Chronique de la quinzaine - 14 octobre 1846

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Chronique no 348
14 octobre 1846


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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14 octobre 1846.


Nous disions, il y a deux mois, qu’en dépit des préoccupations industrielles et économiques de notre époque, les questions politiques ne tarderaient pas à reparaître, et que l’avenir de l’Europe recélait de graves complications. Les faits, on en conviendra, ont bientôt justifié nos pressentimens. Un différend sérieux entre la France et l’Angleterre est venu altérer, pour un temps, une alliance sur laquelle, de l’avis de tout le monde, repose la paix européenne. La dynastie de 1830 a montré qu’elle entendait accepter et suivre toutes les traditions de la politique de Louis XIV dans ses rapports avec la monarchie de Philippe V. L’Espagne constitutionnelle a resserré ses liens avec la France en donnant la main de la sœur de la reine Isabelle à M. le duc de Montpensier, et si elle ne peut échapper à de nouveaux orages, elle espère trouver dans cette intimité plus de forces pour y résister. Quand nous jetons les yeux sur d’autres points de l’Europe, nous voyons qu’en Italie un pape est devenu l’espoir de tous les amis sincères du bien et des sages réformes. Les populations le saluent avec enthousiasme ; les gouvernemens limitrophes des états romains l’observent avec une certaine défiance, ils comprennent qu’avec Pie IX, l’Italie entre dans une phase nouvelle, où l’opinion des hommes modérés et honnêtes pourra conquérir assez de puissance pour se faire écouter et obéir. En Suisse, le spectacle est autre : une révolution populaire a proclamé à Genève le triomphe du parti radical : il y a dans cette brusque catastrophe quelque chose de plus grave encore que la défaite du parti conservateur. Il y a là un nouvel indice des vices de la constitution helvétique, vices qui, dans le présent, menacent la Suisse d’une funeste anarchie, et peuvent, pour l’avenir, créer la nécessité d’une médiation européenne. Si l’ordre n’est pas troublé en Allemagne, le travail des esprits s’y continue avec cette persévérance incessante qui est une des qualités du génie germanique : tous les deux ou trois mois, on voit se reproduire l’annonce de cette fameuse constitution que le roi de Prusse doit octroyer à la monarchie du grand Frédéric. La gloire du législateur est mais, d’un autre côté, on s’effraie des conséquences que pourraient avoir les concessions royales. Au reste, cette agitation indécise qui perce dans l’attitude du gouvernement prussien n’est pas un des moindres symptômes de la situation de l’Allemagne. On voit donc que partout en Europe la force des choses pose des problèmes dont les difficultés exerceront long-temps la sollicitude et l’habileté des gouvernans.

Pour la France, la question espagnole est une affaire de premier ordre qu’il était impossible d’abandonner au hasard des événemens ou plutôt aux ambitieux desseins de lord Palmerston. Que ceux qui seraient tentés de nier une vérité si simple supposent un moment que la reine d’Espagne, au lieu d’épouser un descendant de Philippe V, eût aujourd’hui pour mari Léopold de Cobourg, et l’infante, don Enrique, l’un et l’autre candidats du ministre anglais. En face d’un pareil résultat, que n’eût-on pas dit ! que de reproches ! que d’accusations ! On eût montré, et avec raison, les traditions séculaires de la politique française méconnues, foulées aux pieds. Or, si pour une semblable humiliation, pour un pareil échec, on eût exprimé un juste blâme, n’est-il pas évident que le dénouement contraire mérite l’approbation ? Il est des situations qu’on ne peut accepter, si modéré, si ami de la paix qu’on puisse être. Le mariage de la reine d’Espagne avec un Cobourg eût attesté la faiblesse du gouvernement de juillet. N’eût-on pas dit en Europe que la France était descendue au rang d’une puissance de troisième ordre, puisqu’elle n’avait pas assez d’autorité pour obtenir un résultat aussi naturel que l’union de la reine d’Espagne avec un de ses cousins ? Il y avait aussi pour le roi Louis-Philippe, dans cette circonstance, des sentimens de chef de famille et de race qui le soutenaient. Le représentant de la branche cadette des Bourbons n’a pas voulu rester au-dessous de la branche aînée.

Cette affaire du double mariage, qui, pendant quelques années, a été si compliquée, si lente, que nous avons vue plusieurs fois interrompue, a été reprise avec la résolution d’en finir, puis, en peu de semaines, conclue et terminée d’une manière éclatante. Les mariages annoncés à la fin d’août ont été célébrés le 10 octobre. La France avait envoyé à Madrid deux jeunes princes qui se sont noblement confiés à la courtoisie, à l’hospitalité de l’Espagne. C’est sur ces fait accomplis qu’existe maintenant entre la France et l’Angleterre un débat tout-à-fait sérieux. Il est loin de notre pensée de chercher à atténuer la gravité du différend, car à notre sens c’est précisément cette gravité qui fait un devoir aux partis et aux hommes politiques sincèrement dévoués au gouvernement de 1830 de lui prêter leur adhésion, leur appui dans une conjoncture aussi délicate. Pour nous, dès que la question s’est ouverte, nous n’avons pas cru pouvoir hésiter. Il nous a semblé que, lorsque, pour la première fois, depuis l’humiliation infligée à la France en 1840, notre gouvernement montrait, dans une grande question de politique extérieure, une résolution véritable, une complète indépendance, il fallait de toute nécessité l’appuyer, le soutenir hautement. Que fait-il aujourd’hui, sinon ce que, pour notre part, nous lui avons souvent demandé ? Que de fois nous l’avons pressé, lorsqu’il voyait une entreprise utile aux intérêts, à l’honneur de la France, d’aller à son but d’un pas ferme, et notamment de ne pas sacrifier des projets légitimes aux prétentions, aux exigences de l’Angleterre, quand les unes et les autres se trouveraient excessives ! Cette fermeté que nous réclamions de notre gouvernement, à laquelle jusqu’ici il nous avait peu habitués, nous avons l’heureuse certitude qu’elle ne lui a pas manqué dans la question espagnole. En effet, les deux pièces principales du débat, la note que lord Palmerston avait chargé lord Normanby de lire à M. Guizot, et la réponse de M. le ministre des affaires étrangères, sont aujourd’hui, sinon publiées, du moins connues dans le monde politique. On assure même que M. Guizot a envoyé une copie de l’une et de l’autre à nos agens diplomatiques avec ordre de les communiquer aux cabinets étrangers. C’est grace à ce commencement de notoriété que nous pouvons mettre sous les yeux de nos lecteurs les principaux termes de cette importante discussion.

C’est le 22 septembre que lord Palmerston adressait à lord Normanby la note qui, trois jours après, était communiquée à M. Guizot. Il commence par se plaindre que, lorsque le gouvernement français lui proposait de s’entendre à Madrid pour arriver d’un commun accord au mariage de la reine Isabelle, M. Bresson avait déjà reçu des ordres contraires pour tout terminer, d’où il suivrait que la question sur laquelle le chargé d’affaires de France proposait de délibérer à Londres avait déjà été décidée par les instructions adressées à l’ambassadeur de France à Madrid. Après ce reproche de duplicité, sur lequel il va revenir avec plus de force, lord Palmerston rappelle que, dans une conversation avec M. de Jarnac, il refusa de reconnaître qu’il y eût entre les rapports de parenté du prince de Cobourg avec la famille royale d’Angleterre et ceux du duc de Montpensier avec la famille royale de France une parité suffisante pour motiver un marché tel que celui que le comte de Jarnac prétendait avoir été fait. Le prince de Cobourg n’était que le cousin de la reine d’Angleterre, ce qui n’empêchait pourtant pas lord Palmerston de pousser en sous-main le prince Léopold, et ouvertement don Enrique pour la main de la reine. Aussi, quand dans le même entretien, le chargé d’affaire de France lui demanda d’ordonner à M. Bulwer, à Madrid, d’appuyer le duc de Cadix dans le cas où des obstacles insurmontables s’opposeraient au mariage de don Enrique avec la reine Isabelle, lord Palmerston déclina la proposition, en disant que, s’il ne pouvait recommander don François, il ne croyait pas avoir le droit de s’opposer au choix qui serait fait de ce prince. Représenter d’un côté l’Angleterre comme assistant avec une sorte d’indifférence impartiale au choix que la reine Isabelle devait faire d’un époux, montrer de l’autre la France employant tous les moyens pour arriver à un but déterminé, telle est la double pensée qui domine dans la première partie de la dépêche de lord Palmerston. Le ministre anglais ne craint pas d’accuser le gouvernement français d’avoir employé la contrainte morale, moral coercion, pour forcer la reine d’Espagne à accepter un prince qui n’était pas le candidat que le gouvernement britannique était disposé à présenter de concert avec la France.

Mais enfin, si le mariage de la reine d’Espagne avait été un acte isolé, s’il n’eût pas été associé au projet d’union du duc de Montpensier avec l’infante dora Luisa, le gouvernement anglais n’en aurait pas fait l’objet d’une communication officielle. Lord Palmerston voit dans cette connexion, non plus un arrangement de famille, mais une combinaison politique qui soulève de graves objections ; dès-lors c’est un devoir pour le gouvernement anglais de faire des représentations et une protestation formelle contre le mariage de M. le duc de Montpensier.

C’est ici surtout que se révèle la véritable pensée de la dépêche, qui a été écrite dans l’intention de déterminer le gouvernement français à renoncer à ses projets. Or, la France a passé outre : voilà ce qui constitue la gravité de la situation. Tout en faisant des vœux sincères pour que la reine d’Espagne ait de nombreux héritiers, lord Palmerston déclare que l’incertitude des choses humaines l’oblige à examiner le cas possible où la couronne viendrait à passer sur la tête de l’infante. Le gouvernement français n’a-t-il pas cherché à reconquérir indirectement ce qu’il avait paru abandonner ? Cependant la bonne foi exige qu’après avoir renoncé d’une manière à une chose, on ne cherche point à y revenir par une autre voie. Dans l’hypothèse où le mariage de M. le duc de Montpensier viendrait à se réaliser, la dépêche du 22 septembre laisse entendre que l’Angleterre réclamerait la garantie d’une renonciation pour les enfans de l’infante et du duc de Montpensier au trône d’Espagne ; mais le gouvernement anglais a peine à croire qu’un gouvernement aussi désireux que prétend l’être celui de la France de respecter la tranquillité des états voisins et de maintenir la paix de l’Europe, puisse persister à vouloir accomplir un mariage qui menace un de ces états d’un danger immédiat, et peut compromettre la paix européenne.

Lord Palmerston insiste encore sur le caractère et les conséquences du mariage du duc de Montpensier. Cet événement lie, à ses yeux, la politique des deux pays non-seulement pour les relations extérieures, mais pour les affaires intérieures de l’Espagne. Le mariage, s’il s’achève, ne pourra-t-il pas, dans l’avenir, donner lieu à une intervention française en Espagne ? La monarchie de la reine Isabelle n’est pas à bout de commotions. L’Angleterre, ajoute lord Palmerston, ne saurait être spectatrice indifférente d’un événement qui peut avoir de tels résultats. La manière dont le mariage projeté a été arrangé, les vues politiques qu’il révèle, les conséquences qu’il peut avoir, engagent le gouvernement britannique à faire des représentations sérieuses contre ce projet, et à exprimer l’espoir fervent qu’il ne sera pas mis à exécution.

Voilà en quels termes la question était posée par la dépêche anglaise du 22 septembre. Cette dépêche, il faut le dire, était une tentative d’intimidation : elle invitait expressément le gouvernement français à ne pas passer outre. On comprend la nouvelle importance que reçoivent d’un pareil langage les faits accomplis. Le 5 octobre, M. Guizot adressait à M. de Jarnac une dépêche dont il l’invitait à donner communication à lord Palmerston, et qui contient une réponse détaillée à tous les griefs élevés par le gouvernement anglais. Comme nous l’avons dit, cette dépêche est répandue dans le monde de la diplomatie, et beaucoup d’hommes politiques la connaissent. M. le ministre des affaires étrangères s’attache d’abord à repousser le reproche d’avoir envoyé des instructions particulières à Madrid au moment où il demandait à lord Palmerston d’agir de concert dans la question du mariage de la reine Isabelle. Il est vrai que, dans le mois de juillet, M. Guizot proposa au cabinet de Londres de s’entendre pour appuyer les deux infans, fils de don François de Paule : celui des deux qui conviendrait à l’Espagne conviendrait aussi à la France. M. Guizot tenait le même langage dans ses dépêches à M. Bresson. À cette proposition, lord Palmerston ne répondit qu’un mois après. Il n’adhérait pas à l’ouverture du gouvernement français, telle qu’elle avait été faite ; il demandait au contraire à la France de se joindre à lui pour présenter exclusivement don Enrique, seul propre, selon les termes mêmes d’une dépêche du 22 août, à devenir le mari de la reine. Sur cette réponse, le gouvernement français témoigna son étonnement, et il déclara qu’il lui était impossible de s’associer à cette détermination.

Dans sa note du 5 octobre, M. le ministre des affaires étrangères ne dissimule pas que l’adhésion donnée au choix de l’un des deux infans était spécialement favorable à l’aîné à cause de sa position loyale, de la conduite parfaitement respectueuse qu’il avait toujours tenue envers la reine Isabelle et son gouvernement. L’infant don Enrique, malheureusement pour lui, n’avait pas pris une si convenable voie pour arriver à son but. Cependant d’augustes conseils ne lui avaient pas manqué. Quand ce prince passa à Paris, il reçut du roi de paternels avis, mais il n’en tint compte. Don Enrique a eu le malheur de tomber sous l’influence de la fraction la plus passionnée et la plus aveugle du parti progressiste espagnol, fraction qui a tout fait pour rallumer la guerre civile. Faut-il s’étonner dès-lors que le choix du gouvernement de la reine Isabelle ne soit pas tombé sur lui ? La France n’a rien imposé : les choses ont suivi leur cours naturel.

Passant à un autre ordre de considérations, M. Guizot rappelle que, dès l’origine de la question, le gouvernement français avait fait connaître les principes d’après lesquels il comptait se conduire. Le roi avait déclaré qu’il ne prétendait pour aucun de ses fils à la main de la reine d’Espagne ; en même temps il exprimait la confiance que la couronne d’Espagne ne sortirait pas de la maison de Bourbon. Le cabinet de Londres, à cette époque, se montra frappé des motifs qui dirigeaient la conduite de la France, et son langage donna lieu d’espérer au gouvernement français qu’il adressait à la cour de Madrid des conseils dans le même sens. M. Guizot articule un fait qui dans la question est des plus graves. Dès qu’il vit sérieusement apparaître des combinaisons qui faisaient craindre que l’époux de la reine ne fût pas pris parmi les descendans de Philippe V, il fit savoir, le 27 février dernier, à Londres et à Madrid, que, si ces combinaisons prenaient de la consistance, le gouvernement français se considérerait comme affranchi de tout engagement et libre de demander la main soit de la reine, soit de l’infante pour M. le duc de Montpensier. Cependant, au mois de mai dernier, le cabinet français apprit que des propositions avaient été faites par le gouvernement espagnol au prince de Saxe-Cobourg, pour marier le prince Léopold avec la reine Isabelle : le cabinet ne put ignorer que ces propositions avaient l’appui de M. Bulwer. Il en témoigna son mécontentement tant à Londres qu’à Madrid ; il reçut de lord Aberdeen les plus loyales assurances, mais lord Aberdeen sortit bientôt des affaires, et les informations du gouvernement français ne lui permirent pas de douter que le travail entrepris pour le mariage de la reine Isabelle avec le prince Léopold ne se poursuivit activement.

C’est alors que M. Guizot reçut communication de la dépêche que lord Palmerston avait adressée le 19 juillet à M. Bulwer. Dans cette dépêche, les candidats à la main de la reine se trouvaient réduits à trois, le prince Léopold de Cobourg et les deux fils de don François de Paule. Lord Palmerston, dans cette dépêche, mandait à M. Bulwer que le gouvernement anglais n’avait qu’à exprimer son sincère désir que le choix tombât sur celui qui pourrait le mieux assurer le bonheur de la reine et développer la prospérité de la nation espagnole. Ainsi on voit que la candidature du prince de Cobourg était mise au même rang que celle des infans ; les trois candidatures étaient confondues dans une même approbation. Après avoir exposé ces faits, M. Guizot demande ce qui serait arrivé, si la cour de Madrid, se confiant à ce langage, eût persisté dans l’offre qu’elle avait faite au prince de Cobourg. N’eût-on pas dit que c’était le libre choix de la reine ? Et l’événement se serait trouvé accompli sans apparence d’appui direct, de coopération active de la part de l’Angleterre.

Dans ces circonstances, le gouvernement français, suivant la déclaration de M. Guizot, a fait appel à la volonté indépendante de la reine Isabelle et de son gouvernement ; il a offert une combinaison différente : c’était son droit, qu’il avait expressément réservé. La reine d’Espagne et son gouvernement ont accepté cette combinaison, à laquelle les cortès ont donné une adhésion unanime. M. le ministre des affaires étrangères repousse avec la plus grande énergie cette étrange accusation de contrainte morale, exercée, suivant lord Palmerston, par l’ambassadeur de France à Madrid, pour forcer la reine à prendre le duc de Cadix pour époux. D’ailleurs ce reproche de contrainte morale n’est-il pas singulier de la part de lord Palmerston, qui demandait naguère au cabinet français d’appuyer exclusivement auprès de la reine Isabelle l’infant D. Enrique, qui était en intimité avec les plus ardens adversaires du gouvernement espagnol ? C’est en pleine liberté que la reine a fait son choix, et qu’elle a donné sa main au fils aîné de François de Paule.

Arrivant au mariage de M. le duc de Montpensier, M. Guizot, pour répondre à la protestation de lord Palmerston, remarque qu’on n’est pas admis à protester contre un fait par le seul motif qu’il ne vous convient pas. Toute protestation doit se rattacher à un droit antérieur. Après cette observation générale, M. le ministre des affaires étrangères rappelle les deux pensées fondamentales du traité d’Utrecht : assurer la couronne d’Espagne à Philippe V et à ses descendans, empêcher à jamais la réunion sur une même tête des deux couronnes d’Espagne et de France. Ces deux effets sont obtenus. M. Guizot ne craint pas de reconnaître la portée politique du mariage de l’infante avec M. le duc de Montpensier ; la couronne d’Espagne ne sortira plus désormais de la maison de Bourbon et des descendans de Philippe V. Il fait observer qu’il serait étrange qu’on prétendit invoquer celle des deux dispositions qui empêche l’union des deux couronnes, et qu’on écartât celle qui assure la couronne d’Espagne à Philippe V et à ses descendans. L’interprétation que lord Palmerston veut donner au traité d’Utrecht est d’ailleurs repoussée par les faits. Jamais ce traité n’a été considéré comme faisant obstacle au mariage entre les diverses branches des Bourbons de France et d’Espagne. En 1721, Louis Ier, roi d’Espagne, fils aîné de Philippe V, a épousé Louise d’Orléans, duchesse de Montpensier, une des filles du régent. En 1739, l’infant don Philippe, duc de Parme, autre fils de Philippe V, s’unit à Louise-Élisabeth de France, une des filles de Louis XV ; enfin, en 1745, le dauphin, fils de Louis XV, épousait une fille de Philippe V. Or, les infantes n’apportaient-elles pas dans ces mariages un droit éventuel, mais positif à la couronne d’Espagne ? Il ne faut pas oublier que la loi proclamée par Philippe V n’était qu’une sorte de demi-loi salique, qui, en n’admettant les femmes qu’après l’entière extinction des mâles, finissait cependant par les admettre. M. le ministre des affaires étrangères conclut que le traité d’Utrecht suffirait dans l’avenir aux intérêts de la paix et de l’équilibre européen, comme il y a suffi jusqu’à présent.

Quant à l’indépendance de l’Espagne, le gouvernement français la respecte autant que personne ; d’ailleurs l’Espagne a prouvé qu’elle savait maintenir cette indépendance, et elle la maintiendra d’autant mieux, que son régime constitutionnel s’affermit davantage. Le cabinet français avoue hautement qu’il veut entre lui et l’Espagne une vraie et solide amitié. Le mariage de M. le duc de Montpensier, en resserrant l’intimité des deux pays, affermira le repos de l’Europe. Le gouvernement français ne saurait donc admettre ni prendre pour règles de sa conduite les représentations adressées par lord Palmerston, et il invoque, pour le maintien de l’harmonie entre la France et l’Angleterre, le bon jugement et l’esprit d’équité du gouvernement et de la nation britannique.

Telle est en substance la réponse faite par M. Guizot à lord Palmerston. Elle nous paraît solide et péremptoire. La justification que nous demandions récemment au ministère, nous la trouvons dans ce remarquable document. Le gouvernement français, dans ses rapports avec le cabinet anglais sur la question d’Espagne, s’est montré loyal et fidèle à sa parole. La question nous semble avoir parcouru trois phases bien distinctes. Dès l’origine, le gouvernement français fait connaître les principes qu’il suivra dans toute cette négociation, et ces principes ont l’adhésion de l’Angleterre : le 27 février dernier, le cabinet des Tuileries notifie, tant à Londres qu’à Madrid, qu’il reprendrait toute sa liberté, si des combinaisons hostiles à la descendance de Philippe V prenaient de la consistance ; enfin, après la dépêche, en date du 19 juillet, de lord Palmerston à M. Bulwer, le gouvernement français propose au gouvernement de la reine Isabelle une double combinaison qui est acceptée. On en conviendra, la France a montré, dans toute cette affaire, beaucoup de patience et de franchise.

Lord Palmerston peut reconnaître maintenant qu’il n’a pas mis dans sa conduite toute la réflexion nécessaire, quand il a protesté contre les résolutions de la France, et quand il a exprimé l’espoir qu’elles ne seraient pas mises à exécution. Ne s’expose-t-il pas, par cette légèreté, à compromettre sa considération en Europe ? Maintenant les deux gouvernemens de France et d’Angleterre seront pour un temps dans des rapports délicats, difficiles, ce qui est un mal, on ne saurait le dissimuler, pour l’affermissement de la paix européenne et l’entière prospérité des deux pays. Seulement en 1846, pas plus qu’en 1840, les torts ne sont du côté de la France, et, si aujourd’hui l’Angleterre éprouve un déplaisir, c’est elle qui l’a cherché.

Pour nous résumer, l’Espagne a résolu heureusement la question épineuse du mariage de la reine, et en donnant l’infante dona Luisa à un prince français, elle a fait une chose utile pour son avenir. La France n’a-t-elle pas tout intérêt aux développemens de la puissance de l’Espagne, à la résurrection de sa marine et de son commerce ? Que l’Espagne se demande si l’Angleterre est vis-à-vis d’elle dans les mêmes sentimens. Quand le parti progressiste se met sous le patronage de l’Angleterre, il est dans une étrange illusion, ou il fait bon marché de sa puissance maritime et de la prospérité commerciale de l’Espagne.

Nos tristes pressentimens ne nous avaient pas trompés, les passions qui menaçaient d’éclater en Suisse sont parvenues à se faire jour. Genève est le théâtre d’une révolution déjà malheureusement ensanglantée, et dont les effets dépasseront à coup sûr les étroites limites du canton. Un soulèvement populaire a forcé le gouvernement à se retirer en masse, et les conservateurs ont perdu l’autorité, qui se trouve maintenant aux mains du parti libéral. Nous souhaitons que cette victoire reste raisonnable, et nous espérons que le caractère même de la population genevoise suffira pour la préserver des excès singuliers où le radicalisme a poussé Lausanne ; mais, quoi qu’il arrive, c’est aux anciens dominateurs du pays qu’il faut en grande partie imputer le tort d’avoir rompu l’équilibre qui subsistait tant bien que mal, et précipité le dénouement dont ils sont aujourd’hui les victimes. Il serait peu généreux de choisir le moment d’une si cruelle défaite pour reprocher à l’aristocratie tombée les fautes qu’elle a commises, pour rappeler l’esprit exclusif de ce patriciat bourgeois ; il convient cependant d’expliquer ce qu’il y avait de faux et d’impossible dans la situation qu’on semblait chaque jour affecter davantage.

Le vrai rôle de Genève entre les deux factions qui sont à la veille de se disputer la Suisse par les armes, c’était une neutralité médiatrice ; le but qu’elle eût dû poursuivre sans relâche comme sans préjugé, c’était la formation d’un tiers-parti sur des bases assez équitables pour y comprendre les gens modérés de toutes les opinions. Quiconque connaît la Suisse n’ignore pas que les élémens d’une pareille coalition s’y peuvent rencontrer ; il ne leur manquait et il ne leur manque encore qu’une direction et un centre. Genève eût facilement offert l’un et l’autre ; c’eût été sa gloire de maintenir aux idées libérales leur rectitude et leur dignité, tout en résistant avec une égale vigueur aux tendances réactionnaires de l’esprit ultramontain.

Il est fort possible que telles aient été d’abord les intentions des conservateurs genevois, et cette position était si naturellement indiquée, qu’ils ont semblé quelque temps la prendre ; mais ils sont entrés peu à peu dans ces voies regrettables où plus d’un gouvernement a déjà fait fausse route : effrayés des abus possibles du libéralisme, au lieu de travailler à les redresser, ils se sont jetés de l’autre côté sous prétexte de rétablir l’équilibre ; au lieu de neutraliser les deux extrêmes en se créant une importance propre, ils se sont ostensiblement déclarés les amis des ultramontains et les ennemis des radicaux. On n’a pas réfléchi qu’il y a de ces contradictions auxquelles on succombe fatalement ; que, quels que fussent les motifs politiques de l’alliance, il serait toujours intolérable de voir les premiers-nés de Calvin tendre la main et prêter leur appui aux enfans de Loyola. On n’a point trouvé mieux en fait d’inventions conciliantes, et tout s’est réduit à ce jeu de bascule, qui n’était pas même adroit. Les radicaux de Lausanne proposent de tenir école pour la jeunesse dans les cabarets où président les membres de leur gouvernement ; il y a tel prétendu conservateur qui professe à la tribune qu’il voudrait « déraciner de sa tête tout ce qu’il y reste de son séjour dans les universités. » Des deux absurdités, quelle est la pire ? et entre les deux n’y a-t-il plus de place pour le bon sens ? Les cantons catholiques ont formé cette fameuse ligue des sept, évidemment contraire, soit à l’esprit, soit à la lettre du pacte fédéral ; d’autre part, certains cantons radicaux ne renoncent pas encore à tirer parti des corps francs, violation non moins évidente de la constitution helvétique. Le devoir des neutres était de condamner à la fois cette double infraction, et, disons-le, parce qu’on ne l’a point assez remarqué, la question a été posée très nettement dans ces termes devant le grand conseil de Genève au jour même de sa chute. Genève en diète n’avait pas voulu se prononcer sur la dissolution de la ligue des sept, demandée par Zurich, et le protocole demeurait ouvert jusqu’à ce qu’elle eût donné son avis ; c’est de la discussion de cet avis qu’est sortie la crise ; à qui la faute ? Il y avait eu 47 voix contre 93 pour fermer le protocole, en adhérant à la proposition de Zurich, sauf à recommander en même temps au vorort les arrêtés pris contre les corps francs ; il y avait eu 62 voix contre 79 pour une solution encore plus conciliante, tenir le protocole ouvert jusqu’à ce que les arrêtés sur les corps francs fussent exécutés, et déclarer qu’on poursuivrait alors la dissolution de la ligue séparatiste. La majorité du grand conseil n’a voulu d’aucun accommodement, et, selon l’exemple du conseil d’état, elle a tout décidé contre les corps francs, tout ménagé pour les fédérés ultramontains. Genève marchait donc désormais à la suite de Lucerne, et ne gardait plus même de réserve dans un engagement si partial ; le gouvernement a si fort tendu la chaîne, qu’elle a rompu, et les coups de fusil, ont répondu au coup d’état.

Qu’arrivera-t-il de cette révolution ? Une voix de plus en diète votera contre la ligue des sept, dont l’existence est désormais directement menacée ; la ligue, de son côté, proclame que tout arrêté pris contre elle par la diète restera lettre morte, tant qu’elle ne jugera point à propos de s’y soumettre. Il se prépare donc à bref délai un conflit inévitable, et ce malheureux pays est plus près que jamais de la guerre civile, à laquelle on le dirait voué par sa constitution. Catholiques et radicaux recommencent, au bout de quarante ans passés, cette vieille lutte des oligarques et des unitaires, à laquelle le génie du premier consul avait su mettre un terme, mais que la réaction de 1815 et celle de 1830 ont successivement renouvelée. N’oublions pas quelle fut alors la conclusion du démêlé. On ne garda point l’ancien droit public du moyen-âge, on ne garda pas non plus la constitution de 1798, modelée avec une fidélité trop peu intelligente sur la France républicaine et centralisée ; on s’en tint aux moyens termes, et la Suisse fut sauvée par l’acte de médiation. Les dehors des partis changent bien plus que n’en change le fond : les oligarques de 1801 couvrent aujourd’hui leur intérêt du prétexte de l’intérêt religieux, ce voile commode, qui sert depuis quelque temps en Europe à dissimuler toutes les ambitions rétrogrades ; les unitaires d’autrefois ont ajouté à leur chimère politique une chimère sociale : ils tournent au communisme, cette grande impossibilité dont on essaie toujours de faire un épouvantail pour le dresser sur le chemin du progrès et de la liberté. Il est fâcheux sans doute d’assister les bras croisés à cette inutile tragédie que va peut-être nous donner cette lutte acharnée de deux idées fausses, et ni le bien ni la vérité m’ont beaucoup à gagner au choc de passions si aveugles ; n’oublions pas, cependant que, lors des troubles de 1801, le premier consul n’intervint que de guerre lasse, et ne nous pressons pas de mettre à notre compte toutes les difficultés de la situation. Il faut quelquefois, comme on dit vulgairement, faire la part du feu ; que les factions extrêmes s’épuisent sur un champ de bataille nécessairement circonscrit, qu’un parti réellement modéré s’organise enfin du milieu de ces ruines, et la France aura bientôt ainsi avec qui traiter. La France n’a point encore en Suisse de représentant sur qui elle puisse compter ; elle ne doit être ni ultramontaine ni radicale ; il n’y a jusqu’ici qu’une attitude qui lui convienne, c’est l’attitude expectante. Elle a d’ailleurs plus d’une bonne raison pour amener à la même neutralité celle des grandes puissances qui eût pu désirer une action plus efficace sur les affaires helvétiques ; nous croyons même savoir que l’Autriche est déjà décidée à s’abstenir. Que la Suisse, ainsi laissée à elle-même, ne prolonge pas trop pour son malheur la cruelle expérience qu’elle semble au moment de risquer !

La situation de l’Irlande s’est encore aggravée depuis que nous l’avons décrite ; la famine engendre l’émeute, et le sang a coulé. Les assassinats recommencent, les expéditions nocturnes des paysans tiennent toute la police sur pied ; poussés par le désespoir, les malheureux bravent même à présent en plein jour la fusillade des dragons et menacent de prendre des villes d’assaut. Si cruelles que soient les angoisses de la vie animale, l’ordre social ne peut cependant périr au milieu de ce déchirement ; on doit le sauver à tout prix, et tenir, s’il le faut, l’épée d’une main tout en donnant du pain de l’autre. On ne saurait néanmoins s’empêcher de ressentir une profonde pitié pour ces populations égarées par la souffrance, victimes fatales d’un système dont elles portent le poids sans en mériter la responsabilité. Le misérable Irlandais aime trop sans doute à vivre au jour le jour, et se contente trop facilement d’une infime existence où le lendemain ne compte jamais. Sur qui rejeter la faute de cette apathie déplorable, sinon sur les classes supérieures, qui n’ont rien fait pour y remédier ? Pourquoi les propriétaires, maîtres absolus de leurs terres, d’où ils peuvent expulser le tenancier à leur gré (temancy at with), n’ont-ils pas encore imaginé une meilleure répartition du travail ? Pourquoi laissent-ils à la fois la race et le sol de l’Irlande s’épuiser sous une administration incapable ? Il y a de cette incapacité deux causes certaines, et nous ne parlons ici que, des propriétaires résidons : il y a d’abord l’inactivité, l’inapplication du country-gentleman irlandais, la vie fainéante qu’il mène de père en fils sans désir de s’améliorer, sans autre intérêt que la chassé et les courses ; il y a plus particulièrement peut-être l’embarras presque universel qui grève les patrimoines et les soumet à la gestion d’un syndicat de créanciers. L’aristocratie d’Irlande a plus peur de déroger que la noblesse anglaise, et dans cette oisiveté, où elle s’enferme par orgueil en même temps que par paresse, elle ne profite ni de la voie frayée par les entreprises industrielles, ni du champ que lui ouvrent les mille fonctions du gouvernement ; elle ne sait où placer ses cadets, et il arrive souvent que le père de famille tire tout ce qu’il peut de son domaine et n’y dépense rien, ne laissant à l’aîné de ses enfans qu’un fonds dévasté, pour donner de l’argent aux autres. Heureux encore quand il est à même de se permettre ces spéculations déplorables ! Mais la plupart des landlords irlandais portent toujours le poids de leurs folies passées. Le haut prix des subsistances jusqu’en 1815 avait augmenté leurs revenus dans une proportion aussi extraordinaire que les circonstances ; ils s’étaient endettés davantage à mesure qu’ils s’enrichissaient. La paix faite dans le monde, tous les marchés se rouvrirent pour l’Angleterre, et l’Irlande perdit d’autant, les propriétaires s’obérèrent de plus en plus pour soutenir le train qu’ils avaient pris, jusqu’au jour où il fallut confesser la ruine. Ce fut alors que les créanciers se substituèrent aux grands seigneurs dans l’administration de leurs majorats inaliénables, et depuis il est encore beaucoup de propriétaires qui vivent de la pension qu’on leur laisse pendant que les hommes d’affaires pressurent la terre pour amortir plus vite ces vieux emprunts dont elle répondait.

Il faut connaître cette situation particulière de la propriété irlandaise pour comprendre comment, dans ces derniers temps, il a pu venir à quelques personnes l’idée désespérée que voici. Le gouvernement anglais se serait substitué seul aux landlords comme créancier privilégié, prenant immédiatement la terre à son compte, en guise de sûreté pour ses avances, et l’exploitant tout de suite à son profit, sauf la faculté de rachat gardée par le propriétaire primitif ; l’Irlande se fût ainsi couverte de biens nationaux régis par l’état ; il y eût eu sur la terre des agens de l’état, des tenanciers de l’état. Rien n’est si contraire au sens anglais, à la liberté anglaise, que cette intervention gouvernementale dans les affaires économiques. Si nous mentionnons cette pensée restée sans résultat, c’est afin de montrer combien la crise doit être urgente, pour qu’on propose ainsi l’organisation légale du travail dans un pays où le free-trade vient à peine de triompher. Lord Besboroug s’est déjà montré bien hardi en prenant sur lui de modifier de son autorité privée un acte du parlement, et de consacrer les secours votés à d’autres opérations que celles qu’on avait imaginées. On ne peut cependant douter que le parlement ne lui accorde un bill d’indemnité, puisque tout le changement qu’il a risqué consiste à employer ces millions d’ouvriers sans pain dans des travaux qui les nourriront peut-être l’année prochaine, au lieu de les attacher à de stériles constructions.

Pendant que le schisme irlandais se produit ainsi sous son aspect le plus terrible, il s’accomplit sans grand bruit en Écosse un schisme religieux dont les conséquences pourront bien devenir de sérieux embarras. On se rappelle qu’une portion considérable de l’église d’Écosse se détacha du gouvernement en 1843, pour former une église libre, et revenir à la sévérité des vieux principes du covenant. On n’a point assez suivi chez nous les destinées de ces nouveaux réformés ; ils viennent de publier leur troisième rapport, et les chiffres en sont trop significatifs pour les passer sous silence. Le zèle calviniste et l’amour de l’indépendance religieuse, peut-être aussi de l’indépendance écossaise, ont surmonté l’esprit de calcul et d’économie qui est aussi un trait national. Les concessions de lord Aberdeen n’ont point arrêté cette fougue résolue, et, si M. Fox Maule eût réussi à faire donner aux dissidens le droit légal de bâtir leurs temples sur les terrains à leur convenance, ils seraient déjà persécuteurs après avoir commencé par se donner pour martyrs, martyrs bien rentés du reste, car en trois ans ils ont tiré 25 millions de francs de la plus pauvre partie des états britanniques. L’église libre d’Écosse paie maintenant à ses ministres un revenu de 72,000 liv. sterl. par an, assure des pensions à leurs veuves et à leurs enfans, consacre 9,000 liv. aux missions intérieures, deux fois autant à l’édification des églises, 400,000 liv. à l’instruction primaire, etc., etc. Elle a fondé une université richement dotée ; elle entretient des missions dans l’Inde et jusqu’au Cap, elle soutient des sociétés évangéliques, elle donne des subsides aux Hindous et aux juifs hongrois convertis. Tout ce budget révèle une puissance, et cette puissance n’est certes pas une force pour l’Angleterre.

La Turquie se forme de plus en plus aux habitudes de l’Occident, et voilà que les changemens et les modifications de cabinet s’y passent et s’y répètent avec la régularité qu’on admire dans les gouvernemens constitutionnels. Quoique cette imitation soit souvent un peu précipitée, nous n’avons point à regretter les nouvelles combinaisons qui viennent de s’accomplir dans l’intérieur du divan. Reschid-Pacha est nommé grand-vizir, et Riza-Pacha va, dit-on, remplacer le seraskier Khosrew-Pacha ; nous attendons les meilleurs effets de l’union définitive de ces deux hommes d’état, et nous souhaitons, qu’elle dure. Riza-Pacha n’était pas, comme on l’a trop dit, un ennemi décidé des réformes il était seulement plus engagé qu’il ne l’eût fallu dans les mauvaises habitudes administratives de l’Orient, et, quand il siégeait au divan, il n’avait pas assez pris soin de se faire connaître et accepter de l’Europe ; mais tout le monde s’accorde à lui reconnaître un jugement politique, une fermeté de caractère, une sûreté de vues qui ne se trouvent peut-être pas au même degré chez Reschid-Pacha lui-même. Ces deux hommes éminens se compléteront l’un l’autre, et le service du sultan profitera de leur bonne intelligence. Abdul-Medgid a maintenant vingt-quatre ans ; sa santé est tout-à-fait améliorée, il prend le goût du pouvoir et des affaires, il peut dominer la situation et contenir en même temps qu’utiliser ses ministres. Quand, il y a quinze mois, il remplaça Riza-Pacha, ce ne fut point pour le briser à jamais, ce fut pour le réduire au rang d’un serviteur ordinaire et grandir sa propre autorité de toute celle qu’il enlevait à l’ancien favori ; aujourd’hui qu’il l’a rappelé en l’associant à Reschid-Pacha, malgré les rancunes et les intrigues secrètes, il prouve ainsi qu’il ne consent point à subir de direction exclusive, et le surcroît de dignité qu’il confère à Reschid-Pacha pour diminuer l’autorité de Riza montre seulement le prix qu’il attache aux bonnes relations de la Porte avec l’Occident. Il semble en vérité que cette association nouvelle soit le dernier mot de la politique que puissent conseiller à la Turquie ses amis les plus sages : rapprochement progressif vers l’Europe civilisée sans altération violente du caractère national ; exercice intelligent et ferme des droits de l’empire ottoman, sauf à tenir toujours compte des droits et des forces des autres puissances.




REVUE SCIENTIFIQUE.


Une découverte astronomique des plus intéressantes vient d’exciter vivement l’attention des savans et du public. Les lecteurs de la Revue ont déjà entendu parler des calculs entrepris par M. Le Verrier dans la vue d’expliquer les irrégularités que présente le mouvement d’Uranus. Ces calculs avaient porté le savant astronome à déclarer qu’une nouvelle planète située au-delà d’Uranus pouvait seule donner lieu à de pareilles irrégularités. Poursuivant avec ardeur son travail, M. Le Verrier n’a pas tardé à faire connaître la position que, suivant lui, devait occuper dans le ciel cet astre inconnu. Cette heureuse hardiesse a été couronnée du plus brillant succès. A peine informé d’une telle annonce, un astronome de Berlin, M. Galle, a découvert sans hésitation la planète à la place que M. Le Verrier lui avait assignée. Ce résultat a frappé l’imagination du public, et les gens du monde se demandent comment il a été possible, à une distance si prodigieuse, de constater l’existence d’un astre qu’aucun observateur n’avait encore vu. Nous allons tâcher de donner quelque idée des moyens par lesquels M. Le Verrier a obtenu ce résultat inattendu, et de faire comprendre en quoi sa découverte se distingue d’autres découvertes analogues qui ont eu lieu dans les soixante-cinq dernières années.

Depuis les temps les plus reculés on a reconnu que la plupart des astres qui brillent dans le ciel paraissent conserver toujours la même position par rapport aux astres voisins, tandis que d’autres, changeant sans cesse de situation, voyagent de constellation en constellation, et, après une marche plus ou moins rapide, finissent par revenir sensiblement à leur point de départ. C’est de là qu’est née la distinction entre les planètes et les étoiles fixes. Avec leurs moyens imparfaits d’observation, les anciens n’ont pu cependant s’attacher qu’aux astres les plus considérables, les plus brillans, et chacun sait que (sans parler du soleil, de la terre et de la lune) Mercure, Vénus, Mars, Jupiter et Saturne sont les seuls corps de notre système planétaire dont l’antiquité nous ait légué la connaissance. Après tant de siècles, les esprits s’étaient tellement accoutumés à l’idée que le nombre de ces corps avait été déterminé d’une manière irrévocable, que lorsque Galilée, tournant pour la première fois sa lunette vers le ciel, eut découvert les satellites de Jupiter, plus d’un astronome refusa de mettre l’œil à cet instrument magique, qui venait ainsi troubler l’ordre établi et produire de telles apparences qu’on qualifiait de diaboliques, illusions.

Ce préjugé ne tarda pas à se dissiper ; mais malgré le perfectionnement des moyens d’observation, malgré le nombre toujours croissant des astronomes et des observatoires, il se passa bien des années avant qu’on pût ajouter une seule planète à celles que les anciens avaient aperçues. Ce fut seulement en 1781 qu’Herschell, grand astronome qui s’était formé tout seul, fit une découverte qui recula d’une façon inespérée les limites du système planétaire. Occupé sans cesse à explorer le ciel, il vit, au pied de cette constellation qu’on appelle les Gémeaux, un petit astre dont le disque, bien déterminé, ne lui parut pas offrir l’aspect d’une étoile fixe, et, s’attachant à cette observation, il reconnut que cet astre se déplaçait. On s’aperçut bientôt que ce n’était pas une comète, et ce corps ne tarda pas, sous le nom d’Uranus, à prendre place après Saturne parmi les planètes. Ce n’est pas sa petitesse qui avait empêché les anciens de connaître cette planète, car ils avaient constaté l’existence d’étoiles qui semblent encore plus petites, c’était la lenteur de son mouvement. En effet, la durée de sa révolution étant de quatre-vingt-quatre ans, il était presque impossible que, dans un corps si peu apparent, on pût constater à l’œil nu les petits déplacemens qu’il éprouvait. Lorsqu’on se rappelle que le plus grand astronome de l’antiquité, Hipparque, a commis des erreurs qui parfois s’élèvent jusqu’à deux degrés dans la détermination de la position de certaines étoiles, on voit qu’il aurait fallu observer Uranus, pendant près d’une année de suite pour s’assurer que les changemens qu’on pouvait remarquer dans sa position n’étaient pas dus à des erreurs d’observation. Or, rien ne désignant cet astre à l’attention des anciens astronomes, on ne pouvait leur demander d’en faire l’objet d’une étude si pénible et si longue.

Les notions que nous pouvons acquérir sur la constitution de l’univers doivent se fonder principalement sur la comparaison du ciel avec lui-même à des époques plus ou moins éloignées ; mais, pour comparer, il faut connaître, et il s’ensuit qu’on ne pourra arracher au ciel les secrets qu’il nous tient en réserve, que lorsqu’on aura déterminé complètement la position et étudié longuement l’aspect de tous les astres visibles. Une telle revue, un tel catalogue complet et raisonné de l’état du ciel est un travail qu’il est plus facile d’imaginer que d’effectuer, et qui deviendra de plus en plus malaisé à mesure que nos moyens d’observation seront plus parfaits. Hipparque enregistrait, il y a vingt siècles, mille quatre-vingts étoiles dans son grand catalogue, et actuellement il n’y a pas d’observateur qui, avec sa lunette, n’aperçoive des myriades d’astres dans une portion très restreinte de la voûte céleste. Voilà pourquoi les astronomes n’ont pas encore pu déterminer les mouvemens de tous les points lumineux dont l’espace semble parsemé. Forcés de choisir, ils se sont attachés d’abord aux planètes déjà connues, et aux étoiles qui, par leur position ou leur éclat, attirent le plus l’attention. A côté de ces astres principaux, qui servent pour ainsi dire de points de repère, peu à peu on en a placé d’autres, et c’est ainsi que successivement ont été formés les catalogues d’étoiles et les cartes du ciel, qui font connaître pour une époque donnée la position d’un grand nombre d’astres. C’est à l’aide de ces cartes surtout, et en comparant l’aspect actuel du ciel avec l’état qu’elles représentent, que l’on peut voir s’il s’est opéré quelque changement depuis qu’elles ont été construites. Étudiés avec persévérance par des yeux intelligens et attentifs, ces changemens, dès qu’on les a constatés, amènent habituellement quelque découverte. On ne se ferait pas facilement une idée des modifications que cette voûte céleste, qui parait toujours si semblable à elle-même, éprouve continuellement. Ici de petites étoiles qui, dans le champ d’une lunette ordinaire, n’apparaissent que comme des atomes lumineux, se dédoublent à l’aide d’instrumens plus puissans, et nous révèlent des soleils verts ou bleus tournant autour d’autres soleils de couleur cramoisie ou orangée ; là des astres s’éteignent ou sortent de l’obscurité tout à coup. Des phénomènes extrêmement petits donnent lieu parfois aux plus grandes découvertes. C’est en constatant, par exemple, à l’aide d’observations d’une délicatesse extrême, des déplacemens presque imperceptibles dans la position apparente de certaines étoiles que Bessel a pu déterminer, il y a peu d’années, la distance qui nous sépare de ces astres. Ce résultat admirable permet désormais à notre système planétaire de prendre sa place dans le ciel, qui semblait séparé de nous par un abîme infranchissable.

S’il est difficile de prévoir l’époque à laquelle la position de tous les astres qu’on voit à l’aide des télescopes les plus puissans aura été déterminée, il ne faut pas croire que cet immense travail soit absolument nécessaire aux observateurs pour qu’ils puissent enrichir la science d’intéressantes découvertes. Les moyens que l’on possède déjà suffisent le plus souvent aux véritables astronomes, à ceux qu’une étude persévérante et une aptitude particulière ont doués de cette espèce d’instinct, qu’on acquiert en toutes choses par une longue pratique et par un exercice non interrompu. Pour ces astronomes, les faits les plus insignifians en apparence, les moindres discordances, deviennent des indices précieux, qui les conduisent souvent à des découvertes inespérées. C’est en tenant compte d’apparences parfois bien fugitives que les observateurs habiles sont portés à s’attacher de préférence à l’étude de certains astres, et qu’ils se voient parfois payés de leurs veilles par la découverte de quelque comète, ou par celle, bien plus rare et plus éclatante, d’une planète nouvelle. C’est ainsi que le premier jour de ce siècle, Piazzi travaillant, à Palerme, à son grand catalogue d’étoiles, découvrit cette petite planète qu’on a nommée Cérès ; c’est ainsi que depuis on a trouvé plusieurs autres astres semblables en les cherchant d’après une heureuse conjecture de M. Olbers. Cet illustre savant, qui venait de découvrir Pallas, pensant qu’une planète située entre Mars et Jupiter avait pu être brisée en éclats, annonça que probablement les fragmens de cette grande planète traverseraient, à des époques déterminées, la constellation de la Vierge et celle de la Baleine, près de deux points dont il détermina exactement la position. Cette hardie prédiction ne tarda pas à se vérifier, et plusieurs planètes furent découvertes à l’endroit même que M. Olbers avait désigné.

Nous avons dit que, indépendamment de certains phénomènes physiques, les planètes se distinguent des étoiles fixes par leur mouvement. Ces astres parcourent autour du soleil des routes (des orbites) parfaitement déterminées, et qui, au premier aspect, semblent d’une extrême régularité. Cependant l’observation a fait reconnaître depuis long-temps quelques-unes des principales anomalies que ces astres présentent dans leur marche, et plus les moyens d’exploration se sont perfectionnés, plus on a constaté de ces irrégularités. Lorsque la théorie de l’attraction universelle, sublime découverte de Newton, a permis de déduire d’un seul principe et de déterminer par l’analyse le cours des astres qui composent notre système planétaire, ces irrégularités ont été expliquées, et il est arrivé même parfois que sur ce point la théorie a précédé l’observation. On a vu alors les géomètres, à l’aide de leurs formules, apprendre aux observateurs ce qu’ils auraient dû voir, et ce que réellement ils apercevaient dès qu’ils étaient avertis. Si telle planète ou tel satellite ne se trouvaient pas à la place qu’en supposant leur marche parfaitement régulière ils auraient dû occuper dans le ciel, si une anomalie quelconque se manifestait dans leurs mouvemens, la théorie de la gravitation, corroborée par les recherches des plus illustres mathématiciens, démontrait bientôt que ces irrégularités n’étaient qu’apparentes, et que la marche de l’astre avait dû être troublée par l’attraction d’un des autres corps qui circulent autour du soleil. A mesure que la théorie s’est perfectionnée, ces corps se sont montrés de plus en plus dociles à la loi de l’attraction newtonienne, et actuellement, excepté peut-être pour le cas des petites planètes placées entre Mars et Jupiter, un calculateur peut de son cabinet, sans le secours d’aucun instrument, et à l’aide des seuls principes théoriques, déterminer à chaque instant la position d’un astre qu’il ne voit pas. C’est par les travaux opiniâtres de plusieurs générations de grands géomètres que ce beau résultat a été obtenu. La théorie mathématique des forces qui animent à chaque instant tous les points du système du monde, ainsi que les formules nécessaires pour effectuer ces calculs, se trouvent exposées dans la Mécanique céleste de Laplace, ouvrage impérissable qui, pendant des siècles encore, parait devoir servir de code et de guide aux astronomes théoriciens.

Bien que soumis aux calculs les plus rigoureux, le mouvement d’Uranus avait offert jusqu’à ces derniers jours des irrégularités que la théorie ne parvenait pas à expliquer, et qu’à plus forte raison elle ne pouvait pas prévoir. On avait beau tenir compte de l’action que Saturne exerce sur cet astre, la marche réelle d’Uranus ne se trouvait jamais long temps d’accord avec les tables. Un examen sévère des formules n’ayant pas suffi pour faire disparaître un tel désaccord, les astronomes ont été naturellement amenés à supposer que les résultats du calcul ne paraissaient inexacts que parce qu’on ne savait pas toutes les causes de ces irrégularités, en d’autres termes, parce qu’on ne connaissait pas tous les corps célestes qui peuvent influer sur la marche d’Uranus. Un aperçu de Kepler, au sujet des distances des planètes au soleil, reproduit depuis sous un aspect plus géométrique, et qu’on appelle habituellement la loi de Bode, avait porté quelques astronomes à annoncer qu’il existait probablement une nouvelle planète au-delà d’Uranus à une distance du soleil presque double de celle à laquelle l’astre découvert par Herschell est placé, et qu’elle devait faire le tour du ciel en deux cent quarante-trois ans à peu près.

C’est dans cet état de choses que M. Le Verrier a trouvé la question. Après avoir inutilement essayé, en poussant les approximations plus loin que ses devanciers, de faire disparaître ces anomalies, il a résolument abordé la difficulté, et, traitant comme un être réel la planète hypothétique dont on avait parlé à plusieurs reprises, il s’est dit : Si cette planète existait dans un point donné de l’espace, elle exercerait sur Uranus une action qui se révélerait par certaines inégalités dans la marche de cet astre ; cherchons donc à quelle distance du soleil il faudrait la placer, quelles devraient être sa masse et son orbite, afin qu’elle pût produire les irrégularités qu’on a observées. C’était, on le voit, remonter des effets aux causes. Les formules nécessaires pour effectuer une telle recherche existaient, mais les calculs étaient si longs, ils exigeaient tant d’efforts et de persévérance, que peu d’astronomes auraient été tentés de les entreprendre. Ce sera toujours l’honneur de M. Le Verrier d’avoir persisté dans une telle recherche sans se laisser rebuter par aucun obstacle, par aucune difficulté. Dans un temps où chacun aspire à des succès prompts et faciles, ce travail opiniâtre, qui pouvait n’avoir aucun résultat, témoigne à la fois de la constance et du talent de ce jeune et désormais célèbre astronome. Un tel travail méritait une récompense éclatante, et elle ne s’est pas fait attendre long-temps.

A peine les résultats annoncés par M. Le Verrier devant l’Académie des Sciences de Paris avaient-ils eu le temps de parvenir à l’étranger, que M. Galle découvrait à Berlin une planète, précisément à la place assignée par le savant français à l’astre destiné à expliquer les anomalies du mouvement d’Uranus. Des cartes célestes très développées, que les astronomes allemands construisent et dont la dernière, celle qui contient la région du ciel où le nouvel astre est situé, vient de paraître, ont rendu plus facile cette découverte. Il était naturel qu’on recueillît en Allemagne le fruit d’un travail si péniblement préparé ; cependant on aurait tort de croire que ces cartes fussent absolument indispensables pour la prompte vérification de la découverte de M. Le Verrier. Sans posséder la carte céleste qui se trouvait à Berlin, dès le 29 septembre, un astronome anglais avait de son côté observé à Cambridge la nouvelle planète, guidé seulement par les indications si exactes de M. Le Verrier et par l’aspect particulier de cet astre, qui avait attiré de prime abord son attention.

Comme on le voit, c’est par une nouvelle voie que M. Le Verrier est parvenu à découvrir la planète dont on parle tant. Ce n’est pas, comme on l’a dit, parce que sa prédiction s’est avérée, que l’astronome français a fait une chose si neuve et si rare. Guidé par des idées théoriques, Olbers, on vient de le voir, avait déjà déterminé dans le ciel deux points près desquels il annonçait qu’on découvrirait de nouvelles planètes, et l’événement était venu confirmer ses prévisions. C’est pour avoir su renverser le problème des perturbations planétaires ; c’est pour avoir eu le courage et l’habileté de conduire jusqu’au bout, sans jamais se tromper, des calculs capables d’effrayer les plus intrépides, que M. Le Verrier s’est placé si haut dans l’estime des savans. Désormais une route nouvelle est ouverte aux recherches des astronomes : quoiqu’on ne puisse pas espérer de la voir parcourue souvent avec autant de bonheur, cependant il serait téméraire d’affirmer que certaines irrégularités dans le mouvement de quelqu’un des corps qui composent notre système planétaire, ne conduiront pas les astronomes à constater plus tard, d’une manière analogue, l’existence d’une autre planète inconnue. S’il nous était permis de faire une remarque au sujet de ce genre de travaux, nous dirions qu’à notre avis le temps approche où l’on pourra rechercher, peut-être, si, parmi les phénomènes astronomiques, il n’y en aurait pas quelques-uns qui permettraient de déterminer, d’une manière approximative du moins, l’action totale que les astres disséminés dans l’espace doivent exercer sur l’ensemble de notre système planétaire. Quelque petite qu’elle soit, à la longue une telle action ne saurait être négligée. Peut-être, si le soleil a un mouvement de translation, comme certaines observations paraissent l’annoncer, c’est là la cause de ce mouvement. Puisqu’on a déterminé l’action calorifique qu’exercent sur nous dans leur ensemble les astres les plus éloignés, ne pourrait-on pas essayer de résoudre un problème analogue à l’égard de la gravitation ? La détermination effectuée récemment de la distance à laquelle nous nous trouvons de certaines étoiles semble pouvoir fournir les premiers élémens au moins d’une pareille recherche.

Nous ne dirons qu’un mot d’un incident tout-à-fait secondaire qui s’est élevé au sujet de la découverte de M. Le Verrier : quel nom donnera-t-on à la nouvelle planète ? Malgré les observations judicieuses de M. Thénard et de M. Poinsot, M. Arago persiste à appeler cet astre du nom de M. Le Verrier. Nous craignons que cette dénomination ne soit pas adoptée par les astronomes qui déjà ont substitué le nom d’Uranus à celui d’Herschell, et qui n’ont pas voulu donner à deux des petites planètes le nom de M. Olbers qui les avait découvertes. D’ailleurs, qu’arriverait-il, si, comme on l’avance actuellement, la nouvelle planète n’était autre chose qu’un astre découvert en 4831 par M. Wartmann de Genève, et annoncé alors par lui comme une nouvelle planète ? Nous ne préjugeons rien sur ce point ; les observations de M. Wartmann ont été publiées dans le compte rendu de la séance du 28 mars 1836 de l’Académie des Sciences de Paris. C’est aux astronomes de profession à décider la question.

Dans une prochaine occasion, nous parlerons du coton fulminant inventé par M. Schoenbein en Allemagne, et dont M. Morel paraît avoir trouvé chez nous le secret. Les expériences qu’on a pu faire sur ce coton ne semblent pas encore suffisantes pour juger de l’utilité d’une telle invention.




HISTOIRE DE LA SICILE SOUS LA DOMINATION DES NORMANDS, par le baron de Bazancourt[1]. — Vers le milieu du XIe siècle vivait, retiré au fond de son manoir près de Coutances, un vieux gentilhomme, pauvre et de mince origine. Il avait douze fils qui, ne voyant après la mort de leur père qu’un misérable patrimoine à partager, résolurent d’aller chercher fortune aux pays lointains. C’était l’époque où les compagnons d’armes de Rollon, définitivement fixés en France et convertis au christianisme, commençaient à tourner au dehors l’esprit de conquête et d’aventures propre à leur race. Dès l’année 1002, un grand nombre de pèlerins normands s’étaient déjà montrés au-delà des Alpes, guerroyant à droite et à gauche sur la route de la Terre-Sainte, et vendant au plus offrant leurs services et leur épée. De retour en Normandie, le récit de leurs hauts faits avait enflammé l’esprit de leurs compatriotes, et de nouvelles bandes plus nombreuses passèrent les monts. A leur exemple, les fils de Tancrède de Hauteville, suivis de trois cents compagnons d’armes, abordèrent à Salerne et se mirent tour à tour à la solde des petits princes qui se partageaient le sud de l’Italie, des Lombards et des Grecs de Byzance. Cinquante-deux ans après, ils avaient conquis la Pouille, la Calabre et la Sicile, chassé les Grecs et les Barbares, et fondé au milieu des ruines une jeune et vigoureuse monarchie.

Raconter ce poétique épisode du moyen-âge, esquisser à grands traits l’énergique figure de ces héroïques aventuriers, retracer les exploits qu’ils accomplirent et l’étonnante fortune à laquelle il leur fut donné d’atteindre, devait être assurément pour un historien un sujet plein d’attraits. M. le baron de Bazancourt l’a abordé. Il raconte, en deux volumes divisés méthodiquement, les faits et gestes de ses héros, depuis leur arrivée en Italie jusqu’au couronnement du conte Roger. Cette période nettement établie se partage en deux époques : la première comprend l’histoire de la conquête depuis 1038 jusqu’à 1090 ; la seconde, l’établissement de la royauté au milieu des discordes et des luttes sanglantes contre ses vassaux insoumis. L’auteur paraît s’être proposé surtout de reproduire l’exactitude et la minutieuse précision des chroniqueurs dont il a compulsé les manuscrits. Il n’omet aucun détail, ne nous fait pas grace d’une estocade, et compose souvent son texte avec la traduction littéraire des pièces originales. Chaque ligne, chaque mot est puisé aux sources dont il donne du reste la liste en tête de son ouvrage. Cette préoccupation a eu pour effet d’alourdir le récit, de nuire à l’originalité du style, et, disons-le, d’apporter l’ennui au milieu d’un sujet en lui-même si intéressant. Les scrupules de conscience sont très respectables et même très nécessaires à ceux qui écrivent l’histoire. Nous sommes loin de les blâmer en principe ; mais ce n’est pas tout que d’amasser des matériaux, il est un art de se les assimiler, de les disposer habilement et de les mettre en œuvre que M. de Bazancourt n’a pas encore appris. Nous croyons avoir indiqué là le côté faible de son histoire de la Sicile.



V. DE MARS


  1. Librairie d’Amyot, rue de la Paix, 6.