Chronique de la quinzaine - 14 septembre 1847

La bibliothèque libre.

Chronique n° 370
14 septembre 1847


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


Séparateur


14 septembre 1847.

Nous vivons dans un temps difficile pour tout le monde et surtout pour les gouvernemens. Notre siècle a l’humeur exigeante ; il demande à ceux qui ont en main la puissance d’en faire un instrument du bien général, et il veut trouver dans les plus hautes situations l’heureuse influence des bons exemples. Quel vertige, à une époque si redoutable par son esprit de contrôle et de censure, a donc égaré quelques têtes qui portent la couronne ? Le pouvoir suprême, de nos jours surtout, n’est pas une dispense des devoirs ordinaires. Cependant, sur plusieurs points de l’Europe, à Munich, à Madrid, de tristes spectacles sont offerts à la maligne curiosité des masses. Ici la vieillesse, en accablant de distinctions et de largesses la plus singulière des favorites, irrite la noblesse et scandalise le peuple ; là, l’inexpérience de la jeunesse s’abandonne à tous les caprices, puis elle croit échapper au jugement de l’opinion, parce que des intrigans lui ont promis le silence de quelques journaux comme une prime de leur avènement au pouvoir. À la vue de pareilles fautes, les passions démocratiques poussent des cris d’allégresse : faut-il s’étonner qu’elles considèrent comme autant de triomphes ces déchéances morales du pouvoir souverain ?

Cependant à ces aberrations étranges il y a des compensations qu’il serait injuste de méconnaître. Depuis un an, la chrétienté voit sur le trône pontifical un honnête homme qui veut le bien avec une sincérité dont on n’a jamais douté, avec une constance qui remplit aujourd’hui de joie les vrais amis de l’Italie. Quand, dès les premiers jours de son avènement, Pie IX annonça l’intention de porter dans le gouvernement des États Romains de sages et nécessaires réformes, à qui donc mieux qu’à la France pouvait convenir une semblable politique ? N’est-ce pas la France qui, dès 1831, a demandé à Grégoire XVI toutes les réformes administratives praticables, l’admissibilité des laïques aux emplois, l’organisation des municipalités, le rétablissement de l’ordre dans les finances, le remaniement des institutions judiciaires ? Plusieurs de ces améliorations furent promises, quelques-unes reçurent un commencement d’exécution ; puis tout finit par retomber dans la vieille routine. Comment s’imaginer que, seize ans après, lorsqu’un nouveau pape, plus heureux que Grégoire XVI, a, dès les premiers momens de son exaltation, toute la confiance du peuple romain, et prend lui-même l’initiative de toutes ces améliorations depuis si long-temps souhaitées, le gouvernement de 1830 puisse se montrer à l’égard de Pie IX hostile ou indifférent ? C’est néanmoins ce qu’ont affirmé plusieurs organes de la presse. À les entendre, le gouvernement français a vu presque avec déplaisir l’entreprise réformatrice de Pie IX : il a adopté sur ce point toutes les opinions, toutes les antipathies de l’Autriche ; enfin il a laissé l’honneur de protéger l’indépendance de l’Italie à lord Palmerston, qui seul aurait désormais la glorieuse mission d’affranchir les peuples. On sait, en effet, comment il s’acquitte de cette tâche eu Grèce et en Espagne, et combien sa manière de procéder doit faire souhaiter qu’il s’occupe aussi de l’Italie. N’est-il pas étrange qu’on travaille ainsi parmi nous, par de faux bruits, à glorifier lord Palmerston ? Ceux qui s’y emploient n’ont donc jamais songé qu’il pouvait entrer dans les vues du ministre whig de pousser la France à quelques démonstrations en Italie, pour se donner le plaisir de désapprouver sa conduite auprès de M. de Metternich et de l’isoler encore une fois ? Sans nous reporter jusqu’en 1840, l’attitude diplomatique de lord Palmerston dans l’affaire de Cracovie suffit pour autoriser cette conjecture.

À vrai dire, c’est entre la politique de lord Palmerston et la politique du prince de Metternich que le gouvernement français est appelé à frayer sa route. Parce qu’il ne saurait être dans ses intentions d’avoir la pétulance agitatrice du premier, faut-il en conclure qu’il est, comme le second, apathique et stationnaire ? Cette imitation dans l’immobilité serait une faute grossière qu’il est difficile de prêter à un gouvernement qui doit avoir les yeux ouverts sur ses véritables intérêts. Que gagnerait ou plutôt que ne perdrait pas la monarchie de 1830 à s’inspirer des tendances et des maximes de la cour de Vienne ? Nous comprenons que sur des points spéciaux il puisse y avoir un accord diplomatique plus ou moins prononcé ; mais pour les deux cabinets le fond des traditions et des doctrines ne saurait être le même. Quand quelques journaux ont avancé que cette identité existait, ils ont cru trop facilement qu’ils pouvaient faire de cette accusation sans preuves un moyen de polémique. Auraient-ils par hasard conclu du silence gardé par le gouvernement que sa conduite était aussi blâmable qu’ils l’imaginaient ? Mais on ne fait pas de diplomatie sur la place publique, on ne livre pas à une divulgation prématurée des négociations qui s’entament, qui se poursuivent. Lorsque, plus tard, ces négociations sont terminées, lorsqu’un résultat est obtenu, c’est le devoir des gouvernemens constitutionnels de porter leurs actes à la connaissance du pays et des chambres ; jusque-là, ils en ont un autre à remplir : c’est d’encourir plutôt des accusations injustes que de tomber dans des indiscrétions fâcheuses. La presse quotidienne se trouve ainsi avoir le champ libre par la force des choses ; en ce moment même, au milieu du silence de la tribune, elle parle sans contradicteurs : ne serait-ce pas une raison pour elle, dans l’intérêt même de son crédit, d’être plus circonspecte ?

Au surplus, est-il donc si difficile de se mettre sur la trace du vrai ? Est-il besoin de révélations diplomatiques pour savoir qu’à Rome il n’est pas un esprit sérieux qui ne soit convaincu que dès le principe Pie IX a pu compter sur l’adhésion morale du gouvernement français ? Si la France a reconnu que les traités qui, depuis plus de trente ans, règlent l’économie de l’Europe doivent être respectés, elle a en même temps posé avec fermeté le principe du respect de l’indépendance des souverainetés. C’est cette indépendance qui permet aux gouvernemens d’améliorer leur administration intérieure, et de prendre toutes les mesures utiles au bonheur et à la liberté de leurs peuples. Les réformes sages et modérées trouveront dans la France, — son gouvernement l’a déclaré par ses agens et ses notes diplomatiques, — un constant et sincère appui. Voilà, nous croyons pouvoir l’affirmer, quelle a été l’attitude, quel est encore le langage de la politique française. Lorsque l’incident de Ferrare a éclaté, le gouvernement français a exprimé sa sympathie pour les sentimens de dignité courageuse qui avaient dicté les protestations de la cour de Rome. L’entrée aux affaires du cardinal Ferretti a eu toute son approbation. En un mot, notre politique à Rome, tout en se montrant pacifique et amie de l’ordre, a été libérale et n’a en aucune façon marché à la suite de la diplomatie autrichienne.

Sur l’attitude du cabinet de Vienne envers le Saint-Siège, beaucoup de fausses rumeurs ont circulé. On a parlé d’un arbitrage au sujet de la question de Ferrare. Il n’en est rien. En proposant de s’en remettre à un arbitre, le cabinet de Vienne eût reconnu, par cela même, qu’il y avait dans son droit de mettre garnison dans la place de Ferrare quelque chose de contestable et de litigieux : or, il soutient une thèse toute contraire. Le pape n’a donc pas eu à délibérer sur l’acceptation d’un arbitrage qui n’a pas été proposé. Le gouvernement autrichien s’est promptement aperçu de l’émotion qu’avait causée non-seulement en Italie, mais dans tous les cabinets de l’Europe, sa manière d’entendre et d’exécuter l’article 103 de l’acte du congrès de Vienne ; aussi, tout en maintenant la garnison de Ferrare dans les positions nouvelles qu’elle a prises, il a déclaré, dans une note, qu’il reconnaissait l’indépendance et l’intégrité de chaque état, qu’il n’avait jamais eu la pensée d’arrêter un souverain dans la marche qu’il voudrait prendre pour le bien de son peuple. Seulement l’Autriche est forcée, par sa situation géographique, de porter son attention sur tout mouvement politique en Italie, parce que ses propres états pourraient s’en ressentir. Cette note a été adressée par la cour de Vienne non-seulement à ses représentans auprès des grandes puissances, mais à toutes ses légations, avec ordre de la communiquer. Voilà ce qui explique comment le vorort de Berne a reçu cette communication avec tous les gouvernemens de l’Europe. On ne doit donc pas attacher à cette circonstance une portée politique qu’elle n’a pas. Il ne faut pas non plus oublier que, si le représentant de l’Autriche auprès de la confédération helvétique ne réside pas à Berne, la cour de Vienne n’a pas pour cela rompu ses relations diplomatiques avec la Suisse. Le ministre d’Autriche, M. de Kaisersfeld, est resté à Zurich pour ne pas se trouver en contact trop direct avec le gouvernement radical de Berne, et notamment avec M. Ochsenbein, dans lequel il voit toujours l’ancien commandant des corps-francs. C’est de Zurich que M. de Kaisersfeld a transmis au vorort la note de son gouvernement.

On le voit, malgré l’extension regrettable donnée à l’occupation de la place de Ferrare, la situation des États Romains est bonne en ce moment. L’Autriche elle-même s’est trouvée dans l’obligation de reconnaître d’une manière explicite l’indépendance du gouvernement pontifical, et la réponse qu’ont faite à sa note les cabinets de Paris, de Londres, de Berlin et de Saint-Pétersbourg, est une nouvelle confirmation d’un principe qui se trouve ainsi proclamé à l’unanimité. Si cependant des éventualités qui, nous le disons avec joie, paraissent aujourd’hui peu vraisemblables, amenaient, pour la troisième fois depuis dix-sept ans, les Autrichiens dans les États Romains, il est permis d’affirmer qu’ils n’y entreraient pas seuls. L’intervention de la France deviendrait alors pour Pie IX une garantie que, nous n’en doutons pas, il serait le premier à réclamer. Dans tous les cas, la France n’aurait à prendre conseil que d’elle-même ; mais, nous le répétons, jusqu’à présent tout autorise l’espérance que le gouvernement de Pie IX suffira, sans intervention étrangère, à sa tâche glorieuse, et que les réformes obtenues par les populations italiennes, tout en consolidant leur liberté, seront aussi la sauvegarde de leur indépendance.

De toutes ces réformes, l’organisation de la garde nationale est sans contredit celle dont les excellens effets se feront le plus généralement sentir. L’ordre et la tranquillité qui règnent dans Rome depuis que les citoyens se gardent eux-mêmes et font la police de la ville en sont une preuve manifeste. Les meurtres et les vols, autrefois si fréquens, ont diminué dans une proportion sensible, et qui sera constatée par de curieuses statistiques dont on prépare la publication. Voilà des résultats dont la diplomatie a pu se convaincre, et qui nous semblent propres à rassurer les esprits sur les conséquences que peut avoir cette institution appliquée aux autres états de l’Italie. Nous pensons que le grand-duc Léopold n’aura pas à se repentir d’avoir mis la force publique entre les mains de son peuple, car, si la bourgeoisie armée est la gardienne des libertés civiles, elle est encore le plus sûr rempart du pouvoir contre les minorités factieuses.

Depuis un an, la Toscane s’applique à suivre pas à pas la marche du gouvernement pontifical. Là aussi, par esprit d’imitation et peut-être sans se rendre bien compte de l’importance d’une telle concession, on demandait la garde nationale. Des pétitions étaient signées à Florence, à Pise, à Livourne, à Sienne, jusque dans les moindres bourgs, et, le gouvernement ne cédant pas assez promptement au gré des pétitionnaires, Florence a voulu à son tour avoir sa démonstration populaire, démonstration assez inoffensive, si on la considère en elle-même, et telle qu’il convenait à la douceur du caractère toscan, mais que la prudence conseillait d’éviter dans les circonstances présentes. Le lendemain, la Patria, le journal le plus sérieux et le plus accrédité de Florence, faisait parfaitement ressortir l’inutilité et l’inopportunité de ce mouvement. Cette feuille reconnaissait la nécessité où se trouvent les états de l’Italie de ne fournir aucun prétexte à leurs ennemis, de tels actes servant de motif aux uns pour combattre les idées de réforme, aux autres pour s’abstenir de les encourager et justifier leur inaction ; mais les sages avis ont toujours le tort de n’arriver qu’après coup. S’il faut aux habitans de la Toscane des modèles, les villes de la Romagne peuvent leur donner de fort bonnes leçons de conduite politique. Dans cette partie de l’Italie, où les formes constitutionnelles ne sont point tout-à-fait une nouveauté, sous le coup des menaces de l’Autriche et dans les appréhensions d’une invasion imminente, nous voyons le peuple formuler ses vœux en de nombreuses adresses par l’entremise des municipalités, les conseils communaux délibérer avec une courageuse fermeté et voter des fonds pour l’armement des gardes nationales, les corps religieux s’associer à ces subsides patriotiques, et tout cela sans fracas, sans fanfaronnades. En Toscane, et surtout à Pise, ville d’université et de mouvement, le sentiment national s’exprime d’une manière plus bruyante ; nous espérons pourtant qu’on n’y serait pas moins ferme au jour du danger, et que, si deux bataillons de Croates venaient occuper la ville de Lucques, les remuans écoliers de Pise sauraient garder, à trois lieues des avant-postes autrichiens, la contenance digne et calme de Bologne. Dieu veuille qu’ils ne soient pas bientôt mis à l’épreuve, et que la petite révolution qui vient d’éclater à Lucques n’attire pas de ce côté l’orage conjuré en Romagne ! L’Autriche est entrée à Ferrare en pleine paix et sans motif plausible ; fera-t-elle la sourde oreille, si l’infant Charles de Bourbon l’appelle dans sa principauté au secours de ses droits imprescriptibles ? Le duc de Modène annonce, dans une proclamation à ses sujets, l’arrivée prochaine des troupes autrichiennes dans ses états. Ce fait est grave. Modène est une excellente position stratégique. De là un corps d’armée intercepte la route de Parme et celle du Piémont, surveille de près Bologne et commande l’entrée des montagnes de Lucques. De ce centre d’opérations, les Autrichiens peuvent avec rapidité porter des corps de troupes partout où le besoin de leur présence se ferait sentir.

La loyauté de caractère du grand-duc de Toscane ne permet pas de supposer qu’il recherchât contre ses sujets l’appui armé de l’Autriche. Quant au prince régnant de Lucques, il est loin d’inspirer la même confiance. Don Charles-Ludovic de Bourbon, infant d’Espagne, est, comme on sait, possesseur à titre provisoire de la principauté de Lucques jusqu’au jour où la mort de l’ex-impératrice Marie-Louise le mettra en possession du duché de Parme, qui lui est dévolu par le traité de Vienne. À cette époque, Lucques et ses dépendances seront réunies à la Toscane. En attendant, le duc Charles-Ludovic en use en véritable usufruitier, tirant le plus d’argent qu’il peut de son petit état, s’endettant par-dessus le marché (le déficit dans son budget s’est élevé cette année à plus de 100 mille écus), si bien que, pour mettre la fortune publique de la principauté à l’abri du naufrage, le grand-duc de Toscane a conclu avec lui, il y a quelques mois, une convention douanière par laquelle il afferme, pour son propre compte, tous les impôts indirects du duché : le sel, le tabac, les cartes à jouer, la loterie, moyennant une somme annuelle. Non content de pressurer ses sujets, le duc de Lucques s’amuse aussi à jouer au tyran. Il affecte volontiers les façons despotiques, secondé en cela par l’humeur intempérante du prince héréditaire son fils, qui s’est à la fois constitué grand juge, commissaire de police et sbire dans la principauté, qui saisit au collet en pleine place publique et dans les cafés les gens mal pensans de l’endroit et les escorte lui-même jusqu’à la prison. Tout cela pourrait, en d’autres temps, n’être que risible et pitoyable ; mais de semblables folies finissent par lasser les plus patiens. Le mouvement populaire qui a failli briser les Bourbons de Lucques n’a surpris personne en Italie. On s’est même étonné qu’il n’eût pas éclaté plus tôt, car, depuis deux mois, la conduite du souverain semblait calculée pour provoquer une révolte chez ses sujets. Dans les premiers jours du mois de juillet, un rassemblement de jeunes gens inoffensifs se vit inopinément chargé et sabré par les carabiniers. C’était à l’époque des massacres de Parme et des troubles de Sienne. La population irritée poursuivit les chefs des agresseurs devant les tribunaux. Quatre députations successives, conduites par les hommes les plus recommandables, vinrent inutilement demander justice aux ministres, et, l’autorité faisant la sourde oreille, les citoyens se formèrent spontanément en garde nationale. Le duc était alors absent. Il accourut précédé d’une proclamation dans laquelle il rappelait brutalement ses sujets à l’obéissance filiale, et cassait tout ce qui s’était fait. Plusieurs destitutions vinrent augmenter encore le mécontentement général, et les conseillers de la couronne durent supplier le prince de songer au salut de sa souveraineté. Alors un motu proprio du 25 juillet déclara dissous le corps des carabiniers, et le métamorphosa en un corps de dragons. Cette importante réforme accomplie, le duc s’en alla à sa maison des champs ; les pétitions l’y suivirent. Le prince, cédant tantôt aux conseils de la prudence, tantôt revenant à ses instincts despotiques, faisait paraître coup sur coup les proclamations les plus contradictoires, retirait le soir ce qu’il avait promis le matin, accordait le 1er septembre la garde nationale, et déclarait le lendemain n’avoir cédé qu’à la violence, si bien que les Lucquois, poussés à bout, ont fini par se révolter, et ont eux-mêmes reformé la garde civique. Le duc, contraint de céder, est rentré le 3 septembre dans sa capitale, accompagné du prince héréditaire, en ratifiant cette fois ce qui s’était passé durant son absence. Si l’Autriche saisissait comme prétexte les troubles de la petite principauté de Lucques, qui, du prince ou des sujets, aurait encouru la plus grande part de responsabilité ?

La grande et véritable difficulté de cette question d’intervention, qui se reproduit aujourd’hui sur presque tous les points de l’Italie, c’est que nulle part elle n’est posée dans des conditions identiques, c’est que dans plusieurs états des liens de famille, des stipulations diplomatiques, créent des situations particulières et variées dont il est impossible de ne pas tenir compte. Dans le duché de Modène, dans ceux de Lucques et de Parme, qui n’ont pas à l’égard de l’Autriche l’incontestable indépendance de Rome et du Piémont, on comprend, par exemple, que cette question d’intervention serait plus délicate. Toutefois il faudrait que dans ces petites principautés aussi la France eût une politique ferme et protectrice de tous les droits. Là aussi il y aurait pour les états indépendans de l’Italie un rôle honorable et tutélaire à jouer. S’il est vrai que l’Autriche concentre des troupes sur les différens points de la Lombardie, ce n’est pas sans doute dans une intention purement défensive. La conduite de l’Autriche dépendra beaucoup de l’attitude que prendra le roi de Sardaigne. Si le cabinet de Vienne voyait dans la cour de Turin le projet bien arrêté de s’opposer à une intervention, il a trop de prudence pour brusquer l’entreprise. Par malheur, le gouvernement du roi de Sardaigne ne nous a pas habitués aux résolutions vigoureuses et persévérantes, et cependant on n’arrive à rien, ou plutôt on n’arrive qu’à constater son impuissance avec des élans qui tombent, avec des protestations que des actes ne viennent pas soutenir. A Naples, le gouvernement est encore maître de sa conduite, il peut choisir entre la voie des réformes et celle des réactions. Malgré les troubles qui ont éclaté sur quelques points, en Sicile, en Calabre, la capitale et la plus grande partie des provinces sont tranquilles. Le roi pourrait donc prendre des mesures libérales qui satisferaient l’opinion, sans faire dire qu’il cède à la force. Turin et Naples doivent prendre exemple sur Rome, et travailler avec Pie IX à l’émancipation morale de l’Italie. Il importe que ces deux gouvernemens comprennent bien la situation, qui est nouvelle et décisive. Les populations ne se révoltent pas contre le pouvoir, elles lui demandent de les précéder et de les conduire à la conquête d’une liberté sage. Tout est possible par les voies pacifiques, si les gouvernemens veulent marcher d’accord avec les peuples ; devant cette union, l’Autriche redoublerait de circonspection et de sagesse. Si le cabinet de Vienne n’a pas un amour bien vif pour les idées libérales, on ne saurait lui refuser du moins une profonde intelligence de ses propres intérêts, une habileté de conduite qui sait le préserver des témérités périlleuses et des mouvemens passionnés. Le cabinet de Vienne observe, attend et règle avec calme sa marche sur les événemens et les faits. Il y a quelques mois, il a cru un moment que l’heure était venue pour lui de faire en Suisse une démonstration contre les envahissemens du radicalisme ; une étude plus attentive de la situation l’a convaincu qu’il était préférable de rester tranquille spectateur des luttes intestines qui divisent la confédération.

L’ajournement de la diète helvétique au 18 octobre clôt une première phase de la question suisse. Quand on embrasse d’un coup d’œil toute la marche de la diète, qui, ouverte le 5 juillet et prorogée le 9 septembre, a tenu trente-neuf séances en soixante-cinq jours, on est convaincu qu’en dépit de sa majorité, le parti radical n’a pas obtenu les victoires rapides et décisives qu’il avait rêvées. On se flattait, au début, de tout emporter au pas de course. A entendre M. Ochsenbein, les sept cantons se soumettraient sur-le-champ ; s’ils ne le faisaient pas, la diète agirait, et ce serait l’affaire de quelques jours. Les choses n’ont pas été si vite, car en ce moment rien n’est accompli. Le parti radical a dû conquérir le terrain pied à pied, au lieu d’obtenir sur-le-champ de la diète des moyens extraordinaires pour dissoudre le Sonderbund. Sur la question même de la dissolution du Sonderbund, les envoyés des douze cantons radicaux étaient arrivés à la diète avec des instructions assez différentes. Sept cantons, les plus ardens, comme Berne, Vaud, Genève, avaient donné des pouvoirs à leurs représentans pour prononcer des moyens d’exécution. D’autres cantons, soumis à l’influence modératrice de Zurich, comme Schaffhouse, Glaris, demandaient qu’avant d’employer la force, on en référât aux grands-conseils. Enfin, dans les deux cantons à moitié catholiques, Saint-Gall et les Grisons, le parti radical s’était hâté de faire décider, pour ne rien compromettre, qu’on ne proposerait une exécution que dans le cas où le Sonderbund braverait une première décision de la diète. Dans les rangs opposés, à côté des sept cantons du Sonderbund, Appenzell-Intérieur appuyait la ligue catholique ; Neufchâtel ne pensait pas qu’une pareille alliance fût contraire au pacte, et Bâle-Ville voulait qu’on invitât amicalement les sept cantons à la dissoudre. Au milieu de toutes ces divergences, il y eut une majorité dans la diète pour décider que le Sonderbund était incompatible avec le pacte fédéral, et que par conséquent il était dissous. Il n’y avait donc qu’un principe de voté, et le radicalisme n’était pas satisfait, car il voulait l’exécution immédiate.

Quelle fut alors la tactique de la majorité ? Ce fut de voter une série de mesures qui étaient autant d’acheminemens à l’application du principe. Ainsi elle décréta que le service fédéral était incompatible avec celui du Sonderbund, ce qui amena la destitution de beaucoup d’officiers qui se déclarèrent liés par leurs sermens envers leurs cantons avant de l’être envers le service fédéral. Cette admirable mesure de la majorité a privé la fédération de ses meilleurs officiers, parmi lesquels on peut citer MM. de Maillardos, Ellger, Salis-Saglio. Ce n’est pas tout : on vit la diète exclure du conseil de la guerre trois colonels fédéraux qui avaient refusé d’y venir siéger sous la présidence de M. Ochsenbein, qu’ils avaient eux-mêmes rayé du service pour son expédition des corps-francs. Enfin, pour compléter ces mesures contre le Sonderbund, la diète, par un arrêté, avertit les sept cantons de cesser leurs armemens et défendit de laisser passer les munitions de guerre qui leur seraient adressées. Nous arrivons aux jésuites, ou plutôt, sans les nommer, nous nous sommes déjà occupés d’eux en parlant du Sonderbund. Les deux questions ont entre elles une étroite connexité. En effet, les sept cantons déclarent que, si la majorité voulait exécuter le pacte fédéral en rétablissant les couvens et en ne cherchant plus à imposer par la force le renvoi des jésuites, ils considéreraient eux-mêmes leur alliance comme sans objet, et partant comme dissoute. A cela les douze cantons radicaux répondent que la question des jésuites est fédérale. — Non, elle est cantonale, répliquent les sept cantons, et ils protestent qu’ils n’obtempéreront pas à l’invitation qui leur est faite de renvoyer les membres de la société de Jésus. C’est en présence de ces difficultés que la diète s’est ajournée avec l’engagement d’exécuter les décisions rendues.

Quand elle se réunira de nouveau, il faudra que les cantons encore hésitans de Saint-Gall et des Grisons se déterminent à voter l’exécution, ou que les sept cantons obéissent volontairement aux décrets lancés contre eux. La majorité radicale ne se dissimule pas la gravité de sa situation, mais elle s’est laissé entraîner par les meneurs, qui ont dit qu’il fallait marcher en avant sous peine de périr. Cependant il viendra un moment où il faudra s’arrêter ou se précipiter dans l’horrible crise d’une guerre civile. Comment ceux qui poursuivent la chimère de l’unitarisme ne s’aperçoivent-ils pas qu’ils travaillent plutôt à provoquer le partage de la confédération en deux systèmes, en deux confédérations ? Qui ne sait en Suisse qu’il n’y a que trop de tendances à une pareille scission de la part des sept cantons, qui, dans leurs rapports avec les autres confédérés, ne trouvent plus qu’une hostilité systématique ? Ainsi, pour arriver à une unité absolue, à laquelle rien n’a préparé la Suisse, on briserait cette antique unité qui depuis des siècles fait son honneur et sa force !

Il y a peu de jours encore, une double perspective s’ouvrait devant l’Espagne. On peut s’en souvenir, le moment semblait venu où il fallait qu’elle optât entre un retour à une politique sérieuse et digne et une série d’agitations stériles, d’intrigues tortueuses et vulgaires, plus compromettantes cent fois pour l’avenir constitutionnel du pays que les déchiremens sanglans de la guerre civile. L’appel qui avait été fait au général Narvaez nous avait paru d’un heureux augure ; c’était, à notre avis, un grand pas vers une issue favorable, par cela seul que le duc de Valence était plus que tout autre en position de mettre un terme honnête et convenable aux fatales divisions qui séparent la reine Isabelle et le roi. Là en effet était la question, là elle est encore aujourd’hui. Toute solution qui ne sera pas un rapprochement entre les époux royaux sera pour l’Espagne le signal de bouleversemens dont il serait difficile de calculer la portée. Voilà pourquoi on pouvait se féliciter de l’avènement aux affaires d’un homme et d’un parti dont l’intervention devait être salutaire. Ce n’est pas, quoi qu’on en ait pu dire, que nous nous soyons fait aucune illusion sur la facilité de la tentative du général Narvaez. Malheureusement, en Espagne, il y a toujours autant de chances pour l’anarchie que pour l’ordre, et certes il n’était pas difficile de prévoir que toutes ces ambitions de bas étage qui s’agitent à Madrid se ligueraient, que l’intrigue, poussée à bout, se concentrerait dans un dernier effort pour parer l’attaque directe qui lui était portée ; mais ce qu’on pouvait dire et ce qui est encore vrai, malgré le peu de succès qu’a eu, momentanément du moins, la tentative du général Narvaez, c’est que le parti modéré, dont il est un des chefs, est seul en position, par ses doctrines comme par le rôle qu’il a joué dans les difficultés récentes, de pacifier l’Espagne. Ce n’est pas nous seulement qui le pensons, c’est la Péninsule elle-même : l’arrivée du duc de Valence à Madrid avait relevé l’esprit public. Il y a une sorte de thermomètre auquel on mesure souvent le degré de confiance qu’inspire une situation politique, c’est la Bourse. Eh bien ! on a vu, chose assez extraordinaire, les fonds hausser à Madrid, lorsqu’un militaire était chargé de former un cabinet ; ils ont baissé au contraire, ou plutôt la Bourse est restée muette, aucune affaire n’a eu lieu, lorsqu’un banquier l’a emporté. C’est là le degré de confiance qu’inspiraient le général Narvaez et M. Salamanca. S’il fallait une preuve de plus, on n’aurait qu’à jeter les yeux sur le ministère qui s’est formé à défaut de celui que voulait constituer le général Narvaez. De qui se compose-t-il ? D’un spéculateur effréné, trafiquant du pouvoir, qui n’a d’autre but que de réparer les brèches de sa fortune, et de quelques-unes de ses créatures, dont le nom n’a, du reste, que peu d’importance. M. Salamanca, aidé du général Serrano et de M. Bulwer, a eu beau chercher ; il n’a pas trouvé une seule notabilité politique pour s’associer à son œuvre ; son ministère restera bien le ministère de l’agiotage et de l’intrigue, et vraiment il n’y aurait qu’à sourire de cette comédie jouée par un favori ridicule, par un agioteur aux abois, et par un diplomate habile à exploiter toutes les passions, si les plus sérieux intérêts d’un grand pays n’étaient en jeu.

Toute la force, toute la puissance qu’a pu déployer cette intrigue de diverses couleurs qui règne à Madrid a donc abouti à ce grand résultat, de donner à l’Espagne M. Salamanca pour premier ministre, sous l’égide du général Serrano et de M. Bulwer. On pense bien que, dans ces conditions, la question du palais reste entière. Il faut l’avouer cependant, le cabinet Salamanca a trouvé un moyen ingénieux et surtout imprévu de la résoudre : il veut que l’Espagne vive comme si cette question n’existait pas, et il a en conséquence interdit à la presse de s’occuper de la reine, du roi, du mariage et de ses conséquences, c’est-à-dire à peu près de tout ce qui peut aujourd’hui intéresser le pays. Ce n’est pas d’ailleurs la seule mesure par laquelle le nouveau cabinet ait inauguré son entrée au pouvoir. Les circonstances sont évidemment trop propices, l’état de la Catalogne est trop calme et trop rassurant, pour qu’il n’ait pas du s’empresser d’ouvrir la porte à tous les réfugiés ; aussi a-t-il promulgué la plus large amnistie qui jamais ait été donnée, et il sera certainement curieux de voir Cabrera aller s’établir à Valence ou même à Madrid. Pour Espartero, il est très vrai que le général Serrano et ses adhérens étaient quelque peu gênés par leur hostilité contre l’ancien régent ; mais la nécessité l’a emporté. On a cru qu’il fallait opposer un nom militaire à celui du général Narvaez, dont on connaît l’influence sur l’armée, et le duc de la Victoire a été nommé sénateur ; ses honneurs et ses titres lui ont été solennellement rendus. Le cabinet Salamanca, pour peu qu’on lui laisse de latitude, ne restera pas évidemment en si beau chemin. Déjà on a répandu beaucoup de bruits sur les intentions du nouveau ministère espagnol ; d’après certaines personnes, ces intentions n’iraient à rien moins qu’à proposer ultérieurement aux cortès le divorce de la reine et le changement de la loi de succession. Que ces éventualités aient été débattues à Madrid et ailleurs, nous en sommes parfaitement convaincus, M. Serrano et M. Bulwer nous en sont garans ; mais quelques efforts qu’on fasse pour aggraver la situation intérieure de l’Espagne, l’instant n’est pas heureusement venu encore de traiter officiellement ces questions, et, avant qu’on touche à ces grands problèmes, le cabinet Salamanca aura peut-être disparu, comme un intermède bouffon qui lasse bientôt le public et qu’on chasse de la scène. Les événemens reprendront alors un sens politique sérieux que nous avouons ne pouvoir leur trouver en ce moment, et nous ne doutons pas que l’Espagne, se consultant elle-même, ne voie clairement quel est son intérêt dans la crise où on l’a souvent jetée.

Les questions de politique étrangère doivent être traitées d’un point de vue supérieur aux passions et aux préjugés des partis. Là les plus grands intérêts du pays sont en jeu, et la presse politique ne peut mieux les servir qu’en portant dans ces questions, d’ordinaire compliquées et difficiles, la lumière des faits. Aussi nous attachons-nous toujours à exposer avec exactitude la situation des divers pays avec lesquels la France est en contact, en discussion. Comment asseoir un jugement sur l’attitude, sur le langage de notre diplomatie, à moins d’étudier l’état moral des peuples avec lesquels elle traite et la physionomie des partis qui se disputent le pouvoir ? Cependant ne voilà-t-il pas que, pour avoir, dans ces derniers temps, tracé un tableau historique et politique de deux pays qu’il nous importe assurément de bien connaître, l’Espagne et la Suisse, nous avons encouru le blâme d’un journal qui paraît croire que, dans des questions internationales, il n’y a rien de plus patriotique que de faire cause commune avec la presse étrangère ? C’est à Londres que cette feuille cherche des suffrages, et quand le Morninq-Chronicle, dont elle s’inspire, laisse échapper à son endroit un mot d’approbation et d’éloge, elle ne se sent pas d’aise ; elle cite le passage, elle s’en pare, et du haut de sa gloire méprise le reste du genre humain. Les écrivains qui parlent avec un dédain aussi superbe du style prétentieux de la Revue n’auraient-ils jamais eu la prétention de l’enrichir de leurs œuvres ? L’éclat littéraire qu’ils répandent autour d’eux est-il si grand, qu’il n’y ait plus, quand ils ont parlé, qu’à courber la tête ? Nous persisterons à penser, n’en déplaise à cette feuille, que, dans les problèmes épineux de la politique extérieure, les faits, les documens, sont préférables aux déclamations. L’article sur les affaires d’Espagne, qui a excité le mécontentement du journal que les satisfecit du Morninq-Chronicle rendent si heureux, n’est pas l’œuvre d’un homme d’état. Il a été simplement rédigé par un écrivain qui s’est donné la peine d’aller étudier les hommes et les choses, et qui, en parlant avec impartialité des partis politiques de l’Espagne, a montré pour son avenir constitutionnel une sérieuse sollicitude. Il y a, il est vrai, un homme d’état qui, à une autre époque, a consigné dans la Revue son jugement sur les affaires d’Espagne ; cet homme d’état, que sans doute on ne désavouera pas, combattait Espartero et la politique de lord Palmerston. Il s’élevait, il y a sept ans, avec la double autorité de son talentet de son caractère politique, contre les excès et les désordres qui dépouillaient la reine Christine de son autorité constitutionnelle. Aujourd’hui, nous défendons encore la même politique et les mêmes principes ; pour nous, Espartero est toujours un adversaire ; son rappel nous retrouve dans les mêmes sentimens à son égard ; à nos yeux, il n’a pas cessé d’être un ennemi de la France. Si nous avons au fond la même opinion de lord Palmerston, en professant une juste estime pour ses talens politiques, sommes-nous dans l’erreur ? Lord Palmerston s’est-il modifié depuis sept ans ? Ne cherche-t-il pas aujourd’hui, comme il y a sept ans, à isoler la France, à l’affaiblir ? En vérité, le moment est bien choisi, pour un organe de la presse française, de briguer les complimens du Morning-Chronicle ! Y a-t-il plus d’à-propos, de la part de la même feuille, à emboucher la trompette en l’honneur des radicaux de la Suisse ? Cette feuille a donc oublié les avertissemens et les conseils qu’en 1836 le même homme d’état, dont nous venons de rappeler le langage en 1840, adressait à la Suisse avec fermeté ? Le chef du ministère du 22 février ne représentait-il pas à la confédération helvétique combien elle était intéressée à se préserver de tous les excès, à ne pas s’aliéner la bienveillance de l’Europe par des démonstrations anarchiques et par une imprudente connivence avec les factieux de tous les pays ? Aujourd’hui, disons-nous autre chose ? A toutes les époques, la France, qui est pour la Suisse une alliée fidèle, une vieille amie, lui a conseillé la modération dans la conduite, parce qu’elle ne saurait avoir d’autre politique que le maintien de l’indépendance helvétique, parce que cette indépendance pourrait périr au milieu des excès et des conséquences de la guerre civile. Sur ce point, nous trouvons la même pensée dans les principes de l’ancienne monarchie, dans la médiation toute-puissante de Napoléon, dans la diplomatie de la royauté constitutionnelle, dont les ministres, M. le comte Molé, M. Thiers, M. Guizot, ont tous eu, depuis dix-sept ans, à l’égard de la Suisse, la même politique. C’est ce que ne devraient pas oublier ceux qui prétendent nous faire la leçon avec une morgue si plaisante.

Avons-nous tort aussi quand nous croyons toujours avoir à craindre une pensée malveillante de la part de lord Palmerston ? Il y avait une question dans laquelle depuis long-temps l’Angleterre et la France marchaient d’accord. Les deux gouvernemens comprenaient que sur les bords de la Plata ils se prêtaient une force mutuelle et nécessaire pour mieux représenter l’Europe, car c’était l’Europe elle-même et non pas telle ou telle puissance qu’affectait de braver Rosas. Dans ces derniers temps, en dépit des récentes et vives mésintelligences provoquées par les affaires d’Espagne, les deux gouvernemens montrèrent par leurs actes qu’ils persistaient dans la pensée politique d’une action exercée en commun. Deux agens, lord Howden, représentant l’Angleterre, M. Walewski, envoyé par la France, partirent ensemble pour la Plata ; ils devaient travailler de concert à tout pacifier. Dans les premiers momens, Rosas manifesta des dispositions favorables ; puis, revenant à son humeur ordinaire, il se refusa à tout ce que lui demandaient les deux négociateurs, qu’une telle conduite devait, à ce qu’il semble, tenir plus unis que jamais. Cependant tout à coup lord Howden, sans donner le moindre avertissement à son collègue, autorise le commandant des forces anglaises dans la Plata à lever le blocus de Buenos-Ayres. Un pareil procédé, qu’à coup sûr il était permis de ne pas prévoir, a surpris vivement M. Walewski, qui néanmoins a maintenu avec calme et fermeté le blocus de la part de la France. Quand la nouvelle de l’étrange conduite de lord Howden est arrivée à Londres, lord Palmerston s’en est montré aussi étonné que personne, et il aurait dit, assure-t-on, à notre ambassadeur, M. le duc de Broglie, qu’il n’y comprenait rien. Il est difficile cependant d’attribuer à une excentricité individuelle la détermination de l’agent anglais. Il était sans doute dans les instructions de lord Howden de saisir la première occasion qui lui paraîtrait favorable pour se retirer de la négociation entamée, rompre tout concert avec le représentant de la France et nous laisser ainsi dans l’isolement. Peut-être toutefois lord Palmerston ne s’imaginait-il pas que son agent exécuterait ses ordres avec tant de brusquerie. Quoi qu’il en soit, le fond reste le même. C’est toujours, de la part de lord Palmerston, la passion d’isoler la France dans toutes les questions, dans les plus grandes comme dans celles de moindre importance. Est-ce donc là la politique d’un défenseur des véritables intérêts de l’Angleterre ? Non, c’est plutôt une politique personnelle procédant par de capricieuses saillies.

Il est, au reste, un résultat auquel arrive lord Palmerston : c’est de tenir l’Europe en éveil. On se demande chaque matin ce que fera cet impétueux ministre. Il y a eu des époques où l’Europe, avec plus ou moins de raison, reprochait à la France de déployer une activité plus bruyante que féconde ; aujourd’hui c’est lord Palmerston qui est en possession d’occuper l’Europe. On le représente comme tout-puissant sur les points les plus opposés : à Madrid, où nous doutons cependant que la juste susceptibilité du caractère espagnol accepte long-temps la dictature de l’influence anglaise ; à Athènes, où nous espérons que l’habile énergie de M. Coletti triomphera des difficultés de tout genre que lui suscite la diplomatie britannique. Quoi qu’il en soit, l’allure de la politique anglaise en Europe a quelque chose de dominateur, tandis que l’attitude de la France est surtout prudente et réservée. Sans attribuer à ces apparences plus de valeur qu’elles ne méritent, nous ne voudrions pas que le contraste fût poussé trop loin. Nous avons foi plus que personne dans la puissance de notre pays : la France, quand elle le veut, sait, par des actions aussi rapides qu’éclatantes, étonner l’Europe. Il n’y a pas trois ans que la campagne du Maroc faisait briller sur notre armée d’Afrique un éclat qui rappelait l’Égypte et Héliopolis, et quoique Abd-el-Kader n’ait pas fait dans les états d’Abderrhaman tous les progrès dont on a parlé en ces derniers jours, nos soldats pourront encore, de ce côté, trouver matière à de brillantes expéditions. La France ne s’est pas affaiblie au sein de la paix : elle a grandi par elle ; c’est ce que ne sauraient avoir trop en mémoire ceux qui parlent en son nom.

Ces sentimens nous sont inspirés par les impressions que nous ont paru rapporter de l’étranger des voyageurs et des hommes politiques. Depuis que les chemins de fer et la navigation à vapeur ont mis Spa, Aix-la-Chapelle, Ems, Hombourg, Bade, Wiesbaden, à moins de deux journées de Paris, de Londres ou de Berlin, malade ou non, tout ce qui a besoin de repos ou de distraction va prendre les eaux. La causerie spirituelle, qui faisait autrefois le charme et la gloire des salons de Paris, semble s’être réfugiée autour de chacune de ces sources ; la fantaisie du voyage disperse ou réunit sur leurs bords ce qu’il y a de plus distingué et de mieux renseigné dans vingt capitales grandes ou petites ; les salons y sont des promenades ; la gêne et l’étiquette en sont bannies ; on met en commun dans la conversation les anecdotes, les opinions, les préjugés, les passions de toutes les parties de l’Europe ; la liberté la plus complète règne dans ces réunions, où les sujets des princes absolus se dédommagent du silence auquel ils sont condamnés chez eux. On a dit que la révolution française s’était préparée dans les petits soupers du règne de Louis XV : elle a fait à travers le monde trop de chemin pour que les rapprochemens qui s’opèrent à Ems ou à Spa soient aujourd’hui fort nécessaires à sa marche. Qui pourrait cependant nier que des communications amicales entre des hommes de pays différens, dont beaucoup ont abordé les grandes affaires ou sont destinés à les diriger un jour, ne doivent porter quelques fruits ? Des réunions d’où chacun revient guéri de quelque préjugé, avec quelque relation nouée à l’étranger, où l’expérience des uns modère les espérances et les illusions des autres, de pareilles réunions, se reproduisant d’année en année, ne peuvent manquer d’exercer une certaine influence en Europe. Combien, dans les temps passés, n’a-t-on pas vu de négociations échouer ou réussir par suite de circonstances bien plus frivoles ! Et malgré ses.prétentions à la logique, le temps qui court verra encore bien de grands événemens déterminés par de petites causes. Que dit-on de nous hors de France dans ces réunions, dans ces congrès sans pouvoirs, mais non pas sans influence ? La France et son gouvernement sont, particulièrement en Hollande, en Prusse, en Belgique et dans les petits états de l’Allemagne, l’objet de dispositions bienveillantes. La confiance en la sagesse du roi Louis-Philippe est grande, on est convaincu que, lui présent, bien des orages seront conjurés ; mais on craint que les embarras qui peuvent assaillir son règne ne soient ajournés plutôt que résolus, on s’étonne que, lorsque tous les partis et toutes les ambitions qui s’agitent en Europe semblent s’être donné rendez-vous pour le lendemain d’un événement fatal, on laisse accumuler des difficultés qui menacent d’être inextricables pour ses successeurs. Les circonstances actuelles même commencent à exciter d’assez vives appréhensions. De bien des côtés, on aperçoit, dans les craintes de ceux dont nous avons les sympathies, aussi bien que dans l’attitude de nos ennemis secrets, des symptômes inquiétans pour notre influence. Amis et adversaires calculent les conséquences de notre situation financière. Ils remarquent que nous sommes arrivés à une dette flottante de 800 millions. Une nation chargée d’un pareil poids a-t-elle la liberté de ses mouvemens ? L’opinion qu’il nous faut absolument la paix, et que nous aurions peine à supporter le fardeau de la guerre, se propage dans les cabinets étrangers ; elle intimide nos alliés naturels ; elle enhardit nos adversaires. Il y a sans doute dans ces appréciations recueillies à l’étranger beaucoup d’exagération. Si nous les reproduisons, c’est que nous croyons que notre gouvernement peut, avec des résolutions fermes et éclairées, si ce n’est fermer immédiatement les plaies de nos finances, au moins les circonscrire, et assigner, en la rapprochant, l’époque où nos dépenses seront réduites au niveau de nos recettes. Il n’en faudrait pas davantage pour donner à l’Europe l’opinion qu’elle doit avoir de nous.

Nous appliquerions volontiers à la situation intérieure ce que nous venons de dire au sujet de notre politique étrangère : c’est qu’il faut se préoccuper non-seulement du fond des choses, mais des impressions que les événemens et les faits produisent sur les esprits. Il faut sans doute faire la part de l’imagination dans l’espèce de malaise moral auquel on dit le pays en proie ; mais il y a aussi de nobles sentimens que de tristes écarts ont vivement froissés. Le gouvernement doit donner une attention sérieuse aux questions positives qu’il a à résoudre dans l’intervalle des sessions ; il ne doit pas oublier le remaniement du budget, dont la réduction de l’impôt du sel sera la cause principale ; il doit songer à toutes les questions qui seront portées devant les chambres, aux solutions qu’il veut soutenir, à celles qu’il est résolu de combattre. Il faut aussi qu’il étudie attentivement l’opinion telle qu’elle se reflète dans des manifestations régulières, comme les délibérations des conseils-généraux. L’an dernier, sept conseils-généraux avaient demandé la réforme électorale ; aujourd’hui il y en a dix qui ont émis ce vœu. La différence est minime ; pourtant c’est un symptôme. Distinguer les véritables sentimens de la majorité du pays d’avec les exagérations de l’esprit de parti, c’est pour le gouvernement le meilleur moyen de répondre aux reproches de ses adversaires.

En Belgique, le nouveau ministère s’asseoit au milieu d’une situation dont ses amis diminuent peut-être les difficultés, comme ses ennemis se plaisent à en exagérer les faiblesses. S’il fallait croire les partisans vaincus du ministère catholique, les élections qui l’ont renversé seraient le produit de la conjuration la plus impudente au moyen de laquelle la presse et les clubs aient jamais faussé l’opinion publique ; le cabinet de M. de Theux, accusé par des ingrats, justifié par ses œuvres, n’aurait maintenant qu’à monter au Capitole. Il est malheureusement très probable qu’on l’y laisserait monter tout seul, et les électeurs qui renomment avec d’immenses majorités les ministres soumis à leurs suffrages par l’acceptation même de leur charge ne semblent pas encore décidés à s’apercevoir qu’on les ait mystifiés. Il y a certainement dans cette obstination de quoi scandaliser les pieux apologistes qui entreprennent d’une façon si désintéressée ces panégyriques posthumes ; mais c’est pousser les choses un peu loin que de voir, comme certains d’entre eux, la tradition des jacobins et de la montagne dans le mouvement électoral du 8 juin, dans cette victoire si parfaitement constitutionnelle et légale. N’est-il pas au contraire bien remarquable qu’un succès si décisif ait été remporté sans le concours de ce groupe extrême des ultra-libéraux, dont les prétentions exagérées avaient justement, à la fin de l’année dernière, provoqué la dissolution de l’alliance, et contraint M. Verhaegen lui-même à les quitter pour former avec les modérés une association qui ne fût pas républicaine ?

Il va sans dire qu’aux yeux de ces critiques pressés le ministère à peine installé a déjà mérité les plus durs reproches ; il était cependant difficile pour lui de s’attendre à ceux qu’il reçoit. Son premier acte est de promettre toute sa sollicitude aux Flandres et de rassembler leurs conseils provinciaux, afin d’éclairer plus vite et avec plus de lumière leur triste position ; on l’accuse de rejeter ainsi la responsabilité qu’il s’est vanté de prendre et de n’avoir point déjà guéri par ordonnance toute cette masse d’anciennes misères. Il écarte un certain nombre de fonctionnaires, des diplomates, des généraux, des gouverneurs de province, et même des commissaires de district. Il ose plus, et dans d’autres circonstances ce serait en vérité aller loin, il demande à tous ses employés une adhésion formelle au programme qu’il a publié. On compare ces procédés un peu vifs aux exécutions administratives du régime hollandais de 1829 ; il serait plus juste de ne point les condamner sans les avoir expliqués. Le parti catholique a progressivement et sans bruit envahi toutes les places, comme il avait envahi toutes les issues du corps électoral ; il règne, à proprement parler, dans les fonctions publiques, sans presque aucune interruption depuis 1835, et M. de Theux, il y a bien peu de mois encore, à la veille de sa chute, distribuait à grand bruit dans son camp les plus hauts emplois du gouvernement, comme pour créer à ses successeurs, déjà publiquement désignés, ou l’embarras de garder des ennemis à leur service, ou l’embarras de les frapper par d’éclatantes destitutions.

Des deux inconvéniens, M. Rogier a choisi le dernier, parce qu’il pensait sans doute que c’était le moindre. L’opinion était si bien du même avis là-dessus, que les victimes elles-mêmes, chargées de la faveur d’un cabinet mourant, n’y pouvaient voir que la promesse d’une très prochaine disgrace. Il est vrai qu’il se trouve à présent des journaux en Belgique pour déclarer que le ministère de M. de Theux était complètement indépendant des influences cléricales ; la domination des évêques n’a jamais été qu’un fantôme, et les évêques, dit-on, se plaignaient de ne rien obtenir de M. de Theux ! Que pouvaient-ils donc lui demander ? On doit connaître maintenant par une expérience à peu près universelle d’où vient et où va cette tactique savante, qui consiste à se faire petit lorsqu’on a trop ou trop tôt montré qu’on était grand.

Ce n’est point cette polémique rétrospective qui doit beaucoup troubler le ministère de M. Roder ; nous lui voyons de plus sérieux ennuis. Il faut d’abord qu’il marche en s’appuyant sur deux ordres d’auxiliaires qui ne s’accorderont jamais facilement, en combattant deux ordres d’ennemis qui s’associeront toujours volontiers malgré leur dissidence. M. Rogier, doctrinaire par ses antécédens et ses convictions, ne peut plus aujourd’hui se dispenser de fraterniser avec les hommes et de s’accommoder avec les exigences des libéraux plus avancés que lui. C’est l’ardente propagande de cette fraction considérable qui a déterminé la révolution accomplie dans le corps électoral de la Belgique ; issu de cette révolution, le nouveau ministère ne saurait en méconnaître le caractère et la portée. D’un autre côté, si le parti ultra-libéral est pour lui un élément essentiel de gouvernement, il ne saurait non plus se passer du sénat, et ce sera toujours un arrangement bien malaisé que de réunir dans une communauté durable les hommes ou les idées de ce libéralisme énergique et les préjugés ou les rancunes d’une aristocratie de grands propriétaires qui paient un cens d’éligibilité de mille florins. En même temps, s’il accepte jusqu’aux ultra-libéraux, il repousse, avec la décision de son caractère, les radicaux dont tous les hommes de sens et de gouvernement se sont séparés l’année dernière en sortant de l’alliance, les jeunes libéraux, comme s’appellent aujourd’hui les derniers débris du républicanisme de 1830. Il vient même de leur jeter le gant, en nommant à des fonctions publiques deux des membres de l’ancienne alliance qui ont contribué le plus résolûment à la faire dissoudre. C’est ainsi qu’il répond aux provocations arrogantes de ce parti violent comme tous les partis sans espoir.

Une feuille wallone écrivait dernièrement : « Que le ministère Rogier n’oublie pas qu’il est sorti des clubs ; s’il l’oublie, les clubs l’en feront souvenir. » Nous croyons que les clubs se vantent ; mais l’agitation qu’ils peuvent répandre dans les étages inférieurs du système politique aurait certainement de graves inconvéniens, si le radicalisme politique se joignait aux menées du radicalisme catholique, ce dont on ne peut guère douter quand on connaît les expédiens ordinaires du clergé belge.

Le problème économique, la politique d’affaires, se présente à son tour dans des conjonctures particulièrement difficiles, et ici nous ne pouvons nous empêcher de regretter la position qu’a prise depuis long-temps le parti libéral. M. Rogier fait appel aux conseils provinciaux des Flandres, et leur demande avis sur les moyens de subvenir à la détresse de ce malheureux pays. Que répondra-t-il, si les conseils lui proposent l’union douanière ? Ses journaux du moins n’ont pas encore répondu à ceux qui ont déjà risqué la question au souvenir du mouvement unioniste qui souleva les Flandres l’année dernière. La question cependant est nettement posée. Les Flandres sont affamées parce que la population y surabonde, et parce que cette population surabondante, vivant uniquement du tissage de la toile, travaille encore à la main dans toutes les conditions désavantageuses de la petite industrie, au lieu de s’attacher aux mille métiers des grandes fabriques de l’industrie moderne. C’est le même homme qui produit son lin, qui le file, qui le tisse et qui porte sa toile au marché. Avec cette aveugle distribution du temps et des forces, comment résister à la concurrence universelle des machines de Manchester ? On essaie bien aujourd’hui de fonder dans les Flandres un système mixte : on file à la mécanique et l’on donne le fil au tisserand pour le tisser chez lui ; mais, toutes ces transformations s’opérant lentement, la faim n’attend pas. La production, si imparfaits qu’en soient les moyens, s’entasse au lieu de s’écouler, parce que les débouchés transatlantiques ne veulent point préférer le commerce belge au commerce des grands états européens, parce que les débouchés les plus proches, les débouchés français, sont fermés par une protection implacable. Le plus court est encore d’ouvrir cette barrière si voisine par l’abolition complète et réciproque des lignes de douane. Ce fut là le cri des Flandres au milieu des angoisses produites par les calamités qui frappèrent tous les fruits de la terre en 1845 et en 1846. Or, le parti libéral a violemment accusé le ministère catholique de pencher à satisfaire ainsi les Flamands ; il lui a fait un crime de cette imputation en se prononçant lui-même contre toutes les tentatives unionistes. Servi, on doit le dire, par l’aveugle obstination avec laquelle on repoussait chez nous les mêmes idées commerciales, il s’est rejeté plus que jamais sur les préjugés de la nationalité belge comme sur une arme défensive, en oubliant que cette arme avait été long-temps aux mains de ses adversaires. Il a commis une plus haute imprudence : en haine de l’union douanière, il a couvert d’une protection marquée la propagande aventureuse des libres échangistes, et il accueille maintenant avec une faveur très significative le congrès des économistes qui va s’ouvrir à Bruxelles. Appeler sur la Belgique tous les produits du monde industriel pour n’y point appeler seulement ceux de la France, le remède en vérité serait pire que le mal, et nous voulons penser que M. Rogier ne prendra pas aux discours qui vont se débiter ces jours-ci, sous le patronage de M. de Brouckère, plus d’intérêt que n’en méritent de pures théories. Encore cependant faudra-t-il qu’il avise. Le défrichement de la Campine, la colonie de Guatemala, ne suffiront pas plus au ministère libéral qu’ils n’ont suffi au ministère catholique pour vider le trop plein de la population flamande. L’agitation unioniste, qui était déjà exploitée par le parti catholique, quand il était au pouvoir, lui serait bien plus utile encore dans l’opposition. M. Rogier doit y prendre garde : quand tous les vaisseaux du Zollverein circuleraient dans le port d’Anvers, quand Anvers se relierait au Rhin par une navigation plus active sur l’Escaut, il aurait beaucoup fait pour la Prusse, mais très peu pour le pays wallon, et rien pour les Flandres. Nous espérons que le nouveau cabinet belge trouvera pour se défendre contre les instances des partisans de l’union douanière avec la France un meilleur argument que l’union prussienne.


HISTOIRE DE LA LITTÉRATURE HINDOUI ET HINDOUSTANI, par M. Garcin de Tassy, membre de l’Institut[1]. — Bien que dirigées par des hommes éminens, par des esprits d’élite, les études orientales exercent une bien faible attraction, il faut l’avouer, sur notre jeunesse distraite et ambitieuse ; le maître reste, mais l’élève devient de plus en plus rare. Ces études cependant marchent toujours, étant de celles qui n’ont pas besoin pour s’alimenter de la faveur du public. Depuis le Bosphore jusqu’au golfe de Tartane, elles s’avancent, soulevant le voile qui pèse sur les siècles passés, exhumant les débris des cultes anciens, cueillant à travers les écrits des nations primitives les fleurs d’une littérature à demi sauvage et colossale dans ses productions. Chemin faisant, elles ramènent à l’unité les nations dispersées, simplifient les langues que les siècles ont divisées et rendues méconnaissables, déchiffrent enfin sur des bas-reliefs ensevelis depuis vingt siècles, autour de ces personnages mystérieux tout empreints du caractère de la puissance et de la domination, les grands noms de Sésostris, d’Alexandre et de Darius. Ce sont là des travaux qui seront appréciés un jour, il faut l’espérer ; la monographie d’un peuple ou d’une littérature vaut peut-être celle d’une plante ou d’un insecte. Toutes les langues de l’Orient, il est vrai, ne conduisent pas aux découvertes : les unes sont parfaitement homogènes ; aucun élément étranger ne se mêle à leurs radicaux, et, sans avoir rien reçu des idiomes voisins, elles leur ont au contraire tout donné ; les autres, moins pures, ont puisé à des sources diverses, souvent même opposées. La lutte de deux religions sur un même sol a produit ces langages hybrides que le temps a consacrés. C’est, à vrai dire, l’histoire de nos langues du midi de l’Europe, païennes à leur origine et renouvelées par l’influence du christianisme, auquel elles doivent les premiers monumens de leur littérature. Ce qui se passa en Europe après la chute de l’empire romain se produisit aussi dans l’Inde, quand les provinces se dégagèrent, vers le Xe siècle, de l’obéissance à un roi suprême. Dans des principautés indépendantes, il se forma des dialectes ; l’unité brahmanique ébranlée donna naissance à des sectes qui fixèrent ces patois et les élevèrent au rang d’idiomes en les choisissant pour expression de leurs croyances ; puis vint l’islamisme, qui apporta dans ces vastes pays un élément nouveau, d’où naquit aussi une littérature particulière. L’Histoire de la Littérature hindoui et hindoustani, par M. Garcin de Tassy, présente un tableau complet des productions du génie indien aux diverses époques de ses transformations. Le premier volume contient une biographie plus ou moins détaillée d’environ huit cents écrivains, qui ont acquis dans les provinces de l’Inde, soit parmi les fidèles sectateurs de Brahma, soit parmi les adeptes des sectes dissidentes, soit enfin parmi les amateurs de poésie, une réputation immense, un grand renom de sainteté, ou une certaine gloire littéraire.

Dans le second volume, qui vient de paraître, sont analysées, traduites en entier ou par extraits, les productions les plus importantes de ces trois écoles. En première ligne vient le Bhakta-Mâla, du célèbre réformateur Kabir, auquel on attribue la rédaction de plus de vingt ouvrages mystiques et dogmatiques. Ce pieux personnage, repoussant l’idolâtrie de toutes ses forces, aspirait à l’unité de Dieu, qu’ont cherchée souvent dans l’Inde les hautes intelligences fatiguées du polythéisme. Kabir a déclaré que les pratiques sans la foi n’étaient pas véritablement des œuvres méritoires ; il a rejeté les sacrifices, les austérités, les aumônes expiatoires, ou du moins il a subordonné ces manifestations extérieures à l’étude de Dieu en lui-même, tournant ainsi le dos au brahmanisme, rompant avec la tradition pour se rapprocher de l’islamisme. Avant le Bhakta-Mâla, qui appartient à la fin du XVe siècle, se place dans l’ordre des temps le Prém-Sâgar de Lallû-ji-lâl ; c’est l’histoire particulière de Krichna considéré comme incarnation de Vichnou, mais détrônant le culte terrible et inexorable de l’Inde ancienne pour y substituer des croyances à la fois plus tendres, plus sensuelles et plus charitables. Autour du mythe de Krichna se développent les plus fraîches légendes ; on reconnaît le personnage populaire, aux aventures multipliées, que les artistes hindous se sont plu à représenter dans toutes les phases de sa vie sur les piliers des reposoirs, sur les parvis des temples, sur les chars destinés aux processions des idoles. Krichna, se mêlant aux bergers dont il est le héros, donne le signal de chants érotiques moins raffinés que ceux des Grecs et tout empreints du sentiment de la nature puissante qui subjugue l’imagination des Hindous ; il rappelle à la vie la caste opprimée des cultivateurs, en les excitant à jouir des douceurs d’un climat bienfaisant, des simples productions d’un sol infatigable. Il porte la lyre comme Apollon et le thyrse comme Bacchus ; comme Hercule il a de grands travaux à accomplir avant d’arriver à la gloire impérissable. Ajoutons que ce dieu, rapetissé par la fantaisie d’un peuple païen aux proportions d’un héros voluptueux, naît comme le Christ dans une humble condition, où il reçoit d’abord l’adoration des bergers ; que toute la création tressaille de joie à son apparition dans le monde qu’il doit sauver, et que, poursuivi par les puissances de la terre, il est réduit à chercher un asile hors de son pays natal : singulières circonstances qui frappent les esprits attentifs et les portent à se rendre compte des rapprochemens possibles entre le christianisme et une réforme qui date seulement du Ve siècle de notre ère !

À la suite de ces ouvrages d’une haute importance, on trouve des contes, des récits sous forme d’apologues, puisés à la source commune de la sagesse des nations ; puis des descriptions de l’Inde, avec ses monumens de toutes les époques et de toutes les religions ; enfin des satires : Sandâ, Mîr-Taqui, Jurat, et d’autres poètes animés d’une verve ardente, ont stigmatisé la mauvaise administration et les vices de la société hindoue et musulmane. On devine que leurs vers offrent une peinture aussi vive que piquante de la vie publique et privée de leur pays ; ils s’attaquent à tout, à un radja, au préfet de police de Dehli, à l’avare, au menteur, au médecin, aux saisons mêmes. Toute proportion gardée, il est permis de dire qu’ils se maintiennent entre Juvénal et Horace, tempérant par la grace de celui-ci l’âcreté mordante de celui-là. Ces écrivains commandent le bataillon innombrable des poetœ minores qui ont laissé une foule de productions charmantes, odes et élégies, poèmes et romans en vers, stances et chansons. Dans cette littérature de second ordre se placent les morceaux achevés, purement d’art, tels que la renaissance les a ressuscités chez nous. La poésie intime, négligée par le brahmanisme, se fit jour à la faveur d’un régime moins théocratique ; le règne des princes musulmans la développa, et, comme la fleur odorante qui s’épanouit sur les créneaux de la vieille tour, elle couronna l’édifice d’une société entée sur des ruines. Malheureusement ce genre de poésie, qui consiste dans la finesse du tour, dans la justesse de l’expression et la vivacité de l’image, perd beaucoup à la traduction. Le goût non plus n’est pas le même en tous pays ; il se peut donc que ces productions légères plaisent surtout à ceux qui les lisent dans le texte original. Cependant, parmi celles qui terminent ce volume, il en est qui trouveront grace devant les esprits les plus prévenus, telles que les Quatre Saisons, de Jawân, la Halte de Faquirs, de Mîr-Haçan, et la Marchande du tombeau de Cutb, de Faïz. Un troisième volume doit compléter le tableau de la littérature hindoui et hindoustani présenté sous tous ses aspects par le professeur qui, le premier en France, s’est occupé de l’Inde moderne depuis son moyen-âge jusqu’à nos jours. Quand cet ouvrage aura paru en entier, nous l’examinerons dans son ensemble ; si le comité des traductions orientales de la Grande-Bretagne et de l’Irlande l’a fait imprimer sous ses auspices, c’est au moins un devoir pour nous de le connaître et de l’apprécier.


  1. Un gros volume in-8o, chez Benjamin Duprat, 7, rue du Cloître-Saint-Benoît.