Chronique de la quinzaine - 31 janvier 1834

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Chronique no 44
31 janvier 1834


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.
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31 janvier 1834.


Nous avons laissé le ministère encore tout ému de la chaude alarme que lui avait donnée l’imprudent discours du duc de Broglie, mais remis sur ses bases par la rétractation du noble duc. Depuis ce temps, il a reçu des secousses bien plus violentes, qui l’ont ébranlé jusque dans ses fondemens. Il n’était pas question cette fois de savoir si, dans une éventualité plus ou moins prochaine, la France respectera les traités de 1815, ou de reconnaître, avec M. Guizot, que la restauration a été un gouvernement paternel et favorable au pays ; il s’agissait de savoir combien nous paierons cette année pour l’excellent ministère, pour l’honorable et glorieux gouvernement dont nous jouissons. M. Humann est venu le dire avec sa grosse franchise allemande, et sans se faire tirer l’oreille.

Nous n’aurons à tirer de nos poches, pour l’année prochaine, que la faible somme de un milliard trente millions quatre-vingt dix mille cinq cent quarante-sept francs. Le ministère nous fait grace des centimes. Seulement comme cette petite somme ne dépasse guère que de quarante-cinq millions le budget de l’année dernière, M. Humann a bien voulu nous apprendre qu’elle ne suffira pas aux besoins, et que si nous tenons à conserver ce cher ministère dont il fait partie, il faudra nous décider à ouvrir un léger emprunt de soixante-dix millions, ce qui porte la totalité des demandes financières adressées aux chambres, dans la semaine dernière, à un milliard cent millions quatre-vingt-dix mille cinq cents, etc. Nous ne parlons pas d’un crédit de vingt-cinq millions demandé par le même M. Humann pour le réglement des indemnités accordées aux États-Unis d’Amérique. Nous avons déjà dit, dans nos Lettres sur les hommes d’état de la France, comment cette indemnité avait été fixée successivement, par trois commissions, à la somme de quinze millions, et élevée par M. Sébastiani, de son autorité privée, à vingt-cinq millions. On a hésité quelque temps à porter aux chambres ce traité, et il était question de l’enfouir dans les cartons jusqu’à l’année prochaine. Quelqu’un aura sans doute judicieusement fait observer que ce petit brûlot de vingt-cinq millions passerait inaperçu entre le gros milliard qui cinglait majestueusement vers la chambre, sous le pavillon ministériel, et qu’on pouvait le lancer impunément. En effet, personne n’a daigné tourner la tête pour le voir venir.

On sait quelle longue guerre ont soutenue l’un contre l’autre, dans le conseil, le maréchal Soult et le ministre des finances. On sait que le maréchal Soult, s’inquiétant fort peu de la quotité des crédits qui lui ont été alloués par la chambre, les a dépassés sans aucune mesure, en disant qu’il se f… bien de pareilles misères, et qu’il ne connaît rien quand il s’agit de former une armée à la France. Il faut bien en prendre son parti. Le maréchal est un homme de l’empire : il ne comprend rien, il ne veut rien comprendre au gouvernement constitutionnel, et de ce côté il mourra dans l’impénitence finale, comme il le disait, il y a peu de jours, du haut de la tribune, à M. Larabit, qui lui reprochait une illégalité d’un autre genre, celle de l’introduction des lieutenans d’artillerie de marine dans l’armée de terre. Le maréchal n’a-t-il pas refusé dernièrement d’ordonnancer le paiement des pensions accordées par les chambres aux anciens gardes-françaises qui ont marché contre la Bastille, en disant que ce fut un acte d’indiscipline, et qu’il serait dangereux de l’encourager ? On aurait mauvaise grace d’ailleurs à se plaindre de M. le maréchal Soult, quand on marche sans murmurer avec M. de Broglie, qui a déclaré à la chambre qu’il ne reconnaît d’autre loi que la nécessité, et que tout ce qui a été fait depuis 1830 est illégal ; avec M. Thiers, qui soutient à la tribune que le gouvernement a le droit de sortir de la légalité quand il lui plaît, comme il est arrivé lors de l’arrestation de la duchesse de Berry, et avec M. Guizot, le promoteur de l’état de siége. M. le maréchal Soult représente dignement ce ministère, qui s’est placé hors de toutes les conditions du gouvernement représentatif, et on ne saurait le blâmer sans condamner tous ses collègues.

Toutefois, comme la présentation du budget avait fait éclater dans la chambre de violens murmures, et que des groupes menaçans s’y étaient formés après la lecture du curieux exposé de motifs qui le précède, un long sauve qui peut ! fut prononcé sur le banc des ministres. Ce fut une véritable bataille de Waterloo, où faillit rester le vainqueur de Toulouse, abandonné et trahi par tous ses collègues. C’était un triste spectacle que de voir le vieux maréchal succombant sous le poids de son budget, la jambe traînante, et s’efforçant d’échapper à tous les nombreux ennemis que lui suscitaient les autres ministres. Pendant vingt-quatre heures, il a été complètement abandonné, abandonné dans le conseil surtout, où la pensée qui domine s’était déjà arrangée avec un autre maréchal dont elle n’espère pas moins de complaisance que de M. Soult ; car la première condition pour devenir ministre aujourd’hui, c’est de consentir à ne pas l’être, et à plier humblement, chrétiennement, sous la volonté du maître absolu.

On vit alors M. Thiers, M. Humann et M. Guizot, tendre une main amicale à des hommes pour lesquels ils n’avaient depuis long-temps que des paroles d’animosité et des gestes de dédain. On se plaint depuis long-temps des vues étroites de la majorité, qui n’admet que des députés ministériels dans les commissions même les plus insignifiantes ; cette fois, on a pu voir M. Guizot demander l’admission de M. Salverte dans la commission du budget, et M. Humann exiger l’introduction de M. Odilon Barrot. Il n’est pas un membre de l’opposition qui n’ait été porté, poussé, choisi par quelque ministre. M. Thiers, surtout, était d’une activité surprenante ; il ne concevait pas comment la chambre ne tonnait pas contre un ministre qui avait dépassé ses crédits avec une pareille audace ; il ne cessait de se lamenter, de se plaindre des embarras où se trouvait embourbé cet excellent et parfait ministère, qui eût si bien et si long-temps marché sans le vieux maréchal, ce mangeur, ce prodigue, d’où venait tout le mal. De leur côté, les jeunes doctrinaires de la chambre étaient en campagne, et parcouraient les rangs de la gauche pour y trouver des alliés, c’est-à-dire des dupes. Ils consentaient à abandonner non pas seulement le maréchal Soult, mais aussi M. Thiers, M. d’Argout, M. Humann, tout ce qui n’est pas eux enfin ; car les doctrinaires ne se démentent jamais. En fait d’égoïsme froid et cynique, M. Thiers lui-même pourrait apprendre à leur école.

Au château, une négociation très active, poussée par M. Thiers, et, dit-on, M. d’Argout, portait le maréchal Gérard à la présidence du conseil et au ministère de la guerre. Cette combinaison devait entraîner M. Guizot et M. de Broglie avec le maréchal Soult. Une autre négociation, plus secrètement entamée par M. Guizot, portait également le maréchal Gérard à la présidence et à la guerre, et poussait dehors M. Thiers et M. d’Argout. Ainsi tous les efforts se réunissaient contre le maréchal Soult, sauf à s’entendre ensuite ; et pour en finir plus tôt, on convint de traîner le vieux maréchal devant cette commission du budget, composée avec tant de sollicitude.

En attendant, le Journal des Débats se prononçait hautement contre les crédits supplémentaires du maréchal Soult, et engageait la chambre à les rejeter. Or on savait, au Journal des Débats comme ailleurs, que le maréchal avait fait pour ses supplémens de crédit le même serment que pour son traitement, qu’il ne veut abandonner qu’à la mort. Il avait juré de se faire enterrer sous ses soixante-dix millions.

Il faut redouter les vieux généraux de la trempe du maréchal Soult. Ils ont toujours quelque pièce en réserve dans leur gibecière. Il n’est pas de renard blanchi qui eût échappé à une meute semblable à celle qui faisait entendre sa voix au conseil et dans le conciliabule des doctrinaires. Le maréchal n’a pas été un seul instant effrayé du péril ; il l’a mise tout entière en défaut, et peut-être, avant peu, sera-t-il appelé à présider un nouveau ministère.

Le maréchal Gérard pouvait inspirer quelques inquiétudes au maréchal Soult ; mais on venait de prononcer la dislocation définitive de l’armée du nord, et le maréchal Gérard, qui jouissait encore d’un traitement de 150,000 francs comme général en chef, a conservé ce traitement à la demande et sur les ordres exprès du maréchal Soult. Or une situation tranquille et un traitement de 150,000 francs valent bien un traitement de 60,000 francs et les soucis du ministère.

La commission du budget, où des paroles sévères attendaient, dit-on, le maréchal, fut préalablement tâtée par M. Martineau de la Chenetz et d’autres personnes attachées au ministère de la guerre et à la chambre. On annonça individuellement aux commissaires que le maréchal n’était pas un homme intraitable comme on le pensait, qu’il ne répugnait nullement à se présenter en personne devant la commission ; qu’il tenait même beaucoup à la voir, et promptement, si promptement, qu’on ne voulut pas laisser aux commissaires le temps d’approfondir la question du budget et de se former des objections solides. Le ministère demanda à comparaître le lendemain. Le lendemain, en effet, il se rendit devant les délégués de la chambre.

Le maréchal Soult parla le premier, et dit en peu de mots que, désirant éviter toute difficulté avec la chambre, il venait pour s’entendre avec sa commission, et annonça tout de suite que, pour lui, il était prêt à réduire son budget. Il ajouta que toutes les dépenses se centralisant dans le ministère des finances, M. Humann allait prendre la parole.

On sait ce qui se passa dans cette séance, où M. Humann inventa une division qui deviendra fameuse, celle des dépenses gouvernementales et des dépenses administratives. Quant aux premières, les ministres en font un noli me tangere. Tout est perdu si on les réduit, car les ministres se retirent ; ils abandonneront alors la France à sa triste destinée. Hélas ! que deviendra la France sans M. Thiers ?

Quant aux dépenses administratives, il est possible de les diminuer un peu ; M. Thiers consentira tout de même à diriger le char de l’état. M. Thiers est vraiment bien honnête.

Ainsi, pour bien établir cette distinction, importante à faire, puisqu’un malentendu nous coûterait nos ministres, le ministère déclare qu’il lui faut les crédits nécessaires pour maintenir 310,000 hommes sous les armes. Tout ce que l’armée compte de soldats au-delà de ce nombre fait partie des dépenses administratives. Il y aura désormais dans les régimens des soldats gouvernementaux et des soldats administratifs. Si vous licenciez les premiers, le ministère s’en va avec eux. Quant aux soldats administratifs, il n’y tient pas, il n’en a que faire. Notez que la France compte en ce moment 60,000 soldats administratifs, que le ministère comptait du moins ce nombre de soldats dans son budget, et que sans une seule réclamation, avant que la commission ait rien demandé, le ministère les abandonne. Il en est ainsi dans chaque département ministériel, où l’on agit envers la chambre comme les boutiquiers avec les pratiques qui ont coutume de marchander. On surfait tout pour avoir la faculté de diminuer. Nos ministres, on le voit, s’entendent comme larrons en foire, qu’on nous passe la comparaison.

Enfin, comme résultat, M. Humann posa de la sorte les réductions auxquelles consent le ministre de la guerre.


Il demandait pour l’armée active 
246,863,000
Pour la réserve 
10,586,000
Ensemble 
257,449,000
On abandonne la réserve, et l’on réduit la dépense de l’armée active à 
250,450,000
Différence en moins 
26,999,000


Toute réduction réclamée au-delà de cette somme porterait sur les dépenses gouvernementales, et le ministère a déclaré à l’unanimité devant la commission qu’il remettrait ses portefeuilles plutôt que d’y souscrire. M. Thiers seul parla après M. Humann ; encore se contenta-t-il de s’écrier de cette voix qu’on lui envierait à la chapelle Sixtine, qu’il ne pourrait accepter la responsabilité qui porterait sur lui avec un budget moindre. Or on sait combien M. Thiers est difficile en fait de responsabilité.

Le ministère a reçu des dépêches dont il ne manquera pas de se féliciter à la chambre, et dont il compte bien se servir pour faire accepter son budget. Le maréchal Maison, notre ambassadeur à Saint-Pétersbourg, a reçu le meilleur accueil de l’empereur Nicolas ! L’empereur Nicolas veut bien oublier que nous ne l’avons pas empêché d’écraser la Pologne. Il daigne consentir à ce que nous le laissions s’emparer de Constantinople, ou tout au moins nous fermer la mer Noire. Il a montré un visage aimable et riant au maréchal Maison ; il s’est fait présenter ses aides-de-camp, ses secrétaires d’ambassade. Réjouissons-nous ! La France est sauvée ! L’empereur des Russies vient de recevoir en grace le roi des Français.

Il est certain que cette apparence de rapprochement a causé une grande joie au château, où l’on éprouve depuis quelque temps des inquiétudes au sujet de l’alliance avec l’Angleterre. L’appui de l’Angleterre peut manquer au premier moment ; elle sent qu’on n’a d’intimité qu’avec elle, que les autres puissances repoussent le cabinet des Tuileries, et elle se montre exigeante. La question d’Alger n’a pas été abandonnée par elle, et d’un jour à l’autre il peut arriver de Londres une sommation d’évacuer le territoire d’Afrique. Que ferait-on alors si on n’avait préparé quelque autre alliance ? Ce n’est pas que la volonté souveraine qui décide en tout tienne beaucoup à Alger. On sait qu’à l’époque du premier départ de M. de Talleyrand pour Londres comme ambassadeur de Louis-Philippe, M. Molé étant ministre des affaires étrangères, il fut beaucoup question de l’évacuation d’Alger dans le conseil, et que M. de Talleyrand, fortement appuyé par le roi, insista pour emporter en Angleterre l’autorisation d’annoncer l’abandon de notre conquête, ce qui devait, disait-il, singulièrement faciliter la négociation de l’alliance qu’il projetait. M. Molé, dont le ministère a laissé d’honorables souvenirs, protesta vivement contre cette pensée, et M. de Talleyrand n’emporta, dit-on, qu’une promesse verbale du roi. On croit savoir que c’est l’exécution de cette promesse qu’on réclame aujourd’hui, et assez vivement pour avoir engagé la pensée suprême à se tourner, à son grand regret, du côté de Saint-Pétersbourg.

On ne pouvait faire un meilleur choix que celui du maréchal Maison, qui a été précédé à Saint-Pétersbourg par la recommandation du roi de Prusse, et par le souvenir de ses liaisons amicales avec l’empereur Alexandre. On sait que le maréchal Maison, chargé de défendre, en 1814 la ligne du nord, se conduisit si vaillamment, que l’ennemi, rendant justice à son caractère, lui conserva la dotation impériale qu’il avait dans les provinces du Rhin. Depuis ce temps, le roi de Prusse a eu l’occasion de voir fréquemment le maréchal Maison, dont les possessions touchent au terrain où les grandes manœuvres d’été s’exécutent, et ces rapports n’ont pas été inutiles au maréchal près de l’empereur Nicolas. D’après une lettre particulière, écrite par notre ambassadeur, il paraît que l’empereur n’était nullement au courant des affaires de la France, qu’elles lui avaient été présentées sous un jour complètement faux, et qu’une conversation soutenue par le maréchal avec la brusque franchise qu’on lui connaît, lui a valu l’accueil public qui a causé tant d’étonnement en Allemagne. Nous aimons à le croire, mais nous savons par expérience que nos ambassadeurs et nos ministres ne sont pas toujours les mieux informés de ce qui se passe dans la plus haute région du cabinet ; et ainsi qu’une promesse verbale faite à Londres a facilité les négociations de M. de Talleyrand, il se pourrait que la correspondance autographe eût porté à Saint-Pétersbourg des engagemens que tout le monde ignore. La suite nous l’apprendra.

Quand M. de Rayneval fut nommé ambassadeur à Madrid, il se rendit, comme il est d’usage, près de M. Casimir Périer, alors président du conseil, pour lui demander ses instructions. M. Périer, qui n’était pas très bien informé des affaires de l’Espagne, et qui s’entendait fort peu à la politique étrangère, se contenta de lui dire : « Mais vous savez cela mieux que moi. Faites ce qui vous plaira, faites pour le mieux ! » Et M. de Rayneval quitta le ministère en riant et en disant : « Je vous promets de leur donner tant d’embarras chez eux, qu’ils ne vous causeront pas d’inquiétudes. » M. de Rayneval a tenu parole, mais les inquiétudes sont venues cependant. Tant que M. Zéa-Bermudez, le ministre de Ferdinand vii, a conservé le pouvoir, la royauté de juillet n’a pas conçu d’effroi de la révolution espagnole ; mais depuis qu’il a passé à Martinez de la Rosa et à ses amis, on entrevoit qu’il pourrait tomber bientôt aux mains d’hommes moins modérés, et l’on trouve que les Pyrénées ne sont pas assez hautes. Le gouvernement des barricades voulait à toute force maintenir le régime absolu en Espagne, mais un despotisme éclairé, disait-il, c’est-à-dire obéissant à ses inspirations. La Russie tenait d’ailleurs à M. Zéa ; et comme on veut plaire maintenant à la Russie, M. de Rayneval sera rappelé pour n’avoir pas défendu M. Zéa avec assez de zèle. La réception faite au maréchal Maison vaut bien le rappel de M. de Rayneval. C’est M. Decazes qui se rend à Madrid pour remplir le poste laissé par M. de Rayneval, mais M. Decazes n’a consenti à accepter cette mission qu’avec le titre d’ambassadeur extraordinaire. On cherche à l’entourer de tout l’éclat nécessaire pour la remplir, et après un séjour de quelques mois, si les circonstances n’exigent plus sa présence, il sera remplacé par un ambassadeur. Le ministère espagnol actuel, composé de modificantes ou pastelleros, est parfaitement en harmonie avec les opinions politiques de M. Decazes ; mais ce ministère durera-t-il long-temps ? Nous en doutons.

Voici l’ordre des travaux de la chambre dans cette quinzaine : elle a d’abord discuté sans attention une loi municipale pour la ville de Paris, qui n’empêchera pas la ville de Paris d’être administrée arbitrairement par son préfet, gouvernée par sa police, et d’être tenue dans l’ignorance complète de ses affaires. La chambre dormait ou causait pendant cette discussion, comme s’il eût été question de voter les frais d’un coq de plomb pour un clocher de village. La distraction de la chambre ou son indifférence était si forte, qu’elle a accordé au ministère encore plus de latitude qu’il n’en demandait, quoiqu’il eût fait sa part fort large comme de coutume, sur quoi M. d’Argout se leva et dit ironiquement qu’il adhérait au vote de la chambre. M. d’Argout se pose de plus en plus comme un homme d’esprit.

Puis la chambre a aboli les majorats fondés par Napoléon, d’où il résulte que la noblesse établie sur ces majorats, et les titres qui en sont inséparables, doivent en même temps disparaître. La chambre des pairs, saisie maintenant du projet de loi, adopté par l’autre chambre, a nommé, pour l’examiner, une commission composée en grande partie de nobles de l’empire. Il est vrai que la chambre des députés vient, de son côté, de nommer M. Persil, rapporteur du projet de loi contre les crieurs publics. Les notions d’impartialité et de justice s’effacent tout-à-fait de nos mœurs politiques.

La chambre a ensuite rejeté la demande d’une pension en faveur des veuves des généraux Gérard et Daumesnil. La pension demandée pour les veuves du maréchal Jourdan et du général Decaen ont seules été accordées par la majorité. On assure que les doctrinaires se sont plu à jouer ce malin tour à M. Dupin, qui s’était activement employé pour la veuve Daumesnil ; et afin que l’élévation d’esprit et la noblesse d’ame ne manquent de part ni d’autre dans cette affaire, M. Dupin se dispose, dit-on, à rendre aux doctrinaires la pareille, en faisant voter la chambre contre une loi qui les intéresse, celle des pensionnaires de l’ancienne liste civile. Le courage et l’animosité de ces messieurs s’exercent sur de malheureuses femmes qui réclament le prix du sang de leurs maris, sur des misérables qui manquent de pain, et qui implorent la pitié de la nation. Disons, pour en finir de ce repoussant sujet, qu’on a regardé comme une inconvenance le rapport de M. Vatout contre le projet d’accorder des pensions à ces veuves. Il semblait que M. Vatout, en sa qualité de commensal du château, voulût faire passer dans les députés les sentimens de parcimonie de la cassette. Ne serait-il pas à propos de demander l’application au paiement des pensions de l’ancienne liste civile, des sept cent mille francs que la liste civile actuelle s’approprie induement sur le million affecté au duc d’Orléans, et qu’elle enfouit dans ses coffres ?

L’affaire de MM. Michel, Dupont et Pinard, interdits par la cour d’assises, pour avoir déclaré faux un acte d’accusation évidemment faux, a été appelée à la cour de cassation, devant laquelle les trois avocats s’étaient pourvus. M. Dupin, à qui la voix n’avait pas manqué pour redoubler d’interpellations et d’apostrophes à la chambre qu’il préside si singulièrement, avait ce jour-là un violent mal de gorge. Il n’a donc pas pu parler et nous dire son sentiment sur cette interdiction, que son ami et correspondant lord Brougham a traitée d’inouie et digne d’une nation sauvage. M. Dupin a du malheur. Une pareille indisposition nous a privés de son opinion sur la rétroactivité et l’état de siége, et le frêle état de sa santé, sa constitution si mince et si délicate, comme on sait, sèvreront encore bien souvent, en certaines circonstances, la cour de cassation de l’appui de sa belle parole. M. Dupin aurait besoin d’un ministère pour se reposer et se remettre de ses extinctions de voix. Encore quelques omissions forcées du genre de celles que nous signalons, et le ministère ne lui manquera pas. Il en sera parfaitement digne.

En attendant, M. Dupin donne des fêtes au palais de la présidence. Un avis inséré dans les journaux de ce jour avertissait les personnes invitées au bal de M. Dupin de présenter leurs lettres d’invitation, afin d’éviter la présence des intrus. Le mot est heureusement choisi. Il faut être en effet un intrus de la plus étrange espèce, pour aller se jeter dans la cohue grotesque que M. Dupin nomme son bal, sans y être invité, ou plutôt forcé.

Il n’en est pas ainsi des bals que donne le duc d’Orléans, et qui sont très brillans, dit-on. Toujours est-il qu’on n’y invite pas tous les fonctionnaires hauts et bas, par rang alphabétique, car un jeune ministre, très jaloux de se montrer partout, n’a pu obtenir la semaine passée, une invitation pour sa belle-mère. Nulle démarche n’a réussi, et le ministre a eu beaucoup de peine à faire comprendre à une vanité de femme blessée, que ce n’est pas là une question de cabinet et un motif suffisant de démission. Il paraît que la belle-mère du ministre voulait absolument faire passer le bal du duc d’Orléans pour un bal gouvernemental ; mais celui-ci, homme d’esprit, a soutenu que ce n’était qu’un bal administratif, et qu’il pouvait garder sa place.

Il faut emprunter les paroles de Mme de Sévigné, pour parler comme elle le mérite, de la chose la plus étonnante, la plus merveilleuse, la plus surprenante, la plus triomphante, la plus étourdissante, la plus imprévue, la plus grande, la plus petite, la plus rare, la plus commune, la plus digne d’envie, enfin pour annoncer ce qui s’est passé au dernier bal de Mme Appony. Une descendante de Sully, de Sobieski, une Lagrange, une d’Arquien, Mlle de Béthune en un mot, a walsé avec M. le duc d’Orléans ! Le faubourg Saint-Germain en a pris le deuil.

Une autre nouvelle importante, c’est que Mme Thiers, qui avait éclipsé à la cour de juillet Mme Lehon, laquelle avait effacé Mme Vatry, vient d’être anéantie, ruinée, perdue à son tour, après un règne de moins d’un mois, par la belle Mme de Si..y, femme du député de ce nom. Ô vanité ! ô néant ! ô mortels ignorans de leurs destinées ! dirait Bossuet.

Il nous reste à parler d’un triste événement. M. Dulong, membre de la chambre des députés, a été tué en duel par le général Bugeaud, qu’il avait interpellé dans une discussion. Les témoins étaient, pour M. Bugeaud, le général de Rumigny et le colonel Lamy, et pour M. Dulong, M. George Lafayette et le colonel Bacot. M. Bugeaud tira le premier, et sa balle frappa au-dessus du sourcil gauche M. Dulong, qui a survécu encore plusieurs heures à cette terrible blessure. Une noble rétractation avait été adressée la veille du combat à M. Bugeaud qui l’avait acceptée ; mais un journal ministériel parla avec si peu de mesure de cet acte de réconciliation de M. Dulong, que le combat devint inévitable. La lettre de M. Dulong à M. Bugeaud, remise au roi par M. de Rumigny, a été brûlée de sa main. M. Dulong était ami et parent de M. Dupont (de l’Eure).


— Nous avons trop long-temps tardé de parler d’un roman de M. Capefigue, l’auteur de l’Histoire de la Restauration, à laquelle nous consacrerons plus tard un article. Le roman de M. Capefigue est intitulé Jacques ii à Saint-Germain[1]. Il a été publié il y a peu de temps, et déjà la seconde édition est mise en vente.

Pour nous, le succès du livre s’explique non pas seulement par son sujet et par les allusions qu’une certaine classe de lecteurs y a cherchées, mais par des tableaux vrais et simples, par une abondance d’idées historiques qui manque à presque toutes les compositions de ce genre, et que les études sérieuses de M. Capefigue l’ont mis à même de répandre dans ses écrits. Il est évident que M. Capefigue n’a pas lu les mémoires et les documens diplomatiques dont il fait usage uniquement pour composer un roman ; on sent qu’il avait dès long-temps mûri ses lectures avant que de les appliquer. De là ces peintures sans excès et sans efforts qui plaisent dans son livre. Peut-être les scènes qu’il trace sont-elles trop peu développées, trop légèrement touchées quelquefois ; mais elles rachètent ce défaut par leur nombre et leur variété. Ce dont il faut savoir gré surtout à M. Capefigue, c’est de n’avoir pas altéré l’histoire, de n’avoir pas dénaturé les personnages pour les rendre plus bizarres et plus pittoresques, et de n’avoir pas trahi ses études d’historien dans ses loisirs de romancier.


L’abondance des matières nous force d’ajourner à notre prochaine livraison l’analyse des romans nouveaux de MM. Sue, Balzac, Alphonse Royer, et de plusieurs autres ouvrages importans, tels que la Correspondance d’Orient, de M. Michaud, et les Souvenirs de la Révolution de 1830, de M. Bérard.


M. Lerminier, professeur au collége de France, ouvrira son cours, mardi, 4 février, à une heure et demie, et le continuera à la même heure les samedi et mardi de chaque semaine.

Il exposera, durant cette année, les Principes historiques du droit public européen, en les comparant aux principes des sociétés antiques.


— Le libraire Charpentier annonce une publication prochaine d’un haut intérêt. C’est un ouvrage posthume du célèbre Jérémie Bentham, intitulé Déontologie ou Nouveau Code de morale. Ce livre, un des plus importans, dit-on, qui soit sorti de la plume de ce grand publiciste, est publié par les soins du docteur Bowring, en exécution d’une des clauses du testament de Bentham. Nous rendrons compte de cette publication.



  1. Chez Dufey, rue des Marais.