Chronique de la quinzaine - 31 mars 1842

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Chronique no 239
31 mars 1842
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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31 mars 1842.


La situation politique de la Syrie devient de plus en plus compliquée et difficile. La Porte, humiliée de la protection hautaine et tracassière de l’étranger, éprouve des velléités d’indépendance, et, après avoir appelé à son aide les armes des chrétiens pour arracher la Syrie à un enfant de Mahomet, voudrait aujourd’hui secouer le joug de ses redoutables alliés. Elle ne sait donc pas que, lorsqu’un état s’est trouvé dans la douloureuse nécessité de se livrer à la tutelle armée de l’étranger, il a tout perdu ? La force matérielle et la puissance morale lui manquent également ; ses efforts impuissans ne font illusion à personne, nul ne les prend au sérieux. Il est des abaissemens dont on ne se relève jamais. Dans cette irréparable décadence, une résignation prudente et mesurée est le seul moyen de prolonger une existence qui, dépourvue de grandeur et de dignité, peut cependant avoir encore quelque durée. Le divan ne sonde pas dans toute leur profondeur les plaies de l’empire qu’il gouverne. Il prend pour des accidens fâcheux, mais passagers, les symptômes d’une dissolution qui, pour être lente, n’est pas moins progressive et certaine. Par ses imprudences, il aggrave la situation de l’empire, il en multiplie les dangers, il rapproche le jour de la catastrophe.

Singulière pensée que de vouloir imposer un gouverneur turc aux chrétiens de la Syrie lorsque cette province vient d’être rendue à la Porte par des troupes européennes et par le soulèvement des populations chrétiennes contre Méhémet-Ali !

Au surplus, les affaires d’Orient paraissent devoir porter le trouble dans les esprits les plus fermes et fausser les jugemens des hommes les plus éclairés. Que de mesures imprudentes, que de vaines prévisions depuis deux ans ! Qui peut aujourd’hui rappeler sans rire ce malencontreux traité du 15 juillet qui devait consolider l’empire ottoman, pacifier la Syrie, mettre le sceau à l’alliance anglo-russe, raffermir et couvrir de gloire le ministère qui l’avait enfanté ? L’empire ottoman est encore plus faible, plus chancelant qu’il ne l’était avant le traité ; la Syrie, quoi qu’en dise le Moniteur ottoman, n’a jamais été plus malheureuse, plus mécontente, plus agitée ; la sincérité de l’alliance anglo-russe ne paraît dans tout son éclat que sur les bords de l’Indus ; le cabinet whig est tombé en laissant à ses héritiers une succession pleine d’embarras et de périls.

Maltraitées par les Turcs, faiblement protégées par les cabinets européens, blessées dans leurs sentimens les plus chers, livrées aux suggestions perfides d’une foule d’intrigans, les populations de la Syrie ne tarderont pas à reprendre les armes, à se réunir contre les Turcs qui les oppriment toutes également, sauf ensuite à se déchirer entre elles, et à renouveler ces scènes de désolation et de carnage qui sont la honte de la Turquie et de l’Europe à la fois, de la Turquie qui les provoque par une administration déplorable, de l’Europe qui les tolère dans un pays qu’elle a placé sous sa haute protection, et dans les affaires duquel elle est intervenue, non-seulement par ses conseils, mais par ses armes. On devient dans ce cas responsable et du mal qu’on fait et du mal qu’on pourrait prévenir, et qu’on laisse cependant éclater. C’était une dérision, un aveuglement volontaire, que de compter sur la bonne administration et sur les forces des Turcs, pour fonder et maintenir l’ordre et la paix en Syrie. On a dit mille fois que, si des forces européennes pouvaient livrer de nouveau cette province au divan, il était impossible au divan de la ressaisir d’une main ferme et d’y établir une administration raisonnable, administration qu’il ne sait établir nulle part, pas même à Constantinople. Ces avertissemens ont été inutiles ; il y avait parti pris ; on ne voulait pas des observations sensées de la France ; on aurait seulement consenti à nous admettre comme complices d’une entreprise que rien ne justifiait, et dont on s’efforce aujourd’hui d’atténuer par l’action diplomatique les fâcheuses conséquences. Aujourd’hui on ne se passe pas de la coopération du gouvernement français ; on la sollicite au contraire ; on lui demande de se réunir aux principaux signataires du traité du 15 juillet pour ramener, si c’est possible, le gouvernement turc dans les voies de l’équité et de la prudence.

Nous croyons que notre gouvernement ne refuse pas sa coopération à Constantinople ; mais nous espérons peu de toutes ces négociations. Les Turcs ont bien compris que, pour le maintien de la paix du monde, ce que les puissances désirent avant tout dans ce moment, c’est que l’empire ottoman ne soit pas profondément ébranlé, que toute considération d’humanité, de civilisation, de religion, sera sacrifiée à cette pensée politique. Ils savent que dans des vues différentes c’est là la résolution de tous les cabinets, que dès lors on n’oserait, à aucun prix, menacer la Porte d’une intervention armée ; car, si les troubles et les désordres de quelques provinces turques inspirent des inquiétudes sur le maintien de l’empire du croissant, une intervention armée l’anéantirait du coup et ferait surgir à l’instant même devant les puissances cette immense question qu’elles redoutent et dont elles s’efforcent de retarder la solution. Une intervention armée des cinq puissances est une chimère, et l’intervention armée de quelques-unes d’entre elles serait aujourd’hui une pensée plus chimérique encore. Voilà ce qui explique toutes les témérités du divan. C’est ainsi qu’il a remis les rênes de l’empire aux mains d’un représentant de la vieille Turquie, qu’il foule aux pieds ce hatti-shériff de Gulhané dont les gobe-mouches de l’Europe attendaient de si magnifiques résultats, qu’on a soumis les chrétiens de la Syrie à un gouverneur turc, qu’on éconduit les diplomates européens, qu’on leur dit avec une apparence de raison : Vous désirez consolider l’empire ottoman, vous voulez qu’il retrouve l’indépendance et la force d’un grand état ; ne vous mêlez donc pas de notre administration intérieure, laissez-nous nous gouverner à notre guise ; il n’y a ni force, ni indépendance sans autonomie. Et certes, si le sultan pouvait un jour se donner le plaisir de jouer la comédie, s’il disait aux représentans de l’Europe : Il vous convient de vous mêler de mes affaires, soit ; mais je préfère, puisqu’il en est ainsi, vous livrer l’empire tout entier ; prenez-le ; je me retire simple particulier sur les rives du Bosphore, dans une maison de plaisance ; qui serait dans l’embarras ? qui s’empresserait de supplier le jeune monarque de ne pas briser le sabre de Mahomet et de ne pas déserter le sérail impérial ? À coup sûr les cinq puissances. C’est ainsi que l’Europe ne peut aujourd’hui ni rajeunir l’empire ottoman ni le laisser mourir. Elle en prolonge péniblement l’agonie sans rien savoir du lendemain. La Providence seule sait comment s’accomplissent ces grandes péripéties qui changent la face des empires, et donnent naissance à un nouvel ordre de choses.

Il est, au milieu de ces discussions, un point sur lequel les résistances de la Porte sont aussi sensées que légitimes. Elle ne veut pas reconnaître les pouvoirs épiscopaux de l’évêque protestant qu’on a envoyé à Jérusalem. Elle lui a accordé des firmans pour le protéger, comme elle en accorde à tout voyageur distingué et particulièrement recommandé par son gouvernement. La Porte a raison. Que peut faire à Jérusalem un évêque protestant ? Rien, puisque nous nous plaisons à croire que l’homme respectable qui a été revêtu de ces fonctions, n’est mêlé et ne voudrait se mêler à aucune intrigue politique. D’ailleurs, empressons-nous d’ajouter, car il faut, avant tout, rendre hommage à la vérité, que l’établissement d’un évêque protestant à Jérusalem n’est pas une pensée du gouvernement anglais. Seulement il n’a pas osé ne pas l’accueillir. Elle avait en Angleterre et ailleurs des appuis dont il n’aurait pas été prudent de blesser les sentimens et d’éluder les instances. Au surplus, l’arrivée de l’évêque protestant à Jérusalem n’a pas été suivie des désordres et des excès dont on a parlé ces derniers jours. La population, et en particulier le clergé de Jérusalem, ne se sont point émus de l’arrivée de ce pasteur sans ouailles. Ce fait leur a paru plutôt singulier que redoutable. C’est maintenant un essai malheureux, une tentative sans importance qui sera bientôt oubliée.

Le ministère anglais rencontre, pour l’établissement de l’income-taxe, plus d’opposition qu’il ne s’en manifestait d’abord. La lutte sera très vive dans le parlement. Le bill, cependant, sera, dit-on, adopté, à une faible majorité dans la chambre des communes, à une assez forte majorité, dans la chambre des lords. Sir Robert Peel tient tête à l’orage avec un courage, une fermeté, une résolution qu’on ne saurait assez admirer. Il regarde ses adversaires en face, et il rallie ses amis avec toute l’autorité de l’homme d’état qui a pris un grand parti, après y avoir mûrement réfléchi, et après avoir acquis la conviction que c’est là ce qu’exigent le salut et l’honneur du pays. Cette parfaite conviction, il la fera partager à la majorité, ou il quittera le pouvoir. Sir Robert Peel gouverne.

Les adversaires du bill plus encore que du principe s’efforcent d’en attaquer les dispositions particulières. C’est une tactique fort habile, car en effet c’est par les applications et par les moyens d’exécution qu’un impôt de cette nature peut être facilement attaqué. Si dans les applications et les moyens d’exécution on ne rencontrait ni difficultés, ni incertitudes, ni vexations, ni inégalités, certes rien ne serait plus légitime et plus rationnel que la taxe sur le revenu. On atteindrait directement, sans détour, le but auquel en réalité on doit toujours tendre dans l’assiette de tout impôt. L’impôt ne devrait jamais être qu’un prélèvement sur le revenu, un prélèvement proportionnel, et qu’on ne devrait pas demander à celui qui n’a que le strict nécessaire. En établissant les impôts, quels qu’en soient le nom et la forme, on s’efforce de satisfaire, tant bien que mal, à ces conditions du problème. On proportionne le droit de patente à l’importance présumée des affaires du patenté, la contribution mobilière au taux du loyer, la contribution des portes et fenêtres au nombre et à la nature des ouvertures : c’est sur les denrées de luxe que la douane perçoit les droits les plus élevés ; mais ici arrêtons-nous, car le principe prohibitif jette de singulières et tristes perturbations dans le système. Toujours est-il que, lorsque d’autres considérations ne viennent pas troubler l’esprit du législateur, il essaie par des conjectures, par des suppositions, par des voies indirectes, de réaliser le principe de la proportion de l’impôt avec le revenu du contribuable. Il suppose que celui qui paie un gros loyer est riche, que celui qui consomme beaucoup de sucre, de café, d’épices, de tabac, a un revenu plus considérable que celui qui ne fait qu’une faible consommation de ces denrées. Ces conjectures et tant d’autres sont vraies dans un grand nombre de cas ; elles ne le sont pas toujours. Plus d’une fois la proportion de l’impôt avec le revenu du contribuable ne se trouve pas observée. Elle le serait au contraire toujours dans l’income-taxe, si les moyens d’exécution en étaient aussi faciles et aussi sûrs que le principe en est équitable. Malheureusement les moyens d’exécution sont sujets aux plus graves objections. Elles sautent aux yeux. Aussi l’impôt direct sur le revenu total n’avait-il été pratiqué que dans quelques petits états où le législateur, grace à la moralité générale et à la puissance de l’opinion publique, croyait pouvoir accepter presque sans contrôle les déclarations des contribuables. Dans les grands états au contraire, cet impôt paraissait impossible à établir et à supporter.

L’Angleterre, dans sa lutte acharnée contre la France sous le ministère Pitt, osa surmonter toutes les répugnances qu’inspire cet impôt et se soumit à l’income-taxe. Supprimé à la paix, il s’agit aujourd’hui de le rétablir au taux de 3 pour 100, et c’est un grand point pour le ministère que de pouvoir dire : Une longue expérience l’a déjà prouvé, il n’y a rien dans ce bill d’impossible, rien qui paralyse le développement de la prospérité publique. Le pays y a trouvé une puissante ressource à une autre époque : repoussera-t-il ce patriotique sacrifice, aujourd’hui que les besoins ne sont pas moins réels, et que le pays est encore plus riche ?

Tout promet une magnifique discussion. Si le ministère peut, dans les phases du débat, garder son terrain tout entier et ne point reculer d’un pas, il sortira vainqueur de la lutte ; mais si une exception parvenait à se glisser dans le projet, si une première brèche était faite au système ; il y aurait, ce nous semble, un tel soulèvement, une telle irritation des intérêts frappés, que le sort du bill serait compromis. La force du projet, malgré les objections de détail, est essentiellement dans l’universalité et par là dans l’équité du principe.

La chambre des députés se traîne péniblement vers la fin de la session. Elle évite avec soin toute discussion importante. Elle ne demande plus que deux choses : le vote du budget et l’ordonnance de clôture. L’opposition provoquera encore une fois la majorité au combat dans la discussion des crédits supplémentaires ; elle s’efforcera de ranimer par un amendement la question du recensement, de se préparer ainsi un moyen d’action dans les colléges électoraux. La majorité n’entrera dans la lice qu’à regret ; elle ne portera que les coups strictement nécessaires pour sauver l’honneur des combattans ; l’urne prononcera, et tout sera dit. Après les crédits supplémentaires, il restera cependant une autre question d’une immense importance, et que la chambre n’osera pas ajourner : je veux dire la question des chemins de fer.

On paraît enfin être tombé d’accord sur les clauses de la loi. Ce sont les réticences et les sous-entendus qui en détermineront l’adoption : elle ne sera pas adoptée pour ce qu’elle dit, mais pour ce qu’elle ne dit pas. C’est ainsi qu’on espère réunir les votes les plus opposés. Plus tard, on sera aux prises sur chacun des points particuliers qu’on sera un jour obligé de décider. Pour se mettre à l’œuvre, il faudra bien appeler les choses par leur nom, et quitter la langue amphibologique des oracles. C’est alors que les observateurs du monde politique pourront recueillir une riche moisson de faits curieux et de remarques importantes. Tout se dira alors, tout sera connu : le boisseau sera brisé, car les intérêts irrités ne ménagent rien, et la lumière paraîtra. Les habiles se frotteront les mains ; les autres crieront à tue-tête. Cette lutte municipale n’offre certes rien qu’on puisse appeler noble, grand, national : elle sera, en revanche, curieuse à observer, amusante, pour les esprits malins. Dans une autre époque, ce n’est pas le Tasse, c’est Tassoni, c’est Boileau, qui en aurait été le chantre. Nous avons dit une lutte municipale, car les députés de la France, non contens de défendre les intérêts de leur département, défendent avec un zèle indomptable les intérêts de leur arrondissement, de leur commune, de leur hameau. Un dessinateur devrait se donner la peine de tracer, sur une carte de la France, un chemin de fer qui pût satisfaire toutes les exigences et donner gain de cause à tous les réclamans. Quel admirable zig zag ! Et comme chacun parle au nom de l’intérêt général, on pourra intituler ce beau dessin : carte des intérêts généraux de la France ! Ce serait un prospectus aussi vrai que beaucoup d’autres.

En ajournant la loi des sucres, en découvrant tout à coup des obstacles et des oppositions qui certes n’étaient pas difficiles à prévoir six mois plus tôt, le ministère n’a pas eu de peine à se faire approuver par la chambre. En cela encore, ce n’est pas sa volonté ; c’est la volonté de la majorité qu’il a faite. Il a eu la modestie de croire qu’en portant dans la discussion tout le poids, toute l’autorité de son opinion, il ne pourrait pas entraîner le vote de la chambre. Dès-lors il a dit : — Je voulais, mais je ne puis ; donc je ne veux plus. — On l’a accusé d’avoir sacrifié un grand intérêt public à des intérêts électoraux. Sur cette accusation, nous sommes tout disposés à l’acquitter. Il ne nous est pas donné de comprendre ce qu’il peut espérer pour les élections d’une mesure qui a mis en fureur les villes maritimes sans donner satisfaction aux producteurs du sucre indigène. Mécontenter tout le monde, est-ce donc un moyen d’obtenir les voix de tout le monde ?

La loi sur le rachat des actions de jouissance des canaux offre aux esprits réfléchis un vaste sujet de méditations et d’études ; la question économique et la question de légalité ne sont pas les seules qui se présentent dans une affaire qui se rattache aux bases même de notre organisation politique.

La question économique est sans doute d’une haute importance. En cherchant à l’approfondir, on trouve qu’en définitive il s’agit de savoir s’il est plus utile au pays que certains services, nécessaires à l’industrie nationale, soient payés en tout ou en partie par la bourse commune, par la masse des contribuables, plutôt que d’en exiger le paiement direct et intégral de ceux qui réclament ces services. Nous ne voulons pas nous arrêter aujourd’hui sur cette question. Nous dirons seulement qu’il ne nous est pas suffisamment démontré que l’abaissement si désirable des tarifs ne pouvait pas être obtenu par des négociations avec les compagnies intéressées. Ce moyen aurait prévenu toutes les questions de légalité que suscite le projet présenté, et le trésor ne se trouverait pas exposé à une dépense qui, quoi qu’on en dise, ne laissera pas que d’être considérable. Pourquoi, en effet, le projet de loi, s’il trouve de la froideur ou de la répugnance dans une ou deux compagnies, est-il accueilli avec une faveur si marquée, avec un si vif empressement par les autres ? C’est que les uns craignent de ne pas obtenir une indemnité suffisante, tandis que les autres ont l’espérance de réaliser par la loi un bénéfice inattendu, espérance fort naturelle du reste, et dont on ne saurait leur faire un reproche, puisque c’est le gouvernement qui a pris l’initiative pour leur imposer le rachat.

Dès-lors on comprend comment les questions de légalité ne touchent guère les parties intéressées. Tout leur paraît, au contraire, régulier et légitime.

On les soumet à une commission dont les décisions ne seront pas obligatoires pour l’état. Les compagnies seront liées, l’état ne le sera pas.

On les paie au moyen d’annuités, c’est-à-dire par des promesses, et certes, si par malheur il arrivait entre l’émission de l’annuité et la réalisation quelque grave évènement politique, les porteurs s’apercevraient, par une baisse de 25 ou 30 pour 100, qu’une annuité est autre chose qu’un paiement effectif.

Tout cela n’alarme pas les parties intéressées. Elles savent qu’après tout le crédit public de la France est solidement établi, et que des évènemens extraordinaires ne sont guère à redouter.

Elles connaissent les tendances généreuses du pays. Par cela même qu’il y a quelque chose d’insolite et d’exorbitant dans la loi, on ne voudra pas, se dit-on, lésiner sur le prix et donner à la mesure l’apparence d’une spoliation. Dans ces appréciations conjecturales de l’indemnité, qui voudra risquer d’enlever leur propriété à des particuliers pour enrichir l’état ? Que font à la France quelques millions de plus ou de moins ? Une faible économie ne vaut pas une bonne renommée, même pour l’état, qui a plus que personne besoin de confiance et de crédit.

Ces raisonnemens ne sont pas mal fondés, ces prévisions sont justes.

Mais ce ne sont pas là les motifs de l’assentiment assez général que le projet de loi trouve dans le pays. Cet assentiment a des causes plus profondes, plus intimes ; il tient à ce principe d’unité et de centralisation qui est, quoi qu’on en dise, un des sentimens les plus vivaces et les plus actifs de la nation.

Au fait, tout ce qu’on enlève de grandes entreprises et de travaux importans à l’administration publique paraît chez nous une anomalie et une usurpation. Ce qui est national, c’est par le gouvernement qu’on veut le voir exécuter. Alors seulement le pays regarde la chose comme sienne ; c’est alors qu’il l’aime et qu’il en est fier. Les théories contraires, bonnes ou mauvaises, peu importe ici, ne sont en France que des théories individuelles, des systèmes isolés, qui ne représentent nullement l’opinion générale. C’est notre bureaucratie qui est l’expression fidèle des tendances et des sentimens du pays. On jette la pierre à nos fonctionnaires publics, on s’en prend aux hommes, à tel ou tel homme, et on ne voit pas que les noms propres ne font absolument rien à l’affaire. Changez les hommes, vous aurez exactement les mêmes faits, les mêmes tendances, les mêmes doctrines, parce qu’encore une fois ces tendances et ces doctrines sont les tendances et les doctrines de la France.

Et, pour tout dire, nous ne voudrions pas nous en plaindre. Nos travaux publics, cela est certain, se feront lentement et nous coûteront fort cher.


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Mais si la France industrielle perd quelque chose au système de centralisation, nous sommes convaincus que c’est dans ce système que se trouve la force, la grandeur, la stabilité de la France politique. Avec notre position continentale, si l’on commençait à faire brèche dans notre grand système unitaire, on compromettrait l’avenir du pays.

On dit que la centralisation tue chez nous l’esprit d’association. On se trompe. L’esprit d’association se développe de plus en plus, et il ne lui manque pas d’objets auxquels il peut s’appliquer. La centralisation n’absorbe pas toutes les entreprises et tous les travaux. Elle n’est jalouse que de ceux qui paraissent exiger l’intervention du gouvernement. Le commerce, l’industrie, l’agriculture, ouvrent à l’association un champ très vaste où l’action gouvernementale ne peut jouer aucun rôle.

Quoi qu’il en soit, il est certain que toutes les fois que des compagnies particulières se mêleront, chez nous, d’entreprises qui par leur nature paraissent appartenir à l’état, il n’y aura jamais ni paix ni trêve entre ces compagnies et les bureaux. Les bureaux regardent les membres de ces compagnies comme des intrus et des usurpateurs, et les traitent en conséquence. Les compagnies, en revanche, sont pleines de défiance à l’égard des administrateurs, et les blessent par l’exagération des garanties et des avantages qu’elles exigent. C’est un mauvais ménage, et nul ne peut en changer les conditions. Dans le principe, il n’y a que méfiance et jalousie, une guerre sourde ; puis arrivent les tiraillemens et les luttes, jusqu’à ce qu’enfin le plus fort perd patience et fait la loi. Heureux encore les particuliers qui reçoivent cette loi de nos jours, lorsque l’intervention des chambres et la puissance de l’opinion publique, éclairée par la discussion, rendent impossible toute injustice criante.

M. le ministre de l’instruction publique a présenté à la chambre des députés un projet de loi auquel on ne peut assez applaudir. Il demande des fonds pour la réimpression des grands ouvrages de M. de Laplace. On comprend que l’élévation scientifique de ces livres immortels, monument impérissable élevé par le génie à la gloire nationale, les rende accessibles à trop peu de lecteurs pour que l’industrie privée soit intéressée à les publier. Mais en fût-il autrement, nous voudrions toujours qu’on dît : la Mécanique céleste, l’Exposition du Système du Monde, seront réimprimées aux frais de la nation.


Les Essais de Philosophie, de M. Charles de Rémusat, dont nos lecteurs ont déjà pu prendre une idée si favorable par l’excellent chapitre qui a été communiqué à la Revue, viennent de paraître[1]. Nous consacrerons un article développé à ces deux volumes qui assurent à M. de Rémusat un rang éminent parmi nos écrivains et nos penseurs.

— Les lettres et les essais de M. Joubert, recueillis et mis en ordre par M. Paul Raynal, ont paru ces derniers jours[2]. L’éditeur a porté une grande conscience dans l’accomplissement de la tâche pieuse qu’il s’était imposée, et le public possède à présent tout ce qu’a laissé d’important M. Joubert dans les papiers auxquels il confiait le résultat de ses fécondes méditations. Désormais on pourra juger en connaissance de cause ce philosophe original, cet écrivain profond et délicat, qui prendra rang, dans notre littérature, tout près de La Bruyère et de Vauvenargues. Une introduction développée, due à l’éditeur, M. P. Raynal, complète dignement cette publication par de curieux détails sur la vie et les travaux de M. Joubert.

— On annonce comme devant paraître cette semaine un ouvrage important de M. le comte Alexis de Saint-Priest sur les Origines, les Variations et les Progrès de l’idée et de l’institution monarchique. L’auteur remonte à la haute antiquité, et suit son sujet depuis le berceau qu’il lui assigne en Asie jusqu’à travers l’empire romain ; il insiste particulièrement sur l’époque mérovingienne de notre histoire, et agite de nouveau ces intéressans problèmes non encore résolus. Ce que nous pouvons dire d’avance, c’est que l’ouvrage de M. de Saint-Priest n’est pas seulement un travail d’érudition, et que le talent l’aura vivifié. L’importance du sujet et le nom de l’auteur ne peuvent manquer d’attirer l’attention publique sur ce livre, auquel nous aurons à revenir.

— La question de l’esclavage dans les colonies a donné naissance, dans ces derniers temps, à une foule de travaux et de mémoires de diverse nature. Parmi les ouvrages non-abolitionistes, on peut citer le Voyage aux Antilles françaises de M. Granier de Cassagnac. Nous nous proposons de traiter prochainement cette importante question de l’esclavage, en examinant les publications française et anglaise les plus récentes.

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  1. vol. in-8o, chez Ladrange, quai des Augustins.
  2. vol. 2 in-8o, chez Gosselin.