Chronique de la quinzaine - 14 décembre 1846

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Chronique no 352
14 décembre 1846


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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14 décembre 1846.


Sans disparaître, sans avoir encore reçu de solution, les difficultés diplomatiques vont momentanément faire place aux préoccupations parlementaires. Quand les gouvernemens constitutionnels ont pris de grandes résolutions, ils n’ont accompli que la moitié de leur tâche, car il leur reste à les justifier devant les chambres ; si autrefois la politique extérieure s’attachait à cacher ses procédés et ses moyens, elle est aujourd’hui contrainte, par le régime représentatif, de divulguer après coup ses intentions, ses ressorts, et de fane à la tribune son apologie. Cette nécessité, qui sans doute eût paru fort étrange aux hommes d’état des temps passés, est, à notre époque, pour les gouvernans un de leurs devoirs les plus laborieux, et en ce moment elle crée à la France et à l’Angleterre une situation épineuse. Il va s’engager entre les deux tribunes de Londres et de Paris un dialogue, une lutte, qui rappelleront, avec certaines différences, ce qui s’est passé en 1840. Il y a six ans de l’Angleterre ; aujourd’hui c’est le gouvernement anglais qui prétend avoir contre nous les griefs les plus fondés. S’il fallait en croire les amis de lord Palmerston, celui-ci serait en mesure de prouver que dans la question d’Espagne il est sans reproches, et que tout le mal est venu de la précipitation du gouvernement français. La brusque pétulance de notre diplomatie aurait surpris le ministre whig au milieu de ses bonnes intentions à notre égard ; s’il avait eu un moment la pensée d’une combinaison qui devait nous déplaire, il allait y renoncer volontairement, quand la conclusion du double mariage a tout tranché avec une promptitude et une hardiesse dont il nous croyait incapables. C’est surtout cet imprévu que lord Palmerston ne nous pardonne pas, et sur lequel en Angleterre les hommes éclairés, ceux qui sont restés partisans de l’alliance des deux pays, attendent et désirent des explications satisfaisantes. De l’autre côté du détroit, les esprits calmes et sages reconnaissent qu’au fond la question espagnole n’a pas, pour le présent surtout, l’importance extraordinaire que dans les premiers momens de son dépit, lord Palmerston a voulu lui attribuer ; ils savent bien que l’Angleterre ne se trouve ni désarmée, ni affaiblie, parce qu’un prince français a épousé une infante d’Espagne : seulement ils éprouveraient un véritable déplaisir, s’il leur était prouvé que dans cette circonstance le gouvernement français n’aurait pas eu tous les ménagemens, tous les égards auxquels a droit une alliée comme l’Angleterre. En tout ce débat, la question des procédés tiendra le premier rang la forme emportera le fond. Dans quelques semaines, les deux parlemens de la France et de la Grande-Bretagne seront saisis de toutes les pièces du procès. Pour savoir toute la vérité, il n’y a plus long-temps à attendre. Nous ferons aujourd’hui une simple réflexion, ou plutôt nous évoquerons un souvenir. Durant ces dernières années, que lord Palmerston a passées dans l’opposition, ne retrouve-t-on pas, au fond de la plupart des discours par lesquels il attaquait ses adversaires, cette idée, que la politique de lord Aberdeen était trop favorable à la France, et que le ministre tory avait pour nous des complaisances qui ressemblaient à des duperies ? Ce n’est pas là, tant s’en faut, le jugement qu’on a porté en France sur les actes de lord Aberdeen, mais enfin telle était l’opinion que lord Palmerston, dans les accès de son patriotisme et dans les intérêts de son parti, travaillait à accréditer. Quand il est revenu aux affaires, n’a-t-il pas laissé échapper, avec, une sorte de satisfaction orgueilleuse, la pensée qu’enfin l’Angleterre allait cesser d’être dupe ? Comment concilier des dispositions semblables et de tel précédens avec la prétention de n’avoir rien fait qui pût altérer la bonne intelligence entre les deux pays ?

Si les chambres anglaises ne s’assemblent qu’au mois de février, notre gouvernement aura l’initiative des explications parlementaires. C’est pour le cabinet une épreuve grave et solennelle. Il y a quatre mois, il était en face d’une majorité nombreuse, nouvellement élue, qui comptait mettre à profit la sécurité profonde dont jouissait le pays, en accomplissant de sages réformes, d’utiles améliorations. Tout le monde paraissait d’accord, ministère, majorité, opposition constitutionnelle, pour faire fructifier la paix et la liberté. C’est dans des circonstances bien différentes que le cabinet va se retrouver en face de la même majorité, qui ne laissera pas que d’être surprise et quelque peu émue du grave changement survenu en si peu de temps dans les choses. Cette paix générale si religieusement respectée par le gouvernement de 1830, est ébranlée par trois grandes puissances qui nous contraignent à les rendre responsables dans l’avenir de toutes les conséquences que peut entraîner la violation des traités. Notre alliance avec l’Angleterre, qui était depuis seize ans le pivot de notre politique extérieure, se trouve aujourd’hui, sinon détruite, du moins entravée et paralysée. Il faudra exposer à la majorité la raison de tous ces changemens. Ce n’est que par la netteté de ses explications que le ministère s’assurera le sincère concours du parlement. Il faut pour ainsi dire qu’il conquière de nouveau la majorité, qu’il l’éclaire, qu’il la persuade, qu’il porte dans son esprit une vive conviction sur la rectitude de la conduite qui a été tenue depuis la séparation des chambres. Les hommes expérimentés de l’opposition comprendront, comme nous, qu’ils ne sauraient devancer par leurs critiques les explications du cabinet. Ils doivent attendre, pour se prononcer, la production des pièces. C’est seulement par l’étude et par le rapprochement des faits qu’ils pourront rassembler les élémens d’un jugement vraiment politique. Dans ces questions épineuses et délicates, où l’honneur et les plus grands intérêts du pays sont en jeu, la responsabilité de l’opposition n’est pas moins sérieusement engagée que celle du pouvoir. Elle ne peut lancer son blâme au hasard : tout veut être pesé. C’est le droit de l’opposition de rechercher, par l’observation attentive de tous les détails, si des fautes qu’on eût pu éviter n’ont pas compromis l’alliance anglaise, qui, dans tous les côtés de la chambre, n’a jamais rencontré que des panégyristes. Ici se représente la question des procédés, dont nous parlions tout à l’heure, et, dans l’intérêt de l’union entre les deux peuples, on doit y attacher à Paris la même importance qu’à Londres.

On voit qu’en arrivant a l’examen des questions extérieures, la chambre de 1846 les trouvera renouvelées par la force des choses. Il y a des thèmes, des lieux communs qu’il ne sera plus possible de reprendre, et, sur certains points, il ne faudrait pas s’étonner que le ministère et l’opposition en vinssent à modifier leur langage. Peut-être entendrons-nous l’opposition manifester une vive sollicitude pour l’alliance anglaise, et le ministère signaler les avantages de l’isolement et de l’indépendance. Les questions et les hommes pourraient bien avoir une physionomie nouvelle et imprévue.

Quand la chambre considérera les conséquences de l’isolement que la France accepte, elle pensera sans doute que cet isolement ; loin de détruire notre influence extérieure, servira plutôt à la caractériser. En effet, si la France est en désaccord sur une question importante avec les trois cabinets de Saint-Pétersbourg, de Vienne et de Berlin, c’est qu’elle défend le respect dû aux traités et l’indépendance que les traités ont garantie aux petits états. On a souvent voulu faire peur de notre esprit remuant et révolutionnaire, et c’est nous qui protestons contre des changemens qui sont l’œuvre de l’arbitraire et de la violence. Les gouvernemens qui font si bon marché des stipulations les plus positives du droit européen créent à la France, par leur conduite une situation nouvelle. Pendant qu’ils prennent une attitude usurpatrice, la France devient en Europe comme un pouvoir conservateur ; on a dernièrement, dans quelques feuilles étrangères, parlé d’une sorte de congrès européen : ce congrès trancherait d’une manière souveraine les difficultés qui divisent aujourd’hui le monde politique, il aurait surtout pour but de donner une sorte de sanction légale à la résolution que les trois puissances ont prise au sujet de Cracovie. Si un pareil congrès avait lieu, la France n’y saurait accepter une place. Qu’irait-elle faire dans cette réunion des puissances ? Se constituer volontairement, en minorité ? En restant isolée, indépendante, la France sera plus forte. Quand ils la verront ainsi libre dans ses allures, les états de second ordre rechercheront son appui, invoqueront son influence. Quelques grandes puissances ne constituent pas l’Europe à elles seules ; il y a à côté d’elles des états ; des peuples, ayant des droits à maintenir, une individualité à développer. C’est ce qu’en France nous avons parfois trop oublié, et c’est de ce côté que notre gouvernement devrait chercher une sphère d’influence et d’action.

L’état de l’Europe, les changemens survenus depuis quatre mois dans l’atmosphère politique, tout impose au ministère des devoirs nouveaux et sérieux. Il ne lui suffira pas de prouver que le refroidissement de l’Angleterre à notre égard n’a pas de motifs légitimes, et d’affirmer que dans l’affaire de Cracovie aucune ombre de connivence, aucune faiblesse, ne sauraient être imputées. Ces faits sont accomplis, et ils créent une autre situation à laquelle il faut faire face. Loin que l’espèce d’isolement dans lequel il convient de se tenir à l’égard de quelques puissances doivent enchaîner notre activité, nous y voyons plutôt une excitation à laquelle il est nécessaire de répondre. Le pouvoir n’aura de force, de véritable autorité auprès des chambres et dans le pays qu’en montrant une résolution, une fermeté au niveau des circonstances. Les grands intérêts industriels et commerciaux de la France réclament également de la part du cabinet une vive sollicitude, une judicieuse initiative. A nos portes, la Belgique se prépare à invoquer encore une fois l’union douanière comme le seul remède au malaise qui la travaille. Le ministère ne songera-t-il pas sérieusement à profiter de semblables dispositions ? Il doit considérer la France comme entièrement libre d’agir sous l’unique inspiration de ses intérêts. C’est là une occasion naturelle, heureuse, de faire porter des fruits à la politique d’isolement.

Aucun esprit sérieux ne peut demander qu’on réponde par de stériles bravades à l’attitude que viennent de prendre les trois puissances ; mais le ministère trouvera dans tous les rangs de la chambre, dans la majorité comme dans l’opposition, une conscience très énergique de ce que réclame la dignité nationale. La question de Cracovie donnera un vif intérêt à l’amendement présenté chaque année en faveur de la nationalité polonaise. Si dans d’autres temps les chambres ont pu avoir la pensée d’être plus avares de l’intervention morale de la France, aujourd’hui cette omission, ce silence, ne sont plus de mise ; on les interpréterait comme un lâche abandon d’un peuple malheureux. La France n’a pas, il y a seize ans, provoqué une guerre générale pour la cause de la Pologne, aujourd’hui elle ne tirera pas le canon parce que Cracovie est incorporée à la Gallicie ; mais elle continuera de protester, mais elle protestera plus haut, parce qu’une injustice nouvelle et plus flagrante est venue s’ajouter aux anciennes. Il y a, nous le savons, dans les conseils des gouvernemens absolus, un mépris assez cynique des réclamations qui s’élèvent en faveur de la faiblesse opprimée : ce dédain n’a pas la puissance de nous faire croire au perpétuel triomphe de la violence sur le droit.

C’est même dans notre époque une des faiblesses des gouvernemens absolus que l’ignorance où ils vivent presque toujours de l’opinion générale, de ses jugemens, de ses susceptibilités. Parce que rien ne bouge autour d’eux, ils estiment que tous leurs actes sont approuvés, ou du moins accueillis par une entière indifférence. Les trois cours de Saint-Pétersbourg, de Vienne et de Berlin concluent peut-être du silence ou du langage censuré des feuilles allemandes que l’illégitime absorption de Cracovie dans la monarchie autrichienne n’a de l’autre côté du Rhin que très légèrement indisposé les esprits. L’Allemagne n’a pas sans doute, pour ce qui est polonais, ou plutôt pour ce qui est slave, une sympathie égale à celle que nous ressentons. Il y a entre les deux nationalités slavonne et germanique une guerre sourde, qui, si ancienne qu’elle soit, n’est pas près de finir. Cependant il y a dans le fond du caractère allemand un respect invétéré du droit qui a dû lui faire porter un jugement sévère sur le coup d’état qui a frappé Cracovie. D’ailleurs, les peuples qui aspirent au développement progressif de leurs institutions comprennent que toute usurpation qui se commet autour d’eux est pour leur propre cause un danger et un obstacle.

On a eu au plus haut point ce sentiment en Italie. Là la violence des trois cours contre un petit état, dont l’indépendance était garantie par les traités, a produit sur les esprits une impression profondément douloureuse : sympathie honorable et qui est aussi comme un retour que l’Italie a fait sur elle-même. Quand elle se compare, nous ne disons pas à la France, à l’Angleterre, mais à l’Allemagne, l’Italie sent combien de difficultés elle a à vaincre pour conquérir cette liberté pratique qui est le but légitime de tous les peuples de l’Europe, et les usurpations du despotisme, lors même qu’elles s’exercent loin d’elle, lui inspirent de la répulsion et de l’effroi. Au reste, depuis quelque temps, l’Italie est dans une situation nouvelle et meilleure. Elle espère dans quelques-uns de ses gouvernemens, et les opinions extrêmes, comme celles du radicalisme, qui l’avaient souvent compromise, ont cédé peu à peu la place à des opinions modérées qui font sentir en ce moment leur salutaire influence. Dans le Piémont, les hommes les plus éclairés secondent de leurs vœux et de leurs efforts le gouvernement du roi de Sardaigne dans ses essais d’améliorations. Rome continue de mettre sa confiance dans le gouvernement du nouveau pape. Pie IX est exposé à un danger que ne courent pas tous les princes. La popularité dont il est entouré pourrait plus tard être pour lui une source d’embarras et de dégoûts. Dans les masses, le passage de l’admiration à la défiance est assez ordinaire. Il ne manque pas non plus d’esprits critiques, chagrins, qui s’arment d’une incrédulité systématique contre la durée du bien. Il y aurait trop de naïveté ou trop d’outrecuidance à vouloir se porter garans de l’avenir : nous nous contenterons de remarquer que jusqu’à présent le pape n’a trompé aucune attente légitime Si quelques esprits plus exclusifs qu’équitables avaient été choqués de trouver dans son encyclique l’expression vive et ardente des croyances catholiques et la condamnation du rationalisme, nous réclamerions pour Pie IX le droit d’être chrétien, sans alliage de philosophie humanitaire. En dehors du domaine de la foi, Pie IX travaille avec persévérance à des réformes intérieures : il a nommé des commissions mixtes qui doivent rechercher les moyens de confier une partie de l’administration à des fonctionnaires laïques. Dans une circonstance importante, le pape a aussi montré une fermeté louable. De graves désordres avaient éclaté à Bologne, où pendant quelque temps des gens sans aveu, l’écume de la population italienne, avaient jeté l’épouvante. Quand la nuit venait, ou ne pouvait sans péril traverser les rues les plus fréquentées de Bologne. Des citoyens honorables, des jeunes gens de bonne famille, avaient été assassinés. Enfin la jeunesse de Bologne prit les armes, forma des patrouilles, et demanda au cardinal-légat Vannicelli l’autorisation de constituer une milice urbaine. Le cardinal refusa : il appréhendait d’organiser militairement une partie de la population bolonaise. Le pape, à qui on en référa, pensa qu’il y avait encore plus de péril à laisser les citoyens désarmés devant l’anarchie, et il autorisé la création d’une milice à Bologne.

Pendant que les premiers germes d’un régime meilleur se développent dans quelques parties de l’Italie, l’Espagne fait ses élections, et elle entre sérieusement dans la vie politique des peuples libres. Il siérait mal d’être trop exigeant à son égard, c’est déjà beaucoup que des élections générales s’accomplissent d’une manière régulière, et que la vivacité des partis se renferme dans les limites de la légalité. Il y aurait plutôt quelque désordre dans les hautes sphères du pouvoir. La facilité avec laquelle, à Madrid, les crises ministérielles se déclarent de la façon la plus imprévue, la démission collective d’un cabinet donnée et retirée dans les vingt-quatre heures, tout cela dénote dans l’exercice et dans les rapports du pouvoir royal et du pouvoir ministériel beaucoup de légèreté et d’inexpérience. M. Pacheco, chef d’une fraction du parti conservateur et procureur-général près la cour suprême de justice, avait demandé un congé pour se rendre à Cordoue, où il se porte candidat à la députation. Le ministère ne veut pas accorder le congé, et M. Pacheco répond à ce refus par une démission que la reine n’accepte pas. Alors le cabinet en masse déclare qu’il se retire ; il offre une démission collective qu’il consent à reprendre le lendemain. Du reste, cet étrange incident était le symptôme d’une intrigue dont les auteurs se proposaient de porter la désorganisation au sein du pouvoir au moment de la crise électorale. On s’attend à une modification ministérielle à Madrid, quand le résultat des élections générales sera connu. Cette modification, si elle est décidément nécessaire, pourra s’accomplir alors sans secousse. Ce n’était pas le compte de quelques personnes qui eussent souhaité voir une révolution ministérielle éclater à la veille des opérations électorales. M. Bulwer partageait-il ce désir ? C’est ce que nous ne voulons pas affirmer. A l’heure qu’il est, au surplus, le représentant de l’Angleterre à Madrid est avec M. Bresson dans des termes courtois. Il ne se fait pas faute d’attribuer à l’indécision du ministère anglais le dénouement de la négociation relative aux mariages. On l’a laissé sans instructions précises et nettes ; sans cela, il n’eût pas eu le dessous en face de la diplomatie française. M. Bulwer voudrait sauver avant tout sa réputation d’habileté.

Est-il vrai que l’espoir de voir la reine d’Espagne donner un héritier à la couronne s’affermisse de plus en plus ? On le dit à Madrid, et cette éventualité acquiert chaque jour plus d’importance politique. L’Espagne souhaite nécessairement que la succession au trône soit assurée le plus tôt possible. En dehors de la Péninsule, ce désir est partagé par tous ceux qui appellent de leurs vœux un prompt rapprochement entre la France et l’Angleterre, et, parmi eux, on peut même compter d’augustes personnages à qui on avait attribué pour l’avenir d’ambitieuses prétentions à l’héritage de Philippe V. Si lord Palmerston n’a pas résolu de repousser systématiquement toute ouverture à une réconciliation sincère, il accueillera avec satisfaction les espérances qui s’attachent aujourd’hui à l’état de la reine d’Espagne. Cette satisfaction pourra être d’autant plus réelle, qu’elle aura tout le caractère d’une agréable surprise. En effet, lord Palmerston avait, sur les conséquences de l’union de la reine Isabelle avec le duc de Cadix, une opinion tout-à-fait contraire. Quand le chevalier Tacon, chargé d’affaires d’Espagne, vint apprendre ce mariage au ministre whig, il eut à en essuyer une des sorties les plus vives et les plus étranges, dans laquelle lord Palmerston insistait surtout sur le malheur de la reine Isabelle, qui se trouvait ainsi sacrifiée. Ces singulières doléances furent consignées dans une dépêche qui a pris place dans les archives des affaires étrangères à Madrid. Ce n’est pas là une des pages les moins curieuses de la diplomatie contemporaine.

Peut-on donner le nom de guerre civile à l’inexplicable situation qui se prolonge en Portugal ? Les partis semblent plutôt s’éviter que chercher à vider leurs différends par une lutte décisive. Les conseils et l’intervention du colonel Wylde, ce médiateur envoyé par le prince Albert et la reine Victoria, n’ont encore amené aucun résultat. Le temps qui s’écoule ne fortifie pas le parti et la cause de la reine dona Maria. Elle voit s’éloigner d’elle une partie de l’aristocratie portugaise, qui cherche à s’abriter soue le pavillon britannique ou français. Il y a plutôt en Portugal une sorte de dissolution du pouvoir qu’un déchirement violent. L’institution monarchique n’est pas menacée : même le gouvernement de dona Maria, malgré ses fautes, a plus de puissance que le parti insurgé. Toutefois il ne faut pas se dissimuler que les populations n’ont pour la reine et le roi Ferdinand que la plus complète indifférence, sentiment redoutable au jour des grandes crises. La reine a un fils âgé de neuf ans : il faudrait donc, si elle tombait du trône, traverser les embarras d’une régence, et cette régence, à qui la confier ? Toutes ces éventualités préoccupent une partie de la noblesse et de la nation ; mais on ne sent nulle part une force capable de rendre au gouvernement du Portugal quelque cohésion et quelque unité.

Dans nos affaires d’Afrique la délivrance de M. Courby de Cognord et de ses compagnons de captivité forme comme un épisode plein d’imprévu et d’intérêt. Elle nous révèle en outre une situation dont, sans doute, l’habileté de nos généraux en Algérie saura tirer parti. Abd-el-Kader avait lui-même proposé à M. le maréchal Bugeaud un échange de prisonniers, l’échange avait été accepté. Tout à coup l’émir manifeste d’autres intentions : il ne se préoccupe plus de rendre la liberté à ceux des siens que nous retenons captifs ; ce qu’il veut, c’est de l’argent, et il nous remet ses prisonniers français moyennant une somme qui, après avoir été débattue, est fixée à 36,000 fr. Les Arabes, selon une lettre écrite d’Afrique, ne pouvaient croire à une transaction aussi honteuse de la part de l’émir. Enfin ils ont dû se rendre à l’évidence, et alors on les a entendus s’écrier « Cela ne s’est vu jamais, cela ne se verra plus ? » Cependant les parens et les amis des prisonniers arabes qui sont en notre pouvoir s’étaient jetés aux pieds de l’émir pour le conjurer de s’en tenir aux premières conventions ; il est resté sourd à leurs prières, il avait besoin d’argent. La détresse de l’émir, sans la justifier, explique sa conduite. Réduit à l’impuissance d’entamer notre frontière et nos colonnes, Abd-el-Kader avait été chercher fortune dans le sahara marocain. Il n’y fit pas de razzias fort abondantes, et même le peu qu’il avait pillé lui fut enlevé au retour les Alafs mirent en déroute son kalifa Bou-Hammedi, qu’il avait chargé de ramener les prises à la deïra. C’est alors qu’il préféra notre argent à la délivrance de ses compagnons et de ses amis. Par une semblable conduite, il a détruit lui-même le prestige qui l’environnait. Le jour où il a rendu ses prisonniers, l’émir a envoyé à Oran un agha de sa cavalerie chargé d’une mission auprès du gouvernement français, on disait même d’une lettre pour le roi. C’est à la prudence de nos généraux, des représentans de la France, d’éviter tout ce qui pourrait relever Abd-el-Kader aux yeux des Arabes.

Dans le monde des affaires, depuis quinze jours, les esprits se sont singulièrement rassurés. Il est arrivé ce qu’on a déjà vu à différentes époques de crise d’argent, c’est que le mois de nombre a été le plus mauvais, et que le commerce n’ayant pas attendu la fin de l’année pour préparer ses paiemens du 31 décembre, les escomptes, au lieu d’augmenter, comme on pouvait le craindre, diminuent sensiblement ; Les réserves de la Banque de France en numéraire se sont accrues par des rentrées suffisantes, et le conseil d’administration, saisi de plusieurs propositions dont la nouvelle avait jeté l’effroi, a pu ne pas s’y arrêter et les ajourner, puisque la situation s’améliorait. D’un autre côté, les grains sur divers marchés ont baissé. Beaucoup de navires chargés de froment sont entrés dans les ports de la Méditerranée, et Marseille en attend encore plus de quatre cents, que les vents contraires empêchent de mettre à la voile. Les ordres d’achat à l’étranger du ministre de la guerre ont aussi produit le meilleur effet ; de grandes maisons anglaises ont fait plusieurs expéditions de numéraire. Enfin les versemens si redoutés des actions du chemin de Lyon se font à merveille. Nous pensons que la hausse, qui a été constante à la Bourse depuis quelques jours, doit durer, car elle a été modérée et progressive, et la facilité avec laquelle l’argent arrive dans les caisses de la compagnie de Lyon doit confirmer nos prévisions, en montrant que dorénavant les titres se trouvent en bonnes mains. Il est permis aussi d’espérer que la plupart des compagnies obtiendront du gouvernement des modifications à leurs concessions. Ainsi, il serait question de débarrasser le chemin de Lyon à Avignon du malencontreux embranchement de Grenoble, et de celui sur Castres la compagnie du chemin de Bordeaux à Cette. Ces bonnes dispositions faciliteraient singulièrement l’exécution des chemins votés, et nous ne pouvons qu’y applaudir. En effet, plusieurs compagnies, devant le découragement de leurs souscripteurs, ont agité sérieusement la question d’abandonner leur cautionnement, plutôt que de commencer des travaux pour l’achèvement desquels les seconds versemens ne se feraient pas. L’exemple des actionnaires de Fampoux à Hazebrouck était là. Ne serait-il pourtant pas indigne du gouvernement de profiter de pareilles clauses et de bénéficier là où tant d’intérêt seraient en souffrance ? Ce qu’il faut, c’est que les chemins se fassent. Si la confiance publique ne prête plus son concours à de si vastes entreprises, le gouvernement doit les reprendre pour les mener à bien avec tous les moyens dont il dispose, et non pas faire subir une sorte d’exécution draconienne à des actionnaires qui se sont arrêtés devant des inquiétudes générales dont on ne saurait avec justice les rendre responsables.


SITUATION DES PARTIS AUX ÉTATS-UNIS.

Les changemens qui s’accomplissent depuis quelque temps dans la situation intérieure des États-Unis méritent une attention sérieuse. Ils sont à la fois très curieux pour l’histoire particulière de la grande république, très intéressans pour la conduite et l’avenir de nos propres relations avec elle.

Le caractère des partis, leurs tendances générales, leurs prétentions distinctives, semblent aujourd’hui se modifier profondément en Amérique. On a dit ici que les whigs allaient reprendre enfin l’ascendant et que les démocrates perdaient peu à peu tout le terrain ; ce n’est point là l’exacte vérité du moment, et ce n’est même qu’à moitié le résultat définitif qui se prépare ; au fond, whigs et démocrates se relâchent réciproquement de la rigueur originelle de leurs principes, et par suite de circonstances qu’il est bon d’étudier, passent, pour ainsi dire, de part et d’autre dans le camp qu’ils étaient habitués à regarder comme ennemi. Nous avons souvent insisté pour montrer comment en Angleterre le dernier ministère de sir Robert Peel avait amené une véritable dislocation des anciens partis politiques, une fusion presque complète de leurs opinions respectives, de sorte qu’à proprement parler, ceux-ci n’avaient plus droit à leurs noms primitifs et qu’il n’existait plus guère dans la réalité ni whigs ni tories. Pour peu que le mouvement qui se prononce maintenant aux États-Unis doive encore continuer, il semble que nous soyons appelés à nous soyons appelés à voir, de l’autre côté de l’Atlantique, une révolution pareille à celle que nous contemplons de l’autre côté de la Manche. Peut-être même, à bien réfléchir, serait-ce là comme un trait universel qui viendrait aujourd’hui caractériser le développement des états libres, peut-être est-ce une loi constitutionnelle de leur nature que cette métamorphose qui efface les vieilles distinctions politiques sous l’empire croissant des intérêts communs nés dans un milieu nouveau. Il s’opère ainsi une conciliation favorable à tous les progrès ; le meilleur moyen de débattre avec fruit les questions d’avenir, c’est assurément de pacifier l’arène où l’on débattait les questions du passé.

On n’ignore pas qu’à son berceau même, la république américaine se trouva partagée entre deux opinions qui, dévouées l’une et l’autre à la même forme de gouvernement, ne s’entendaient pourtant pas sur l’organisation générale de la société. Les grands propriétaires anglicans du sud et les petits commerçans ou les pionniers puritains du nord et de l’ouest pouvaient bien rencontrer des avantages équivalens dans les institutions républicaines ; mais ils ne pouvaient s’accommoder des mêmes institutions civiles. Nécessairement il y avait la face à face une aristocratie et une démocratie toutes prêtes. De cette différence morale sortit donc une différence politique aussitôt que la fédération fut établie, quand on dut régler les rapports mutuels des états locaux avec le pouvoir central qu’il fallait bien reconnaître ; habitués de grandes positions, désireux de grandes influences, comprenant mieux aussi la nature et l’étendue les relations qu’on aurait avec le dehors, les aristocrates voulaient fortifier le lien fédéral au profit d’une autorité suprême ; les démocrates, au contraire, plus jaloux de leur indépendance particulière, plus effrayés de tout ce qui était l’éclat et l’autorité, renfermés d’ailleurs dans un cercle plus étroit, réclamaient pour chaque état le plus grand isolement possible et le plus absolu self-governement. On voit que c’est en Amérique tout le contraire de la Suisse, ou les démocrates prêchent l’unité helvétique, tandis que les patriciens de Schwitz et d’Uri défendent par tous les moyens la souveraineté cantonale. Les deux partis étaient représentés, dans le cabinet même de George Washington, par les deux hommes les plus remarquables qu’ils aient peut-être produits, Hamilton et Jefferson ; depuis, ils n’ont pas cessé de lutter, se prenant corps à corps sur tous les terrains, à mesure que les événemens amenaient des intérêts nouveaux, et que le développement du commerce et de la population faisait des situations nouvelles. Les démocrates se sont intitulés les seuls républicains, criant contre leurs adversaires à la monarchie et au monocratisme. Ceux-ci, prenant à leur usage le beau nom de whigs, ont accusé les démocrates, les loco-focos, de vouloir rompre l’union. Ça été des deux parts erreur ou exagération calculée ; mais, quoi qu’il en soit, les démocrates servis par la pente irrésistible des idées, par l’adjonction continuelle d’élémens tout neufs, ont gagné, presque au lendemain de la mort de Washington, une incontestable supériorité : ce sont eux qui ont mené toutes les grandes affaires d’Amérique, et les whigs sans cesse entraînés par cette active énergie, ont été réduits au rôle souvent plus honorable qu’efficace de simples modérateurs. Ils n’en ont pas moins fondé véritablement une ligne politique qui jusqu’à présent s’était distinguée de la ligne démocratique par les traits les plus essentiels.

Ainsi, de sont les whigs qui ont toujours voulu mettre les dettes particulières des états à la charge de l’Union, et les liquider au moyen d’impôts suffisans versés dans la caisse fédérale ; ce sont les démocrates qui ont repoussé cette fusion financière et préparé les banqueroute. Attachés, d’autre part, à l’observation générale de leurs principes de liberté, les démocrates, répandus peu à peu sur tout le sol de l’Union, se sont faits les avocats du free-trade aussitôt après que Jefferson eut créé l’avenir industriel de la nation par ses tarifs protecteurs de 1801 à 1808, les whigs, au contraire, moins amoureux de théories spéculatives que d’intérêt pratiques, se sont déclarés les partisans de la prohibition., et ils ont eu gain de cause avec leur tarif de 1842. Détenteurs de fonds publics, banquiers ou commerçans, amis de la paix, les whigs ont retardé de leur mieux l’extension sans cesse croissante du territoire américain ; la propagande démocratique ne rêve jamais qu’accessions et conquêtes. Les préjugés naturels des pays du sud contre les esclaves se sont affiés, chez les whigs, aux antipathies nationales du Yankee contre l’étranger, tandis que les démocrates étaient naturellement des abolitionistes décidés, et ont presque toujours, sinon à l’unanimité, combattu les passions exclusives du nativisme. Enfin, chose étrange au milieu de ces vastes territoires, refuge ouvert à toutes les émigrations de l’Europe, au milieu de ces populations qui fournissent encore tant d’intrépides settlers, la question de la propriété s’est déjà trouvée posée, et, grace à l’entière liberté de discussion, les théories communistes ont fait là plus de bruit et tenu plus de place que dans le vieux monde. La guerre de l’émancipation était à peine finie, que l’on écrivait à Washington : « Les terres des États-Unis ont été sauvées par les efforts de tous, elles doivent être la propriété de tous. Quiconque s’oppose à cette maxime est un ennemi de la justice, il mérite d’être balayé de la surface de la terre, » et l’on demandait des lois agraires au premier président de la jeune république. L’agrarianisme a bientôt pris des proportions considérables dans certains états, ou les baux avaient gardé plus ou moins leurs conditions et leurs formes anglaises ; on s’est insurgé contre ce qu’on appelait des privilèges féodaux ; on refuse de payer la rente. Les whigs devaient se porter, gardiens des droits acquis ; les anti-renters ont été se joindre aux démocrates, derrière lesquels s’agite encore toute cette foule confuse qui se prête en Amérique aux expériences du socialisme ou à la direction des sectaires.

Whigs et démocrates, ainsi divises par des différences si précises, semblent pourtant aujourd’hui effacer d’un commun accord les saillies les plus vives par où ils se distinguaient : les démocrates se modèrent, et l’on dirait même qu’en diverses occasions ils ont emprunté les préjugés des whigs ; les whigs se montrent plus hardis, plus confians dans les institutions populaires et dans la vertu du libéralisme. Il serait difficile de rien affirmer de très général à propos d’une telle situation, qui est essentiellement changeante ; mais il y a cependant une tendance commune qui ressort d’un assez grand nombre de faits particuliers. Ainsi il est vrai, comme on l’a dit, que les élections du New-Hampshire, du Maine, de la Pensylvanie, ces anciennes citadelles démocratiques, ont été très favorables aux whigs, à la grande surprise de toute l’Union ; mais ce n’est là qu’une face de la situation présente : les whigs, ardens soutiens du système protecteur et de l’autorité des pouvoirs exécutifs, les whigs purs rencontrèrent une opposition décidée dans leur propre parti, et il s’est produit dans ces rangs, jusqu’alors assez fermement unis, une scission qui diminue leur force. Les whigs ont notoirement perdu, soit à New-York, soit à Massachusets.

À New-York en particulier, il s’est fait récemment le plus singulier échange d’opinions. Le peuple de l’état a dû voter, en novembre sur une constitution nouvelle qui lui a été soumise le 9 octobre par ses délègues réunis en convention spéciale. Cette constitution a certainement été rédigée dans un sens démocratique, mais non point radical ; les réformes introduites l’ont été, suivant la remarque presque universelle, avec la crainte expresse de déranger trop les choses reçues. On s’est efforcé de consolider et de liquider la dette de l’état, et, pour leur part, les whigs ont, en somme, été plus loin que ne l’attendaient ou même ne le souhaitaient leurs adversaires. La presse démocratique blâme, la presse whig approuve l’article du projet qui soumet à l’élection populaire le plus grand nombre des places dans les cités, villes et comtés, et les plus importantes fonctions de l’état ; les démocrates ont eu la sagesse de ne voir là qu’un abus du pouvoir électif. D’autre part, la convention n’a pas voulu prendre sur elle de décider à l’avance si les hommes de couleur auraient droit de suffrage ; elle a renvoyé la question tout entière au peuple assemblé. Les whigs se déclarent en faveur de l’égalité des noirs et des blancs, ce sont les démocrates qui repoussent l’accession de ces nouveaux votans, et comment ? Ils opposent les droits conférés aux droits naturels, et distinguent énergiquement le droit spécial de la capacité politique, du droit humain de liberté et de sécurité, voilà des argumens bien inattendus de ce côté-là. Enfin la question de la rente a été aussi agitée dans la convention de New-York, mais sans résultat dans un sens ou dans l’autre, sans qu’on ait pu aboutir à quelque conclusion qui fit pencher décidément la balance. On dirait que whigs et démocrates reculent devant ce mal devenu maintenant un motif d’agitation permanente. L’anti-rentisme a occupé tour à tour les cours de justice et les cours d’équité ; ç’a été une pierre d’achoppement pour les gouverneurs provinciaux et pour les jurés, il a coûté bien du temps et de l’argent, déjà même du sang et des larmes, il domine l’imagination publique et défraie en partie cette littérature courante des romanciers et des conteurs américains, si peu connue et souvent si peu digne de l’être. Il lui manquait d’avoir produit ce phénomène qu’on a vu dernièrement encore à New-York, des whigs votant d’accord avec des anti-renters pour un whig qui avait attaqué des droits de propriété comme entachés d’un caractère féodal.

Cette alliance nouvelle des démocrates modérés et des whigs progressistes se voit encore mieux et s’explique plus facilement dans les questions de réforme financière. Le nouveau tarif a été l’occasion ou la cause de changemens inverses dans les deux camps. On se rappelle qu’il avait été promis d’abord un abaissement uniforme des droits ; tous les droits à l’importation devaient être réglés au-dessous du taux de 20 pour 100. Ce niveau commun compensait par la généralité même de ses réductions le désavantage qui pouvait naître pour telle ou telle industrie de chaque réduction particulière ; mais arrivèrent coup sur coup des difficultés sérieuses avec le gouvernement anglais, des hostilités ouvertes avec le Mexique : le tarif fut composé sous l’influence de ces préoccupations ; il fallait de l’argent à la caisse fédérale. Au lieu d’un niveau bas et uniforme, on adopta les proportions les plus diverses, on baissa les droits sur quinze ou vingt articles, on les éleva sur le reste, et il varièrent ainsi de 5 pour 100 jusqu’à 100 pour 100. C’était l’esprit du parti démocratique qui avait réclamé primitivement l’abaissement universel et absolu du tarif conservateur de 1842 ; les circonstances ne permettant plus de donner à l’importation des facilités aussi libérales, ce fut encore suivant l’esprit démocratique que l’on arrangea les restrictions. Le commerce des objets de luxe sera toujours nécessairement moins favorisé par le législateur que celui des objets de première nécessité, mais il ne faut pas oublier, cependant, que l’importation de ces objets en apparence inutiles peut et doit être compensée comme celle des autres par l’exportation des denrées et des produits achetés au laboureur ou payés à l’ouvrier. Les démocrates américains ont jusqu’ici manque totalement à cette sage réserve, et ils ne sont pas très loin de l’absurde doctrine des lois somptuaires. Quand donc il fallut se procurer de l’argent et renoncer par conséquent à l’idée d’un tarif également réduit, on s’y prit de la façon qu’on a pu voir : on baissa seulement les droits sur les cotonnades et les fers par honneur pour les principes moraux du parti ; on chargea d’autant les articles de luxe ou de jouissance pour regagner la différence qu’on perdait par comparaison avec le tarif de 1842.

Maintenant qu’arrive-t-il ? Les Pensylvaniens sont grands marchands de fer et de charbon, l’on fabrique des cotonnades dans les six états de la Nouvelle-Angleterre. Marchands et fabricans s’étaient habitués volontiers aux douceurs du régime protecteur de 1842, ils ne sont point du tout contens de voir affluer chez eux les produits manufactures de l’Angleterre, et ne se résignent pas à souffrir cette redoutable concurrence pour récompenser les Anglais d’avoir ouvert leurs ports aux grains et aux cotons des fermiers et des planteurs du sud. De la vient leur mauvaise humeur, de là cette contradiction extraordinaire entre les opinions accoutumées du New-Hampshire, du Maine, et leurs dernières manifestations électorales, de là enfin les embarras de M Polk entre une guerre commencée pour assurer la domination de son parti et la désertion commençante de ce parti lui-même, suite presque immédiate de cette guerre dont il ne veut point payer les frais.

Par une curieuse coïncidence, pendant que les démocrates reviennent ainsi à des idées plus restrictives en matière de tarifs, les whigs ou tout au moins les plus jeunes membres de l’ancien parti protectionniste, admettent des idées plus libérales. Chacun avançant ainsi de son côté, il y aurait nécessairement un point où l’on se rencontrerait, à distance égale des extrémités opposées du free-trade et de la prohibition. L’exemple de l’Angleterre et le nom de M. Cobden ont eu un grand retentissement dans les centres manufacturiers. On se dit, on imprime que l’on n’a pas besoin d’une protection aussi rigoureuse que le voulaient M. Henry Clay et ses amis pour supporter chez soi la concurrence étrangère, puisqu’on lui résiste sur les marchés du dehors. Il apparaît ainsi une opinion véritablement moyenne, et l’on peut suivre dans ces circulaires politiques, dans ces adresses aux électeurs ou au pays qui remplissent les journaux américains, l’expression toujours vive d’idées mélangées sont l’ensemble n’est ni exclusivement whig, ni exclusivement démocratique. On remercie Dieu d’avoir conservé la paix entre l’Angleterre et l’Amérique, « entre la mère et la fille, grace aux efforts de la portion réfléchie des deux peuples, des sages, des hommes d’état, du clergé et des aimables dames dans les deux hémisphères. » On demande au pouvoir exécutif de faire preuve de conciliation dans ses rapports avec la jeune république de Mexico et d’arranger avec elle une amitié durable. » Ce qui n’empêche pas qu’en même temps on ne veuille la diminution progressive des tarifs, l’indépendance particulière des états, et qu’on ne réclame d’une manière significative des remèdes plus sûrs contre la misère du pauvre peuple.

Sortira-t-il de cette fusion des anciens principes un changement de direction ? Le premier plan sur cette nouvelle scène sera-t-il marqué au nom des whigs ou restera-t-il occupé par les démocrates ? On ne peut guère s’aventurier à le prévoir. Ce qu’il y a du moins de vraisemblable, c’est que les questions commerciales recevront, dans un avenir plus ou moins rapproché, une solution différente de celle que leur a donnée le récent tarif ; que les whigs arrivent ou non jusqu’au pouvoir, ce sera très probablement leur doctrine économique qui triomphera, grace au ressentiment marqué des Pensylvaniens et de la Nouvelle-Angleterre pour les atteintes que leur a portées la dernière application des principes démocratiques. Il est à croire que les whigs, surtout aujourd’hui qu’ils modèrent leur système conservateur, réussiront à remettre en faveur ce qu’il y avait de plus essentiel dans le tarif de 1842, la protection des cotonnades et des fers contre l’industrie britannique ; c’est pour cela qu’on a voté pour eux dans le nord. Si nous considérions nos propres intérêts commerciaux, nous n’aurions qu’à nous féliciter de ce changement de front. On a dit que le dernier tarif avait été rédigé dans une intention spécialement hostile à la France ; on peut voir, par tout ce qui précède, que cette intention se compliquait du moins des antipathies générales du parti démocratique en matières somptuaires. Les whigs, ne professant point ce préjugé commercial, voulant tout d’abord couvrir l’industrie nationale contre l’industrie anglaise, rempliraient la caisse de la fédération avec les droits qu’ils percevraient avant tout sur les produits manufacturés de l’Angleterre nos vins, nos articles de Paris, nos soieries de Lyon, échapperaient ainsi presque forcément aux charges qui pèsent maintenant sur eux. Les tarifs américains, uniquement consacrés aux dépenses du gouvernement central ne doivent jamais produire un revenu supérieur à ses besoins, et on les ramène à ce strict niveau tout aussitôt qu’ils le dépassent ; les produits français hériteraient donc de la faveur dont le tarif de 1846 investit les produits britanniques. C’est là, pour nous, une raison sérieuse d’observer la marche des opinions et des faits dans l’intérieur de la confédération, il faut nous tenir prêts pour l’avènement d’une nouvelle présidence et peut-être d’une politique nouvelle.


TRAITÉ DE L’EXPLOITATION DES MINES, par M. Ch. Combes, ingénieur en chef des mines[1]. – Chacun sait que les métaux ne se trouvent pas dans la nature à l’état que réclament les diverses industries, qu’ils se présentent combinés à certains agens minéralisateurs, et en outre enveloppés d’une matière stérile à laquelle on a donné le nain de gangue. On conçoit dès-lors la nécessité de deux grandes sections à introduire dans la science des mines : l’exploitation proprement dite, et la métallurgie, c’est-à-dire l’extraction du minerai et son élaboration complémentaire. Il ne faudrait pas croire que l’art du mineur fût restreint au travail des substances métalliques ; c’est encore à lui qu’on s’adresse pour arracher à la terre la houille et la tourbe, ces indispensables auxiliaires de tout traitement métallurgique, le sel gemme, les pierres à bâtir, les meulières, les ardoises ; et la fabrication des diverses combinaisons chimiques usitées dans les arts, telles que les verreries, les poteries, les mortiers, forme autant de chapitres distincts de la seconde section que nous avons signalée.

Depuis le commencement de ce siècle, époque à laquelle viennent s’arrêter l’ouvrage de Délius et la Richesse minérale de M. Héron de Villefosse, de nombreux perfectionnemens ont été successivement apportés aux machines employées dans les mines, et des modifications importantes se sont opérées jusque dans les moindres pratiques de leur exploitation. Les ingénieurs, les directeurs d’établissemens industriels, les contre-maîtres, si intéressés à connaître les meilleurs procédés en usage, étaient obligés de les chercher dans les mémoires et les journaux spéciaux où ils étaient enfouis : il appartenait à M. Combe, chargé de professer à l’École royale des Mines cette branche de la science appliquée, de donner à l’industrie, sur cette importante matière, un traité méthodique dont elle réclamait depuis long-temps la publication.

Dans le cours de son ouvrage, l’auteur recherche avec une instante sollicitude les moyens de prévenir les funestes accidens de tous genres auxquels les mineurs ne sont que trop souvent exposés. Ceux-ci lui sont particulièrement redevables de la construction d’une lampe qui, réunissant tous les avantages des modifications apportées à l’appareil, primitif de Davy, joint à une sûreté complète dans une atmosphère explosive un transport facile et un éclairage suffisant. Lorsque M Combes s’occupe de la géométrie souterraine, il appuie avec juste raison sur la nécessite de posséder dans chaque exploitation un plan parfaitement exact des diverses parties de la mine, et une détermination rigoureuse de leur position relative à la surface du sol. À défaut de cette précaution, la délivrance des ouvriers ensevelis sous un éboulement ou cernés par les eaux, ne peut plus être que le résultat du tâtonnement, et la vie de ces hommes utiles demeure a chaque instant livrée à tous les hasards de leur périlleuse profession. Dans les galeries de mines, l’air est incessamment vicié, par l’absorption de son oxygène, due à la respiration des ouvriers, à la combustion des lumières et à la décomposition chimique des substances qui se trouvent dans les excavations souterraine ou y ont été apportées, du dehors. D’autre part, cette altération est augmentée par les gaz qui proviennent de la déflagration de la poudre employée pour attaquer la roche et des dégagemens qui ont ordinairement lieu à travers les fissures de celle-ci. On a de plus à redouter dans les houillères ce gaz auquel les mineurs ont donné le nom grisou, qui, en contact avec l’air atmosphérique, produit un mélange explosif, et détermine en s’enflammant des incendies spontanés. L’emploi d’agens chimiques étant insuffisant pour détruire ces gaz nuisibles, il faut de toute nécessité d’avoir recours à des moyens physiques, par exemple, à l’action de machines soufflantes ou aspirantes qui, en lançant de l’air pur préalablement comprimé ou aspirant l’air vicié, déterminent toujours en définitive une active ventilation qui suffit à préserver les mineurs de l’anémie, cette terrible maladie qui leur est particulière et ne comporte souvent pas de remède.

L’aérage des mines, dont ce que nous venons de dire fait concevoir l’importance, et les opérations du sondage, si multipliés dans leurs applications, nous ont paru les deux parties saillantes de l’ouvrage de M. Combes, qui les a traitées avec tous les détails que réclamait leur extrême importance. Le creusement des puits, le percement des galeries, leur boisage et leur muraillement, y sont successivement étudiés, eu égard à la profondeur et au diamètre de ces voies de communication, au degré de dureté du terrain où le foncement s’opère, à sa tendance à l’éboulement, et à l’affluence plus ou moins grande des eaux d’infiltration. L’auteur a exposé avec autant de clarté que de précision les moyens d’endiguement employés contre les inondations souterraines, et il a complété cette partie de l’exploitation par la description des principales machines usitées, tant en France qu’en Angleterre et en Allemagne, pour l’épuisement des eaux qui menacent continuellement d’envahir les travaux du mineur.

En résumé, le Traité d’exploitation des Mines nous semble appelé à rendre de grands services à l’industrie. C’est à la fois le résultat consciencieux des travaux d’un savant et de l’expérience d’un habile ingénieur. Les nombreux exemples pris dans toutes les contrées de l’Europe, qui sont annexés à l’exposé des divers méthodes d’exploitation des gîtes minéraux, font nettement ressortir les cas où elles doivent être respectivement préférées. Les détails économiques que M. Combes a judicieusement recueillis forment un complément utile à son œuvre, et la rendent digne en tous points de combler la fâcheuse lacune qui existait, pour les mines, dans notre technologie industrielle.

— Ce n’est pas seulement pour le musicien, mais pour le dessinateur, que les chansons de Béranger sont une source inépuisable de thèmes variés et charmans. Parmi tant d’interprétations que le crayon a tentées de ces odes populaires, il en est une qui s’annonce comme particulièrement complète : nous voulons parler de la nouvelle édition illustrée de Béranger, qui se publie en ce moment[2], et où d’habiles artistes traduisent les petits chefs-d’œuvre lyriques du chansonnier, non plus dans l’ensemble et à grands traits, mais en détail, et, pour ainsi dire, couplet par couplet. Comme type de cet heureux et nouveau mode d’illustration, on peut citer les dessins de M. Lemud sur les Etoiles qui filent et sur le Juif errant. On doit mentionner surtout plusieurs dessins où la verve de Charlet a laissé un précieux et dernier témoignage. Enfin la nouvelle édition a été revue par Béranger lui-même ; rien ne manque, on le voit, à cette belle publication, par même le coup d’œil du poète.



  1. 3 volumes in-8o, avec atlas, chez Carilian-Gœury, quai des Grands-Augustins.
  2. Deux volumes in-8o chez Perrotin.