Des Dernières réceptions académiques, MM. de Tocqueville et Ballanche

La bibliothèque libre.


ACADÉMIE FRANÇAISE.

Comme bien d’autres institutions qui vivront long-temps encore, l’Académie a moins vieilli que les épigrammes qu’on a dirigées contre elle. Le secret de sa jeunesse est dans l’habileté avec laquelle elle a su deviner presque toujours les instincts des temps qu’elle a traversés. Ce fut Perrault qui le premier imagina de la mettre en contact avec le public par la solennité des réceptions. Si la haine de Perrault pour Homère lui interdisait le sentiment de la grandeur antique, elle ne l’empêchait pas d’avoir une intelligence assez vive et un amour assez élevé de la splendeur moderne. Un des plus beaux côtés du XVIIe siècle, c’est certainement le côté de ses fêtes. Le génie de Molière lui-même semble avoir pris plaisir aux divertissemens du parc de Versailles. C’était le temps des spectacles et des machines. L’Opéra, qui venait de rendre aux dieux de l’Olympe une nature de carton, inspirait aux esprits une admiration profonde. Depuis le monarque jusqu’au dernier des courtisans, tout le monde aimait à paraître. Perrault voulut que la littérature eût ses galas comme la royauté, et il conseilla à l’Académie l’usage des réceptions publiques. On sait dans quel esprit d’apparat furent conçues ces premières solennités. Le discours n’occupait qu’une place fort secondaire. Quelques grains d’encens brûlés devant l’image de Richelieu par des écrivains dont il aurait comprimé le génie, ou des grands seigneurs dont il eût menacé les têtes, voilà ce que chacune de ces cérémonies nous offre invariablement pendant une longue suite d’années. Au XVIIIe siècle, l’Académie prit une vie nouvelle. La chaire, que la véritable éloquence avait abandonnée, ne faisait plus entendre les vérités éternelles du christianisme : on vint demander des enseignemens à la tribune littéraire. Les correspondances de Grimm nous ont conservé nombre de discours académiques où tous les points de la philosophie dont on se préoccupait alors sont pompeusement traités. Il y eut une époque où la France fut remplie d’hôtes illustres ; à l’approche des grandes commotions révolutionnaires dont les symptômes devenaient plus évidens de jour en jour, les étrangers se pressaient à Paris, comme maintenant encore on se presse à Naples dès qu’on aperçoit dans le lointain la fumée sur le sommet du Vésuve. Eh bien ! les princes du Nord, les philosophes anglais, les patriarches américains, tous les personnages qui visitaient notre pays, se rendaient aux séances académiques. On sentait qu’il y avait là des sources réelles de curiosité et d’intérêt. L’Académie représentait la littérature, et il n’est pas besoin de rappeler ce qu’était la littérature au XVIIIe siècle. Quand l’œuvre de Louis XIV s’écroula, l’institution de Richelieu disparut un instant avec toutes les autres. Mirabeau fit comprendre une autre éloquence que celle de Montesquieu, comme Montesquieu avait fait comprendre une autre éloquence que celle de Bossuet, et cette éloquence nouvelle fut bientôt étouffée elle-même par les deux grandes voix que la république laissa seules s’élever dans l’Europe, celle de la Marseillaise et celle du canon.

Bonaparte reconstruisit l’Académie comme il avait reconstruit la cité, au bruit du tambour. Il fit battre le rappel pour les poètes et les savans. Quand il les eut réunis, il les distribua, avec la régularité méthodique de son esprit militaire, dans les quatre classes de son Institut. La chaire n’avait pas été relevée, quoi qu’on eût rétabli l’autel, et la tribune politique restait muette ; mais cette fois l’Académie n’hérita ni de la chaire ni de la tribune politique. Les séances redevinrent semblables à ce qu’elles étaient au temps de Perrault, moins la splendeur des costumes, plus la longueur des discours. Après la chute de l’empereur, sa discipline continua à se faire sentir dans l’Institut, devenu l’Institut royal, comme elle continuait à se faire sentir dans sa garde, devenue celle d’un fils d’Henri IV. Si le Moniteur ne contenait que le récit des solennités académiques, on ne s’apercevrait point, pendant les premières années de la restauration, que le gouvernement de la charte a remplacé celui des décrets datés de Vienne et de Moscou. C’est seulement quand l’entrée de M. Royer-Collard et celle de M. de Barante frayèrent le passage à une école toute différente de l’école des poètes de l’empire, que les réceptions donnèrent lieu à de profitables enseignemens dans la politique et dans les lettres. Aujourd’hui le mouvement si heureusement commencé vers 1820 poursuit son cours, et l’avant-dernière séance est peut-être une des plus remarquables qu’il y ait eu depuis la fondation de l’Académie.

Les questions les plus vivantes de l’ordre social ont été abordées avec talent, et, ce qui est encore plus rare, avec franchise par deux hommes de convictions opposées, mais de caractères également honorables. M. de Tocqueville n’a fait aucune concession au public devant lequel il parlait, public composé en grande partie de cette opulente aristocratie de l’empire, qui, pour se garantir des espérances ou des regrets du despotisme, n’a ni les sentimens libéraux des classes populaires ni les vieux instincts féodaux de l’ancienne noblesse. Sans se soucier des vanités qu’il offensait, des secrets sentimens qu’il devait blesser, il a jugé durement le régime impérial, il a presque parlé de Bonaparte comme d’un compatriote de Catherine de Médicis et de Machiavel. Les opinions que M. Molé défendait l’ont mis en rapport plus intime avec son auditoire ; l’ancien ministre de l’empire a ramené le sourire sur des physionomies qui s’étaient assombries, par un éloge ingénieux de Napoléon et une habile justification de sa politique. Maintenant les orateurs et l’assemblée ont disparu ; les discours sont seuls devant nos yeux ; cherchons à rendre compte de l’impression qu’ils produisent sur nous, sans trop y mêler le souvenir de celle qu’ils ont produite sur le public de l’Académie.

M. de Cessac a vécu long-temps ; c’est en cela qu’il pouvait fournir la matière d’un long discours. L’existence que M. de Tocqueville avait à raconter n’avait jamais présenté par elle-même des accidens curieux ; mais ce qui la garantissait pourtant de l’uniformité, c’est qu’elle avait réfléchi dans son cours tous les grands évènemens qui, depuis soixante ans, se sont succédé dans notre pays. Il s’agissait donc de retracer encore une fois après tant de tableaux animés, d’apprécier de nouveau, après tant d’appréciations passionnées et sérieuses, cette rapide histoire de nos révolutions qui constitue de nos jours la grandeur de tous les débats politiques, de toutes les méditations sociales, en se faisant sentir au fond de nos discours et de nos livres, comme la ruine et l’incendie d’Ilion se faisaient sentir au fond de toutes les épopées antiques.

M. de Tocqueville a commencé par une appréciation du XVIIIe siècle ; il l’a montré jeune et hardi, plein de puissance et de sève, puis, comme pour répondre d’avance à l’objection qu’on allait lui faire contre cette jeunesse et cette force, en lui montrant ce qu’elles avaient produit, il s’est étendu, dans quelques réflexions générales pleines d’une véritable grandeur, sur ce qu’il y a de récusable dans le jugement porté sur les révolutions par ceux qui les ont accomplies. Il nous a peint avec une singulière puissance d’éloquence sombre et austère le chagrin qui prend au cœur ceux qui ont tenté de grandes choses en voyant combien, par les conditions même de notre nature, le but atteint est resté au-dessous du but désiré. Ce que le talent de M. de Tocqueville a lui-même d’inquiet et de morose convenait admirablement à cette peinture Au point de vue politique, je la crois juste ; au point de vue littéraire, elle est d’une incontestable beauté. Quand des jours de 89 il a passé à ceux de l’empire, il a encore eu des mots et des mouvemens heureux pour caractériser les deux espèces d’hommes que le despotisme trouve prêts à exécuter ses volontés : l’une, composée de gens sans probité et sans conscience, ministres malhabiles et corrompus qui le poussent à sa ruine ; l’autre, composée de serviteurs intelligens et honorables qui donnent à leur dévouement quelque chose de sacré et à leur obéissance un air de grandeur. Il est fâcheux que le milieu du discours n’ait pas répondu entièrement à ce début. La seule politique qui pût convenir au public d’une séance littéraire, c’était la politique qui se traduit d’une façon sensible par les faits de l’histoire, celle qui mêle de vives images à des réflexions soudaines ; en un mot, celle où l’imagination du poète a autant de part que l’esprit du penseur. M. de Tocqueville s’est complu dans les abstractions métaphysiques d’une politique transcendante au milieu desquelles l’auditoire saisissait çà et là quelques axiomes qui blessaient ses opinions. Peut-être sur une réunion composée des blonds enfans de Gœttingue, sur les auditeurs de Schelling ou d’Hegel, l’argumentation de M. de Tocqueville aurait-elle exercé un charme invincible et d’entraînantes séductions ; mais dans une assemblée toute française, son système, plein de longueurs et d’obscurités germaniques, était aussi mal venu que l’ombre de Sémiramis sur le théâtre où elle se frayait un chemin au milieu des actrices et des marquis. Sa péroraison l’a replacé dans des conditions de succès académique par un mouvement d’une réelle et très saisissable éloquence. Ce n’est pas seulement notre honneur, a-t-il dit, mais celui de nos pères, qui dépend de nos vices ou de nos vertus. Cette grande œuvre de la révolution, à laquelle on a préludé comme aux œuvres antiques par d’effroyables hécatombes, est encore inachevée. Il s’agit de savoir à présent si l’on abandonnera l’édifice, ou si on le laissera s’écrouler sur le sol ensanglanté qui a reçu ses fondemens.

Tel a été à peu près le discours de M. de Tocqueville, qui, suivant la très spirituelle observation de M. Molé, peut servir à donner une idée fort complète de son talent. Du point de vue exclusif de la politique, il est possible que M. de Tocqueville apparaisse avec une originalité véritable : en le considérant, comme il faut le faire surtout dans cette circonstance, sous le rapport philosophique et littéraire, il appartient à une génération de penseurs que nous avons souvent rencontrés. C’est un de ces esprits élevés, mais tristes, qui, faute des divines clartés de l’enthousiasme, s’égarent dans les périlleuses régions où les entraînent un amour désintéressé de l’étude et un désir sincère du bien. Si M. de Tocqueville s’est fait le défenseur des idées qui ont amené la révolution, ce n’est point parce que certains mots exercent sur son cœur la puissance d’un souvenir éblouissant, sur son oreille le charme d’une attrayante sonorité. Il est des ames de patriotes sur lesquelles la date seule de 89 produit un effet puissant, magique, irrésistible, comme le refrain de la Marseillaise, ou le nom d’une de nos victoires. L’ame de M. de Tocqueville n’a rien de commun avec ces frémissantes organisations ; c’est son intelligence seule qu’il a laissé conquérir à la religion de la liberté. Prosélyte fervent, mais sans amour, il s’attache, il se cramponne à la foi nouvelle qu’il a embrassée, comme Pascal s’attachait aux croyances antiques, le doute dans l’esprit et l’effroi au fond du cœur. Il en a besoin pour calmer les inquiétudes qui l’obsèdent, il lui demande de résoudre les problèmes qu’il se pose, et les solutions obscures et violentes qu’elle lui donne lui inspirent à chaque instant d’involontaires répugnances. Un soupir de sainte Thérèse ou une parole de Fénelon plaide avec plus de puissance pour moi la cause du christianisme que les argumens arides et ingrats qu’inspire à Pascal une terreur combattue par ses instincts sceptiques. Une seule phrase de Mirabeau me remuerait plus en faveur de la liberté que toute la métaphysique de M. de Tocqueville. Il est rare que la clarté soit séparée de la chaleur. Les pays froids sont d’ordinaire les pays sombres. Si l’on frissonne souvent en lisant M. de Tocqueville, c’est que souvent aussi on s’avance à travers des brumes.

Les images sensibles que les religions nous présentent nous sont d’un grand secours pour empêcher dans nos esprits la confusion des doctrines et l’obscurité qui s’ensuit. Il n’est point de domaine, si vaste soit-il, qui n’ait besoin d’être limité par un signe. La croix limite nos croyances. Notre patriotisme doit être limité par le drapeau. Eh bien ! ce vieux symbole du sentiment national, qui sert à éclaircir nos idées et à les fixer, M. de Tocqueville, comme trop d’hommes de sa génération, le laisse entièrement dans l’oubli. Il aime la liberté, il aime l’égalité : je le veux bien ; mais ces généreuses passions de son ame, à quelle œuvre, à quel peuple désire-t-il les appliquer ? veut-il qu’elles débordent sur l’humanité tout entière, comme on le rêva un instant au XVIIIe siècle, ou bien veut-il seulement les faire servir à la prospérité de la France ? Voilà ce que laissent ignorer les formules abstraites dans lesquelles il se renferme. À notre époque, où l’on a tant besoin de précision et de netteté en toute chose, on ne saurait trop rappeler l’amour du sol. Je ne crois pas que l’homme politique puisse suivre un meilleur guide. Avant de vous prendre d’enthousiasme pour un principe, sachez d’abord si ce principe convient au peuple au milieu duquel vous êtes né. De tout temps, on a parlé du bonheur universel. Le bonheur universel sera atteint quand, dans tous les coins du monde, les grands hommes et les gens de bien sauront se restreindre à s’occuper du bonheur de leur pays.

La voix de M. Molé, en succédant à celle de M. de Tocqueville, a rendu aux échos de l’Académie les accens qu’ils ont l’habitude de répéter. L’élégant auditoire des fêtes littéraires s’est rassuré ; il s’est remis à sourire avec grace et à comprendre sans effort. Il n’a plus été question de l’avenir et de ses terreurs ; l’horizon a repris des lignes précises, et le ciel est devenu plus clair. On écoutait, on approuvait, on applaudissait. Quand on vit arriver l’éloge de l’urbanité française, l’émotion fut portée à son comble. Décidément, le sacrifice commencé sur l’autel de la liberté s’achevait sur celui de la politesse. Sans doute le succès de M. Molé trouve en partie son explication dans la composition du public devant lequel il a été obtenu ; il serait toutefois injuste d’en parler, comme l’ont fait quelques-uns, avec trop de légèreté. À une époque encore récente, l’ancien président du conseil a montré qu’il y avait en lui des ressources inattendues d’éloquence. Devant une assemblée toute différente, M. Molé, nous en sommes sûr, aurait encore excité des sympathies, et surtout entretenu l’intérêt ; car, outre le charme de sa diction, ce qui donnait à ses paroles une valeur incontestable, c’est ce qu’on savait de sa vie, et ce qu’il en racontait lui-même avec dignité et discrétion. Pour la génération dont M. de Tocqueville fait partie, l’empereur est ce héros, haï ou adoré, mais élevé à des proportions surhumaines, dont le nom, semblable à celui des dieux de la fable, ne revient qu’avec des fragmens de poème ; pour celle à laquelle appartient M. Molé, c’est l’homme dont on a touché le vêtement, le souverain dont on a recueilli les paroles et le sourire. On s’est un peu moqué de la naïveté que mettait l’auditoire dans l’expression de sa curiosité avide et de son admiration confiante toutes les fois qu’un mot échappé à l’empereur venait sur les lèvres de M. Molé. Nous n’avons pas le droit de tourner ces sentimens en ridicule, car nous les avons partagés. Dans nos âges de civilisation, la tradition orale, faite en public de cette façon solennelle, est assez rare pour qu’on la reçoive avec recueillement et respect. Il est un souvenir que M. Molé a su évoquer d’une façon plus touchante encore que celui de Bonaparte, c’est le souvenir d’un magistrat dont le nom rappelait une illustration domestique au nouvel académicien et une des gloires les plus pures de la France à toute l’assemblée. Pour prouver à M. de Tocqueville que les monarchies n’avaient rien à envier aux républiques, pas même leurs vertus, M. Molé lui a montré dans sa propre famille un homme que la royauté mourante ceignit d’une auréole préférable à tous les lauriers qui ombragèrent jamais le front des héros antiques, M. Lamoignon de Malesherbes. L’impression produite par ce noble nom a été profonde, et aussi honorable pour ceux qui la ressentaient que pour celui qui l’avait fait naître. Il n’est point d’homme, en effet, à qui la vieille monarchie doive plus qu’à M. de Malesherbes, et, j’ose le dire aussi, qui doivent plus à cette monarchie. Du haut du trône, les souvenirs peuvent donner à leurs serviteurs des biens qui s’évanouissent et des honneurs qui passent ; du haut de l’échafaud, ils leur lèguent l’immortalité. Les dernières paroles de Louis XVI, au Temple, ont plus fait pour la gloire de Malesherbes que n’auraient pu faire celles de Louis XIV à l’époque où les poètes l’appelaient un dieu et où les peintres lui donnaient la foudre.

Ce qui nous a le plus charmé dans le discours de M. Molé, c’est le tact littéraire qu’il a su réunir à la grace de l’homme du monde en appréciant les œuvres de M. de Tocqueville. Dans quelques phrases nettes et concises, rappelant par leur limpidité et leur prestesse l’agréable et facile manière du XVIIIe siècle, il a caractérisé d’une façon presque complète le talent du nouvel académicien. Le nom de Montesquieu se présente naturellement quand il est question de juger un publiciste. Sans que l’urbanité eût à se plaindre, M. Molé a su rendre au goût et à la vérité l’hommage qui leur était dû, dans le rapide parallèle qu’il a établi entre l’auteur de la Démocratie en Amérique : et l’auteur de l’Esprit des lois. D’Alembert a dit en parlant de Montesquieu : « Il a répandu dans sa prose ce style animé, figuré et poétique dont le roman de Télémaque nous offre les premiers modèles. » Il est évident qu’un pareil éloge ne pouvait pas s’appliquer à M. de Tocqueville. C’est chez Montesquieu que s’opère en quelque sorte la réunion des deux plus beaux âges de notre littérature, le XVIIe et le XVIIIe siècle. À un air de grandeur qui rappelle quelquefois l’âpre et austère façon dont le vieux Corneille entend ses discours politiques, il joint sans cesse le charme caustique et le trait piquant de Voltaire. Ses Lettres Persanes font songer à Labruyère dans leur début ; elles finissent avec une élévation poétique qui étonne. Le génie qui a produit l’Esprit des Lois et le Temple de Gnide est une de ces sources fécondes qui s’échappent en mille cours d’eaux limpides ou impétueux. La calme et sérieuse intelligence qui nous a donné les quatre volumes de la Démocratie en Amérique est une de ces sources abondantes, mais paisibles, qui se contentent d’envoyer leurs ondes dans un seul lit. Il fallait indiquer ces différences, montrer l’intervalle qui sépare la phrase dogmatique de M. de Tocqueville, son expression parfois traînante, de la phrase vive et imprévue, de l’expression à la fois magnifique et concise de Montesquieu : c’est ce que M. Molé a su faire avec moins de mots encore et des mots bien plus éloquens que ceux que je pourrais trouver.

Mais toutes les séductions que M. Molé a déployées dans son discours ne doivent point cependant nous empêcher de faire ici quelques respectueuses réserves, qui tendront moins d’ailleurs à combattre ses opinions qu’à éclairer des questions qu’il est difficile de développer dans un discours académique. Je crois qu’en représentant le XVIIIe siècle sous les traits d’un jeune homme, M. de Tocqueville était plus près de la vérité que le directeur de l’académie en le représentant sous les traits d’un vieillard. On peut exalter ou maudire l’ivresse qui en 89 s’empara des esprits ; on ne peut point la nier. Il y avait alors dans le corps social, à l’approche de l’ère nouvelle dans laquelle on allait entrer, quelque chose qui ressemble à la fermentation qu’on remarque dans le corps des jeunes hommes à l’approche du printemps. Il existe un roman écrit dans un style aussi poétique que celui d’Ossian, aussi passionné que celui de Jean-Jacques : c’est le Titan de Jean-Paul Richter. Les premières pages de ce livre nous montrent un homme de vingt ans, qui, élevé au fond de l’Allemagne, parcourt pour la première fois une des îles enchantées de la Méditerranée. Les aspects éblouissans qui se succèdent à ses regards le jettent dans des ravissemens perpétuels ; les montagnes surtout, les montagnes l’attirent, et, quand il a gravi leurs sommets, l’île dont le soleil éclaire à ses pieds les profondeurs verdoyantes, la mer dont il découvre les lointains magiques, l’ardent, le superbe ciel dont les clartés l’inondent, toute la nature dont il s’empare en roi par l’essor radieux de sa pensée, exercent sur lui tant de puissance, produisent tant d’émotions dans tout son être, que, pour empêcher le sang de l’oppresser, il est obligé de lui frayer un passage en se frappant les veines avec la pointe de son poignard. Eh bien ! la société du XVIIIe siècle, aux jours de la révolution, me rappelle ce jeune homme enthousiaste ; elle s’avance comme lui au milieu de mille aspects inattendus qui l’éblouissent et l’enivrent, et, quand l’émotion devient trop forte, elle aussi s’ouvre les veines. Il n’y aurait que des pleurs d’attendrissement à verser en songeant à ce délire, si le sang dont elle se dégageait avait toujours été bu par les champs de bataille, au lieu de l’être trop souvent par l’échafaud.

En faisant du XVIIIe siècle un vieillard, M. Molé a dû lui donner le funeste attribut de la vieillesse, l’impuissance, de sorte que, sans réflexions intermédiaires, sans transition, sans parler en rien de tout l’ordre social dont Napoléon n’a fait que rassembler les élémens, il passe de 89 au 18 brumaire, et alors il nous montre la société qui ressuscite à la voix de Bonaparte, arrêtée par lui dans les actes de sa stérile démence, délivrée de tous les fantômes dont l’entourait son imagination moribonde. Même en parlant avec l’autorité d’un esprit éminent, il est difficile de faire accepter cette manière d’entendre et de raconter l’histoire.

En jugeant l’empire, M. Molé s’est peut-être trop souvenu qu’il avait été le contemporain de l’empereur. Nous ne prétendons pas l’en blâmer, nous comprenons trop bien quel prestige doit s’attacher, pour lui, à de semblables souvenirs. L’éloge de Bonaparte était bien placé d’ailleurs après le jugement sévère de M. de Tocqueville sur son règne. Il n’est point d’attaque contre l’empereur qui ne nous fasse éprouver une souffrance secrète dans notre orgueil national. C’était une belle et heureuse pensée que celle de vouloir sur le champ appliquer un appareil aux blessures faites à ce noble orgueil. Nous regrettons seulement que les sympathies de M. Molé l’aient renfermé dans une seule époque, et qu’il ait oublié les temps dont cette époque fut suivie. Après le régime impérial, il y eut cependant des élans généreux, et quelques beaux esprits répandirent une lumière dont le reflet nous éclaire encore. Pour la première fois on travailla sincèrement à l’œuvre que Montesquieu avait rêvée, et que Louis XVI avait été sur le point d’accomplir. La société qui revenait de l’émigration rapportait de vieilles croyances qui semblaient touchantes et jeunes ; celle qui était restée en France mettait en avant de jeunes idées qui semblaient sérieuses et mûres. Des élémens des vieux âges et de ceux des âges modernes on espéra qu’un monde nouveau allait sortir, et alors, comme au XVIIIe siècle, on vit pendant quelques instans le bonheur, la confiance, et jusqu’à l’ivresse des jours d’attente. Un pareil spectacle méritait de trouver place parmi ceux que les révolutions contemporaines font passer devant nos yeux.

M. Molé moins que tout autre peut négliger l’histoire du gouvernement représentatif. C’est le gouvernement représentatif qui a fait sa gloire. Comme il l’a dit lui-même, il est certains caractères que les institutions dont nous jouissons font mieux admirer et mieux comprendre. Son caractère n’est-il pas de ce nombre ? Malgré les applaudissemens flatteurs qui l’avaient accueilli déjà dans l’enceinte où il a parlé avec tant de succès l’autre jour, il est encore plus redevable de sa renommée aux débats parlementaires qu’aux élégantes et paisibles discussions de l’Académie.

En résumé, cependant, malgré les restrictions que nous commandait notre sincérité, la réception de M. de Tocqueville reste à nos yeux une des solennités les plus belles et les plus instructives dont la mémoire doive être gardée dans les fastes de l’Académie. M. de Tocqueville a été courageusement novateur ; M. Molé, en faisant l’éloge du passé, lui a pris quelques-uns de ses traits qu’on ne saurait mettre trop de ferveur à réhabiliter : « Vous aimez, messieurs, disait le président de Montesquieu dans son discours de réception, vous aimez les hommes vertueux ; vous ne faites grace aux plus beaux génies d’aucune qualité du cœur. » « Je voudrais, a dit M. Molé, que le progrès des lumières ne permît plus d’enthousiasme sans estime, et que nos futurs grands hommes ne dédaignassent plus d’être hommes de bien. » L’éloge de la vertu avait été rendu un peu banal par le XVIIIe siècle, de nos jours il était devenu trop rare. Avec la clarté de l’expression, je ne sache rien qui mérite plus d’être réintégré dans nos discours et dans nos écrits. Il est à désirer que l’Académie prenne acte des paroles prononcées par M. Molé : elles pourront servir à régler son choix dans ses nouvelles élections. Si des bruits menaçans, qu’on a répandus dans le public, se confirmaient ; si ceux qui, dans ces derniers temps, ont avili la dignité des lettres en mêlant des manœuvres industrielles aux nobles travaux de l’artiste, venaient frapper à sa porte, ces mots pourraient servir à repousser de son sein toute une bruyante et scandaleuse littérature dont elle doit être à jamais séparée.

La réception de M. Ballanche nous entraîne bien loin des idées que cette littérature éveille. Il s’agissait de récompenser un homme dont la vie n’a été mêlée à aucun des bruits de ce monde, dont les ouvrages, comme la vertu même, qu’ils respirent, sont plus estimés que pratiques. Peut-être pourrait-on appliquer à M. Ballanche le mot charmant de M. Joubert, en parlant de l’aimable mystique du dix-huitième siècle, de Saint-Martin : « Il s’est élevé à la lumière sur des ailes de chauve-souris. » Ce qu’aurait été Fénelon si les doctrines du quiétisme l’eussent emporté dans son cœur sur les intérêts et les ambitions de cour, ce qu’aurait été Lafontaine si la lecture de Baruch l’avait fait renoncer pour toujours aux philis et aux Toinons, voilà ce que fut M. Ballanche, je n’ose point dire dans son talent, mais dans son existence. Ceux qui le connaissent s’accordent tous à lui prêter un mélange d’enthousiasme sacré et de bonhomie touchante, quelque chose du prêtre d’Israël et du poète pédestre du village. Comme l’archevêque de Cambrai, il a connu les sources de l’éloquence chrétienne, il a puisé à celles de la poésie antique ; comme le bonhomme de Château-Thierry, il a ses naïvetés qu’on aime, ses douces distractions qu’on lui pardonne, et ce qui rend plus complète encore la ressemblance, son coin dans le salon d’une madame de la Sablière.

La vie de son prédécesseur et la sienne offraient un contraste qu’il est à peine besoin d’indiquer, tant il est facile à sentir. Tour à tour soldat, poète comique et comédien, M. Alexandre Duval rappela, dans les temps modernes, l’existence des poètes du XVIe siècle. Il sillonna les mers comme Cervantes ; si la fortune avait poussé quelque escadre anglaise vers la flotte qui le portait, il aurait pu revenir comme lui avec une glorieuse blessure. Eh bien ! pourtant, ce qui manqua à cette carrière dont les débuts furent éclairés par l’aurore de deux révolutions, celle de l’Amérique et celle de la France, c’est la grandeur. Après avoir promené les rêves de ses jeunes années sous le même ciel que l’auteur des Natchez, M. Duval se confina dans le monde des coulisses et fit rarement franchir les horizons de toile peinte à sa pensée. Parmi les choses légères, il en est beaucoup qui ne volent pas ou du moins qui tombent vite ; la plupart des œuvres de M. Duval sont malheureusement de ce nombre. Pour retrouver et expliquer les succès frivoles et éphémères qui bercèrent agréablement la vie de l’auteur de Maison à vendre, il y avait de véritables recherches à faire, et des recherches fort étrangères à celles qui ont pu occuper l’auteur de la Palingénésie sociale. M. Ballanche aurait donc été des plus excusables s’il avait suivi dans son discours la coutume, fort pratiquée par ses collègues, de laisser un peu de côté celui qui est mort après avoir bien souvent survécu à ses titres d’immortalité. La conscience du nouvel académicien ne lui permettait pas d’adopter un pareil usage. Il a pris au sérieux le devoir que lui imposaient les traditions, et il l’a rempli jusqu’au bout avec l’honnêteté la plus scrupuleuse. C’était une chose curieuse que la gloire de M. Duval célébrée dans le style d’Orphée et d’Antigone. L’Amérique a inspiré à M. Ballanche quelques élans auxquels son sujet ne lui permettait pas de se livrer avec abandon et franchise. À le voir s’efforcer de fermer les yeux aux merveilles de la révolution et de l’empire pour ne s’occuper que de l’humble existence où ces merveilles se sont à peine réfléchies, on eût dit un homme qui, entouré d’une campagne éblouissante, détourne le regard de ses beautés pour ne point s’écarter du sentier étroit qu’il s’obstine à suivre.

Il arrive quelquefois que, par un même sentiment d’urbanité affable et prévenante, deux étrangers qui se rencontrent abandonnent chacun la langue qui lui est propre pour parler réciproquement celle qui lui est presque inconnue. Il en résulte beaucoup plus d’obscurité que s’ils avaient su l’un et l’autre se renfermer dans leur langage. C’est quelque chose de semblable à cet assaut plus louable qu’heureux de politesse qu’a présenté la dernière séance de l’Académie. M. Ballanche, l’homme de la retraite, le philosophe aux vues contemplatives, aux méditations solitaires, a voulu parler la langue de la littérature mondaine. M. de Barante qui était chargé de lui répondre, M. de Barante, l’homme des loisirs élégans et des cercles à la mode, l’aimable écrivain qui, pour obéir au goût de son temps, traita des questions sérieuses, mais ne sentit jamais le besoin de promener ses méditations sous d’autres ombrages que sous ceux de Coppet, l’ancien préfet de l’empire, l’ambassadeur à Saint-Pétersbourg s’est efforcé de parler la langue mystique du rêveur enthousiaste de Lyon. Le sentiment qui égarait M. Ballanche sur les routes, d’autant plus inconnues à ses pas qu’elles ont été plus souvent aplanies, de l’histoire contemporaine et de la critique théâtrale, poussait M. de Barante à se perdre dans les ténébreuses profondeurs de la théophilosophie. Il y a pourtant dans les deux discours des endroits où s’est montrée l’éloquence particulière à chaque orateur. Ainsi, M. Ballanche, en parlant du romantisme, s’est livré à des considérations sociales où l’on retrouve son talent dans ce qu’il a de plus élevé. En traitant la même matière, M. de Barante a montré son esprit dans ce qu’il a de plus clair, de plus aimable et de plus facile.

Au reste, ce qui consacrera le souvenir de la séance académique de jeudi dernier, c’est bien moins les discours qu’on y a récités, que l’hommage qu’on y a rendu à la plus grande renommée de notre temps. Quand le nom de M. de Chateaubriand a été prononcé, tous les regards se sont tournés vers le grand écrivain qu’un devoir d’amitié avait conduit aux lieux où on lui décernait un triomphe. On a applaudi long-temps. Depuis Voltaire, M. de Chateaubriand est le seul homme qui ait été revêtu par ses contemporains d’une véritable royauté littéraire. Quoique moins éclatante peut-être que celle de l’auteur des romans philosophiques, sa royauté à lui a quelque chose de plus touchant et de plus digne. C’est un roi, comme peut l’être un roi de nos jours, qui a des souffrances du Calvaire dans sa vie et de la grandeur du martyr dans sa majesté. Voltaire avait donné son sourire à son siècle, M. de Chateaubriand a marqué le sien du sceau de sa douleur. Il y avait pour nos pères un moment de l’existence où leurs ames s’éprenaient de la gaîté sceptique de Candide ; il y a eu pour nous tous un instant dans la vie où nos ames se sont empreintes des souffrances religieuses de René. Candide et René ! L’histoire des doutes et de l’ironie du XVIIIe siècle, l’histoire des terreurs et du malaise du notre, sont tout entières dans ces deux noms. Je crois qu’il aurait mieux valu pour l’âge qui nous a précédés, et pour celui qui s’achève à présent, que Candide n’eût point souri et que René n’eût point pleuré ; mais les deux hommes qui furent assez puissans pour rendre toute une époque ironique et toute une époque rêveuse n’en sont pas moins les monarques légitimes de ceux dont ils ont ainsi gouverné les cœurs. En vérité, les écrivains qui ont exercé cet empire sont assez rares, les émotions qu’ils nous ont données sont assez précieuses, pour qu’on se sente sollicité en leur faveur : d’une véritable tendresse, à laquelle on doit être heureux et fier de se livrer. Les larmes que M. de Chateaubriand ne pouvait plus contenir étaient sous toutes les paupières.

À la réception de M. Ballanche comme à celle de M. de Tocqueville, il y avait un public nombreux. Cette affluence de bon augure justifiait les espérances exprimées par M. de Barante à la fin de son discours. Le spirituel académicien nous a dit que le goût des lettres, dont on voyait partout des symptômes, allait donner à la société une vie nouvelle. Ce n’est pas nous qui accueillerons ces paroles d’un sourire sceptique. Nous croyons fermement à la destinée de l’art. M. Ballanche nous tient encore sous une influence trop légitime pour qu’on ne nous excuse pas de rêver mythes et symboles. En faveur de l’auteur d’Orphée, qu’on nous pardonne de rappeler Amphion et sa lyre. Cette lyre qui construit une cité montre ce que l’art pourrait entreprendre à notre époque de renouvellement social.

G. de Molènes.