Chronique de la quinzaine - 12 mai 1906

La bibliothèque libre.

Chronique n° 1778
12 mai 1906


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




12 mai.


On s’était fait beaucoup d’illusions sur les élections du mai. On croyait généralement, et cette croyance avait même pris dans les derniers temps un caractère quasi officiel, que le Bloc, — nous l’appelons par son nom, — perdrait un certain nombre de sièges. Les uns disaient un peu plus, les autres un peu moins, mais sur le fait lui-même tout le monde était d’accord, et le gouvernement n’y contredisait pas. Espérances et appréhensions ont été dissipées par l’événement. Le lendemain du 6 mai, les radicaux et les socialistes, forts inquiets encore la veille, ont poussé bruyamment des cris de victoire. Ils y ont mis de l’exagération, car leur victoire n’a été ni aussi grande, ni aussi décisive, ni surtout aussi définitive qu’ils le disent. On peut même mesurer à l’intensité de leur joie, celle des craintes qu’ils ont éprouvées et dont ils se dégagent aujourd’hui en passant de l’inquiétude à l’arrogance. Mais ils sont vainqueurs, nous n’avons garde de le contester. Au lieu de diminuer, leurs forces se sont légèrement accrues, et ils ont le droit de dire que le pays est avec eux : peut-être, cependant, feront-ils bien de ne pas trop le croire. Quelques jours avant le vote, M. Clemenceau est allé à Lyon prononcer un discours dont quelques parties méritent d’être retenues : ce sont peut-être celles qu’il oubliera lui-même le plus volontiers. « Il faut le confesser ingénument, disait-il, voix du peuple, voix de Dieu n’ont pas été sans se tromper quelquefois. Elles se tromperont souvent encore. Par son vote de demain, le suffrage universel, incertain, mobile, toujours changeant, prendra des décisions d’un jour que rectifiera l’avenir. » C’est bien sur quoi nous comptons. L’avenir sera à celui qui saura le mieux le préparer : quant au présent, il appartient à M. Clemenceau et à ses amis.

Toutefois, il y a des degrés parmi les vainqueurs. Ceux qui l’ont été avec le plus d’abondance et d’éclat ne sont pas ceux qui montraient en eux-mêmes le plus de confiance : nous voulons parler des socialistes unifiés, ou indépendans. On a pu les compter dans la dernière Chambre à certains votes significatifs : ils étaient une cinquantaine, ils ne seront pas sensiblement plus nombreux dans la Chambre nouvelle. Ils ont fait quelques recrues, dont quelques-unes seront peut-être embarrassantes. C’est ainsi que M. Jules Guesdes va se retrouver côte à côte avec M. Jaurès : ces deux grands augures ne se sont pas toujours très bien entendus. La plupart des socialistes, qui s’étaient plus ou moins artificiellement « unifiés » avant les élections, reviendront sans doute après à leurs divisions naturelles. Mais c’est du présent seul que nous nous occupons aujourd’hui. Le parti socialiste qui a joué un si grand rôle dans la dernière Chambre, qui en a été le maître pendant quelque temps, qui a été celui du gouvernement, qui a essayé d’étendre sa domination sur le pays tout entier et a espéré y réussir, le parti socialiste reste sur ses positions, ni plus, ni moins. Il n’a pas grandi d’une manière sensible. En aurait-il été de même si les élections avaient eu lieu un peu plus tôt ? On peut faire à ce sujet des hypothèses, qui seraient d’ailleurs assez vaines. Il importe peu de savoir ce qui aurait pu être, en présence de ce qui est : mais il est certain que le parti socialiste a perdu moralement du terrain depuis quelque dix-huit mois. Les dangers qu’à tort ou à raison on a cru apercevoir dans la politique extérieure l’ont laissé par trop insensible, pour ne rien dire de plus, et il y a eu un désaccord qui a été, au contraire, par trop apparent entre le patriotisme du pays et celui de M. Jaurès. Le parti socialiste et son chef parlementaire ont alors décru rapidement en influence, et les radicaux qui s’intitulent socialistes ont éprouvé le besoin, sinon de se séparer d’eux, au moins de s’en distinguer assez nettement. Est-ce à cette attitude différente qu’ont eue les socialistes purs et les radicaux-socialistes à l’égard des grandes questions nationales qu’il faut attribuer leur fortune inégale devant le suffrage universel ? Cette inégalité de traitement a eu sans doute d’autres causes encore, mais celle que nous signalons a été une des plus actives. Quand on lit les professions de foi des radicaux, on est frappé de la chaleur qu’ils mettent à parler de l’armée. Ils l’aiment ! Ils n’ont jamais cessé de l’aimer ! Ils s’expriment à son sujet comme le pourraient les nationalistes eux-mêmes ! Ces protestations ont produit leur effet : les radicaux-socialistes sont en somme le seul parti qui ait gagné quelque chose aux élections du 6 mai. Ce qu’ils disaient de l’armée, ils le disaient aussi de beaucoup d’autres choses non moins respectables, de la liberté de conscience par exemple. On n’aurait pas imaginé à quel point elle leur était chère ! Ceux qui ont cru, d’après les apparences, qu’ils étaient capables d’y porter quelques atteintes se sont bien trompés. On chercherait vainement dans leurs professions de foi la trace des persécutions religieuses auxquelles nous avons assisté. C’est à croire que nous avons fait un mauvais rêve, mais un rêve. Les radicaux-socialistes ont voté sans doute la séparation de l’Eglise et de l’Etat ; mais ils l’ont fait pour donner à la première, tout comme au second, plus de liberté et de dignité. La loi de séparation sera appliquée dans cet esprit ; elle inaugure une ère de tolérance. Le suffrage universel a cru, évidemment, à des promesses qui paraissaient sincères : contentons-nous de les enregistrer. Si les radicaux-socialistes les ont faites, c’est qu’ils s’y sont crus obligés par les sentimens du pays : nous n’avons pas d’autre raison de croire qu’ils les tiendront, mais celle-ci a sa valeur et la conservera aussi longtemps que les sentimens du pays ne changeront pas. Il faut donc s’arranger pour qu’ils se maintiennent, et se garder de rien faire qui pourrait les altérer. C’est un point sur lequel nous aurons à revenir.

La question qui se posera demain est de savoir si les radicaux-socialistes, qui ont failli se perdre avec les socialistes, retomberont sous leur sujétion ou en resteront indépendans. Il serait téméraire de vouloir préjuger l’événement. Ce qui est sûr, c’est que les radicaux-socialistes n’auraient plus aujourd’hui la médiocre et mensongère excuse d’autrefois pour conclure avec les socialistes une alliance à tant d’égards compromettante pour eux. Quelle que soit leur pusillanimité, vraie ou affectée, ils ne peuvent plus croire et ils ne feront croire à personne que la République soit en péril. La République est tellement forte qu’en dépit de toutes les fautes que l’on commet en son nom, elle triomphe toujours ; elle va de succès électoraux en succès électoraux ; à chaque épreuve nouvelle ses succès sont plus nombreux et ses adversaires plus rares. Ces derniers se sont trouvés réduits, le 6 mai, à une phalange insignifiante. A l’exception de quelques hommes dont la situation personnelle est d’ailleurs inébranlable et dont le caractère se plie mal à des compromis, tous les candidats conservateurs ont fait profession de foi républicaine. Ce que nous avons dit des radicaux dans un sens s’applique à eux dans un autre : ils ont tous atténué leur programme de manière à le mettre en harmonie avec les exigences du suffrage universel. La République n’a donc plus eu d’ennemis. Malgré cela, la droite a, comme toujours, perdu un peu de terrain. Les nationalistes ont souffert encore davantage. Ni M. Deroulède, ni M. Marcel Habert n’ont été élus. Ils sont au ballottage l’un et l’autre, et le second dans des conditions qui ne lui laissent aucun espoir de succès. M. Guyot de Villeneuve lui-même est ballotté. L’homme qui a dénoncé le système des fiches et qui a eu ce jour-là la conscience publique avec lui, l’homme qui a rendu le plus grand des services à la République en contribuant à son assainissement, qui a renversé M. Combes, qui a obligé l’espionnage et la délation pour le moins à se cacher, est en échec dans sa circonscription ! Les progressistes n’ont pas été beaucoup mieux traités. Ils ont perdu quelques-uns des hommes qui étaient l’honneur et la force de leur parti, tels que M. Motte et M. Renault-Morlière. M. Motte tenait tête aux socialistes dans le département du Nord, on sait avec quel dévouement, quelle bonne humeur et quelle vaillance. Il avait battu M. Jules Guesdes à Roubaix ; il a été à son tour battu par lui. M. Renault-Morlière qui, il y a quelques jours à peine, dénonçait à Roubaix même, au milieu d’applaudissemens frénétiques, « l’odieuse tyrannie de M. Combes, » a été battu dans une circonscription de la Mayenne, et nous avons le regret de dire qu’il l’a été par un conservateur. Il peut y avoir à cela des raisons personnelles et locales dans lesquelles nous n’avons pas à entrer ; mais le moment est, en vérité, mal choisi, de la part des adversaires du Bloc, pour se diviser et se combattre. Dans tout le cours de sa vie, M. Renault-Morlière a rendu des services à la liberté : les conservateurs l’ont oublié le jour où la liberté est leur dernière sauvegarde. Ce sont là des accidens regrettables : ils ne sont que partiellement compensés par quelques succès que les progressistes ont remportés, dans l’arrondissement d’Argelès, par exemple, que M. Alicot a débarrassé de M. Achille Fould. Le parti progressiste, même diminué, restera important à la Chambre grâce au talent et au caractère d’un grand nombre de ses membres, au premier rang desquels sont M. Ribot et M. Aynard ; mais assurément la République n’a rien à en craindre, et les radicaux-socialistes sont eux-mêmes assez forts pour ne pas les redouter. Leur influence est toute morale : les radicaux ont entre les mains tous les appoints matériels. Nous allons donc les voir à l’œuvre. La législature qui s’ouvre leur appartiendra ; ils en seront responsables. Avons-nous besoin de dire qu’ils nous inspirent une confiance bien médiocre ? Mais enfin nous leur demandons d’être eux-mêmes, et de ne pas se laisser une fois de plus circonvenir par les socialistes dont ils n’ont plus besoin, à supposer qu’ils l’aient jamais eu.

Nous avons dit plus haut que les radicaux-socialistes se sont appliqués, dans leurs professions de foi, à ménager les sentimens du pays, surtout en matière religieuse, et nous avons exprimé le désir que ces sentimens restent ce qu’ils sont. Il faut ici s’expliquer avec une absolue franchise : c’est un devoir de le faire en face d’illusions qui survivent peut-être aux élections du 6 mai, et qui n’ont pas été sans influence sur elles. Si on prend le pays dans son ensemble, ses sentimens vrais en matière religieuse sont une indifférence qui se transforme naturellement en tolérance, mais qui se transformerait encore plus sûrement en hostilité s’il apercevait, derrière l’Eglise, des partis politiques dont il a l’habitude de se défier. Le paysan, qui représente la masse électorale, est peu religieux : il entend toutefois qu’on laisse le curé tranquille dans son église, à la condition qu’il n’en sorte pas pour se mêler, directement ou indirectement, à la vie politique de la commune. Telles sont nos mœurs actuelles : il serait imprudent de s’y tromper. Une des raisons pour lesquelles nous avons toujours été partisans du concordat et adversaires de la séparation de l’Eglise et de l’Etat, c’est que le premier système, assurant au clergé son indépendance à l’égard des fidèles, correspond mieux, non seulement au principe de la hiérarchie catholique, mais encore à cette nécessité d’abstention dans nos luttes civiles et politiques qui s’impose à nos prêtres avec une force toujours plus grande. Dans le système de la séparation, le curé qui a besoin matériellement des fidèles, éprouve une tentation de plus en plus grande de sortir de son église pour se mêler à la vie publique. Nous savons très bien tout ce qu’on peut dire pour l’y encourager. Il est désirable à beaucoup d’égards que la vie générale et la vie religieuse se confondent et en quelque sorte se pénètrent plus profondément. Cela arrivera peut-être dans un avenir éloigné. Mais, pour le moment, des préjugés s’y opposent, si anciens, si invétérés, si puissans, que toute tentative dans ce sens est vouée à un insuccès certain. Si le curé sort de son église, il tombera bon gré mal gré entre les mains de partis politiques qui l’attendent au seuil et qui s’efforceront de l’accaparer. Il essaiera en vain de leur échapper ; il n’y réussira jamais assez pour désarmer des soupçons, injustes nous le voulons bien, mais actuellement indéracinables. Les choses étant ainsi, il en résulte pour le clergé une grande difficulté de vivre. Quel que soit le parti qu’il prenne, il y trouvera des inconvéniens. Le pire de tous à nos yeux serait d’attiser par la moindre imprudence ces passions qui le guettent, qui se sont artificiellement modérées pendant la campagne électorale, mais qui sont toutes prêtes à se déchaîner le lendemain. La conclusion pratique de ce qui précède est que le plus sage pour l’Eglise, est d’accepter ce que la loi lui laisse, de se plier à la nécessité du jour, — elle s’est pliée à d’autres beaucoup plus dures dans l’histoire, — et de remettre à l’avenir le soin d’améliorer une situation qui, dans le présent, est plutôt exposée à empirer. Ce sont là, à la vérité, des conseils de la seule sagesse humaine : il est toutefois dangereux d’en faire fi, et ce qui s’est passé hier en est une preuve de plus.

On comptait beaucoup sur la réaction religieuse qui s’était, disait-on, produite dans le pays, pour influencer le suffrage universel et lui faire faire ce qu’on appelait de bons choix. Ceux qui doutaient de ce réveil subit de la foi religieuse étaient accusés d’aveuglement volontaire ou involontaire. Était-il possible qu’une loi aussi profondément révolutionnaire que la loi de séparation, qui touchait à tant d’intérêts divers, qui portait atteinte aux vieilles mœurs du pays, ne produisît aucun effet ? On ne voulait pas le croire, on ne le croyait pas. Nous ne le croyions pas non plus ; mais faut-il répéter une fois encore que l’application de la loi a été échelonnée par étapes successives, et qu’on n’arrivera à la première qu’après les élections ? Faut-il répéter que, le 6 mai, la loi a été inaperçue et insensible ? Faut-il répéter que le suffrage universel ne prévoit rien, qu’il se contente de voir, et encore qu’il ne voit que ce qu’il touche ? Nous ignorons ce qu’il pensera de la séparation dans quelques années, mais nous savons fort bien que, pour le quart d’heure, il n’en pense absolument rien du tout : elle est pour lui inexistante. Mais, disait-on, les inventaires ? Est-ce que le bruit qui s’est fait autour d’eux n’aura pas un écho dans la conscience des électeurs ? II est sûr que les inventaires n’ont pas produit un bon effet. Ils ne provenaient d’aucune mauvaise intention ; ils ne préparaient nullement la spoliation ; ils n’avaient aucun caractère de persécution. Mais, aux yeux de nos paysans, la chose et le mot sont déplaisans, et on pouvait les leur présenter comme inquiétans. Ils veulent, avons-nous dit, que le curé soit tranquille dans son église ; ils ont cru que les inventaires étaient une atteinte à ce principe ; ils ne les ont pas approuvés. Néanmoins, dans l’immense majorité des paroisses, ils les ont laissé faire sans s’en préoccuper davantage. C’est ce dont on n’a pas voulu se rendre compte. On n’a voulu voir, on n’a vu que la résistance matérielle qui s’est produite dans un petit nombre d’endroits, et l’imagination a érigé en règle ce qui n’a été qu’une exception, La résistance aux inventaires a été un fait local et non pas un fait général. Nous ne savons pas ce qui serait arrivé si le gouvernement avait persisté dans la voie où il s’était engagé. Le sang, qui avait déjà coulé, aurait probablement été répandu avec plus d’abondance. Peut-être le corps électoral s’en serait-il ému : nous disons peut-être, sans affirmer davantage. Mais le gouvernement a eu l’habileté de s’arrêter à temps, et de remettre la suite des opérations au lendemain, ou au surlendemain des élections. Rien ne presse, en effet, puisque les biens qu’il s’agit d’inventorier ne doivent être remis aux associations cultuelles qu’après le 9 décembre, et que ces associations ont jusqu’à cette date pour se former. Si elles ne se forment pas, ces biens seront affectés à des œuvres de charité laïque, voilà tout. Si elles se forment, M. Clémenceau a déclaré à Lyon que seuls les biens qui auraient été inventoriés leur seraient remis. A quoi bon anticiper sur les événemens ? M. Clémenceau a fait un mot d’esprit sur le peu d’intérêt qu’avaient à ses yeux des opérations dont l’objet était de dénombrer dans des sacristies des chandeliers et des plumeaux. Il les a suspendues partout où elles semblaient devoir rencontrer des difficultés, et le combat a fini faute de combattans. Ce n’est d’ailleurs qu’un armistice ; mais il a suffi pour faire un apaisement provisoire. Ce gros nuage des inventaires s’est dissipé aussi rapidement et aussi artificiellement qu’il s’était formé. La foudre n’en est pas sortie ; le tonnerre a même cessé de gronder, et la guerre religieuse a été renvoyée à un temps plus favorable. Reste à savoir si les catholiques y donneront des prétextes : en tout cas, nous laissons à d’autres la responsabilité de les y pousser. On dit que les inventaires ont montré la vitalité, la puissance, la force d’explosion du sentiment religieux. Nous craignons, au contraire, qu’ils n’aient donné aux catholiques l’illusion d’une force qu’ils n’ont pas, qui ne peut d’ailleurs s’exercer qu’en se combinant avec des élémens politiques qui en feraient une faiblesse, et qui les conduirait tout droit à une défaite beaucoup plus écrasante que celles qu’ils ont éprouvées jusqu’ici. Le croyant, nous le disons avec franchise, pour n’avoir aucune part, même par notre silence, à des événemens que nous redoutons.

Le sens des élections est très clair : on s’efforcerait en vain de l’obscurcir. La Chambre, telle qu’elle est constituée, ne modifiera certainement pas la loi de séparation. Tout ce qu’on peut attendre d’elle, en vertu des promesses électorales, dont nous avons parlé, c’est qu’elle veille à ce que le gouvernement en fasse une application modérée. Il est probable, — ne nous engageons pas trop, — que c’est en ce moment le désir de la majorité nouvelle ; mais c’est un désir qu’il ne faudrait pas soumettre à des épreuves trop fortes, ni trop prolongées. Pour les violens et les sectaires, et malheureusement il y en a beaucoup, le scrutin du 6 mai est une justification et un encouragement. Deux tendances différentes se manifesteront sans doute dans la Chambre dès qu’elle sera réunie. Les uns voudront compléter la loi de séparation, c’est-à-dire l’aggraver ; les autres la maintenir et l’appliquer telle quelle. Espérer mieux serait une chimère après tant d’autres. Que doivent faire les catholiques, ou plutôt ceux qui portent un intérêt profond et sincère à toutes les manifestations de la foi religieuse ? Doivent-ils fournir des armes aux premiers, ou donner plus de force à la volonté incertaine et chancelante des seconds ? C’est la question, il n’y en a point d’autre. Que ceux qui ont voulu attendre les élections pour y chercher une lumière qu’ils ne trouvaient pas en eux-mêmes comprennent du moins et admettent la leçon qui s’en dégage. C’est aujourd’hui à la prudence, au sang-froid, à la patience que nous devons avoir recours, non seulement pour la défense des intérêts religieux, mais aussi pour celle des intérêts politiques qui nous sont chers. Il est malheureusement à craindre que, dans la législature qui s’ouvre et qui s’annonce si mal, nous ne soyons condamnés à nous contenter du moindre mal : encore faudra-t-il se féliciter si on s’y arrête. A faire se cabrer et ruer l’adversaire il n’y a rien à gagner. Nous n’avons jamais été de ceux qui attendent le retour au bien de l’excès du mal, et si nous avions autrefois partagé leur erreur, nous en serions revenus depuis longtemps. L’expérience a été bien souvent renouvelée : elle nous a montré que, du mal fait, quelque chose demeure toujours qui ne s’efface plus et qui rend le bien plus difficile.

Il nous reste à dire comment les élections ont été préparées et de quels incidens elles ont été précédées. C’est notre devoir de chroniqueur de parler du grand complot que le gouvernement a découvert un beau matin, et dont il s’est empressé de découvrir au pays les secrets pleins d’horreur par le complaisant intermédiaire des journaux à sa dévotion. Et comment oublier aussi les émotions du 1er mai ?

Le complot est certainement l’invention tragi-comique de ce genre la plus rudimentaire, la plus méprisante pour l’esprit public, tranchons le mot, la plus grossière qu’on eût encore vue. Découvrir un complot à la veille des élections est un procédé classique, déjà mis en usage par beaucoup de gouvernemens sans scrupules, et qui, il faut bien l’avouer, produit généralement quelque effet. Le complot d’hier, quelque ridicule qu’il ait été, n’a pas échappé à cette loi commune. Nous avons eu quelque peine à le croire ; mais des observateurs assez nombreux nous ont assuré qu’en province, et même dans des provinces qui ne sont pas loin de Paris, le complot a été pris au sérieux. Cela prouve qu’il faut toujours faire fond sur la sottise de ses contemporains. Le gouvernement l’a cru et s’en est bien trouvé. Rien n’est d’ailleurs plus facile que de découvrir un complot. Il y a dans tous les partis d’opposition constitutionnelle des hommes à l’esprit faible ou à l’esprit violent qui passent leur temps à conspirer. On les connaît, on s’en amuse, et cela ne fait de mal à personne. Les conspirations ne sont dangereuses que lorsque l’opinion publique y correspond et les favorise, et la meilleure défense que les gouvernemens ont contre elles est de ne pas donner des prétextes au mécontentement. Mais il n’y a pas un seul moment où on ne puisse mettre la main sur un complot, ou sur un simili complot, lorsqu’on croit en avoir besoin. La police sait parfaitement bien où il faut jeter le filet, avec la certitude de rapporter au jour quelque chose. Cette fois, cependant, elle ne s’est pas donné assez de peine. À propos d’une instruction ouverte sur les grèves du Nord et du Pas-de-Calais, instruction qui devait s’étendre à toutes les responsabilités, à toutes sans exception, disait-on avec le plus grand sérieux, on a réveillé un matin, au lever du jour, un certain nombre de malheureux, qui dormaient du sommeil de l’innocence et on les a mis en état d’arrestation. Pour ne pas faire de jaloux, et aussi pour donner à croire que les tentatives révolutionnaires de Lens et de Denain, se rattachaient aux manœuvres des partis les plus divers aussi bien que les plus dangereux, on a arrêté à la fois quelques anarchistes, quelques royalistes et quelques bonapartistes. On voulait prouver que les grèves du Nord étaient alimentées par l’argent du prince Napoléon et du duc d’Orléans, qui, comme on le sait, en ont énormément et en sont prodigues. Par malheur, on est tombé sur des comparses dont quelques-uns étaient trop notoirement faits pour inspirer la pitié plutôt que la terreur. Nous ne voulons pas insister : il a été douloureux pour certaines familles de voir tomber dans la publicité des confidences qui se rapportaient à la santé de leurs membres. C’est le côté odieux de cette comédie. Le côté joyeux a été l’histoire d’un jeune homme qui n’a pas terminé ses classes et qui, du pas dont il y avance, ne les terminera peut-être jamais, dans lequel on a découvert la cheville ouvrière du complot. Comment ? Au moyen d’un agent provocateur qui s’est emparé de sa confiance, l’a aidé dans la rédaction de lettres compromettantes, l’y a même remplacé quelquefois, et, le moment venu, a enlevé tous ces papiers pour en faire part, d’un côté à la police et de l’autre à la presse la plus dévouée au gouvernement.

Quand ces révélations sensationnelles, comme on dit aujourd’hui, ont paru dans les journaux, à Paris tout le monde on a ri, mais en province, on a pris la chose plus gravement. Les personnes qu’on avait mises en scène ne pouvaient faire peur qu’à ceux qui ne les connaissaient pas. À Paris, on en connaissait quelques-unes depuis longtemps, et on a été rapidement renseigné sur les autres. L’excessive opportunité du complot avait déjà paru suspecte : la qualité des conspirateurs n’a laissé aucun doute sur son véritable caractère. Mais le suffrage universel voit les choses de plus loin et plus en gros. S’il n’a pas positivement cru que la République avait été une fois de plus en péril, il s’est irrité qu’on eût voulu l’y mettre. Eh quoi ! les bonapartistes, les royalistes continuent donc de conspirer ? Ne pouvant pas renverser la République par les voies légales, c’est-à-dire par une manifestation électorale de la volonté populaire, ils emploient la ruse et la force ? Bien pauvre, la ruse ! Bien faible, la force ! Évidemment, le ministère était le premier à se moquer du complot ; mais il en usait, s’en servait, en profitait, se réservant d’en laisser tomber tout l’échafaudage dès que. les élections seraient terminées. Toute cette affaire a été conduite comme une opérette, mais comme une opérette dont aucun théâtre ne voudrait. Elle ne pouvait avoir qu’une représentation : encore ne la poussera-t-on probablement pas jusqu’au bout.

La police s’est montrée sous un air plus honorable pour elle le 1er mai. Il y avait ce jour-là seize ans, si nous ne nous trompons, qu’on avait essayé, pour la première fois, d’en faire une journée révolutionnaire, non seulement à Paris et en France, mais dans le monde entier. Le 1er mai devait être désormais la fête du travail, fête singulière, où il n’y aurait aucune joie, bien au contraire ! où tout serait menaçant, lugubre, sinistre. Le capitalisme devait y voir sa condamnation écrite sur les murs comme dans le fameux festin de Balthazar. Il y avait alors en France, un ministre de l’intérieur spirituel et énergique, M. Constans, qui n’a pas hésité à prendre des précautions très apparentes pour faire sentir aux manifestans que Paris ne leur appartenait pas, et que, s’ils usaient de violence, la force ne serait pas de leur côté. Des troupes nombreuses sont venues assurer la sécurité de la capitale, et, à l’exception de quelques bagarres insignifiantes, la journée s’est passée pacifiquement. Depuis lors, on a bien tenté quelquefois encore de faire tourner le 1er mai en manifestation révolutionnaire, mais faiblement, il faut le dire, et sans aucun succès. Le précédent était créé, il n’y avait qu’à le suivre : c’est ce qu’a fait M. Clémenceau. Il a senti que le plus sage pour lui était de marcher sur les traces de ses prédécesseurs. L’initiative plus personnelle qu’il avait prise dans le Pas-de-Calais, et qui avait consisté à cacher l’armée de peur qu’elle n’offusquât la vue des grévistes, avait trop mal réussi pour qu’il la renouvelât en plein Paris. Il y aurait eu une protestation, ou plutôt une indignation générale. Au lieu donc de dissimuler l’armée, il l’a mise bien en vue, et Paris a eu la sensation d’être bien gardé. Il l’a eue trop, au gré de quelques personnes qui ont accusé le gouvernement d’avoir mis de l’excès dans ses précautions. Tel n’est pas notre avis. Les mêmes personnes, si un accident était arrivé, auraient accusé le gouvernement d’imprévoyance et de défaillance : or un accident, grave même, était certainement dans les choses possibles, et s’il n’a pas eu lieu, c’est que les révolutionnaires, après avoir constaté l’état des choses, ont reconnu, comme en 1890, qu’il n’y avait rien à faire pour eux. Ils se sont contentés, toujours comme il y a seize ans, de renverser quelques omnibus et de fomenter quelques bagarres, qui n’ont pas été moins insignifiantes qu’autrefois.

M. Lépine, notre préfet de police, a rempli son devoir avec sa fermeté et sa rapidité de résolution ordinaires, payant de sa personne quand il le fallait, et déployant toutes les ressources d’un homme qui connaît son métier. Veut-on adresser des reproches à qui les mérite ? Alors, ce n’est pas cette fois du côté de la police qu’il faut se tourner, mais du côté de la population parisienne elle-même. Elle n’a brillé, ni par le courage, ni par le sang-froid. Les jours qui ont précédé le 1er mai, il y a eu, non pas une terreur, le mot serait peut-être exagéré, mais une peur qui, si elle n’a pas été générale, a été du moins très répandue. Le bruit avait couru que les conduites d’eau et de gaz seraient coupées. Tous les magasins devaient être fermés, surtout ceux qui pourvoient à l’alimentation de la ville. Aussi les provisions d’eau, de bougies et de conserves de tous genres qui ont été faites, laisseront-elles un souvenir légendaire ! Beaucoup de familles ont pris des mesures pour soutenir un long investissement sans être réduites par la famine. Certains commerçans ont fait fortune : ils ne pouvaient pas suffire à la demande de la clientèle. Quant à l’aspect de Paris le jour fatal, il était assez sombre. Peu de monde dans la rue, et pas une voiture, pas une automobile. A l’exception des omnibus et des tramways, on ne voyait courir sur la chaussée des rues, des boulevards et de nos immenses promenades, aucun de ces instrumens de locomotion qui donnent d’ordinaire une physionomie si vivante à la grande ville. Aussi avait-elle l’air mort. Tous les parisiens, toutes les parisiennes ne partageaient pas le sentiment général. La curiosité n’avait pas perdu tous ses droits. Il y a eu, en somme, beaucoup de monde dehors. Mais il y en a eu encore plus dedans, prudemment enfermé, et ce n’est que le lendemain qu’on s’est ressaisi. avec un peu d’embarras et de honte d’avoir montré tant de craintes. On a entendu alors des discours qui rappelaient un peu ceux de Panurge après la tempête. Personne ne voulait plus avoir eu peur. Le danger était passé : y avait-il eu même du danger ? S’il y en a eu, le gouvernement y avait fait face, et ce gouvernement, si indécis, si hésitant et si faible, est apparu à ceux qui le voyaient de loin, précisément comme doué des qualités les plus contraires à ses défauts. Encore un trompe-l’œil qui n’a pas laissé d’influencer les élections.

Pour conclure sur celles-ci, il faut bien reconnaître que toutes les vexations et les hontes de ces dernières années n’ont pas produit sur le pays l’impression profonde que beaucoup de personnes avaient espérée. Le suffrage universel a d’excellens, mais aussi de très mauvais côtés. Il a du bon sens, du sang-froid, une juste intelligence des intérêts purement matériels, au moins quand il les regarde de près ; mais il est plus insensible qu’il ne faudrait à certains intérêts moraux qui touchent vivement la partie la plus éclairée de notre société, et les conséquences un peu lointaines des fautes qu’il voit commettre lui échappent à peu près complètement. Ce sont là des conditions politiques différentes de celles auxquelles un long passé nous avait habitués, et, certes, elles sont pénibles et douloureuses. Mais, sans renoncer à aucune des causes qui nous tiennent au cœur, et tout au contraire pour les sauver du naufrage qui engloutit tant de choses autour de nous, il faut prendre le monde actuel comme il est et y adapter nos moyens d’action. Il faut comprendre qu’il y a des positions stratégiques devenues aujourd’hui indéfendables, en chercher, en trouver d’autres pour y transporter et y défendre ses dieux lares. N’est-ce pas la leçon des élections ? Nous souhaitons qu’elle soit comprise de tous, et que chacun désormais mesure mieux ses entreprises à ses forces réelles. Il est triste de dire que les illusions, même les plus généreuses, se paient quelquefois plus cher que les fautes, même les plus coupables : mais ce n’est pas nous qui le disons, c’est le scrutin du 6 mai.


FRANCIS CHARMES.


Le Directeur-Gérant,

F. BRUNETIERE.