Chronique de la quinzaine - 14 janvier 1841

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Chronique no 210
14 janvier 1841
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.
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14 janvier 1841.


La chambre a entendu hier, et le Moniteur publie aujourd’hui, le rapport de la commission chargée d’examiner le projet de loi sur les fortifications de Paris. Nous avons à peine eu le temps de jeter un coup d’œil sur un travail qui exige un examen attentif, une étude sérieuse. M. Thiers a développé, ce nous semble, cette grande question sous toutes ses faces ; sans trop insister sur ces vues générales, qui commençaient à devenir lieux communs, il est entré, avec une connaissance intime des données du problème, au fond même de la question, comme un homme pratique qui aborde franchement les hypothèses probables, qui ne dissimule aucune difficulté, et sait combien il importe de proportionner les moyens au but qu’on se propose. En parcourant ce beau travail, tout homme impartial aura fait, comme nous, deux remarques importantes : la première, que M. Thiers, fidèle à la haute mission que les suffrages de ses collègues venaient de lui confier, s’est scrupuleusement abstenu de tout ce qui pouvait donner à son rapport les apparences d’un plaidoyer ou d’un discours d’opposition. Est-il un membre de la chambre, je parle de ceux qui veulent fortifier Paris, qui ne se trouvait honoré de mettre sa signature au bas de ce rapport ? La question n’y est point rabaissée aux mesquines proportions d’une lutte de partis. Ce n’est pas là une apologie du cabinet du 1er mars ; ce n’est point une attaque du centre gauche et de la gauche contre les centres ; il n’y a ni hostilité ni regrets ; c’est le travail d’un loyal député, d’un bon Français.

La seconde remarque est celle-ci : en se plaçant sans hésiter sur les hauteurs de la question, M. Thiers sous l’influence du grand intérêt national qu’il avait mission de faire prévaloir, a écarté d’une main ferme toutes les objections, quel que fût leur principe, quelle que fût l’opinion politique qui les soulevait. C’est ainsi qu’en parlant des forts détachés, après avoir démontré qu’à la distance où ils seront placés ils ne peuvent être, même pour les esprits les plus ombrageux, une cause légitime d’alarmes, M. Thiers n’a pas craint de dire que ces ombrages n’avaient aucun fondement plausible, et que les suppositions auxquelles on se livrait étaient plus encore une injure gratuite pour le gouvernement qu’un motif sérieux d’anxiété pour la liberté. M. Thiers a raison. Le jour où la force publique, oubliant ce qu’elle doit à la patrie, entourerait de cinq cent mille baïonnettes dévouées, fanatiques, le trône d’un despote, la liberté serait, nous ne dirons pas perdue, mais compromise, même sans fort détachés : d’un autre côté, qu’importent les forts détachés, lorsque désormais un despote est impossible et que l’armée est nationale ?

Espérons que la chambre sanctionnera par un vote imposant le travail de la commission. Cette grande mesure n’aura toute son importance, toute sa valeur, que si elle obtient les suffrages presque unanimes de l’assemblée. Que serait-ce si les voix, en se partageant, laissaient apercevoir une faiblesse, une hésitation, une division, qui donneraient aux adversaires de la mesure, soit à l’intérieur, soit à l’extérieur, l’espoir de la voir bientôt abandonnée ? Serait-il vrai que les évènemens qui viennent de s’accomplir ne peuvent pas même nous fournir l’occasion de faire ce qui devrait être achevé depuis vingt ans ? On raconte qu’un général, aussi spirituel que savant, interrogé peu de temps avant sa mort sur la question de savoir quand on commencerait à fortifier Paris, répondit sèchement : Quand il ne sera plus temps. Sans doute, c’était là une boutade, la répartie d’un homme compétent qui se sentait blessé dans ses convictions d’homme de guerre, comme dans son sentiment national. Doit-on craindre que le vote de la chambre ne paraisse justifier la répartie ? Il faut bien le dire : le bruit ne se répand que trop depuis quelques jours qu’une opposition formidable, patente et cachée, se prépare contre les fortifications de Paris. On craint que des intérêts variés, des vues diverses ne se réunissent pour faire échouer la mesure. Nous vivons dans un temps de coalitions. Il y en a toujours de toutes prêtes pour empêcher et pour renverser ; peut-être y en aura-t-il un jour pour édifier et pour soutenir.

En attendant, on assure que les fortifications de Paris pourraient bien être repoussées par des financiers qui feront sonner haut et exagéreront au besoin le chiffre de la dépense, par des militaires dont le nom ne resterait pas attaché à ce grand ouvrage, par les ennemis acharnés de M. Thiers, qui veulent, avant tout, faire autre chose que ce que M. Thiers a désiré et proposé ; par des hommes du centre, ministériels sans doute, mais qui ne seraient pas trop fâchés de voir le cabinet se débattre contre les difficultés que ferait naître le rejet de la loi ; par des ministériels dévoués, mais fortement persuadés en même temps que les ministres, après tout, aiment encore mieux un échec que le succès d’une mesure qui appartient en réalité au 1er mars ; enfin la loi sera probablement rejetée par tous ceux que les fortifications de Paris effraient au lieu de les rassurer ; il en est un bon nombre parmi les propriétaires, les hommes de commerce, les hommes d’affaires, convaincus qu’ils sont que le meilleur moyen d’empêcher qu’on ne mette un pétard sous une porte, c’est de la laisser ouverte.

Ce serait une chose déplorable et qui imprimerait à la session de 1841 une longue et triste célébrité, que de voir cette grande et patriotique mesure, repoussée par la coalition tacite et momentanée d’opinions et de vues très diverses, voire même opposées. Voudrait-on donner un pendant à la loi de dotation ? On dit qu’indépendamment des votes négatifs et silencieux, il y en aura qui seront vivement et hautement exprimés à la tribune ; on cite, entre autres, l’illustre auteur de la Chute d’un Ange. Nous voulons encore espérer que ce bruit n’est pas fondé. Il nous serait douloureux d’entendre une admirable parole prendre la défense de l’opinion qui veut laisser Paris exposé aux insultes de l’étranger. Que peut-on dire en effet ? Que l’hypothèse de l’investissement de Paris n’est qu’un rêve ! Ce rêve s’est, de nos jours, réalisé deux fois. Que Paris investi par l’ennemi n’a pas besoin de fortifications pour se défendre ? Hélas ! il a été de nos jours pris deux fois ; deux fois l’étranger a bivouaqué aux Champs-Élysées ; deux fois, en s’emparant de la capitale, il a renversé le gouvernement établi et accompli une révolution politique sans l’assentiment du pays ; deux fois il nous a imposé des traités qui ont démembré l’empire ; deux fois il a fait peser sur la France des contributions et des charges dont la dixième partie aurait suffi pour couvrir les frais du système de fortifications le plus étendu et le plus redoutable. Il faut bien que les hommes d’imagination ne l’oublient pas, lorsqu’ils aspirent, et c’est leur droit et nous sommes loin de les en blâmer, à devenir des hommes politiques : il n’y a rien de plus inflexible qu’un fait.

Paris non fortifié, Paris capitale et clé de voûte d’un vaste système de centralisation, Paris décidant par sa chute ou par sa résistance du sort de la France, Paris très rapproché de celle de nos frontières qui se trouve la première exposée aux grands efforts de toute coalition envieuse de la grandeur, de la prospérité, de la gloire de notre pays, Paris est tombé deux fois aux mains d’un ennemi que menaçaient les débris formidables encore de la grande armée et le génie étincelant encore, dans ses dernières lueurs, du plus grand capitaine des temps modernes. Qui osera nous dire : Nous serons plus habiles que Napoléon, plus braves que les soldats de l’empire ? Cependant le génie de Napoléon lui-même et la bravoure du soldat français ne pouvaient se déployer, par de vastes et efficaces combinaisons, sans un point d’appui. La grande stratégie n’est possible qu’à deux conditions : il lui faut de l’espace et du temps. Son principe est le mouvement, le mouvement dans ses combinaisons les plus hardies et les plus habiles. Otez-lui ses conditions d’existence, tout s’évanouit ; l’imprudence devient sagesse, l’erreur habileté ; la science militaire la plus consommée, les conceptions du génie ne sont plus qu’impuissance et rêverie. C’est ainsi qu’en 1814 les alliés s’emparaient de la France par une pointe sur la capitale qui aurait dû leur tourner à piége, et que Napoléon, plein d’espérance encore, ne revenait toucher à la banlieue que pour entendre les fanfares triomphales des Russes et des Prussiens, maîtres de Paris. Qu’a-t-il manqué à la fortune de la France au milieu de ces grands évènemens ? Un peu de temps, quelques jours de résistance à Paris, le temps d’arriver sur le flanc et les derrières de l’ennemi avec ces fortes et vaillantes garnisons qui ont dû plus tard évacuer tristement ces places qu’elles avaient si inutilement défendues ; le temps d’enlever à l’ennemi ses réserves, ses magasins, et de menacer sa retraite ; le temps de lui apprendre qu’on ne s’engage pas impunément au cœur même de la France. Paris, opposant pendant quinze jours un front d’airain à l’ennemi, aurait donné le temps de réaliser ces immenses résultats ; Paris, ville ouverte, dut remettre aux mains des alliés les clés de la France, car, encore une fois, les clés de la France sont à Paris.

Tous les discours du monde, tous les efforts de l’éloquence n’ôteront rien à la vérité et à la puissance de ces faits. Paris, ville ouverte, a été deux fois occupée. Comment nous prouverez-vous qu’en laissant par vos suffrages Paris dans son état actuel, vous ne nous exposez pas à devenir une troisième fois la proie de l’étranger ?

Dira-t-on que la défense de Paris est impossible, que les Parisiens ne résisteraient pas à l’éclat d’une bombe, à la vue d’un obus, aux ravages d’un incendie ? Je ne sais en vérité de quel droit on se permettrait de révoquer en doute le courage, le dévouement, l’élan patriotique du peuple de Paris et de la garde nationale. Les bataillons parisiens ont fait leurs preuves dans les rues de la cité et dans les champs de bataille, et lorsqu’ils affirment qu’ils défendront la patrie, son indépendance, son honneur, ses institutions, son gouvernement, en défendant vaillamment l’enceinte de la capitale, ils ont certes le droit d’être crus sur parole.

Ce serait mal juger de l’état moral de Paris assiégé en le comparant à une ville de guerre ordinaire. Loin de croire que la comparaison serait défavorable à Paris, nous sommes profondément convaincus que la population parisienne s’associerait avec enthousiasme aux efforts et aux nécessités de la défense. Il est dans la nature humaine de proportionner les sacrifices au but, l’élan à la hauteur qu’il importe d’atteindre. Ce n’est pas en vain que la Providence nous a mis dans le cœur le sentiment de la responsabilité morale, et on calomnierait les masses en croyant qu’elles n’éprouvent pas ce sentiment. Là où il paraît anéanti, c’est sur les institutions et les gouvernemens que le blâme en doit retomber. Ils ont engourdi, abruti les masses ; faut-il s’étonner de les voir demeurer spectatrices stupides et impassibles des plus grands évènemens ? Dieu merci, le peuple est éveillé chez nous ; il sait ce qu’il peut et ce que la patrie attend de lui.

Ainsi que nous le disions, il est dans la nature humaine que le sentiment de la responsabilité se proportionne par la vivacité et la persévérance de ses manifestations à la grandeur du danger et à l’importance du but. Les populations de Besançon et de Bedford ne seraient pas convaincues, comme celles de Paris, qu’une fois leur ville prise, tout est perdu pour la France. Nous sommes loin de révoquer leur patriotisme, leur dévouement à la commune patrie ; mais si elles se surprenaient à désirer une capitulation avant d’être réduites aux dernières extrémités, elles ne seraient pas à la fois effrayées et contenues par la terrible pensée qu’en livrant la place, elles donneraient à la guerre une issue funeste et définitive.

Cette grande et terrible pensée serait au contraire toujours présente à l’esprit des Parisiens. Ils seraient à la fois, fiers et jaloux du rôle que les évènemens de la guerre leur auraient réservé. Voudraient-ils que la France entière pût s’écrier : Les Parisiens pouvaient, par une résistance de quelques jours, sauver la patrie, les Parisiens ne l’ont pas voulu ; ils ont préféré au salut de la France leurs pénates, leurs maisons, leurs richesses, leurs plaisirs ; ils ont préféré les plaisirs des boulevards aux dangers du rempart.

Non, de pareilles suppositions sont également repoussées et par l’histoire et par l’observation du cœur humain.

Dès-lors il ne reste qu’une ressource aux ennemis du projet : c’est de nier la possibilité de fortifier Paris. Réduite à ce point, la question n’est plus sérieuse. Quoi ! des financiers, des commerçans, des littérateurs, des juristes, pourraient nier avec quelque autorité ce qui a été de tout temps, et à la suite des études les plus approfondies, affirmé par les hommes de guerre les plus illustres, par les juges les plus compétens ! En vérité, quel que soit notre respect pour les opposans, nous demandons humblement la permission de nous en tenir à l’avis de Vauban et de Napoléon.

Une observation nous frappe. Les opposans insistent sur les dangers que la défense ferait courir à la population parisienne, sur les souffrances auxquelles elle serait exposée, sur la probabilité d’une prompte reddition, auquel cas les fortifications, disent-ils, deviendraient dans les mains de l’ennemi une arme contre nous. Mais se placent-ils avec le même soin au point de vue de l’ennemi ? Tiennent-ils compte de sa situation, de ses prévisions, de la difficulté d’entreprendre avec succès un si grand siége, des dangers que la résistance de Paris lui ferait courir, pouvant à chaque instant perdre ses lignes de communication, ses magasins, ses réserves, et se voir contraint à une retraite désastreuse, ou menacé d’une destruction totale ? Là est cependant le point capital de la question. On parle du siége de Paris, et il importe, avant tout, de parler des raisons qu’aurait l’ennemi de ne pas entreprendre ce siége, de ne pas s’aventurer sous les murs d’une capitale fortifiée qui peut faire sortir de ses entrailles une armée formidable, une armée qui peut coordonner son action avec les mouvemens de l’armée extérieure, une armée exaltée par la grandeur de la lutte et l’immense importance des résultats. Les fortifications de Paris ne sont donc pas seulement un moyen défensif, elles seront avant tout un moyen préventif. Elles auront pour effet certain de ramener la guerre dans les conditions de ces guerres de siéges et de frontières qui ont jeté un si grand éclat sur le règne de Louis XIV. On pourra sans doute attaquer nos frontières, mais on n’osera plus laisser derrière soi nos places fortes et leurs garnisons pour se ruer sur Paris.

En veut-on la meilleure, la plus décisive des démonstrations ? Elle se trouve pour nous dans l’humeur que le projet de loi a donnée à l’étranger. On le critique, on le blâme, on en déconseille l’adoption. Adoptons-le. L’humeur de l’étranger est un excellent criterium de la bonté du projet de loi.

Le rejet de la loi serait un évènement grave et fâcheux pour tout le monde, pour le pays, pour le gouvernement, pour le cabinet, pour la chambre elle-même.

Le pays, par des craintes chimériques et une économie mal entendue, se trouverait privé, Dieu sait pour combien d’années encore, d’un moyen de sûreté et de puissance que les circonstances lui commandent impérieusement de se donner. La France est isolée ; quoi qu’on fasse, elle le sera long-temps encore. En brisant l’alliance anglo-française, lord Palmerston ne se doutait peut-être pas de toutes les conséquences de cet acte d’orgueil et de légèreté. L’alliance anglo-française était l’ancre de la paix européenne, et cette alliance n’est aujourd’hui qu’un vain mot. Le maintien de la paix est possible encore, mais la France serait inexcusable, si, tout en désirant vivement le maintien de la paix, elle n’embrassait pas dans ses prévisions des évènemens d’une autre nature.

Le gouvernement du pays a besoin, avant tout, de force et de grandeur. Les fortifications de Paris sont un grand acte national. Le gouvernement de juillet veut faire ce que Vauban et l’empereur avaient imaginé dans leur vive sollicitude pour la sûreté et la puissance de la France, dans la tendresse naturelle, pour parler comme Vauban, qu’en hommes de bien ils avaient pour la patrie ; il veut réaliser une grande pensée que d’autres ont conçue, que nul n’a pu mettre à exécution jusqu’ici. Le rejet de la loi serait un affaiblissement pour le pouvoir, il tendrait à prouver qu’il n’y a pas unité de vues entre le gouvernement et le pays ; c’est une mesure trop capitale pour que le dissentiment soit chose indifférente. Le gouvernement a pris l’initiative ; le pays lui donnera-t-il un démenti ?

Le cabinet serait fort embarrassé par le rejet de la loi. S’il ne l’a pas inventée, il l’a adoptée ; il l’a faite sienne ; le projet lui appartient autant qu’au 1er mars, autant qu’à la commission de la chambre. La commission, par un juste sentiment de l’importance de la mesure, a mis de côté toute idée trop absolue ; elle a fait de nobles sacrifices d’opinion ; elle est tombée parfaitement d’accord avec le ministère. Dès-lors le rejet de la loi serait un échec pour le cabinet, un échec grave. Il prouverait qu’il n’a pu ou qu’il n’a pas voulu exercer d’influence sur ses amis. Ce serait un échec à moins qu’on ne le crût complice, mais ce serait alors une trahison.

Le ministère n’ignore sans doute pas qu’il circule d’étranges bruits sur son compte. On dit que la plupart des ministres n’ont aucun goût pour le projet de loi, que deux ou trois seulement en désirent fermement l’adoption, que les autres déguisent fort mal leurs répugnances. Nous aimons à croire que ce sont là propos inconsidérés de subalternes, suppositions gratuites de ces hommes qui se croient tout permis pour faire échouer une mesure qui n’a pas été imaginée dans leur camp. Aussi sommes-nous convaincus que les ministres donneront à ces bruits un démenti solennel, le seul qui puisse dissiper tous les doutes, en prenant à la discussion une part très active, en défendant le projet envers et contre tous, avec ce talent, cette énergie, cette fermeté, cette obstination, dont ils ont donné plus d’une preuve lorsqu’ils étaient convaincus de la nécessité d’une grande mesure. Nous sommes convaincus que le cabinet ne se fait pas de vaines illusions. Encore une fois, si le projet échouait, la moindre conséquence qu’on pourrait en tirer serait que le ministère ne gouverne pas, qu’il est traîné à la remorque par de prétendus amis auxquels il ne coûte rien de le déconsidérer, qu’il ne vit que d’une vie précaire et d’emprunt. Nous comptons à la fois et sur ses lumières et sur sa loyauté, quelque peu aussi sur son propre intérêt.

La chambre elle-même se préparerait, par le rejet de la loi, un avenir bien morne et des souvenirs difficiles à porter. Dans dix-huit mois ; dans un an, peut-être plus tôt, il faudrait reparaître devant le corps électoral et lui avouer qu’on n’a pas osé faire ce que Napoléon et Vauban jugeaient indispensable au salut de la patrie, qu’on n’a pas osé fermer à l’étranger l’entrée de la capitale. Il faudrait reconnaître qu’on a préféré à ce grand intérêt national l’économie de quelques millions, les agrémens de la promenade au bois de Boulogne, la tranquillité et le doux sommeil de la bourgeoisie et du commerce de Paris ; car, après tout, ce sont là les seules raisons, je ne dis pas bonnes, le ciel m’en préserve, mais réelles.

Au surplus, nous avons la ferme espérance que le projet sera adopté et par une majorité imposante. Nous supplions tous les amis de cette grande œuvre nationale d’imiter la sagesse politique du rapporteur et de la commission de la chambre. Ils ont fait au gouvernement des concessions ; il faut les maintenir. Essayer des amendemens dans le sein même de la chambre, c’est s’affaiblir, se désunir, prêter le flanc aux adversaires de la loi, qui sauront bien se porter en masse partout où ils apercevront une brèche, dans l’espoir de voir le nombre de suffrages affirmatifs diminuer dans le vote final.

En attendant ce grand débat, la chambre des députés élabore péniblement le projet de loi sur la vente des immeubles. C’est une discussion qui ne paraît pas devoir laisser de traces lumineuses dans les annales parlementaires. La chambre des députés n’a pas plus osé que la chambre des pairs introduire dans la loi la seule disposition qui aurait été vraiment utile, la purge par l’effet de l’adjudication de toutes les hypothèques même légales. C’est se traîner dans l’ornière d’une jurisprudence timide et rétrospective.

À l’occasion d’une disposition relative au choix des journaux où doivent être insérées les annonces judiciaires, il s’est élevé une discussion plutôt animée que lumineuse, les uns voulant confier aux tribunaux la désignation des journaux, les autres réclamant le régime de la liberté. On a invoqué à ce sujet les grands principes de la liberté de la presse. C’est un abus des mots. Il ne s’agit que d’industrie. On ne publie pas des opinions, mais de modestes extraits de cahiers des charges. Quoi qu’il en soit, et sans vouloir entrer ici dans le fond de la question, nous dirons que ce n’est pas sans quelque étonnement que nous avons vu une partie de la chambre avoir recours, dans cette occasion, aux expédiens extrêmes de la tactique parlementaire. Un certain nombre de députés ont voulu, en se retirant pendant la discussion de l’article en question, rendre la délibération impossible.

Nous ne dirons pas que c’est là un expédient illicite, une manœuvre répréhensible ; on peut à la rigueur imaginer telle circonstance où tout bon citoyen ne devrait pas hésiter à l’employer. Il se peut qu’une assemblée peu nombreuse, emportée par la passion, se livre à des résolutions qu’elle ne prendrait pas, si elle se donnait le temps de réfléchir, et si tous les députés étaient présens. À la vérité, avec nos règlemens et nos formes, ces cas sont rares, très rares chez nous. Toute question grave est annoncée long-temps d’avance, et les députés, dans ces jours solennels, se rendent régulièrement à leur poste. Les questions imprévues qui peuvent surgir dans le débat des affaires courantes n’ont guère d’importance. Quoi qu’il en soit, nous ne contestons pas le droit ; mais ce droit est, ce nous semble, un de ces moyens extraordinaires qu’il convient de réserver pour les grandes circonstances : c’est alors seulement qu’on peut l’exercer avec dignité. Prodigué, il ôte aux débats législatifs leur sérieux et leur gravité.

Une dépêche télégraphique annonce l’arrangement de nos difficultés avec le gouvernement de Buenos-Ayres. C’est une heureuse nouvelle, car nous espérons que les conditions du traité ne nous feront pas regretter la cessation des hostilités.

Le différend de l’Espagne avec le Portugal paraît devoir se terminer par la médiation de l’Angleterre, qui ne laisse échapper aucune occasion d’étendre son influence à la Péninsule tout entière. Espartero voulait, en mettant l’épée dans les reins aux Portugais, se préparer un titre à la reconnaissance des Espagnols, peut-être aussi trouver une occupation pour une partie de l’armée. L’armée est à la fois sa force et un embarras pour lui.

De nouveaux troubles ont été sur le point d’éclater en Suisse, dans le canton de Soleure. La Suisse, avec sa vieille organisation fédérale, est comme une rivière dont on n’a pas depuis long-temps réparé les digues. L’eau s’échappe de tous côtés, tantôt ici, tantôt là. Les partis osent tout, parce qu’ils ne sentent pas au-dessus d’eux une autorité centrale forte et régulière. Le directoire fédéral est obligé d’intervenir comme il peut. Il maintient l’ordre public par des coups d’état. Il sauve la vieille constitution fédérale en la violant. La force de la Suisse est tout entière dans ses mœurs, dans l’organisation de la famille et de la commune. Elle est forte des vices qu’elle n’a pas. Morcelée, démocratique, dépourvue de grandes villes, de grandes existences, de grandes fortunes, elle ne connaît pas de grandes influences personnelles. Celui qui peut agiter sa commune est inconnu à deux lieues de là ; il serait parfaitement ridicule s’il essayait de faire sentir son influence plus loin que l’ombre du clocher de son village. Ce morcellement de toutes choses a de grands inconvéniens, des inconvéniens que rien ne peut complètement racheter. Il a aussi quelques avantages. Le mal s’y propage tout aussi difficilement que le bien ; tout est local, même l’esprit d’insurrection et de révolte. Il y a eu vingt révolutions en Suisse depuis 1830 ; mais on ne peut pas dire que la Suisse ait été révolutionnée. Le directoire fédéral se trouve maintenant à Berne. Le président, M. Neuhaus, est un esprit aussi éclairé que résolu. Le canton de Berne est, par sa population et ses forces, le premier canton de la Suisse. Les aristocraties déchues choisiraient mal leur moment, si elles rêvaient aujourd’hui des contre-révolutions.

Ainsi qu’il était facile de le prévoir, la Syrie est en proie à l’anarchie. C’est là probablement tout ce que désirait le cabinet anglais : à coup sûr, lorsqu’il l’enlevait à Méhémet-Ali, il ne croyait pas que la Porte eût les moyens de rétablir dans ces provinces une autorité régulière. L’histoire prouve que c’est là la tactique anglaise en Orient : affaiblir d’abord le pouvoir indigène, profiter ensuite des troubles qui sont la conséquence nécessaire de cet affaiblissement, pour étendre d’abord l’influence, plus tard l’empire de l’Angleterre. Dans l’Inde, il est désormais évident qu’elle veut franchir l’Indus. En Chine, le même travail vient de commencer, et on peut être certain que l’Angleterre ne perdra plus de vue les produits du céleste empire et les 200 millions de consommateurs qu’elle peut y trouver. Jamais l’esprit d’envahissement et de conquête n’a été poussé plus loin ; jamais, nous le reconnaissons, il ne s’est développé avec plus d’habileté, de persévérance et de suite.

En présence de ces faits, on se demande quel sera le terme de ces immenses conquêtes ? L’Angleterre subira-t-elle un jour le sort de tous les conquérans dont l’ambition a été illimitée ? Ou bien trouvera-t-elle dans sa puissance maritime, commerciale et industrielle, et dans le génie cosmopolite de ses peuples, les moyens de conserver ses immenses possessions ?

Dans ce cas, les états européens verraient leur puissance relative s’affaiblir de jour en jour. L’Angleterre serait en réalité la maîtresse du commerce, de l’industrie, des marchés des deux hémisphères ; disons-le, la maîtresse du monde.

C’est là, si les puissances continentales ne s’aveuglent pas sur leurs vrais intérêts, la question qui deviendra bientôt pour tous une question, si ce n’est de vie ou de mort, du moins de grandeur et de progrès.

La pensée de faire de Jérusalem une ville libre, où tous les chrétiens trouveraient la même protection et jouiraient des mêmes droits, est désormais accueillie par des hommes considérables et influens. Nous sommes convaincus qu’elle ne tardera pas à pénétrer dans les conseils des puissances. Le sentiment religieux trouvera de nombreux auxiliaires dans tous les amis de la civilisation, quelle que soit d’ailleurs leur croyance. La création d’un état grec aux dépens de l’empire ottoman ne paraissait dans le principe qu’un rêve, une chimère. Il existe cependant, et son existence est assurée. La délivrance de Jérusalem est loin d’offrir les mêmes difficultés que celle d’Athènes. Si les puissances le voulaient, la Porte ne pourrait refuser cette concession à la chrétienté. Il s’agit seulement d’organiser un protectorat qui garantisse également la sécurité et les droits de tous les habitans de la ville sainte, sans qu’aucune puissance européenne puisse s’en arroger la souveraineté.


Analyse de l’Histoire romaine, par M. Arbanère[1] — « Ô vérité ! as-tu fui dans les cieux avec Astrée après l’âge d’or ! Daigne descendre, fais entendre ta voix, et épargne ainsi à notre entendement cette longue fatigue de chercher à concilier des masses d’opinions toutes contradictoires ! » Cette invocation épique, à l’occasion des systèmes de Micali et de Niebuhr sur les origines de Rome, fera mieux connaître l’ouvrage de M. Arbanère que tous les développemens auxquels nous pourrions nous livrer. Elle peint merveilleusement le besoin du vrai, la candeur scientifique, le respect pour la phrase traditionnelle, l’horreur du mot propre, la dévotion sincère aux divinités de l’Olympe, et le classique cortége des vertus littéraires qui ramènent le lecteur à l’âge d’or de la république des lettres.

M. Arbanère a publié précédemment une Analyse de l’histoire asiatique et de l’histoire grecque, qui, sur le rapport d’une commission formée dans le sein de l’institut, fut jugée digne des honneurs de l’Imprimerie royale. La publication que nous annonçons aujourd’hui reproduit le plan du premier travail, avec des proportions beaucoup plus larges. M. Arbanère ne s’est pas appliqué à suivre l’ordre des temps ; il ne s’est pas mis en frais de composition et de coloris pour promener le lecteur indolent dans une galerie de tableaux ; il a voulu parler à l’intelligence plutôt qu’à l’imagination, et, pour être plus utile, il s’est résigné à être moins attrayant. Son procédé rappelle, un peu trop peut-être, celui des anatomistes qui commencent par désorganiser la machine humaine pour étudier isolément chacun des organes qui la composent. Ainsi, M. Arbanère a disloqué le corps de l’histoire romaine pour en opérer la dissection plus à son aise ; il a mis à nu les fibres nationales et les a observées une à une. Gouvernement, religion, système militaire, relations politiques, sciences et arts, littérature, esprit public, vie privée, institutions impériales, réforme par le christianisme, tels sont les titres sous lesquels vont se ranger méthodiquement les faits consignés par les annalistes romains. On s’étonne seulement que l’auteur n’ait pas ménagé dans son plan une section particulière pour la législation civile. La loi des douze tables n’obtient que quelques lignes insignifiantes ; les autres lois mentionnées dans le courant du livre sont seulement celles qui se rapportent au droit public. C’est une lacune impardonnable dans une analyse présentée comme une restauration complète de la société romaine. L’exposition des lois civiles est toujours le meilleur commentaire de l’histoire politique. Quand on connaît la condition légale des différentes classes de citoyens, quand on a le secret des contestations qui s’élèvent journellement entre les particuliers, on mesure aisément la portée des grands débats soulevés dans les assemblées nationales, et terminés trop souvent sur la place publique. Cette considération est applicable à tous les pays, mais surtout à Rome, où la foule, avide et tracassière, aimait la procédure, non pas, comme à Athènes, pour faire preuve de subtilité et se payer de paroles sonores, mais plutôt en vue du gain, et comme un moyen de butiner en temps de paix. Il eût été d’autant plus intéressant de suivre le développement scientifique de la jurisprudence, qu’à Rome la culture du droit demeura longtemps une sorte de privilége politique, et que les patriciens, en se réservant les fonctions de procureurs, c’est-à-dire en dirigeant les pauvres dans les procès où ils se trouvaient engagés, s’attachèrent ces nombreuses clientelles qu’ils opposèrent long-temps comme contre-poids à l’élément démocratique. La noblesse, en effet, vit décheoir son influence du jour où le plébéien, au lieu de confier ses affaires au grand seigneur dont il devenait en quelque sorte le vassal, put s’adresser à un homme de loi, dont il demeurait l’égal quand il avait payé ses services argent comptant.

L’Analyse de l’histoire romaine ne rattache pas son auteur à cette école ambitieuse qui procède habituellement par hypothèses, décompose les langues, exhume les ruines, consulte les influences physiques, remue ciel et terre en un mot, pour donner au passé qu’elle prétend reconstruire un aspect original. M. Arbanère s’est contenté de lire avec intelligence et recueillement les textes classiques et pour ainsi dire officiels : il nous en a offert un résumé exact et judicieux. Nous avons remarqué particulièrement les chapitres consacrés aux mœurs et à la littérature, morceaux fort étendus, puisqu’ils représentent au moins la matière d’un volume. Il est regrettable que M. Arbanère, ordinairement calme et équitable dans ses jugemens, se soit montré d’une partialité trop grande en faveur de l’aristocratie. Sans justifier la plèbe romaine, il fallait du moins expliquer ses emportemens par les provocations de la caste patricienne, égoïste, altière et insatiable dans sa rapacité. Mais l’auteur ne peut parler des chefs du parti populaire sans perdre aussitôt toute modération. C’est l’enfer qu’ils veulent sur la terre, s’écrie-t-il ; ce sont les jouissances des démons auxquelles ils aspirent. » Marius et César excitent particulièrement son courroux. Dès qu’il les voit entrer en scène, il bondit, et fait avancer contre eux les plus belliqueuses figures de sa rhétorique ; il aiguise son style pour le rendre plus pénétrant, il gonfle sa voix jusqu’à perdre haleine ; et, sentant bientôt qu’il ne se possède plus, il sort brusquement de son sujet, comme un homme que la colère suffoque et qui éprouve le besoin de prendre l’air. Nous parlons ici littéralement et sans figures. Les imprécations contre Marius retentissent encore, que déjà l’auteur s’est reporté en imagination « à ces jours splendides où ses pas aventureux foulaient les glaciers éthérés des Pyrénées, les cimes gigantesques des Alpes » ; il se retrouve au milieu de « ces vallées ravissantes qui semblent apparaître dans leur grace et leur fraîcheur virginale, comme aux premiers jours de la création ; » il entonne un dithyrambe en l’honneur de la belle et sublime nature, de la « noble poésie, vie brûlante et inépuisable de l’ame, etc. » Après de telles divagations, qu’on ne suit pas sans un peu d’inquiétude, l’auteur entreprend de se justifier en disant : « Ces idées, en contraste avec les horribles et dégoûtantes scènes que j’avais sous les yeux depuis si long-temps, me sont apparues irrésistiblement… Elles seules pouvaient me rendre la force nécessaire pour continuer la tâche odieuse et pénible de peindre les hommes sous l’aspect infernal. »

M. Arbanère s’est flatté sans doute d’éviter la monotonie en s’échappant ainsi du cadre méthodique où il s’est imprudemment enfermé. Il est vraiment fâcheux que l’écrivain, au lieu d’avoir foi dans les qualités estimables de son style, ait trop souvent essayé de produire sa pensée avec une coquetterie qui n’est plus de notre siècle. La phrase qu’il développe en ces grandes occasions est comme ces vêtemens dont la coupe a vieilli mais dont l’étoffe solide et tramée en conscience semble narguer les modes passagères. En somme, on devra à M. Arbanère un livre sage, honnête, souvent instructif, d’une érudition sincère et désintéressée, un livre dont on pourrait peindre d’un seul trait les mérites divers en disant qu’il est académique. Nous espérons que cet éloge sonnera agréablement à l’oreille de M. Arbanère, qui s’annonce comme membre de plusieurs sociétés savantes, et qui, emporté par son admiration pour nos corps littéraires, s’est écrié, au beau milieu d’un chapitre sur les institutions de Romulus : « Qui serait assez insensé pour méconnaître l’immense utilité de l’Académie des Sciences, les éminens services que rend l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres ? Ne faudrait-il pas être un vandale pour méconnaître les bienfaits de l’Académie française et de l’Académie des Beaux-Arts ? Les travaux de l’Académie des Sciences morales et politiques ne sont-ils pas d’une évidente nécessité pour la conservation et le bonheur des sociétés humaines ? » M. Arbanère, il est bon qu’on le sache, est déjà membre correspondant de l’institut. Si les académiciens en titre lisent les lignes que nous venons de transcrire, ils résisteront difficilement à la tentation d’appeler au fauteuil celui qui les a dictées, afin d’apprécier dans le tête-à-tête un confrère aussi passionné dans sa correspondance.


  1. Quatre vol. in-8o, chez Firmin Didot.