assoupir, ce gaz qui a la propriété de provoquer un rire insolite, une gaieté extraordinaire, et que, pour cette raison, on désigne vulgairement sous le nom de gaz hilariant, quoiqu’il ait causé quelquefois des vertiges, des maux de tête et la syncope ? Ces tentatives ont été complètement infructueuses. C’est donc à M. Jackson que revient la gloire d’avoir le premier trouvé un procédé facile qui permit de généraliser l’anesthésie dans la pratique de l’art de guérir.

Pendant que la découverte américaine agitait vivement les esprits en France, le mouvement se communiquait en Allemagne, en Russie, en Suisse et en Italie. Chirurgiens et physiologistes, cherchant à éteindre la douleur, posaient les règles de l’éthérisation, et étudiaient les phénomènes que les inhalations anesthésiantes produisent sur les sens et l’intelligence. Pirogow imaginait d’éteindre la sensibilité en introduisant les vapeurs d’éther dans le rectum, tandis que le successeur de Scarpa, M. Porta, et M. Buffini de Milan, démontraient que l’air qui ne contient que des vapeurs dissoutes n’excite pas la muqueuse des voies aériennes et produit sans accident une complète insensibilité. Les expériences sur les animaux permirent aussi d’observer l’action de ce précieux agent sur les centres nerveux, et cette étude, venant à l’appui des vivisections que M. Flourens avait déjà faites, permit à ce savant de poser la théorie physiologique de l’éthérisation.

Cette théorie est facile à saisir. Les centres nerveux se composent de quatre parties bien distinctes par le siége qu’elles occupent, la forme, le volume qu’elles présentent, et la spécialité des fonctions auxquelles elles président. La première, dont la masse l’emporte sur celle des trois autres réunies, est le cerveau, siége exclusif, condition indispensable des phénomènes intellectuels et moraux, ainsi que déjà l’avait écrit Platon ; la seconde, le cervelet, renferme le principe d’une force dont nous devons la connaissance à M. Flourens, force d’équilibration qui coordonne les mouvemens ; la troisième, intermédiaire et lien des deux précédentes, est connue sous le nom de moelle allongée : c’est en elle que réside le principe même de la vie ; la quatrième, enfin, qui se détache de la moelle allongée sous la forme d’un long cordon cylindrique, est la moelle épinière, qui renferme les principes du sentiment et du mouvement. Les vapeurs d’éther, absorbées et entraînées par le torrent circulatoire, arrivent sur chacune de ces parties et les impressionnent à divers degrés. L’étourdissement, les rêves, l’extase, se rapportent à l’éthérisation du cerveau. Bientôt les membres sont agités de mouvemens convulsifs ; les animaux deviennent titubans, tombent quelquefois dans un état comme tétanique : voilà les phénomènes qui traduisent la nouvelle modification du cervelet ; mais, dans ces deux états, l’animal respire, est sensible, se meut : il vit encore. Prolongez l’expérience, la moelle épinière est bientôt impressionnée à son tour ; aussitôt la sensibilité s’émousse, et, après quelques inspirations nouvelles, elle disparaît. C’est pendant ce sommeil, au milieu des rêves que peut enfanter une imagination en délire, que le couteau du chirurgien traverse les tissus sans causer de douleur. Des observations recueillies sur l’homme prouvent qu’un reste d’intelligence subsiste jusque dans l’état le plus complet d’éthérisation. Quelques patiens se rappellent toutes les circonstances qui ont accompagné l’opération cruelle qu’ils ont subie ; mais ils n’ont pas souffert, et, au réveil, ils s’étonnent que les manœuvres opératoires soient achevées. Dans un dernier degré d’éthérisation de la moelle épinière, le principe des mouvemens disparaît à son tour, et toutes les parties du corps tombent comme une masse inerte, obéissant aux lois de la pesanteur. La sensibilité est abolie avant que le principe des mouvemens soit éteint. Quand on injecte l’éther dans les vaisseaux, c’est le principe moteur qui est anéanti le premier.

À cette période, l’action de la moelle allongée n’est pas encore altérée : comme elle est en quelque sorte le nœud vital, l’animal soumis à l’expérience vit encore, quoique le cerveau, le cervelet et les autres parties des centres nerveux aient graduellement perdu leur action ; mais, dès que l’éthérisation de la moelle allongée est accomplie, la vie s’éteint. L’auteur du célèbre traité sur la vie et la mort étudiait la mort générale graduellement déterminée par celle du cœur, puis par celle des organes de la respiration, et enfin par celle du cerveau ; mais, selon l’expression de M. Flourens, ces morts partielles admises par Bichat ne sont, pour ainsi dire, que l’extérieur de la mort.

Ce fut pendant ces recherches que le célèbre académicien se demanda si les autres variétés d’éther n’auraient pas les mêmes propriétés que l’éther sulfurique. Après avoir expérimenté sur chacune de ces variétés, il fut naturellement conduit à essayer d’un composé nouveau, le chloroforme, qui, au bout de quelques minutes (de six dans une première expérience, de quatre dans une seconde et dans une troisième), éthérisa l’animal. C’est donc à M. Flourens qu’appartient l’honneur d’avoir le premier constaté les propriétés anesthésiques du chloroforme, mais c’est au docteur Simpson d’Édimbourg que sont dues les premières tentatives d’application de cet agent à l’homme et la connaissance des avantages que le nouveau corps parait devoir présenter.

Dès le début de l’éthérisation, le chirurgien d’Édimbourg avait reconnu que l’éther exhalait une odeur désagréable qui persistait long-temps après l’inhalation, et causait une vive irritation sur les voies respiratoires. D’ailleurs, certaines personnes étaient réfractaires à l’action de cet agent chimique, et ne tombaient dans une anesthésie complète qu’après un temps plus ou moins long. C’est pourquoi il se mit presque aussitôt à la recherche d’un nouveau composé qui fût moins irritant, et dont la puissance plus grande privât plus vite de la sensibilité les malades confiés à ses soins. Après bien des essais sur divers produits, il s’adressa au chloroforme, qui devait enfin répondre à ses vœux. Le chloroforme, ou perchlorure de formyle, a été découvert en 1831 par M. Soubeiran, décrit en 1832 par M. Liebig, et analysé en 1835 par M. Dumas, qui, après en avoir fait connaître la composition, lui donna le nom sous lequel on le désigne aujourd’hui, parce qu’il résulte de la combinaison d’un corps simple, le chlore, avec les démens d’un acide rejeté et admis tour à tour par les chimistes, et qui, existant naturellement dans les fourmis, est connu dans les laboratoires sous le nom d’acide formique. C’est un liquide incolore, oléagineux, d’une odeur légèrement éthérée, agréable, et d’une saveur sucrée qui plait. Il est plus pesant que l’eau, ne brûle que très difficilement à la flamme d’une bougie, qu’il colore en vert. Quelques médecins l’ont prescrit à l’intérieur, plus particulièrement contre l’asthme, mais à petites doses, et fortement étendu dans un liquide médicamenteux.

Avant de faire connaître les effets de l’inhalation de ce nouvel agent dans l’infirmerie royale d’Édimbourg, M. Simpson en avait, dans un grand nombre de cas, constaté la propriété anesthésiante. Ce fut par un hasard singulier que le chimiste français à qui l’on en doit l’analyse, M. Dumas, se trouvant à Édimbourg, put assister aux premiers essais que le chirurgien écossais faisait en public. M. Simpson opéra d’abord sur un enfant de quatre à cinq ans qui portait dans l’avant-bras un os frappé de nécrose. On répandit quelques gouttes de chloroforme sur un mouchoir que l’on approcha du visage du petit malade. D’abord effrayé par ces manœuvres qu’il ne comprenait point, celui-ci voulut se retirer ; mais, retenu avec douceur par M. Simpson, il tomba dans un profond sommeil après quelques inspirations. Le professeur Miller fit une incision à la peau qu’il disséqua pour mettre à nu l’os malade ; celui-ci, ayant été retiré avec des pinces, la plaie fut ensuite explorée avec le doigt, pansée, et l’enfant, transporté dans son lit, ne se réveilla qu’au bout d’une demi-heure, gai et paisible, l’œil pur, comme s’il fût sorti d’un sommeil réparateur. Le chloroforme fut présenté ensuite à deux autres malades sur une éponge de forme concave. Le premier était un soldat qui parut d’abord disposé à agiter les mains, mais qui bientôt devint insensible et resta calme pendant toute la durée d’une opération qui lui fut pratiquée dans la région de la joue. Le second était un jeune homme qui, au bout d’une demi-minute, put supporter sans aucune souffrance l’amputation du gros orteil. Une femme en couches qui, trois heures et demie après le commencement des douleurs, fut soumise par M. Simpson aux vapeurs de chloroforme, fut délivrée au bout de vingt-cinq minutes après l’inhalation ; comme elle resta plus long-temps endormie qu’il n’arrive d’ordinaire avec l’éther, elle ne pouvait croire à son réveil qu’elle fût accouchée et que l’enfant qu’on lui présentait fût bien le sien. Dès que ces faits ont été connus des chirurgiens de Paris, des essais ont été répétés dans presque toutes les salles de nos hôpitaux. Un homme de vingt-deux ans, ayant respiré le chloroforme, tomba au bout d’une minute et demie dans une anesthésie complète ; l’amputation de la cuisse droite faite par le docteur Jobert (de Lamballe) ne put réveiller ce malheureux qui semblait dormir d’un sommeil naturel. À l’Hôtel-Dieu, une femme fut assoupie au bout de cinquante secondes ; sa figure était calme, sans lividité ni pâleur, mais immobile et insensible comme le serait un corps privé de vie. Des manœuvres de lithotritie ont été pratiquées sans provoquer la moindre sensation pénible ou désagréable. On peut signaler les mêmes succès dans l’hôpital de la Charité, entre les mains de M. le professeur Velpeau. Le chloroforme inhalé pendant quelques minutes a suffi pour faire cesser un instant dans les muscles ces contractions permanentes et douloureuses qui caractérisent la terrible affection désignée sous le nom de tétanos. En quarante secondes, un homme d’un tempérament robuste subit sans la sentir la plus douloureuse opération à laquelle on puisse être condamné : nous avons vu M. le professeur Blandin disséquer sans causer la moindre douleur la peau déjà enflammée, mettre à nu la glande séminale affectée de cancer, et achever la castration avant le réveil du malheureux, dont la physionomie était parfaitement calme. Enfin M. Gerdy, qui, le premier, avait étudié sur lui-même l’effet des inhalations éthérées, a reconnu le 23 novembre, à l’Académie de Médecine, l’innocuité et la puissance anesthésiante du chloroforme. Aujourd’hui cette puissance est un fait acquis, tant sont nombreuses les observations recueillies et sur les malades et sur. les étudians qui se soumettent journellement à ces sortes d’expériences.

Il était tout naturel que ce fût parmi les liquides désignés en chimie sous le nom d’éthers que l’on cherchât un agent moins irritant et agréable pour tout le monde. Un élève de la Faculté de Médecine de Paris, le docteur Lach, dans une thèse soutenue le 7 août dernier, avait annoncé la découverte de cet agent dans un avenir plus ou moins éloigné. Il avait puisé cette conviction dans l’étude de l’action physiologique des éthers sur l’économie. Tous, en effet, peuvent éteindre la sensibilité ; tous peuvent porter atteinte au principe des mouvemens qu’ils exaltent ou pervertissent. Le problème se réduisait donc à trouver un corps volatil ou gazeux qui, éminemment doué de la première propriété, ne possédât la seconde qu’à un faible degré. Cette double condition est remplie par le chloroforme, que l’on obtient en distillant à une douce chaleur un composé de chlore et de chaux (l’hypochlorite de chaux), mêlé avec de l’esprit de vin ou de l’esprit de bois.

L’assoupissement obtenu par le chloroforme et celui que produit l’éther présentent des analogies et des différences remarquables. L’inhalation de l’éther nécessite l’emploi d’appareils spéciaux, le chloroforme au contraire est introduit dans les voies respiratoires de la manière la plus simple. On peut se contenter d’en laisser tomber quelques gouttes sur un mouchoir, ou bien sur un morceau de papier roulé en entonnoir, que l’on place ensuite sur le nez et la bouche. Le, plus souvent on se sert d’une éponge disposée en forme de croissant, et que l’on met sous les narines. Cependant le nouvel agent produit des effets d’autant plus rapides qu’il est plus concentré ; c’est pourquoi on l’emprisonne avec avantage dans les appareils imaginés pour l’inhalation de l’éther. On évite au moyen de ce procédé l’action irritante et même caustique que le contact prolongé du chloroforme exerce sur la muqueuse de l’ouverture du nez et de la bouche. La quantité de chloroforme employée dans les trois cas observés par M. Simpson ne dépassa pas quinze grammes : selon la remarque que fit à ses élèves M. le professeur Miller, il aurait fallu plusieurs onces d’éther pour atteindre le même degré d’insensibilité. On a vu l’éthérisation produite à l’aide du chloroforme en une minute, en une minute et demie, en quarante-huit ou trente secondes ; l’action de l’éther est certainement moins rapide. Comme l’a remarqué M. Simpson, et comme nous l’ont montré jusqu’à présent les faits observés à Paris, dix à vingt larges inspirations ont généralement suffi. Le nouvel agent produit donc, après une période d’excitation plus courte que celles des autres agens narcotiques, une insensibilité généralement plus durable ; il a, sous ce point de vue, quelque avantage sur l’éther, que l’on a rejeté pour certaines opérations longues et délicates. Comme il faut beaucoup moins de chloroforme que d’éther, le transport en est plus facile. Enfin il est permis d’espérer qu’en raison de la petite quantité de chloroforme nécessaire pour produire l’anesthésie, l’emploi de cet agent chimique, dont la préparation sera simplifiée sans doute, deviendra un jour moins coûteux qu’il ne l’est aujourd’hui, et qu’il ne sera pas plus cher que l’éther, si même il ne l’est moins.

Malgré ces avantages incontestables du chloroforme, le moment est-il déjà venu de se prononcer entre les deux agens ? Nous ne le pensons pas. Il ne faut point oublier que les inhalations éthérées ont épargné de cruelles douleurs à des milliers de malades qui en bénissent aujourd’hui la découverte. Il y aurait à examiner si les accidens nerveux qu’elles occasionnent ne se produisent pas le plus souvent chez les individus adultes d’un tempérament sanguin et dont le système musculaire est très développé. La vivacité du pouls que l’éther détermine en accélérant les battemens du cœur, et la surexcitation cérébrale qui l’accompagne, en proscrivent l’emploi chez les personnes prédisposées à l’apoplexie du cerveau ou des poumons et chez celles qui sont atteintes de catarrhe aigu ou d’affections organiques ; mais, en dehors de ces quelques conditions individuelles, l’éthérisation a été et peut désormais être recommandée avec une parfaite confiance.

Parmi les questions que soulève la double découverte qui préoccupe aujourd’hui le monde médical, il en est que le temps seul peut résoudre ; il en est d’autres sur lesquelles il n’est plus permis d’hésiter. De ce nombre est la nécessité d’une surveillance qui enlèverait à des mains inhabiles ou criminelles la faculté d’employer ces médicamens dangereux. En Allemagne, le contrôle d’un médecin est obligatoire toutes les fois que des opérateurs non reçus dans le corps médical, tels que les dentistes, veulent recourir à l’éthérisation. Dans certains cantons de la Suisse, l’autorité a pris les mêmes mesures. Il est à désirer que cet exemple soit suivi en France ; c’est le seul moyen d’y conserver à la nouvelle découverte son vrai caractère, celui d’un grand résultat scientifique et d’un inappréciable bienfait pour l’humanité.



  1. C’est-à-dire : qui détruit la sensibilité.