Chronique de la quinzaine - 31 janvier 1847

La bibliothèque libre.

Chronique n° 355
31 janvier 1847


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


Séparateur


31 janvier 1847.


La pratique du gouvernement représentatif, tout en étant favorable à la paix, porte inévitablement une certaine agitation dans les relations diplomatiques. Entre des peuples qui ont une tribune, toute guerre qui n’aurait pour elle ni la nécessité ni la justice est impossible. Quand le bon sens public et l’intérêt général ont la parole et disposent du budget, il est interdit à qui que ce soit d’entraîner un pays sans son aveu dans de périlleux hasards. C’est là un des principaux bienfaits du régime constitutionnel, et en même temps, néanmoins, la publicité des débats politiques tient de peuple à peuple les esprits en éveil, et leur inspire une susceptibilité qui va parfois jusqu’à l’irritation. Si on interroge au fond les dispositions de la France et de l’Angleterre à l’égard l’une de l’autre, on les trouve plus pacifiques que jamais. Assurément, des deux côtés, on tient plus à la paix qu’il y a seize ans. On en a constaté tous les avantages, et tous les intérêts en ont fait entrer la durée dans leurs calculs ; mais ce n’est pas tout que de conserver la paix : on entend aussi l’exploiter à son profit, et surtout n’y pas trouver de mécomptes. Lorsque la France apprit la convention du 15 juillet 1840, lorsqu’un an après elle eut connaissance du traité relatif au droit de visite, elle protesta vivement, et non sans raison. Cependant, en 1843, en 1844, les deux gouvernemens échangèrent d’éclatantes démonstrations de bienveillance et d’amitié. Aujourd’hui, est-ce vraiment le tour de l’Angleterre de se plaindre de nous ? Sans la séparer de son gouvernement, tout en reconnaissant que le ministère whig est en ce moment le représentant légitime de la Grande-Bretagne, il est permis d’affirmer que les récriminations consignées dans les dépêches de lord Palmerston ne sont pas l’expression d’un ressentiment national. S’il en était autrement, n’eussions-nous pas trouvé dans le discours prononcé par la reine d’Angleterre, à l’ouverture des chambres, un indice, un écho des sentimens du peuple anglais ? Si la nation n’eût pas été si indifférente, le cabinet whig eût été moins réservé.

Dans l’affaire des mariages espagnols, il n’y a aucun intérêt légitime de l’Angleterre qui soit menacé, rien ici n’est en jeu que l’amour-propre de sa diplomatie, ce qui revient à la question de procédés, que nous posions il y a quelques semaines. Nous n’éprouvons aucun embarras à la traiter à fond et avec franchise, en présence des documens français et anglais distribués aux parlemens des deux pays, documens qui embrassent une période de cinq ans, depuis le 16 mars 1842 jusqu’au 25 janvier 1847. Cette dernière date est celle d’une note toute récente de M. Guizot en réponse à lord Palmerston, note qui est en ce moment même communiquée aux deux chambres. Nous allons bientôt y venir.

Le gouvernement français a-t-il manqué de procédés envers l’Angleterre ? A-t-il été avare de ces ménagemens, de ces concessions qui témoignent d’un sincère désir d’entretenir avec un allié des relations vraiment amicales ? Dès l’origine des négociations, le chef de la dynastie de 1830 renonce de son propre mouvement à la main de la reine d’Espagne pour un de ses fils. Puisqu’il est question de procédés, en voilà un, ce nous semble, dont il est difficile de nier la valeur. Beaucoup d’Espagnols souhaitaient que M. le duc d’Aumale épousât la reine Isabelle ; à ce sujet, le gouvernement français fut sollicité vivement : il résista à ces instances et à la tentation de couronner presque un autre Philippe V. Pouvait-il donner à l’Angleterre un gage plus certain de la politique conciliante et modérée qu’il se proposait de suivre ? Voici un autre fait qui n’est pas moins considérable pour juger la question des procédés. A toutes les époques, dans toutes les phases des négociations, nous voyons la France proposer à l’Angleterre l’action commune ; notre gouvernement avait cette pensée, et cela ressort de tous les documens diplomatiques, que la France et l’Angleterre ayant ensemble conclu le traité de la quadruple alliance, ayant ensemble garanti le trône de la reine Isabelle, devaient ensemble l’affermir, en agissant de concert dans l’importante affaire du double mariage de la reine et de sa sœur. Lord Aberdeen, dans sa loyauté, reconnaissait que cet accord était le moyen le plus sûr de prêter à l’Espagne un concours vraiment efficace, et d’éviter les difficultés qui pourraient surgir de l’action isolée des deux cabinets. Seulement lord Aberdeen réservait toujours l’indépendance de l’Espagne, et, sur ce point, il n’était pas contredit par le gouvernement français, qui la reconnaissait hautement. L’été dernier, le duc de Sotomayor s’avisa de demander à lord Aberdeen, quelques jours avant que ce dernier quittât les affaires, ce que ferait l’Angleterre dans le cas où l’Espagne choisirait pour époux de la reine un autre prince qu’un Bourbon, et où la France, blessée de ce procédé, chercherait à contraindre la libre action du gouvernement espagnol. La question était singulière ; la réponse de lord Aberdeen fut pleine de sens. Il déclara la cour des Tuileries trop éclairée et trop juste pour concevoir l’idée d’une intervention comme celle que l’on supposait, il repoussait la supposition comme impossible ; toutefois, si, contre toute probabilité, cette hypothèse se réalisait, il affirmait que l’Espagne aurait pour elle les plus vives sympathies, non-seulement de la Grande-Bretagne, mais de toute l’Europe. A coup sûr, avec un pareil langage, lord Aberdeen ne se compromettait guère, et ne risquait pas de blesser le gouvernement français, qu’il ne pouvait soupçonner de nourrir contre l’Espagne des projets violens comme ceux de Napoléon.

Tant que lord Aberdeen a été aux affaires, il y a eu entre les deux cabinets de Londres et de Paris échange de bons procédés. Nous en trouvons les principales preuves dans les conversations du château d’Eu, dans le memorandum du 27 février 1846, par lequel le ministre français instruisait le gouvernement britannique de la marche nouvelle qu’il allait suivre, si telle éventualité se réalisait ; enfin dans la loyale conduite de lord Aberdeen, lorsque ce dernier avertit M. Guizot des ouvertures de Marie-Christine au duc de Cobourg pour marier le prince Léopold à la reine Isabelle. Voilà bien l’attitude d’alliés sincères qui ne songent pas à se causer l’un à l’autre le désagrément d’une surprise ou l’amertume d’un déplaisir.

Nous croyons avoir suffisamment établi que lord Palmerston, dès son retour au pouvoir, se montra animé d’un autre esprit. Veut-en une preuve nouvelle de la différence de sa politique d’avec celle de son prédécesseur ? Qu’on lise les documens anglais. Le 13 juillet, lord Cowley, qui était encore le représentant officiel de la Grande-Bretagne à Paris, adressait à lord Palmerston une dépêche qui, parmi toutes les pièces de ce procès politique, mérite au plus haut degré l’attention des hommes impartiaux. On voit que lord Cowley s’est attaché à y résumer toute l’affaire d’Espagne pour l’instruction du ministre whig, qui n’était pas aux affaires pendant le cours de cette négociation si longue, et en même temps il lui fait connaître le dernier état de la question. À ce propos, il s’exprime ainsi : « La nouvelle qu’une proposition ait été faite pour une alliance avec un prince de la maison de Cobourg a occasionné ici la plus grande consternation. M. Guizot m’a dit que, si on persistait dans ce projet, il recommanderait au roi de mettre en avant le duc de Montpensier comme candidat à la main de la reine. » Voilà qui est sans équivoque. La nouvelle que la cour d’Espagne pouvait songer à une alliance avec un prince de la maison de Cobourg consternait le gouvernement français, qui ne cachait pas à l’ambassadeur britannique les desseins auxquels pourrait le déterminer cet incident. Lord Palmerston était donc averti ; il reçut cette dépêche le 15, et le 19, en envoyant des instructions à M. Bulwer, il mettait le prince de Cobourg au premier rang des candidats ! En agissant ainsi, que faisait-il autre chose que de rouvrir volontairement la porte à toutes les difficultés qu’avait prévenues jusqu’alors la bonne intelligence des deux cabinets de Londres et de Paris ?

Ce rapprochement si frappant des deux dépêches de lord Cowley et de lord Palmerston ne pouvait échapper à notre diplomatie, et nous le voyons indiqué dans la dernière note de M. Guizot en date du 25 janvier. Nous avons la confiance que cette note fermera définitivement un débat qui n’a déjà que trop duré. En répondant, le 22 novembre dernier, à lord Palmerston, M. le ministre des affaires étrangères exprimait l’espoir que sa dépêche clorait la discussion. Lord Palmerston ayant gardé le silence pendant tout le mois de décembre, on pouvait croire les deux gouvernemens d’accord sur la convenance de terminer une controverse qui entame toujours un peu la considération de ceux qui l’alimentent. Malheureusement, le 8 janvier, lord Palmerston reprit la plume au Foreign-Office, et quelques jours après lord Normanby communiquait à M. Guizot cette réponse si tardive. M le ministre des affaires étrangères remarque que le ministre anglais n’a pas mis moins de quarante-cinq jours à lui faire parvenir sa réplique. M. Guizot a été plus expéditif, car le 25 janvier il adressait à M. le comte de Saint-Aulaire une note où il examine avec netteté et mesure la valeur de certaines assertions qu’il était impossible de ne pas relever. Le rédacteur de la note du 25 janvier n’imite pas lord Palmerston ; il ne reprend pas tous les détails de la question, il s’attache aux points saillans. Lord Palmerston ne cesse de prétendre qu’il a suivi la même politique que lord Aberdeen. M. le ministre des affaires étrangères montre ce dernier blâmant, le 28 mai, M. Bulwer d’avoir approuvé la démarche du gouvernement espagnol au sujet de l’alliance avec un prince de Cobourg, et deux mois après lord Palmerston mettait cette candidature au premier rang. Pour ce qui concerne l’infant don Enrique, lord Aberdeen, le 22 juin, hasardait son nom timidement ; le 22 août, lord Palmerston appuyait cette candidature de la manière la plus positive. A entendre ce dernier, M. Guizot aurait implicitement reconnu que les enfans de M. le duc de Montpensier devaient être exclus du trône d’Espagne. C’est précisément le contraire qu’a soutenu le ministre français, et il fait remarquer à cette occasion qu’on ne peut renoncer pour ses descendans à des droits qu’on ne possède pas soi-même. Enfin lord Palmerston ne se justifie pas des insinuations inconvenantes dirigées contre le roi des Français, en citant quelques passages où M. Guizot a parlé lui-même du chef de la dynastie de 1830. Il a oublié que la personne royale ne doit jamais être nommée pour être attaquée ; il est singulier que ce soit un ministre anglais qui ait méconnu le principe que le roi ne peut mal faire.

C’est que lord Palmerston a pris, dans ses communications diplomatiques, la fâcheuse habitude de porter sur la politique, sur les actes des gouvernemens étrangers, des jugemens dont ils ont vraiment raison de se trouver blessés. Il y a quelques semaines, le gouvernement grec, chambres et ministère, protestait contre l’appréciation injurieuse qu’il avait faite de la situation des affaires dans le royaume d’Othon. Dans la dépêche du 19 juillet, où il mettait en première ligne la candidature du prince de Cobourg, le ministre whig ne dressait-il pas contre le gouvernement espagnol une sorte d’acte d’accusation ? En effet, il lui attribuait un système de violence et d’arbitraire qui, selon lui, pouvait excuser jusqu’à un certain point les excès des partis. « Lorsque les ministres de la couronne, — nous citons les paroles textuelles de lord Palmerston, — foulent aux pieds les lois qui garantissent la sûreté du peuple, on ne saurait s’étonner que le peuple cesse enfin de respecter les lois qui garantissent la sûreté de la couronne. » Telles sont sur l’Espagne les opinions du gouvernement britannique, et lord Palmerston invite M. Bulwer à les faire connaître. Cependant il affirme qu’il est entièrement éloigné de tout ce qui pourrait ressembler à une intervention. Qui espère-t-il persuader par ce langage ? Fait-il autre chose, quand il est au pouvoir, que de mettre la main, d’intervenir partout où éclatent des troubles, des symptômes d’anarchie ? Ces troubles, ces symptômes, il les croit favorables à l’extension de l’influence de, l’Angleterre, à ses invasions commerciales ; il pense qu’en se mêlant de tout, on finit toujours par gagner quelque chose. Telle est la politique de lord Palmerston ; qu’il ne cherche pas à s’en défendre, et qu’il accepte au moins la responsabilité de ses opinions et de ses actes.

En face de lord Palmerston, le gouvernement français n’a pas suivi la même politique qu’en face de lord Aberdeen ; M. Guizot n’a pas eu avec lord Normanby le même abandon qu’avec lord Cowley. Ce n’était pas là un manque de procédés, mais l’accomplissement du plus strict devoir. Au mois de juillet, le gouvernement français voyait tout conspirer pour la réussite de la combinaison qui devait donner la main de la reine Isabelle au prince de Cobourg. C’étaient, d’une part, l’impatience et les démarches de Marie-Christine, qui voulait arriver à un dénoûment, et procurer au trône de sa fille l’appui de l’Angleterre ou de la France ; c’était, de l’autre, la connivence du gouvernement anglais. Mais, dit-on, il y a eu un moment où lord Palmerston paraissait plus favorable aux prétentions de don Enrique qu’à celles d’un Cobourg ; c’est vrai : inquiet des difficultés que devait rencontrer cette dernière candidature, il se tourna vers le second fils de don François. Si cette combinaison eût réussi, il eût été le maître de la situation, et nous aurions pu le voir, six semaines après, marier Léopold de Cobourg à l’infante doña Luisa. Ici la finesse de lord Palmerston fut déjouée par la vivacité de la reine Christine. Cette princesse ne pouvait accepter don Enrique, chef avoué des progressistes ; elle lui substitua son frère, et offrit à l’ambassadeur de France la main de l’infante pour M. le duc de Montpensier, en y mettant pour condition que les deux mariages se feraient en même temps. M. Guizot nous a appris à la tribune de la chambre des pairs que M. le comte Bresson, dans l’engagement qu’il avait signé le 28 août avec M. Isturitz, n’avait consenti à cette condition de simultanéité que sous la réserve de ces mots : « Autant que faire se pourra. » L’habile diplomate maintenait autant qu’il était en lui la liberté de son gouvernement. Le 1er septembre, M. Guizot annonçait à lord Normanby la conclusion, entre les gouvernemens de France et d’Espagne, des deux mariages de la reine et de l’infante, et à la question s’ils seraient célébrés en même temps, il répondit d’une manière négative. Pourquoi ? Parce que sur la simultanéité le gouvernement français n’avait pas encore pris un parti définitif. Cependant le 2 et le 3 arrivèrent des courriers expédiés par M. le comte Bresson, qui représentait la situation pleine de périls en cas d’hésitation et de nouveaux délais. Des insurrections pouvaient éclater. Au lieu d’une pacification générale, l’Espagne allait peut-être retomber en pleine guerre civile ; si on manquait cette occasion de tout terminer, on ne la retrouverait plus. C’est alors que le 4 une dépêche télégraphique autorisa M. le comte Bresson à accorder la simultanéité des deux mariages. Y a-t-il là, pour le fond et pour la forme, manque de procédés envers le gouvernement anglais ? Pour le fond, nous ne faisions qu’user de la liberté que par sa conduite nous avait rendue lord Palmerston ; et quant à la forme, le gouvernement français ne pouvait instruire lord Normanby le 1er septembre d’une résolution qu’il n’a prise que le 4. Quand, le 25 septembre, lord Normanby se retrouva en présence de M. Guizot, il lui apportait une protestation en forme de lord Palmerston, et dès-lors la situation respective des deux gouvernemens était bien changée. Lord Palmerston blâmait hautement les engagemens contractés le 28 août entre l’Espagne et la France, et il entreprenait de nous y faire renoncer. Dans cette situation, eût-on voulu que notre gouvernement mit l’ambassadeur britannique dans la confidence de ses intentions, de ses projets ? S’il eût eu cette imprudence, s’il ne se fût pas tenu sur ses gardes, s’il eût continué de jouer cartes sur table avec lord Palmerston comme avec lord Aberdeen, que de reproches ne mériterait-il pas ? Enfin la meilleure réponse à l’accusation de manque de procédés envers l’Angleterre n’est-elle pas dans ce fait, qui reste évident en dépit de l’opiniâtreté de lord Palmerston à le méconnaître : c’est que la simultanéité des deux mariages, loin d’être sollicitée par la France avec une précipitation qui eût pu choquer le gouvernement anglais, n’a été accordée par elle que sur les instances vives, réitérées, et dans l’intérêt formel de l’Espagne ?

C’est donc la volonté de l’Espagne qui a prévalu, comme cela était naturel, dans la question des mariages espagnols, et en même temps la combinaison désirée par la France, et qui était la plus conforme à ses intérêts, a triomphé. Pour la première fois depuis 1830, la France a seule, et par sa propre influence, résolu au dehors une grande question. Ce résultat est assez considérable pour mériter l’approbation de tous ceux qui ont à cœur l’affermissement de notre autorité morale en Europe. Tel est le sentiment qu’a hautement manifesté la chambre des pairs, soit dans le sein de la commission de l’adresse, soit dans les débats de la tribune. Les hommes politiques les plus éminens, appartenant aux nuances diverses de l’assemblée, se sont réunis dans la commune pensée d’apporter en une semblable occasion leur concours au gouvernement. C’est ce qu’a fait avec autant de noblesse que de franchise M. le comte Molé, qui présidait la commission : deux autres ministres du 15 avril, M. Barthe, qui était rapporteur, et M. le comte de Montalivet, ont donné la même adhésion à la politique suivie dans les affaires d’Espagne. Aussi M. le ministre des affaires étrangères a pu se féliciter justement d’avoir l’appui non-seulement de ses amis, mais d’hommes qu’il s’honorerait d’appeler ses amis, et qu’il était heureux de ne pas rencontrer comme adversaires en cette circonstance. M. le duc de Noailles, qui avait sa part dans cette courtoise allusion, s’est montré plein de sens et de loyauté en approuvant une politique où il retrouvait les traditions et la pensée constante de la maison de Bourbon. Il n’a pas caché ses préférences pour le fils de don Carlos ; il eût mieux aimé que la reine Isabelle eût donné sa main au comte de Montemolin. Toutefois, en présence d’un résultat qui maintient la couronne d’Espagne dans la lignée de Philippe V, il n’a pas hésité à louer une solution conforme aux principes séculaires de la politique française. Exemple utile et rare à opposer aux injustices de l’esprit de parti.

On a beaucoup parlé, trop parlé du traité d’Utrecht depuis cinq mois, et personne, il faut l’espérer, ne sera tenté d’y revenir après le discours de M. le duc de Broglie, qui a épuisé la démonstration. Le véritable esprit du traité, le but qu’il a atteint, le sens légitime des renonciations qui l’accompagnent, les conséquences raisonnables de ces renonciations, celles qu’il serait absurde d’en vouloir tirer, tout cela a été établi par M. de Broglie avec cette supériorité qu’il porte d’ordinaire dans les grandes questions internationales. En lui succédant à la tribune, M. le ministre des affaires étrangères a considéré cette question comme tout-à-fait vidée, et il a porté sur d’autres points la puissance de sa parole. Comme il l’a dit, il n’avait à combattre personne ; il avait à exposer au pays, à l’Europe, à l’Angleterre, cette grande question qui remonte à 1842. Cette vaste exposition a prouvé que, depuis cinq ans, le gouvernement français avait persévéré dans la même idée, dans les mêmes principes, et que la conclusion de l’affaire d’Espagne était conforme aux prémisses posées : en un mot, nous avons fait ce que nous avons annoncé, mais nous n’avons fait que ce que nous avons dit. N’est-ce rien que de pouvoir, dans une négociation épineuse, s’honorer de cette persévérance et d’une semblable modération ? Aussi, quand le dénoûment a été connu, les trois puissances qui étaient restées étrangères aux affaires d’Espagne ont bien témoigné, par la réserve de leur attitude, qu’elles n’avaient aucun grief à élever contre la France, car elles connaissaient d’avance, par nos communications spontanées, le but que s’était assigné notre politique.

Il est une obligation à laquelle aujourd’hui en Europe aucun gouvernement ne saurait échapper, c’est de justifier la légitimité de ses entreprises et la moralité de ses actes. Si puissant que l’on soit, on se trouve cité au tribunal de l’opinion, et l’on reconnaît si bien sa compétence, qu’on se défend après s’être permis l’arbitraire et la violence. Il est vrai qu’on se défend mal. Toutefois ces plaidoiries faibles et sophistiques sont un nouvel hommage rendu à la majesté de la conscience publique. La France a eu souvent l’honneur d’être l’organe de cette conscience générale de l’Europe, et elle ne parait pas disposée aujourd’hui à renoncer à ce rôle. Nous trouvons dans le projet d’adresse au roi, présenté par la commission de la chambre des députés, l’expression ferme et sévère d’un blâme mérité sur l’incorporation de la république de Cracovie à l’empire d’Autriche. On ne pouvait concevoir de doute sur l’approbation que la majorité donnerait au mariage de M. le duc de Montpensier, mais on ignorait le degré d’énergie qu’elle voudrait donner aux sentimens que la spoliation de Cracovie lui inspirerait. La majorité a consigné sa pensée dans le projet d’adresse sans hésitation, sans déguisement. Elle est restée en-deçà de l’exagération et de la forfanterie, mais elle est allée jusqu’aux dernières limites d’une franchise grave et digne. Les traités ont été violés, la majorité le constate et proteste contre cette violation, dans laquelle elle voit une nouvelle atteinte à l’antique nationalité polonaise. La majorité déclare vouloir deux choses, le respect de l’indépendance des états et le maintien des engagemens. Ces deux points sont fondamentaux pour le repos et l’équilibre de l’Europe. La France fait preuve de modération, et donne un nouveau gage de son amour de la paix, quand elle réclame le maintien des engagemens, car elle aurait le droit de considérer comme onéreuses pour elle plusieurs des transactions politiques conclues depuis trente ans ; mais, en même temps, elle élève la voix pour réclamer l’indépendance des états. Sur ce dernier point, elle est fidèle à la politique qu’elle a proclamée dès les premiers momens de 1830. Point d’empiétement sur la liberté des états, point d’intervention arbitraire dans leurs affaires : tels sont les principes que soutenait avec fermeté le gouvernement de 1830 au moment où il repoussait les fausses doctrines de la propagande révolutionnaire.

Rappeler ces principes était, pour nous servir d’une expression de l’adresse, un impérieux devoir dont la chambre a voulu pleinement partager l’accomplissement avec la couronne, et la France se trouve ainsi opposer avec franchise ses doctrines à celles des puissances absolutistes. Jamais ce contraste n’aura paru plus vif, plus saillant, et il est l’inévitable résultat de la force des choses. Il faut bien se pénétrer de ce que la situation a de sérieux, et, jusqu’à un certain point, de nouveau. A la solennité du coup d’état qui en pleine paix a frappé Cracovie, la France oppose un blâme non moins solennel : la réprobation n’est pas moins éclatante que l’attentat. Les trois puissances ont pu accabler une petite république sans défense, mais elles n’étoufferont pas les réclamations retentissantes qui partiront de la tribune française en faveur du droit opprimé. Ces réclamations seront comme le résumé de toutes les plaintes, de tous les griefs, de toutes les appréhensions, que nous avons signalés sur tous les points de l’Europe, en Italie, dans les provinces danubiennes, et dont nous retrouvons un nouvel écho dans la protestation inattendue du roi de Suède. C’est qu’en violant sur un point les droits acquis, on alarme, on ébranle tous les autres. C’est cette noble cause des droits acquis, ce respectable patronage que la majorité semble vouloir aujourd’hui prendre en mains. Son propre intérêt lui conseille cette générosité. Autant la France a dû, en 1830, décliner tout contact, toute solidarité avec les mauvaises passions de la démagogie partout où elles éclataient, autant elle doit aujourd’hui maintenir, défendre les garanties et le drapeau de la justice, du droit et des principes constitutionnels. En agissant ainsi, elle ne fera pas de propagande ; elle exercera une magistrature. Le parti conservateur comprend, et nous l’en félicitons, qu’en raison même de ses antécédens il peut et doit protester sans équivoque contre l’absolutisme européen. Quand on a combattu l’anarchie, on a qualité pour condamner l’arbitraire. Il appartient donc à la majorité conservatrice, au milieu de la gravité des circonstances, de s’affirmer elle-même avec décision et mesure. La commission de l’adresse et son habile rapporteur, M. Vitet, ont caractérisé la politique qui convient aux intérêts moraux et matériels de la France dans des termes auxquels il serait difficile de ne pas adhérer. Il s’agit maintenant d’y conformer la pratique des affaires tant au dehors qu’au dedans.

Quelle sera l’attitude de l’opposition ? Il n’a jamais été dans nos habitudes de recueillir et de commenter tous les bruits qui, à l’ouverture de chaque session, se répandent sur l’attitude que prendra tel homme, tel parti, qui certes ont bien le droit de n’être jugés que sur des actes accomplis. Nous dirons seulement que toute manifestation qui aurait pour résultat d’affaiblir l’autorité morale de l’opposition serait à nos yeux chose fâcheuse. Si dans les conditions théoriques du mécanisme constitutionnel l’opposition est un élément nécessaire, en fait et dans les circonstances où nous sommes, son action est indispensable. Nous avons vu avec regret qu’elle ne fût pas représentée dans la commission de l’adresse. Quand le gouvernement n’a pas en face de lui une opposition active et pouvant influencer l’opinion, il est disposé à moins veiller sur lui-même. L’union de ses membres et le choix des questions sur lesquelles elle doit diriger sa critique, telles sont, pour l’opposition, les deux conditions principales sinon de son triomphe, du moins de son crédit. Nous désirerions que sur ces deux points il ne se fît rien d’inhabile au sein de l’opposition. Pour ne parler que des choses, des questions, nous signalerons un écueil contre lequel nous ne voudrions pas voir se heurter des hommes éminens : c’est la tentation de trouver partout des fautes à ses adversaires. Il y a sans doute pour le talent, quand il est extrême, des ressources infinies. Nous concevons qu’on puisse faire du coup d’état de Cracovie un point d’attaque contre le cabinet, et lui reprocher d’avoir compromis l’alliance anglaise au moment où elle allait lui devenir nécessaire contre les trois puissances du continent. Si l’accusation est portée, nous pèserons les réponses qui lui seront faites ; mais déjà il en est une dont on ne peut nier la gravité, c’est l’assentiment général du pays à la conclusion des affaires d’Espagne. La France a vu avec satisfaction que cette fois son gouvernement, dans les relations et les débats diplomatiques avec l’Angleterre, n’avait pas eu’ le dessous. Il y a là un sentiment national dont il faut tenir compte. L’opposition laissera-t-elle à la majorité l’honneur d’exprimer sur ce point la pensée du pays ? À notre sens, si elle était bien inspirée, elle s’attacherait, tant au sujet des mariages espagnols qu’à propos de Cracovie, à reproduire cette unanimité dont, pour la question du droit de visite, la chambre, il y a quelques années, donna le patriotique spectacle : accord imposant par lequel tout le monde grandissait, opposition, gouvernement, majorité.

En dehors de la sphère parlementaire, la situation intérieure est pour tous le sujet des préoccupations les plus graves. Ces préoccupations ne sont pas politiques. Elles n’ont pour objet ni la réforme parlementaire ni la réforme électorale. Le publiciste éminent qui vient de traiter ces questions, M. Duvergier de Hauranne, reconnaît que, pour publier son travail, il eût pu attendre des circonstances plus opportunes. En effet, les esprits sont occupés ailleurs. Au reste, lorsque ces questions reviendront à l’ordre du jour, le livre remarquable de M. Duvergier sera nécessairement une des pièces de l’instruction, et nous y avons retrouvé les qualités connues de l’écrivain, son argumentation claire, spirituelle, incisive. Toutefois ces qualités ne peuvent dissimuler un défaut de proportion sensible entre les affirmations contenues dans ce travail et les conclusions. La peinture que fait M. Duvergier de la corruption politique est effrayante, il semble que le corps social soit près de tomber en dissolution. Or, à ces maux, quels remèdes indique-t-il ? M. Duvergier a trop de sens et de raison pour être le partisan du suffrage universel ; il ne veut pas non plus, et sur ce point nous sommes aussi de son avis, il ne veut pas, pour l’avenir, de l’élection à deux degrés. Il se borne à demander qu’on augmente le nombre des députés, en attribuant cette augmentation aux collèges nombreux, qu’on élève au chiffre de quatre cents électeurs le minimum nécessaire pour former un collége, et qu’on admette quelques capacités. Ces changemens à la législation électorale peuvent être utiles, et nous louerons M. Duvergier d’avoir voulu respecter les habitudes établies, les idées dominantes, les positions faites. Seulement, quand on arrive à une conclusion si modeste, on se demande comment la société sera guérie par de pareils moyens, si elle est si profondément corrompue. Entre le mal et le remède, n’y a-t-il pas désharmonie ?

Mais nous ne saurions songer aujourd’hui à suivre l’honorable député dans ces questions de droit politique qu’il éclaire toujours par de piquantes comparaisons tirées de l’histoire d’Angleterre. Nous sommes ramenés à d’autres pensées par le souvenir de ces populations nombreuses qu’ont égarées des craintes sur leur propre existence. Sans doute ces craintes étaient le résultat de l’ignorance, mais aussi elles étaient sincères et jusqu’à un certain point respectables. C’est sur les endroits du territoire dont la fécondité assurait le plus de grains au marché que les désordres ont éclaté ; la circulation et l’exportation des grains étaient regardées comme de véritables attentats. Dans les parties du royaume, comme les départemens de l’est, où la production est à peu près en rapport avec la consommation, l’ordre n’a pas été troublé. Il faut joindre encore à l’ignorance des populations les passions mauvaises, les penchans pervers qu’on trouve toujours dans les bas fonds de la société, et qui ne manquent jamais de remonter à la surface, pour peu que l’orage se déclare. Enfin on doit aussi faire la part des fausses théories, des enseignemens coupables, qui, on le sait, prennent toutes les formes pour pénétrer dans les esprits. La situation est donc sérieuse, difficile et complexe. On n’a vu se produire sur aucun point une de ces grandes émeutes dont les instigateurs arborent hautement le drapeau de l’anarchie, et qui appellent une répression éclatante. Les désordres ont été partiels, inégaux, amenés par des causes diverses. Un pareil état de choses fait une loi au gouvernement d’une vigilance continue, pleine de fermeté et de tact. L’ignorance de bonne foi doit être éclairée ; l’esprit anarchique qui passe du pillage à l’assassinat, châtié sévèrement. Le gouvernement a demandé à la chambre un crédit extraordinaire pour accroître l’effectif de l’armée dans les divisions territoriales de l’intérieur. Cet accroissement doit mettre en activité dix mille hommes de plus. Est-ce assez ? Nous en doutons, si nous songeons à toutes les éventualités qui peuvent se produire au dehors et au dedans. A l’intérieur, la répression, faute de troupes, n’a pas été aussi rapide, aussi décisive qu’elle devait l’être. Qui peut répondre que, dans un avenir plus ou moins éloigné, la France ne devra pas faire quelque manifestation, quelque déploiement de forces ? Les gouvernemens n’ont pas de meilleure défense, de meilleure garantie de la paix que la prévision qui prépare pour les momens de crise d’imposantes ressources.

En ne proposant qu’une si faible augmentation dans l’effectif, il est probable que le ministère s’est préoccupé des intentions d’économie manifestées par la chambre. La commission de l’adresse a exprimé la ferme résolution de ne laisser introduire aucune dépense nouvelle que ne justifierait pas une évidente nécessité. Elle se propose donc aujourd’hui de porter dans les détails du budget un examen sévère, et de demander un compte exact des résultats obtenus par les crédits considérables qu’elle a alloués. Pour répondre aux justes exigences du parlement, M. le ministre de la marine a fait distribuer à la chambre une note préliminaire qui donne une idée des efforts de la marine pour s’organiser et se préparer à employer avec fruit les ressources que le pays met à sa disposition. Sur un point aussi essentiel, l’impatience de la France est naturelle ; toutefois il faut songer qu’on ne fait pas des marins comme des soldats, et des équipages de vaisseaux comme des régimens. Il faut considérer aussi que ces préparatifs doivent se faire en mène temps qu’on pourvoit à un service courant de plus en plus actif et compliqué. En effet, au moment de commencer de nombreuses constructions nouvelles et de fournir les magasins d’approvisionnemens considérables, il importait d’organiser fortement dans les ports une comptabilité de matières dont l’imperfection et l’obscurité excitaient depuis long-temps de justes réclamations ; il fallait aussi distribuer, dans l’administration centrale, la direction des services de manière à ce que cette comptabilité des matières pût être l’objet d’une surveillance plus attentive. De pareils préparatifs frappent peu les yeux, et ne se révèlent que par les résultats qu’on obtient plus tard. C’est ce qu’explique la note préliminaire. On y voit qu’après ces premières bases jetées, l’administration de la marine va poursuivre avec ardeur l’achèvement de l’ceuvre que lui impose le vœu du pays, c’est-à-dire le développement de la force active de la flotte. « Le but final de l’organisation des arsenaux, dit la note, c’est la flotte active de la France. » Le but est clairement défini ; nous espérons que l’administration de la marine y marchera avec décision, avec persévérance. Elle doit se sentir aiguillonnée par la générosité des chambres et par l’espoir que le pays met dans ses travaux.

Il y a quinze jours, nous signalions l’élévation du taux de l’escompte comme la seule mesure que dût prendre la Banque de France, si ses craintes la forçaient à changer quelque chose dans ses opérations. Cette mesure a été prise en effet,