Chronique de la quinzaine - 14 novembre 1848

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Chronique no 398
14 novembre 1848


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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14 novembre 1848.

Le National nous raillait l’autre jour de l’air le plus galant du monde. Comment, nous disait-il, comment peut-il arriver que vous soyez si chagrins quand nous sommes si contens, et n’est-ce pas à la fin ridicule de vous obstiner dans vos tristesses, quand nous faisons de notre mieux pour vous tenir en joie ? L’homme de la Revue vraiment est né d’humeur mélancolique et maussade ! Nous ne nous étonnons pas de voir toujours tant de gaieté chez les gens de M. Marrast ; ils devraient seulement y mettre un peu de pudeur : on sait bien que ce n’est pas eux qui paient les violons. Le National s’appelait autrefois Armand Carrel : celui-là était un esprit sérieux qui n’avait d’illusions sur rien, pas même sur la valeur de son parti. Puis est venu M. Armand Marrast, un esprit médiocrement nourri, mais suffisamment alerte, qui a gambadé pas mal d’années autour du même article avec la même grace universitaire et charivaresque. On prétend maintenant que c’était là du pur atticisme, et l’on espère loger cet athénien à l’académie. Évidemment, on le juge par comparaison avec ses successeurs. Ceux, en effet, qui l’ont remplacé lui ont gâté son journal sous le poids de leur gauche et lourde éloquence. Il eût été mieux de le supprimer tout de suite en faisant de la rédaction en masse des ambassadeurs et des préfets que d’y laisser ainsi des sous-ordres compromettre leurs chefs de file. La petite église des républicains de la veille s’est trouvée, de la sorte, cruellement desservie par l’impuissance prétentieuse de son unique organe ; n’ayant plus ni rhétorique ni paillettes pour dissimuler sa pauvreté, elle a été obligée de se montrer au naturel, et le spectacle qu’elle a donné d’elle-même par cette candeur involontaire n’était pas propre à séduire. La coterie qui grimpait au Capitole avait chargé ses écrivains de l’arrière-ban d’expliquer au pays qu’elle était à elle seule l’alpha et l’oméga, la loi et les prophètes, la république incarnée ; le pays les a pris au mot, tant ils s’acquittaient bien de leur tâche ; le pays n’a pas douté de l’incarnation, mais l’établissement ainsi personnifié lui a semblé de si mauvaise mine, qu’il a douté de l’établissement. Quels griefs n’aurions-nous pas contre le National et tous les siens, si nous étions de plus grands républicains que nous ne sommes !

Nous ne sommes pas très anciens dans l’amour de la république, mais nous sommes vieux dans l’amour de notre patrie, et quant à nous, c’est à ce titre-là que nous demandons compte aux pédagogues du National de toutes les chances désastreuses amassées sur l’horizon par leurs velléités de dictature. « Nous voulons une gouverne, crie-t-on dans les campagnes ; la république n’a pas encore son roi, nous allons lui en apporter un, » et l’on revient ainsi à l’idée monarchique par une route vis-à-vis de laquelle nous ne pouvons cacher ni nos appréhensions ni nos déplaisirs. Est-ce donc que la France ait absolument besoin de risquer tout pour se venger du « coup de balai de février, » comme parle M. Proudhon ? ou bien est-ce donc qu’elle ait une peur désordonnée de ces folies qui ne cessent de gronder en bas ? De tout cela, sans doute, il y a beaucoup dans cet entraînement ou plutôt dans cet écart qu’elle subit au moins autant qu’elle s’y livre ; mais, rancune ou frayeur à part, il y a quelque chose aussi qui la pousse à l’extrême, c’est l’ennui du National. L’ennui, le dégoût, vous gagnent à entendre ces hommes, que l’expérience aurait dû si cruellement désabuser, se vanter encore maintenant de vous avoir affranchis et sauvés. On est excédé de leur optimisme ; on ne leur pardonne pas de se croire si forts quand on les sent si faibles, et la fatuité de leur politique vous irrite assez pour ne leur épargner aucune leçon. Nous rendons cette justice au général Cavaignac, qu’il s’est efforcé de bonne foi de remettre à sa place ce cénacle de médiocrités ; mais il en a gardé dans ses alentours je ne sais quelle ombre malfaisante qui plane sur sa tête et obscurcit sa conduite. Il ne s’est point encore assez nettement séparé de cette petite faction, qui, à moitié bourgeoise, voudrait paraître à moitié socialiste pour avoir une raison d’être et s’appliquer une physionomie. Un jour il accepte M. Dufaure, le lendemain il retourne jusqu’à M. Recurt. La circulaire qu’il publiait hier est pleine de nobles sentimens et d’intentions excellentes ; par malheur, il est impossible d’y reconnaître si la république date pour lui du 4 mai ou du 24 février. La république du pays n’est née que le 4 mai ; le président de cette république-là n’a pas le droit de remonter plus haut, sous prétexte de chercher une meilleure origine. Lorsque le général Cavaignac aura dit plus explicitement qu’il se contente lui-même de l’origine à laquelle l’immense majorité veut s’en tenir, il aura beaucoup relevé sa candidature. Le bon moyen de la perdre, ce serait d’admettre encore une légitimité républicaine fondée sur l’acclamation du pays, en dehors de son adhésion régulière et légale. C’était ainsi que le roi Louis XVIII déclarait qu’il était rappelé par l’amour de ses peuples. L’amour et l’acclamation des peuples, voilà l’éternel argument dont on se prévaut quand on a l’ambition d’octroyer une charte, au lieu de la consentir. Le tort du National, c’est de prétendre octroyer quoi que ce soit à la France, n’étant que ce qu’il est.

Voyez combien ce tort est funeste et comme nous payons cher cette fantaisie présomptueuse. En haine du culte qu’on tâchait de lui imposer pour une légitimité républicaine, la nation se rejette vers la plus désespérée de ses légitimités dynastiques. On a pris un Bonaparte comme on était censé devoir prendre la république, par instinct et par élan. Il semble qu’on veuille se dédommager de l’enthousiasme que les vainqueurs de février exigeaient pour leur chef-d’œuvre, en s’enthousiasmant pour un nom dont tout le mérite est la négation de février. Février nous a valu le suffrage universel : le suffrage universel répond à ses auteurs par un grand coup porté contre leur édifice. Le sentiment monarchique, aux prises avec les institutions nouvelles, s’empare de leur mécanisme pour revendiquer une satisfaction ; c’est le mouvement spontané des masses qui jette un neveu d’empereur au sommet d’une république.

Ce mouvement était-il invincible et fallait-il le détourner, même au risque de l’amoindrir, quand il aboutissait à l’invention d’une candidature aussi étrange et, sous tous les rapports, aussi peu raisonnable ? La question regardait naturellement ce grand parti modéré, qui ne saurait renoncer à ses souvenirs tant que la république ne sera pas devenue sienne. La question ainsi posée, beaucoup dans ce parti, et des plus illustres, beaucoup ont cru qu’il ne leur appartenait point de se placer entre la république et la Providence, qui paraissait la châtier ; ils ont été plus loin, ils ont pris ouvertement parti pour la Providence, sans s’effrayer de ce qu’elle se présentât ici sous le masque de M. Louis Napoléon. Nous, et beaucoup encore dont le nombre ira peut-être bientôt en croissant, nous ne sommes pas aussi braves, et, puisque la Providence a le caprice de se déguiser si bien, nous voulons qu’elle nous pousse assez fort pour nous obliger à la reconnaître sans que nous ayons à lutter contre d’insurmontables scrupules. Lorsque les voies par où elle passe sont si extraordinaires, qu’on puisse douter qu’elle les suive, elle ne peut pas nous condamner à les préparer. Nous avons dit toute notre opinion, il y a quinze jours : cette opinion n’a point changé. Nous avons le regret de penser là-dessus autrement que des personnes dont nous respectons profondément la parole ; mais il nous est impossible d’accepter un mot d’ordre qui n’a point d’écho dans notre conscience.

Bien d’autres avec nous s’alarment de cet inconnu sans fond où l’on ne craint point de se lancer à la suite de la multitude. Le prince Louis, c’est l’inconnu, et ses auxiliaires s’en vantent, nous parlons des sages, de ceux qui ne l’appellent point ou l’avenir, ou l’histoire, ou l’envoyé de Dieu. — On connaît trop le reste ; nommons celui-là, puisqu’on ne le connaît pas. — Ce raisonnement n’a qu’un malheur, c’est qu’il est à double tranchant. Nous visitions ces jours-ci un club démocratique et social, où, par-devant le commissaire de police, on s’engageait à loger une balle dans la cervelle de celui qui voudrait restaurer la royauté ; à celui-là on ne donnait que trois jours de répit. C’était à propos des candidatures. Quant au général Cavaignac, on le connaissait assez pour ne pas plus le discuter qu’on ne discutait ou Thiers ou Bugeaud ; mais le prince Louis, au dire de ces messieurs, méritait plus d’honneur, vu qu’on ne le connaissait pas, et qu’il se pouvait bien qu’il fût socialiste, puisqu’il avait un secret pour l’extinction du paupérisme. Le secret se trouve, en effet, tout au long dans un petit in-32, qui n’est plus aujourd’hui annoncé sur les affiches électorales du libraire, de M. Louis Bonaparte, mais qui n’en avait pas moins, au mois de septembre, atteint sa quatrième édition. Le secret consiste à racheter aux frais de l’état le quart de la France agricole pour en faire le domaine commun d’une association de 25 millions de prolétaires. Il n’y a plus que ce moyen, selon l’auteur, d’échapper « à la féodalité de l’argent dans un monde égoïste, où la classe ouvrière est comme un peuple d’ilotes dans un peuple de sybarites. » Ce langage ressemble à s’y méprendre au langage des banquets et des clubs. De bonne foi, le prince qui le parle n’est pas même tout-à-fait l’inconnu, et, sans tirer de là d’autre induction, nous pouvons tout au moins affirmer qu’il ne saurait être l’expression très spéciale et très déterminée du parti modéré.

Nous sommes de ce parti ; notre pensée, notre cœur, lui appartiennent ; nous croyons qu’il n’y a rien de sérieux et de vrai en France hors de lui : aussi sommes-nous toujours affligés quand nous le voyons se rallier sous un drapeau d’emprunt, au lieu d’arborer le sien, comme s’il était embarrassé lui-même d’en avoir un, ou comme si les mains lui manquaient pour porter celui qu’il a. Cette extrême modestie lui sied mal et ne lui réussit guère. Ainsi, lors des élections de septembre, il a manqué sa campagne en essayant de se fusionner avec la minorité des républicains de naissance, et le voilà maintenant qui est sommé d’aller se perdre sans réserve dans l’impulsion irréfléchie des masses. Encore une fois, le prince Louis ne lui plait pas ; il ne le propose pas, il l’adopte, mais il l’adopte avant de lui faire des conditions, avant d’obtenir son programme, en laissant à sa candidature toutes les significations qu’il plait aux uns et aux autres de lui prêter, sans l’inviter à choisir lui-même entre toutes. Ne serait-ce pas encore l’histoire des banquets de la réforme qui ont donné plus qu’on n’en voulait tirer, parce qu’on s’attablait avec trop de monde ? Vive Napoléon ou vive la réforme ! n’est-ce pas tout un ? Vive le mystère ! vive le coup de dés ! Attrape qui peut !

Effrayés de ces incertitudes, nous aurions désiré que le parti modéré se mît d’accord sur un candidat qu’il pût avouer hautement et qui ne représentât que lui. C’est pour cela que nous avons été les premiers à porter le maréchal Bugeaud. Nous n’ignorions pas que l’on pouvait ainsi aider à la candidature du général Cavaignac en renvoyant à l’assemblée, par la division des suffrages, le choix définitif du président de la république ; mais d’abord il n’est pas infailliblement démontré qu’à l’aide d’une bonne volonté très active, la faveur des campagnes ne pût se déverser sur un candidat qui l’eût rassurée, au lieu de l’éblouir. Il n’est pas non plus démontré que les inconvéniens de la candidature impérialiste ne finissent point par choquer assez de gens pour en rejeter beaucoup du côté du général Cavaignac, et pour donner à sa position une influence qu’elle n’aurait point eue autrement. Enfin, quelles que soient les éventualités qui peuvent sortir d’une telle perturbation électorale, il était peut-être plus facile de s’approprier le présent qu’il n’est sage de jouer ainsi le tout pour le tout, en vue de l’avenir. Le général Cavaignac ne pouvait point se passer de l’assemblée nationale pas plus que l’assemblée ne pouvait éviter de se retremper dans le suffrage du pays. Exalté en sa qualité impériale par un vœu qu’il aura lieu de croire unanime, le prince Louis ne dépendra point d’une assemblée, quelle qu’elle soit. Nous sommes et nous restons trop sincères constitutionnels pour nous réjouir d’une situation aussi anormale : derrière la république qu’elle pourrait sans doute endommager, et que nous n’avons pas mission particulière de défendre, il y a le pays qui, au demeurant, supporterait les coups. Le prince est mauvais cocher, tout le monde en convient : tant mieux, s’écrie-t-on, il embourbera la voiture ! Grand merci ! nous sommes dedans !

Et cependant le maréchal Bugeaud se désiste d’une candidature qu’il savait très sérieuse. Nous avons des raisons de penser qu’on s’est, jusqu’à certain point, beaucoup pressé d’utiliser ce désistement, et nous sommes sûrs qu’il n’a ’été donné au profit de personne. Le maréchal n’a pas l’habitude des ambages ; il a dit tout bonnement à ceux qui le serraient de près pour avoir son renoncement « Cherchez ailleurs qui vaille mieux que moi ! » C’est un avis de mauvaise humeur et dont le ton sent un peu son terroir, nous en convenons volontiers ; toujours est-il qu’on n’a trouvé personne, puisqu’on met le prince Louis en avant. Frustrés jusqu’à nouvel ordre de toute représentation qui soit réellement propre au parti modéré, entre un candidat qui nous déplait et un candidat qu’il n’est point dans notre position de soutenir, nous attendons avec anxiété l’issue de cette gageure dans laquelle la France sert d’enjeu. Il peut s’accomplir de grands reviremens en trois semaines. Le général Cavaignac peut forcer les suffrages en prenant, plus haut encore qu’il ne l’a fait dans sa circulaire, les engagemens auxquels M. Thiers l’a convié. Le prince Louis peut perdre la faveur qui le pousse, par cette raison souveraine qu’elle le pousse déjà depuis trois mois. En tout cas, et quel que soit le vote du pays, il est maintenant très difficile que ce vote soit l’expression profonde et complète de ses sentimens les plus généraux ; il y mêlera trop de considérations étrangères à la personne de l’un ou de l’autre candidat. Son expression véritable se trouvera dans le renouvellement de l’assemblée. Nous nous gardons bien de désirer que celle-ci disparaisse devant le futur président sans achever les lois organiques ; mais nous avons hâte que ces lois soient terminées, que la présidence soit régulièrement assise sur le pouvoir législatif, que l’exécutif soit bientôt à même de fonctionner, pour que le pays se reconnaisse et se juge plus sûrement dans les mandataires auxquels une seconde fois il confiera le soin de le représenter.

Ainsi ce grand problème de la présidence pèse sur tous les esprits comme sur toutes les affaires, sur la situation à venir comme sur la situation présente. Stagnation à la Banque, baisse des valeurs à la Bourse, toute cette panique de l’argent n’a pas d’autre cause que l’émoi des chances ouvertes au pays par l’élection du 10 décembre. La constitution a été révisée, votée, promulguée ; tout ce travail parlementaire s’est accompli sous l’impression des dangers dont le président de la république pouvait menacer la charte républicaine. Tout à la fin de ce pénible enfantement, comme si la fragilité de l’œuvre apparaissait mieux maintenant qu’elle était à bout, nos législateurs ont multiplié les précautions pour empêcher qu’on ne la brise. M. Crémieux avait aboli le serment politique ; on a plus peur de l’ambition du président qu’on n’a d’admiration pour la grandeur d’ame de M. Crémieux. Le président jurera fidélité à la république et à la constitution. Pourquoi n’a-t-on pas ajouté que ce président ne serait jamais de la taille du fameux capitaine qui disait que le serment était une toile lâche à travers laquelle on passait toujours quand on était fort ? Le président ne pourra pas être remplacé par un membre de sa famille, fût-ce un cousin au sixième degré. Et si le pays se persuade qu’il aime la famille ? Enfin, si le président s’avise de dissoudre l’assemblée, c’est à l’assemblée que revient son pouvoir ; il est déchu de ses fonctions et mis de droit en jugement : reste à le tenir avant qu’il nous tienne. On comprend donc qu’il n’est pas si facile à la république de vivre avec son président, et il faut qu’après avoir cru détruire la tyrannie, on lui laisse encore bien des portes ouvertes pour qu’on ait besoin de tant de barrières. La tyrannie constitutionnelle avait du moins cela de bon, qu’elle ne réservait plus que des secondes places à l’appétit des ambitieux. L’effort, étant vers un but moins sublime, tirait moins à conséquence.

Pour M. Antony Thouret, il n’y allait point par tant de chemins et coupait court à toutes les craintes en supprimant la candidature qui les provoquait. Par un bel et bon amendement, il déclarait M. Louis Bonaparte hors de concours ; c’était une résolution héroïque qui venait in extremis. Le général Cavaignac ne pouvait manquer de se refuser au coup d’épaule qu’on lui donnait ; à la façon dont s’y prend M. Thouret, il y avait de quoi le renverser plutôt que le soutenir. Le général a soif de connaître l’opinion du pays ! Nous aurions désiré, pour notre compte et même aussi pour le sien, que cette soif fût moins ardente, et nous ne pouvons nous empêcher de pressentir une certaine fébrilité maladive dans cette impatience avec laquelle on a repoussé un provisoire de six mois, qui, par ce temps-ci, valait presque un siècle. Que de soucis on se fût épargnés de tous les côtés, en ajournant à un même délai l’élection du président et la réélection de l’assemblée nationale ! Du reste, il paraît que l’impatience du général Cavaignac gagne beaucoup les amis qu’il a dans l’assemblée ; ils sont aussi pressés que lui de savoir « où est la confiance du pays. » Il leur serait même assez agréable de la diriger un peu, et ils voudraient bien entrer en campagne. Nous ne les blâmerions pas d’un zèle très permis, s’ils ne sacrifiaient trop, dans cette occasion, le soin de la sécurité publique, dont ils sont investis par leur mandat, au service de sympathies particulières, que leur mandat ne recommande pas. Les sympathies particulières engageraient quantité de députés à retourner chez eux pour appuyer de leur présence la candidature de leur goût. La sécurité publique veut que l’assemblée reste au lieu de ses délibérations en nombre respectable, pour faire face à tout événement, et quel événement ne peut-on pas prévoir aujourd’hui ! D’abord, inspirée par cette sage appréhension, l’assemblée, saisie d’un projet spécial, avait décidé qu’elle ne se prorogerait pas ; mais, les convenances personnelles se mêlant aux intentions politiques, elle est revenue en fait sur le principe qu’elle avait adopté en droit, et, malgré l’opposition plus courageuse qu’habile de M. Lherbette, elle donne des congés par masse, si bien qu’on lui demande maintenant de réduire le quorum nécessaire à la validité de ses actes.

C’est devant cette assemblée ainsi diminuée que se discute le budget rectifié de 1848, et c’est un singulier spectacle de voir le comité des finances, armé du droit d’économie que la république s’est arrogé comme une vertu inhérente à sa nature, éplucher un budget de 1,800 millions pour y trouver 6 millions à rabattre. Les hommes spéciaux n’ont qu’à ouvrir la bouche pour établir qu’il n’y a point de réduction possible, à moins de vouloir désorganiser les services, et, quant aux réductions faites par les procédés arbitraires du gouvernement provisoire ou de ses plus directs imitateurs, on leur sait moins de gré du bénéfice qu’elles donnent qu’on ne leur en veut du désordre qu’elles causent. Il n’est personne cependant qui ne sente vivement la gravité de la situation financière. À moins d’accidens nouveaux d’ici à la fin de l’année, nous couvrons encore tant bien que mal l’exercice 1848 avec force emprunts et ressources extraordinaires. L’équilibre de 1849 est loin, malheureusement, d’être aussi probable, et, sans compter que cet exercice aura d’abord à supporter le déficit des 90 millions que nous couvrons cette année avec les 200 millions empruntés à la Banque, il a chance de se solder par des déficits plus considérables encore. Économisons donc de notre mieux, et M. Bineau ne s’y épargne pas, mais en pure perte. C’est à peine s’il peut rogner à tout hasard sur le budget de la monarchie. Les républicains de l’ancienne opposition et de la nouvelle dynastie avaient beau déclamer contre les prodigalités et les gros traitemens ; évidemment il n’y avait d’économie réelle à faire que sur l’argent que nous a coûté la république.

Ainsi, aurait-on été bien avancé de fixer à 1,600 fr. au lieu de 1,800 le traitement des juges de paix ? Le comité des finances, qui avait conseillé ce grand coup, n’a pas même pu le soutenir, et s’est tenu pour content d’avoir grapillé sur les appointemens des sommités judiciaires ; conseillers, juges et juges de paix échappent forcément aux rigueurs du comité. On avait cru qu’on gagnerait plus de 3 millions sur le budget de la justice ; on y trouve environ 100,000 fr. à retrancher. C’était bien la peine de tant s’agiter ! On n’a pas été plus heureux sur le ministère des affaires étrangères. Nous n’avons pas trop de consulats, et nos ambassadeurs ont assez de mal à faire bonne figure au dehors, sans ajouter encore à leurs embarras en leur retranchant les vivres. (À propos d’ambassadeurs, voici M. Emmanuel Arago décoré de l’Aigle-Noire, qu’il a bien voulu accepter de la royale main du tyran berlinois : qu’est-ce que dira la Montagne ? et comme on va rougir aux postes !) Fermons la parenthèse et passons au ministère de l’instruction publique, où nous rencontrons aussi la trace des hommes de février. M. Jean Reynaud l’apôtre expose à la chambre qu’il a fait merveille en mutilant le Collège de France, et qu’il n’y a de cours républicains que ceux dont on ne paie point les professeurs. M. Barthélemy Saint-Hilaire, qui est un républicain de bon sens, quoique d’ancienne date, en appelle à son ami M. Garnier-Pagès, son collègue in partibus dans le haut enseignement, pour prouver que les professeurs qu’on ne paie pas ne font point de cours. M. Léon Faucher, qu’on est toujours sûr de rencontrer quand il s’agit d’initiative, demande à l’assemblée de rétablir au budget les fonds des chaires supprimées. Il a gagné son procès ; nous l’en félicitons pour lui et nous l’en remercions pour nos amis, qui n’attendront, sans doute, pas beaucoup une juste réparation. Il est grand temps que la saine économie politique recouvre sa tribune, quand, de toutes parts, la fausse en élève d’autres. La meilleure récompense qu’on puisse donner à M. Michel Chevalier pour avoir déjà combattu celle-là, c’est de le mettre à même de la combattre encore.

Pendant que l’assemblée travaille ainsi de son mieux à défendre ou à organiser le bon ordre des pouvoirs, les partis extrêmes continuent sans trop se gêner leurs prédications révolutionnaires. Le déclamatoire et le grotesque y tiennent vraiment beaucoup de place, mais ce n’est pas une raison pour que de pareils discours n’aient pas leurs dangers vis-à-vis du peuple, et on ne saurait exprimer assez de répulsion contre ceux qui du haut de la tribune parlementaire semblent prendre plaisir à donner le signal de ces débordemens de langue et de fiel. Nous n’hésitons point à dire que la harangue prononcée par M. Pyat sous prétexte de ramener le droit au travail dans la révision de la constitution, que cette harangue froidement écrite, non point pour l’assemblée, mais pour le dehors, est un acte en soi mauvais et coupable. Il existe au sein de l’assemblée actuelle un élément qui, nous l’espérons bien, disparaîtra des suivantes : c’est l’élément issu de la société des gens de lettres, que nous ne croyons pas, pour notre part, si spécialement appelée dans les conseils du pays. Ces esprits habitués par le mélodrame ou par le feuilleton à fouetter et à pousser leur imagination bien au-delà du sens commun, imprégnés d’une fausse poétique qui leur gâte le sens moral, imprégnés plus encore du niais amour de leur personnalité, sont les citoyens les plus impropres au maniement de la chose publique. Ils n’y voient que des thèmes à broder, des situations à dramatiser ; le droit et le devoir tout simples ne leur agréent point, s’il ne les habillent de quelques sonores banalités, moyennant quoi le devoir et le droit vont tout de suite jusqu’à la sublimité de l’absurde. M. Félix Pyat déclame la politique, comme si c’était de la prose du Chiffonnier. Mais cette hallucination perpétuelle est-elle donc une excuse suffisante pour venir sans reproche justifier au sein de l’assemblée nationale les émeutiers qui prétendaient la détruire, pour ne voir dans l’insurrection de juin qu’un protêt apporté sur les barricades par « un créancier légitime qui veut faire des frais ? »

Le ton d’ailleurs est donné maintenant ; tous le suivent. Les insurgés de juin sont les victimes d’une société coupable de s’être défendue contre eux : le parti le plus noble et le plus sûr, c’est de les amnistier sans distinction et sans réserve. Qu’on ne l’oublie pas, la montagne ne pardonne point encore à cette société corrompue d’avoir délivré des bons de guillotine aux assassins de Buzancais, quand on leur devait des bons de pain. On parle aussi bien que M. Pyat dans les clubs. Les clubs s’intitulent désormais des réunions électorales, et le bureau écarte ainsi le commissaire de police que la loi lui donne pour surveillant. Le bureau fait toute la besogne ; il n’y a guère d’orateur que le président. Aussi, comme on l’admire ! Son éloquence flaire baume : dévouement, sacrifice, amour et foi, ce ne sont chez lui que mots de tendresse, ce ne sont qu’éjaculations mystiques. L’Évangile et toujours l’Évangile ! Puis tout d’un coup le masque tombe, le saint frère s’évanouit, et il ne reste que la bête criant meurtre et vengeance à douze cents maçons ébahis. Les banquets, qui ne cesseront pas de si tôt, parce qu’ils sont devenus une spéculation, reproduisent à l’envi ces grands élans oratoires. On boit dans un même toast à tous les Brutus de la royauté, à tous les Gracchus de la propriété ! à Brutus, à Catilina, à Jésus-Christ, à Julien l’apostat, à Attila, à tous les penseurs malheureux ! Nous voulons bien que ce soit là le cri d’un adepte isolé de la fameuse école des penseurs, poussé peut-être au schisme par quelque dépit et rivalisant d’audace avec M. Proudhon, faute de pouvoir lutter d’orgueil contre le front de son premier maître ; mais il n’en est pas moins vrai que cela devient très embarrassant pour la catégorie de représentans qu’on invite d’ordinaire à ces solennités. Aussi M. Ledru-Rollin s’abstient-il d’y paraître avec une régularité passablement offensante pour ses amphytrions, trop souvent désappointés, et M. Dupont (de Bussac), qui s’était avisé d’ouvrir la bouche dans un banquet présidé par l’ombre de Louis Blanc, s’est fait rudement donner sur les doigts. Qu’importe à la montagne ? Nonobstant ces affronts intimes, elle tâchera de paraître socialiste, quoique les socialistes la désavouent, et elle leur livrera une belle partie de son programme pour avoir la douleur de les voir encore préférer M. Raspail à M. Ledru. Ainsi donc, nous aurions la république de M. Ledru, nous passerions encore pour des bourgeois égoïstes, tant qu’il nous manquerait la république de M. Raspail ! L’agréable perspective !

Ces folies désolantes, dont nous pouvons espérer de voir un avortement, font le tour du monde à l’heure qu’il est, provoquant partout sur leur passage des révolutions et des ruines. Elles ont succombé dans Vienne, elles engagent la lutte à Berlin. On ne se figure pas le spectacle que présente la capitale des états prussiens depuis les événemens de mars, et particulièrement depuis ces derniers mois : des ministres sans énergie et sans conduite, une assemblée dominée ou écrasée par l’émeute, l’émeute en permanence, la royauté en défaillance. L’agitation des rues à Berlin est une agitation plus grossière que partout ailleurs, parce que le naturel berlinois est âpre et dur. Les clubs l’entretiennent avec une violence qui les élève au-dessus des nôtres, et les orateurs des clubs nous dépassent de plusieurs coudées par la profondeur de leur philosophie, comme par la naïveté farouche de leurs colères. Nous n’avons pas réussi à produire cette fois des célébrités de carrefour, comme nous en avions en 92 : Berlin en possède de quoi défrayer toute l’Allemagne, et, le ridicule ne mordant pas sur l’esprit allemand, la cité de l’intelligence, comme elle se nomme elle-même, pourrait bien conserver long-temps ses héros populaires, à moins que les gardes-du-corps de sa majesté ne s’en mêlent à la fin d’un peu près. Il semble aujourd’hui qu’on aille en venir là. Le congrès démocratique qui s’était assemblé, le 26 octobre, pour combattre à Berlin les réactionnaires de Francfort, ce congrès, dont M. Rugie était l’ame, ne pouvait se séparer sans dire au gouvernement berlinois un adieu de sa façon ; l’adieu a été l’émeute du 31 octobre, où une multitude égarée a failli renouveler, au nom des Viennois en péril, les scènes qu’on nous a jouées le 15 mai en l’honneur de la Pologne. Le roi, par un soubresaut propre à son caractère, s’est jeté définitivement dans l’extrême ; il a chargé le comte de Brandebourg, son oncle, de former un cabinet, dont le chef, ainsi désigné, expliquerait clairement la tendance.

Le vieux général, fils de Frédéric-Guillaume II, n’est pas pour penser en rien autrement que son royal maître et neveu. Aussi n’a-t-il pu trouver pour collègues que des employés supérieurs des ministères, des hommes de bureau et non point des hommes politiques : M. de Ladenberg, le bras droit de M. Eichhorn ; M. de Manteufel, un des piliers de l’administration de M. de Bodelschwing, toutes les doublures du cabinet de 1847. Avec un cabinet aussi faible, il n’y avait plus qu’une ressource vis-à-vis d’un parlement hostile appuyé sur une population turbulente, c’était de transporter l’assemblée dans un lieu où elle fût à la fois moins maîtresse du prince et moins esclave du peuple. « Elle ne veut point de Brandebourg, elle ira donc à Brandebourg. » C’est avec ce jeu de mots que Frédéric-Guillaume, toujours le même au milieu des révolutions, aurait signé, dit-on, l’acte qui transfère la diète dans la vieille et fidèle petite ville. La diète obéira-t-elle, et Berlin recommencera-t-il là-dessus la guerre de mars ? Le coup d’état du roi est bien hardi ; mais on doit être bien las des coups d’état de la populace. La crise est flagrante. L’assemblée sort de son enceinte sous la protection de la garde nationale, et les troupes entrent de partout dans la ville. Les troupes resteront-elles au roi ? toute la question est là. Nous attendons de graves événemens.

À travers tout ce tumulte, on ne saurait se dissimuler combien grandit en Allemagne la puissance de Francfort. La diète nationale est devenue, par la force des choses, ce qu’était la diète des princes, un énergique instrument de répression. C’est le besoin de cette répression qui fait maintenant le sens et la force d’une nouvelle unité germanique, et tous les souverains se prêtent à l’action du pouvoir central, parce qu’ils se déchargent ainsi des embarras du moment et de la responsabilité qu’il entraîne. L’armée, qui leur manquerait peut-être dans les mains, obéit sans résistance aux injonctions de Francfort, qui peuvent toujours sembler plus libérales, parce qu’elles semblent plus patriotiques. De Francfort, on envoie directement des ordres de marche aux régimens bavarois ou prussiens, sans avoir même à les transmettre par l’intermédiaire de leurs ministres respectifs. Aussi les républicains de Berlin n’ont-ils plus maintenant assez de malédictions pour ce pouvoir unitaire dont ils avaient tant espéré. Aussi proclament-ils à son de trompe la supériorité intellectuelle et révolutionnaire de Berlin, qu’ils voulaient naguère confondre et absorber dans le règne de Francfort. Ce n’est pas que Francfort ne puisse pourtant aider à l’avenir de leur cause, si jamais le jour de leur cause arrive. L’ambition unitaire s’accroît à mesure qu’elle réussit, et le sentiment de son importance actuelle pousse peut-être l’autorité centrale dans des voies qui ne sont pas celles de la prudence. Ainsi, par exemple, il serait question de réduire aux quatre royaumes de Prusse, Bavière, Hanovre et Wurtemberg, toutes les divisions actuelles du territoire allemand, en répartissant les autres dans celles-là par une médiatisation plus ou moins impérieuse. Les républicains seraient bien forts en logique contre les royautés subsistantes, pour l’instant si ébranlées, lorsqu’ils pourraient argumenter de cette suppression préalable des souverainetés particulières. Voici cependant que, grace à l’ubiquité de ses commandemens, le pouvoir de Francfort met des troupes hanovriennes dans les petits duchés saxons, en même temps qu’il envoie très loin tout leur contingent. Il y a donc là une autre révolution qui s’accomplit dans un sens de reconstitution politique à côté de ces mouvemens impuissans de reconstitution sociale.

Nous ne sommes pas, quant à nous, encore édifiés sur les chances ultérieures de cette grande entreprise, mais nous croyons qu’elle doit nous donner à réfléchir ; nous croyons surtout que le sort particulier de l’Autriche nous intéresse plus que jamais à raison du déplacement d’équilibre dont nous sommes peut-être menacés en Europe par les progrès de la puissance slave, par la centralisation de la puissance germanique. L’assemblée de Francfort, dans un article de la constitution qu’elle discute, a paru vouloir obliger l’Autriche, soit à lui céder ses provinces allemandes, soit à lâcher celles qu’elle possède en dehors du saint empire. Nous doutons qu’on s’obstine dans une prétention aussi exclusive. M. de Gagern demandait, avec plus de raison, qu’on laissât l’Autriche hors de l’empire en se contentant d’une alliance intime. Cette position serait, en effet, la meilleure qui pût convenir pour l’Allemagne et pour nous. Ce vaste corps, composé d’élémens si hétérogènes et pourtant si indissolubles, interviendrait entre ces masses nouvelles qui se forment au-delà du Rhin et de la Vistule, et préviendrait ou neutraliserait ainsi des frottemens trop hostiles. Avec une Allemagne unitaire, avec une Russie toujours croissante et débordante, ce n’est pas de trop d’un état intermédiaire, que sa nature même oblige à ne point concourir sans réserve aux projets des deux autres. Ce mélange extraordinaire de Slaves et d’Allemands, de Magyars et de Valaques, nous ne voulons pas dire de Polonais et d’Italiens, constitue un tout où il y a une force propre, une vitalité qui empêche les démembremens. Ce tout ne peut plus être le patrimoine exclusif de telle ou telle nationalité ; c’est le domaine commun des races que la loi des territoires y a groupées et enchevêtrées. La chute rapide des usurpations magyares, la dispersion géographique des Slaves à la surface du sol, l’infériorité numérique des Allemands, montrent assez que ni les uns ni les autres ne peuvent accaparer la monarchie autrichienne ou se séparer d’elle. La défaite de l’insurrection viennoise, terminée sans les secours de Francfort, prouve en outre que cette monarchie saura bien suffire à sa défense intérieure. Victorieuse à Lemberg et à Milan, puisse-t-elle maintenant, par ses rapports avec des sujets que la nature ne lui a pas donnés, puisse-t-elle prouver aussi qu’elle se sent assez forte au dehors pour suffire aux exigences de la justice internationale !


Les Italiens ont eu le bon esprit de ne rien précipiter cette fois et d’attendre le dénouement des affaires de Vienne avant de tenter une nouvelle campagne. Ils ont prudemment agi, l’événement le prouve. Ce n’est pas que les excitations inconsidérées leur aient manqué ; mais les amis imprudens qui, de Paris, avaient commencé à leur battre la charge, ne se croient pas tenus de savoir quel est l’état réel des esprits dans la péninsule, ni quelles sont les ressources sur lesquelles on pourrait compter en cas de guerre. Or, les faits accomplis depuis huit mois nous ont appris qu’il ne fallait pas juger des dispositions de la population par les philippiques des journaux, par les clameurs des clubs et les turbulences de la place publique. Quant aux ressources matérielles, elles se réduisent plus que jamais aux seules troupes du roi Charles-Albert. Ce prince a fait, dans ces derniers temps, les plus grands efforts pour les réorganiser. Le courage, la constance et toutes les qualités militaires que possède le soldat piémontais lui ont rendu sa tâche plus facile qu’on n’était en droit de l’espérer après un complet désastre. Il a aussi songé à mettre à leur tête des chefs plus expérimentés. Toutefois il y a loin encore de cette nouvelle armée à celle que le soulèvement du mois de mars avait lancée en Lombardie. À cette époque, le Piémont avait aussi une forte réserve métallique amassée par une sage prévoyance. Les premiers mois de la guerre l’ont engloutie ; il a fallu bientôt escompter l’avenir. Hommes et argent, le Piémont fournissait tout : il semblait, à voir le reste de l’Italie, que ce petit état dût tout faire à lui seul. Aussi y a-t-il bientôt épuisé ses forces, et c’est merveille de le voir encore aujourd’hui les ramasser dans un noble et suprême accès de fierté nationale, et faire devant l’ennemi une telle contenance, que celui-ci ne pourra s’empêcher d’en tenir compte dans les conférences qui vont s’ouvrir bientôt, dit-on, à Bruxelles.

La continuation des armemens ne peut donc avoir pour le Piémont d’autre objet que de le mettre sur une défensive respectable et de préparer une paix avantageuse pour lui et pour le reste de l’Italie. C’est l’opinion de tous les esprits sages, en dépit des manifestations bruyantes des partisans de la guerre qui s’agitent à Turin comme à Gènes, en Toscane comme à Rome. À voir les assemblées délibérantes de ces divers états inscrire à leur ordre du jour ces graves questions de guerre et d’indépendance nationale, on pourrait aisément s’y tromper et croire à la reprise imminente des hostilités ; mais de la parole à l’action, il y a loin en Italie, et nous n’apprenons pas qu’au-delà du Tessin on s’occupe d’entrer en campagne autrement qu’à la tribune et sur le papier. Au fond, on a grand’peur de Radetzky. Ce n’est pas sans cause, car le vieux maréchal ne paraît pas doué d’une extrême mansuétude. Tout tremble sous sa main en Lombardie, et il ne cache pas son intention de traiter, à la première occasion, les duchés de Parme et de Modène, voire la Toscane et la Romagne, comme des provinces révoltées de S. M. l’empereur ; ce qui a fort refroidi l’humeur belliqueuse des croisés.

Quelques soulèvemens partiels, dont on a beaucoup exagéré l’importance, ont eu lieu seulement dans la partie montagneuse du Milanais. M. Mazzini et quelques-uns des siens ont fait, au nord de Como, dans la vallée d’Intelvi, une tentative que les Autrichiens ont étouffée sans coup férir. Du reste, ces incorrigibles patriotes, qui auraient dû prendre le mousquet plus tôt, au lieu de faire des émeutes à Milan contre Charles-Albert, n’ont eu rien de plus pressé que de proclamer la république dans un petit village des Alpes. Ils n’ont pas eu un meilleur succès que M. Struve à Lœrrach, et, personne ne les soutenant, ils se sont sauvés en Suisse.

À Turin cependant, cette échauffourée a fourni aux capitans de la chambre de superbes thèmes d’opposition. La gauche du parlement sarde se compose particulièrement d’avocats fort applaudis pour leurs périodes dans ce pays encore neuf aux spectacles parlementaires. Là comme ailleurs, ces messieurs en remontrent aux banquiers sur la finance et font la leçon aux plus vieux généraux en matière de tactique. Au ministre de la guerre, qui savait probablement mieux que personne à quoi s’en tenir, un M. Brofferio, par exemple, avait dernièrement entrepris de prouver que la discipline et la tenue de l’armée sarde étaient incontestablement supérieures à celles des troupes autrichiennes ; que jamais le Piémont ne s’était trouvé dans de plus favorables conditions pour reprendre l’offensive, pour mener à bonne fin la guerre et se passer de tout secours étranger, si la France et l’Angleterre persistaient à le refuser. C’est toujours, comme on le voit, ce malheureux farà da se. Vainement le général Dabormida opposait à la rhétorique de M. Brofferio des raisons malheureusement trop concluantes pour l’amour-propre national. Un tonnerre d’applaudissemens, parti d’un grand nombre de bancs et des galeries publiques, a accueilli M. Brofferio ; mais la froide raison et le bon sens piémontais se sont retrouvés au fond de l’urne du scrutin, d’où 122 voix contre 13 ont repoussé la déclaration de guerre immédiate, sur l’engagement pris par le cabinet de recourir bientôt aux armes si l’Autriche voulait imposer à l’Italie des conditions déshonorantes.

Les partisans de la guerre à outrance, battus dans cette mémorable séance du 21 octobre, ont transporté leur action hors du parlement, dans lequel ils se trouvaient en minorité. M. Gioberti, à leur tête, a fondé la Société nationale pour l’indépendance italienne, une espèce de ligue à la façon de celle d’O’Connell, avec la prétention d’en faire bientôt, une seconde édition de la diète de Francfort. M. Gioberti, le champion infatigable de l’indépendance italienne, et qui s’est retiré du ministère lorsque le Piémont a été contraint d’accepter l’armistice, M. Gioberti ne pouvait, sans renier ses antécédens et surtout sans compromettre sa popularité, accepter les tempéramens que nécessitent les circonstances. Il a voulu rester à la tête de la croisade qu’il avait prêchée, et il travaille actuellement, avec toute l’activité de son caractère, à maintenir dans l’esprit de ses compatriotes la passion de l’indépendance et la haine de l’étranger. Toujours convaincu que l’Italie ne peut être sauvée que par l’union fédérale, il a inscrit sur son programme ces deux mots qui résument toute sa politique « Guerre et confédération. » — La Société nationale a débuté par un manifeste adressé à l’assemblée nationale de France[1], puis elle a publié un acte fédéral pour les divers états italiens, désigné le lieu où s’assemblera la diète, et proposé une loi électorale indiquant les formes dans lesquelles devront être nommés les membres de cette assemblée. Tout cela se passe en dehors des pouvoirs légaux, des souverains et des parlemens, sans que ceux-ci même semblent avoir été consultés ; mais on entend les formes constitutionnelles d’une si singulière façon en Italie !

Nous n’en voulons pour preuve que l’étrange crise ministérielle qui s’est produite dernièrement en Toscane. La Toscane, contrée paisible par excellence, possédait des institutions libérales et vraiment paternelles bien avant l’introduction du régime parlementaire. Depuis quatre-vingts ans, la destruction de tous les privilèges y est accomplie, et l’égalité, introduite par la division des propriétés, y avait fondé une liberté tranquille, en harmonie avec la douceur du caractère des habitans. Mais la Toscane possède un port où se donnent rendez-vous, des quatre coins de la Méditerranée, tous les esprits turbulens, les agitateurs à gages et les condottieri révolutionnaires. Ce ramassis de factieux gouverne la populace de Livourne ; la populace de Livourne, à son tour, fait trembler la Toscane, et voilà comment, malgré la répugnance du grand-duc et en dépit de la volonté prononcée du conseil-général de Florence, un ministère pris dans une minorité imperceptible a été imposé à la Toscane sur le bruit que les Livournais, après avoir chassé leur garnison, se disposaient à marcher sur la capitale.

Le peu de troupes que possède le gouvernement toscan eût été plus que suffisant pour mettre en déroute cette horde de tapageurs que le gouverneur de Livourne, M. Montanelli, avait essayé d’apaiser par la promesse d’une constituante. Une constituante en Toscane ! Qu’aura-t-elle à constituer ? Quoi qu’il en soit, les facchini de Livourne ont tranquillement désarmé les postes, pris les forts qui se sont empressés de se laisser prendre, cerné dans son hôtel M. le gouverneur, et ne l’ont relâché qu’à la condition qu’il irait se faire nommer ministre à Florence. Ainsi a-t-il fait. Du moment où le ministère Capponi et le grand-duc ne voulaient pas se résoudre à repousser la force par la force et à faire triompher le vœu de la majorité, il fallait bien accepter les chefs imposés par l’émeute. Le parti modéré avait dans son sein assez d’hommes en état de remplacer le ministère démissionnaire ; il n’a pas voulu, ou plutôt il n’a pas osé prendre en main les affaires, alléguant qu’il fallait laisser les exaltés donner la mesure de leur capacité gouvernementale et s’user au pouvoir : misérable prétexte qui recouvre mal un manque de résolution d’où peuvent naître bien des maux pour la Toscane. Le gonfalonier de Florence, baron Ricasoli, a donné sa démission. C’est un portefeuille au contraire qu’il lui fallait prendre avec ses amis Salvagoli, Lambruschini, Galeotti. En de telles conjonctures, s’abstenir est un crime de lèse-nation.

Ce n’est pas que ce nom du nouveau président du conseil n’offre des gages considérables de droiture et de patriotisme. Nous avons déjà eu occasion de parler de M. Montanelli. M. Montanelli a toujours combattu au premier rang pour la liberté et l’indépendance de l’Italie. Il a servi son pays de sa plume pendant plusieurs années, et dès que la guerre a éclaté, il a couru en Lombardie avec un empressement que n’ont pas, à beaucoup près, imité M. Mazzini et les républicains auxquels il se rallie aujourd’hui. Blessé et laissé pour mort devant Mautoue, il est resté pendant plusieurs mois aux mains des Autrichiens, et son nom ne réveille en Italie que des souvenirs d’héroïsme et de ferveur libérale. Malheureusement sa candide imagination l’a trop souvent emporté dans le monde des utopies. Le régime des affaires sera peut-être le salut de M. Montanelli. Les collègues de M. Montanelli ne présentent pas les mêmes garanties. Le nouveau ministre de l’intérieur, M. Guerrazzi, n’est connu que pour avoir conduit, l’an dernier, force manifestations dans les rues de Livourne, à la suite desquelles le ministère Serristori, moins timoré que ses successeurs, fit saisir M. Guerrazzi et l’expédia, avec un certain nombre de ses complices, à l’île d’Elbe ; mais ces coups de rigueur sont peu dans les habitudes du pouvoir en Toscane, et l’on aime mieux, d’ordinaire, s’en remettre à la discrétion du parti le plus véhément pour n’avoir pas la fatigue de le combattre.

Le ministère Montanelli a débuté par dissoudre la chambre ; c’était pour lui une nécessité. Il lui faut une majorité. Les nouvelles élections qui sont fixées au 20 novembre la lui amèneront-elles ? Nous aurions lieu d’en être surpris, à moins que d’ici là on ne parvienne à républicaniser les bonnes villes de Toscane, ce qui serait difficile. Il a ensuite publié un programme dans lequel il promet la constituante, et s’engage à faire la guerre. Avec quoi ? Est-ce avec les renforts que lui amène le héros Garibaldi, lequel a fait dernièrement son entrée à Florence à la tête de quatre-vingt-deux hommes ? Comme réforme financière, on a commencé à rogner les traitemens ; expédient qui ne produit pas beaucoup d’argent en aucun pays. Le mérite des collègues de MM. Montanelli et Guerrazzi est aussi ignoré que leur nom ; mais enfin ils constituent ce qu’on appelle là-bas un ministère démocratique. Nous avouons ne pas trop comprendre le sens de cette expression. La démocratie est dans les mœurs et dans les lois en Toscane aussi bien qu’en Lombardie et en Romagne. Il n’y a plus d’aristocratie, de classe privilégiée qu’en Piémont. A moins de substituer la forme républicaine à la forme monarchique, la fameuse constituante n’aura rien à inventer, rien à fonder. Le seul besoin réel et commun à tous les états italiens, c’est celui d’une bonne administration. Le nouveau cabinet renferme-t-il un administrateur, un homme d’affaire ? On n’en sait encore rien. On rencontre à chaque pas, en Italie, des orateurs, des poètes, des avocats et des tribuns ; mais si l’on excepte le Piémont, où ils sont encore peu écoutés, nous ne voyons nulle part des hommes pratiques administrant avec sagesse pour le plus grand bien de tous, des ministres faisant consister la politique dans quelque chose de plus solide que des harangues et dès déclamations. Nous nous trompons pourtant ; il en existe un, et ce n’est point une des moindres preuves de la droite raison et du bon sens exquis de Pie IX, que d’avoir su choisir et conserver ce ministre précieux dans un temps e un pays où ils sont si rares.

Depuis que M. Rossi a accepté la difficile tâche de réformer et de faire fonctionner la machine si compliquée de l’administration romaine, Rome et les états pontificaux ne font plus parler d’eux. C’est le plus bel éloge qu’on en puisse faire. Les Romains ont, à ce qu’il parait, compris que leurs intérêts étaient en bonnes mains. Aussi se tiennent-ils parfaitement tranquilles, eux qui, il y a quelques mois à peine, en eussent remontré aux Livournais en fait de turbulence. Quant à Pie IX, il s’est déclaré fermement résolu à se maintenir dans les limites de la constitution ; et, moyennant cette assurance, le nouveau ministre a pu entreprendre et conduira, nous l’espérons, à bonne fin une tâche bien difficile, que son esprit délié, son savoir profond et son jugement sûr le rendaient peut-être seul propre à aborder en Italie.

En somme, l’Italie est à la paix, soit par sagesse, soit par lassitude, soit par impuissance. On n’a donc pas eu si grand tort de faire de la médiation, au lieu de se jeter à l’étourdie dans une guerre dont tout le poids et les hasards eussent été pour la France, sans aucun profit clairement indiqué. Seulement il importe à notre considération que les négociations produisent bientôt un résultat sensible. Les événemens de Vienne les ont suspendues au moment où l’on était encore à débattre le lieu où s’ouvriront les conférences ; elles vont reprendre. Il s’agit de regagner ce temps perdu. A Naples, il ne parait pas que nous ayons obtenu de plus rapides succès qu’en Lombardie ; les empêchemens sont, dans cette question, de plusieurs sortes. Nous les avons déjà signalés, et les plus considérables ne viennent pas, comme on le craignait d’abord, du côté des Siciliens. Ceux-ci ont fini par comprendre que les projets désespérés qu’ils avaient annoncés d’abord ne pouvaient que les conduire à une ruine inévitable, à un asservissement complet. Le gouvernement de Palerme a prêté l’oreille aux conseils de ses amis les plus désintéressés, et il a eu le courage de braver l’impopularité pour faire entendre la vérité à la nation. Le parlement a autorisé l’amiral Ruggiero Settimo à traiter avec Naples ; c’est une concession immense de la part de gens qui naguère juraient de s’ensevelir sous les décombres de leurs villes. De son côté, le roi Ferdinand, s’il n’accepte qu’à contre-cœur l’arbitrage des deux puissances médiatrices, n’a plus les mêmes raisons de résister et de se plaindre de l’atteinte portée aux droits de sa couronne, puisque ces droits ne sont plus contestés par les Siciliens, et que l’on prend pour base du raccommodement la constitution de 1812. C’est donc ailleurs qu’il faut chercher la vraie cause des lenteurs apportées dans le règlement définitif de l’affaire de Sicile. S’il est quelqu’un qui ait intérêt à ce que rien ne soit définitivement réglé, ce n’est pas nous apparemment qui, par humanité pure, faisons tenir la mer à notre escadre sur des côtes inhospitalières pendant la mauvaise saison, et le ministre anglais, M. Temple, revenu dernièrement à son poste de Naples, ne serait peut-être pas très embarrassé de signaler le véritable et secret auteur des difficultés qui semblent renaître sans cesse sous les pas des négociateurs.


Tandis que l’Europe s’élance avec une fiévreuse impatience vers des voies inconnues, l’Orient est le théâtre d’événemens qui ont aussi leur gravité. En Perse, le jeune fils de Mahommed-Shâh succède paisiblement à son père sous le titre de Nusser-Ood-Dîn-Shâh. C’est presque une singularité, en Perse, qu’un avénement aussi pacifique. On attribue ce résultat à l’intervention de M. Stevens, consul de sa majesté britannique à Tabriz. M. Stevens serait parvenu à négocier en deux jours un emprunt de 250,000 fr., à l’aide desquels le jeune prince a pu rassembler 10,000 hommes de cavalerie, 7,000 fantassins et 24 pièces d’artillerie. C’est à la tête de cette armée, et accompagné de M. Abbott, consul anglais à Téhéran, et de M. Gouseff, attaché à la mission russe en Perse, que Nusser-Ood-Din-Shâh s’est rendu de Tabriz à Téhéran, où il paraît être arrivé juste à temps pour prévenir un mouvement préparé en faveur d’un plus jeune fils de Mahommed-Shâh par le premier ministre Hadji-Mirza-Agassi. Ce ministre a été remplacé par Mirza-Raki, homme considérable dans le pays et déjà connu pour l’habileté qu’il avait montrée dans les conférences d’Erzeroum, lorsqu’il s’était agi de régler l’épineuse question des limites entre la Perse et la Turquie. La Sublime-Porte a secondé, par l’impartialité de son attitude, les intentions pacifiques du nouveau souverain. Il paraîtrait que, pour reconnaître l’éminent service qui lui a été rendu par M. Stevens, le shah aurait, par un firman spécial, placé la population arménienne de Tabriz (80,000 ames) sous la protection consulaire de cet agent britannique. Nous désirons que ce protectorat ne porte aucune atteinte à l’influence française. La presse anglaise se réjouit de ce que le grand changement survenu en Perse se soit opéré sans secousse et sans troubles, dans un moment où les frontières de l’Hindoustan, du côté de l’Indus, sont le théâtre de soulèvemens et de désordres inquiétans. La dernière malle de l’Inde a, en effet, apporté la nouvelle de complications tout-à-fait inattendues dans les affaires du Pandjâb, dans le Moultan en particulier. Sans avoir le caractère de gravité que des informations inexactes leur ont prêté en France et même en Angleterre, ces complications imposent néanmoins au gouvernement de l’Inde anglaise un redoublement de sollicitude et d’énergie. Voici, en peu de mots, à quoi elles se réduisent.

On sait qu’après avoir été deux fois battu par le jeune et intrépide commandant Edwardes, le chef des rebelles du Pandjâb, Moulradj, s’était renfermé dans la ville de Moultan. Cette ville a été investie par des forces considérables sous les ordres du général Wish, parti de Lahore pour attaquer Moulradj. Les opérations du siége avaient été poussées avec une vigueur que ne promettaient pas, il faut le dire, la lenteur et l’incertitude des premiers mouvemens de l’expédition. On s’attendait, dans le camp anglais, à un prochain assaut de la place qu’on se croyait sûr d’emporter, bien qu’elle eût été reconnue plus forte et mieux défendue qu’on ne le supposait, quand le serdar Shère-Single, commandant le contingent sikh, a passé inopinément à l’ennemi avec sept mille hommes et toute son artillerie. Cette défection inattendue a nécessairement dérangé les plans des assiégeans ; elle a déterminé le général Wish à lever momentanément le siége et à prendre position dans le voisinage de Bhawulpour, où il s’est retranché pour attendre les renforts considérables qu’il a demandés et qui lui arrivent de toutes parts. On calcule que plus de soixante mille hommes de bonnes troupes, dont une proportion formidable d’Européens, ont été dirigés sur le Pandjâb ou y sont déjà réunis. La rébellion du Moultan appelle avant tout l’attention du gouvernement suprême. Sur deux autres points, l’un vers Peshaveer au nord-est, l’autre à Nourpour au nord-ouest, des troubles ont éclaté et nécessité des mesures militaires qui paraissent avoir été déjà couronnées de succès. Les forces imposantes qui ont été mises en mouvement sont évidemment plus que suffisantes pour briser en peu de temps toute résistance sérieuse sur les trois points compromis. Moulradj et ses adhérens se défendront dans Moultan, il n’en faut pas douter, avec ce courage désespéré que montrent, en pareille occasion, des rebelles ou des traîtres qui s’attendent à ne pas recevoir de quartier. Il y aura là un horrible massacre dont l’humanité devra gémir, d’autant plus que de promptes mesures, plus de décision, de vigilance et d’habileté que ne parait en avoir montré le général Wish, auraient, selon toute probabilité, terminé le conflit au prix d’un moins sanglant sacrifice. Quoi qu’il en soit, nous ne saurions voir ni dans la rébellion de Moulradj, ni dans la trahison de Shère-Sing, ni dans la désaffection depuis long-temps connue de plusieurs autres sirdars sikhs, une menace sérieuse pour l’avenir de la puissance anglaise dans le nord de l’Hindoustan. Le Pandjâb devra probablement passer, tôt ou tard, sous la domination directe et l’administration immédiate des Anglais. Telle sera, selon nous, la conclusion d’une lutte que tous les événemens survenus dans l’Inde depuis la mort de Randjeet-Sing rendaient impossible d’éviter, et qu’il eût peut-être été sage d’affronter moins tardivement, dans l’intérêt de la politique anglaise aussi bien que dans l’intérêt même de l’humanité.

Le gouvernement des Pays-Bas qui, depuis long-temps, avait compris la nécessité d’augmenter ses forces navales et militaires aux Indes néerlandaises, a été, comme nous l’avions prévu, contraint, par le fâcheux résultat de l’expédition de Bali, de presser l’envoi des renforts. Deux pyroscaphes, deux frégates, une corvette et un schooner sont partis pour les mers de l’Archipel. Un contingent extraordinaire pour l’armée coloniale ajoute à l’importance de cette expédition ; il s’est accru par de nombreux enrôlemens volontaires. En attendant ces renforts, l’île de Bali a été mise en état de blocus. La frégate le Rhyn, le pyroscaphe le Samarang et d’autres bâtimens ont été envoyés de Java dans ces parages pour assurer l’exécution de cette mesure.

En Chine, le vieil empereur Taô-kwang parait déployer, dans l’exercice du pouvoir suprême, une activité inaccoutumée, et ses efforts tendent de plus en plus à réduire les dépenses de l’état. Heureuse la Chine, si elle réussit mieux qu’on ne le fait en France à resserrer son budget dans des limites raisonnables, à diminuer son armée et à protéger le développement de l’agriculture et de l’industrie, ce véritable palladium de la prospérité des peuples ! Nous avons à signaler encore, en Chine, un petit événement commercial qui n’est pas sans portée. Un navire russe a jeté l’ancre près de Shang-Haé, apportant une cargaison de fourrures. C’est un essai que tente la Russie pour s’assurer si elle ne pourrait pas s’ouvrir un commerce avantageux avec le Céleste Empire, par la voie de mer, au lieu de se borner aux échanges qui se négocient annuellement à Kiachta. Les Anglais prétendent, à ce propos, que le traité en vertu duquel les Russes et les Chinois trafiquent à Kiachta exclut toute participation au commerce sur les côtes de Chine, de la part de la Russie. C’est une affaire qui regarde le gouvernement chinois, et l’on peut être assuré d’avance qu’il ne perdra pas de vue ses intérêts.


Le concours ouvert au moi de mai pour les monnaies d’or, d’argent et de cuivre, est très remarquable. Sur quarante-cinq concurrens qui s’étaient fait inscrire, trente-deux se sont présentés, dix ont été mis hors de concours pour n’avoir pas accompli fidèlement les conditions imposées par le programme. Sur les vingt-deux graveurs dont les ouvrages sont exposés maintenant au musée des Monnaies, il y en a quatre qui méritent une attention sérieuse et que nous pouvons louer sans nous rendre coupable de flatterie : MM. Domard, Barre, Bovy et Oudiné. Il est impossible de regarder les poinçons gravés par ces artistes habiles et qui plus d’une fois déjà ont fait leurs preuves, sans être frappé de l’élégance, de la finesse avec laquelle ils se sont acquittés de leur tâche. M. Domard, qui avait trouvé pour la monnaie du dernier règne un type plein de grandeur et de sévérité, dont le seul défaut est de rappeler trop directement le buste de Vitellius, a gravé deux poinçons pour la monnaie d’argent et la monnaie de cuivre, c’est-à-dire pour la pièce de 5 francs et la pièce de 10 centimes. Ces deux modèles, qui se distinguent l’un de l’autre par de légères variantes, sont traités avec un rare talent. Cependant je préfère la pièce de 10 centimes à la pièce de 5 francs ; dans cette dernière pièce, la coiffure n’a pas toute la simplicité qu’on pourrait souhaiter. Les cheveux disposés sur les tempes ont une souplesse qu’on ne saurait trop admirer ; mais cette souplesse, qui n’est pas sans coquetterie, s’accorde-t-elle bien avec le caractère du visage, où respire une sévérité virile ? Dans la pièce de 10 centimes, le style de la coiffure et des cheveux s’accorde mieux avec le style du visage. Peut-être pourrait-on désirer dans l’expression générale de la physionomie un peu plus de hardiesse. Le masque modelé par M. Domard exprime plutôt la tristesse que la force. Or, étant donné le sujet du concours, quelle que soit d’ailleurs la pensée de l’artiste sur les événemens accomplis, il me semble que la tête doit exprimer la force, la générosité, la grandeur, plutôt que la tristesse, et je n’aperçois ni dans la bouche ni dans le regard l’expression exigée par le programme. Toutefois la pièce de 10 centimes se recommande par tant d’élégance, que je la verrais adoptée avec plaisir.

M. Barre a gravé trois poinçons, la monnaie de cuivre, la monnaie d’argent, la monnaie d’or ; je ne crois pas que le jury chargé de prononcer sur le mérite des concurrens puisse hésiter un seul instant à choisir le poinçon gravé par M. Barre pour la pièce de 5 francs. La coiffure et le profil de la tête rappellent heureusement, mais sans servilité, les plus belles médailles de Syracuse. Les cheveux relevés sur la nuque ont une grace, une élégance, une légèreté qu’il serait bien difficile de surpasser. Les enfans, disposés en couronne sur la tête de la République, sont, à mon avis, une fantaisie ingénieuse. On pourra se demander comment s’ajuste cette couronne vivante ; mais cette objection, dont je ne veux pas contester la valeur dans le domaine des idées positives, ne détruit pas le charme empreint dans l’œuvre de M. Barre. Le sens de cette couronne vivante est si clair, si précis, ces enfans qui se donnent la main et semblent se jouer dans la chevelure de leur mère commune, expriment si nettement la fraternité, c’est-à-dire la partie vraiment divine de la devise républicaine, que la fantaisie de l’artiste sera généralement acceptée sans contrôle. Les rayons qui entourent la tête seraient d’un meilleur effet, s’ils étaient engagés plus avant dans le fond ; mais ce détail est facile à corriger. Le poinçon pour la pièce de 10 centimes, gravé par M. Barre, reproduit, à peu de chose près, le type de la pièce de 5 francs. Dans la monnaie de cuivre, l’auteur, comme pour répondre à l’objection dont je parlais tout à l’heure, a disposé les enfans sur un diadème. Le profil est d’un beau style, mais la chevelure n’a pas la même souplesse, la même élégance. Les plans du visage sont modelés avec fermeté, mais l’œuvre, prise dans son ensemble, n’est pas d’un goût aussi pur que la pièce de 5 francs. Quant au poinçon gravé par M. Barre pour la pièce de 20 francs, bien qu’il soit traité avec une incontestable habileté, il ne peut se comparer aux deux poinçons précédens. La forme de la tête n’est pas ce qu’elle devrait être ; ce n’est pas une tête de femme, c’est une tête d’Homme, et cette méprise ne peut manquer de frapper les yeux attentifs. Les cheveux ne vivent pas et sont appliqués sur la tête ; l’expression du visage n’a pas non plus toute la sévérité qu’on avait droit d’espérer.

M. Bovy n’a gravé qu’un poinçon, celui de la pièce de 20 francs, et, par un caprice que l’art ne désavoue pas, mais qui se comprendrait mieux dans une médaille que dans une pièce de monnaie, il a présenté la République de face. Le masque modelé par M. Bovy se recommande par l’énergie de l’expression, par l’élévation du style ; les yeux regardent bien, la bouche sourit ; le visage entier respire la force et la sécurité. La coiffure est très bien conçue et rendue avec bonheur. Le programme permet-il de présenter de face la tête de la République ? Interprété judaïquement, il est hors de doute qu’il ne le permet pas, puisqu’il veut que la tête soit tournée à gauche dans les monnaies de cuivre et d’argent, et à droite dans la monnaie d’or. Le jury, à ce qu’il paraît, ne s’est pas prononcé pour l’interprétation judaïque, et je crois qu’il a bienfait. Je n’ignore pas qu’une tête de face, frappée d’un seul coup de balancier, s’effacera plus rapidement qu’un profil frappé dans les mêmes conditions ; mais la pièce de 20 francs de M. Bovy est d’un beau caractère, et le jury, sans doute, rendra pleine justice à l’auteur, sans s’arrêter au sens littéral du programme. Comme la monnaie d’or est chez nous une monnaie de luxe, l’inconvénient que j’ai signalé a beaucoup moins de gravité en France qu’en Angleterre.

Dans la pièce de 20 francs de M. Oudiné, la République est aussi présentée de face, mais elle a le tort de rappeler la tête de Méduse. Les deux poinçons gravés par l’auteur pour la pièce de 5 francs et la pièce de 10 centimes réuniront sans doute de nombreux suffrages. Ces deux profils sont en effet très heureusement conçus. Peut-être eût-il mieux valu disposer autrement les épis de la coiffure. Quant à l’exécution, je dois le dire, elle ne répond pas à la conception. À proprement parler, ces deux poinçons sont plutôt des esquisses ingénieuses que des œuvres achevées. Pour parler la langue de l’atelier, ces deux profils ne sont pas rendus.

Je pense que le jury, tout en reconnaissant le mérite de M. Oudiné, devrait demander la monnaie de cuivre à M. Domard, la monnaie d’argent à M. Barre et la monnaie d’or à M. Bovy. Ce triple choix est conseillé par la justice.

Gustave Planche.




  1. Au Peuple français la Société nationale pour la confédération italienne. Turin, 1848.