Chronique de la quinzaine - 14 août 1846
14 août 1846

La France électorale a parlé. Que de commentaires se sont déjà produits ! Dès les premiers jours, les défenseurs les plus ardens du ministère ont proclamé son éclatant triomphe, et certains organes de l’opposition ont mis un singulier empressement à souscrire à ce jugement porté sur les résultats électoraux. Cependant des esprits plus avisés et plus calmes n’ont pas adopté de confiance cette appréciation précipitée : ils ont élevé des objections, des doutes sur les opinions qu’on prêtait à beaucoup d’élus. Il serait puéril assurément de s’épuiser en conjectures sur ce que feront et diront à la chambre beaucoup de députés nouveaux : peut-être en ce moment ils ne le savent pas eux-mêmes. Ce qui nous semble opportun, utile, c’est de constater ce qu’a pensé et voulu le pays en choisissant ses représentans. Précisons bien dans quel esprit s’est exercée la souveraineté électorale : nous verrons plus tard jusqu’à quel point la chambre sera fidèle aux intentions, aux sentimens de ceux qui l’ont nommée.
La France éprouve aujourd’hui une antipathie très sincère pour les opinions et les hommes extrêmes, les élections viennent de le prouver. Où trouvons-nous les échecs les plus notables ? À l’extrême gauche, à l’extrême droite. M. de Cormenin succombe sous la double exagération de ses opinions démocratiques et de sa conversion ultramontaine. À Toulouse, M. Joly reste sur le champ de bataille. D’autres opposans très prononcés ont partagé son sort. Les pertes de l’extrême droite ont été plus nombreuses encore. Les légitimistes ont eu à pleurer le trépas politique du colonel de l’Espinasse, de MM. de Larcy, Fontette, Gras-Preville, Béchard, etc. ; on en compte, sur vingt-trois, jusqu’à seize, à la place desquels l’extrême droite n’a dans la nouvelle chambre que six représentans nouveaux. La compensation est faible. Il est vrai que parmi les nouveaux élus brille M. de Genoude, qui, nous n’en doutons pas, estime que son parti est vraiment victorieux, puisqu’enfin ce parti a le bonheur de l’avoir pour organe au Palais-Bourbon. Qu’en pense M. Berryer ? L’éloquent député de Marseille peut être sans inquiétude sur la concurrence oratoire que lui fera M. de Genoude, mais il ne doit pas être tranquille, quand il songe qu’il devra partager la conduite d’un parti tristement décimé avec un personnage aussi aventureux. M. de Genoude sera, à vrai dire, le premier ecclésiastique qui depuis trente ans, depuis le règne de la charte, aura siégé dans la chambre. En 1819, le département de l’Isère nomma député l’abbé Grégoire, qui n’entra pas au Palais-Bourbon ; la majorité royaliste l’en repoussa. Dans les dernières années de la restauration, l’Auvergne envoya sur les bancs de la chambre l’abbé de Pradt, dont la pétulance ne put se plier au régime parlementaire. M. de Pradt ne voulait changer que dix-huit articles à la charte ; et il se trouvait encore un réformateur très modeste. Après quinze jours d’existence législative, il donna sa démission, plein de dépit et d’aigreur contre une chambre qu’il jugeait incapable de s’associer à ses vues. M. de Genoude nous arrive aussi avec la mission qu’il s’est donnée de faire la leçon à tout le monde, ne doutant de rien, et admirablement propre à compromettre de la manière la plus grave son parti et l’église.
Après avoir sévèrement traité les deux opinions extrêmes de la droite et de la gauche, la France électorale a montré une grande indépendance à l’égard de tous les partis. C’est dans ses propres instincts qu’elle a cherché ses inspirations plutôt que dans les mots d’ordre et les programmes qu’on aurait voulu lui imposer. Le ministère et l’opposition en ont fait l’épreuve. Quand on est venu dire aux électeurs que la stabilité sociale serait compromise et l’anarchie imminente, s’ils ne renvoyaient pas à la chambre certains conservateurs à idées fixes, à préjugés obstinés, on n’a pas réussi ; nous en trouvons la preuve dans beaucoup d’élections, notamment dans la lutte dont le second arrondissement de Paris a été le théâtre. D’un autre côté, les électeurs ont peu tenu compte de maximes et de principes dont l’opposition semblait se promettre un grand effet. On a pu reconnaître que, dans les luttes ardentes de la presse et de la tribune, il peut arriver aux meilleurs esprits de s’exagérer la valeur de certaines idées, de certains argumens : on s’échauffe dans sa propre pensée, on pousse jusqu’au bout une démonstration qu’on croit victorieuse, et cependant le pays reste insensible à cette logique triomphante ; il va chercher ailleurs ses raisons d’agir et de se décider. Une des questions sur lesquelles l’opposition a le plus insisté depuis long-temps est celle des incompatibilités ; à plusieurs reprises, elle a traité ce point avec un redoublement d’efforts et de talent. A-t-elle persuadé les électeurs ? Les faits répondent. La législature de 1842 comptait dans son sein cent quatre-vingt-quatre fonctionnaires ; il y en aura près de deux cents dans la nouvelle chambre. Les candidats ont si peu appréhendé que leur qualité de fonctionnaires fût contre eux, dans l’esprit des électeurs, un titre d’exclusion, que plusieurs ont demandé et obtenu de l’avancement dans leur carrière administrative, afin de se présenter au corps électoral avec plus de faveur et d’ascendant. Il ne faut pas s’étonner que beaucoup de bons esprits pensent que, sur ce point, la loi doit venir au secours des mœurs. Les questions politiques qui avaient le plus ému les chambres n’ont pas en général beaucoup agité les colléges électoraux, et n’ont exercé sur les votes qu’une médiocre influence. L’expérience a aussi démontré une fois de plus que, la plupart du temps, toutes la polémique soulevée par les élections générales, tous les petits pamphlets anonymes, toutes les invectives, toutes les calomnies qui, à cette époque, pleuvent de tous côtés, restent à peu près sans crédit et sans puissance. La victoire électorale est emportée par d’autres raisons, par d’autres moyens. Ainsi, dans les batailles, il se dépense toujours une grande quantité de poudre et de projectiles qui ne font que du bruit et peu de mal.
Dans les élections qui viennent de s’accomplir, le pays s’est beaucoup plus inquiété de l’avenir que du passé. Il a eu surtout la conscience de la situation nouvelle et heureuse que nous devons aux seize années écoulées depuis 1830. Les vieilles querelles, certaines récriminations de parti, l’ont peu touché. Il a songé à ses affaires ; il s’est préoccupé de questions commerciales, de mesures administratives, de réformes économiques ; il s’est tourné vers les candidats qui lui ont paru le plus propres à le servir dans ces importans développemens de son activité, et il a fait entrer un grand nombre d’hommes nouveaux dans l’enceinte législative. Plus de cent députés nouveaux siégeront dans la chambre de 1846. Sous ce rapport, les électeurs ont montré une réelle liberté d’esprit ; ce n’a pas été un inconvénient, un crime à leurs yeux d’être un homme nouveau ; souvent ils ont plutôt pensé, comme Champfort, que c’était un grand avantage de n’avoir rien fait. Ils ont ouvert la carrière parlementaire à des candidats jeunes, intelligens, à des économistes distingués, à de grands industriels, à des hommes de loisir qui ont promis de prendre au sérieux la vie politique. Les différens intérêts se sont choisi des champions aguerris. Les amis de la liberté du commerce ont des représentans qui brûlent de se signaler ; d’un autre côté, les prohibitionnistes reviennent en force ; leur phalange est épaisse. À ce sujet, nous regrettons vivement que les électeurs de l’Aveyron n’aient pas continué à M. Michel Chevalier un mandat dont il était digne. Il avait le tort à leurs yeux de n’être pas un défenseur systématique et absolu des idées protectionnistes, et il n’a pas voulu enchaîner sur un point aussi essentiel la liberté de sa pensée ; cette loyale indépendance honore M. Michel Chevalier.
Nous ne songeons pas à flatter le corps électoral ; nous ne voulons pas adresser à cette souveraineté, qui disparaît aussitôt après s’être exercée, des complimens qu’elle ne mériterait pas. Tous les choix faits par les électeurs sont loin d’être bons, les mobiles auxquels ils ont obéi n’ont pas toujours été purs. Les intérêts privés et les passions mauvaises ont eu une part, toujours trop grande, dans cette lutte de scrutins. Néanmoins les pensées de bien public n’ont pas été étouffées, et l’égoïsme n’a pas dominé seul. Il y a eu dans les élections de 1846 une tendance sincère vers le bien. Nous la reconnaissons, cette tendance, dans la condamnation prononcée par le corps électoral contre les représentans les plus compromis des partis extrêmes, et dans la préférence donnée par les électeurs aux hommes modérés dans toutes les nuances de l’immense majorité constitutionnelle. Annulation des partis extrêmes, prédominance des opinions modérées, avénement en grand nombre d’hommes nouveaux, voilà trois faits importans qui peuvent compenser bien des fautes et des torts, et qui caractérisent les élections de 1846.
Maintenant, quelle sera la nouvelle chambre ? C’est un problème. Entre les résultats électoraux et les actes d’une chambre en exercice, la différence est grande. Quel contraste souvent entre le candidat élu et le député qui vote ou qui parle ! Nous n’en avons eu que trop d’exemples dans la chambre dernière. Il y a dans le cabinet ministériel et dans certaines régions de l’atmosphère parlementaire je ne sais quelle maligne influence qui peut dénaturer les tempéramens qu’on aurait crus les plus sûrs. Toutefois, si les engagemens contractés, les attitudes prises, les paroles données, ne sont un infaillible indice de la conduite du député, tout cela constitue cependant une présomption qu’il est utile de consulter, ne fût-ce que pour en prendre acte. Or, en relevant avec exactitude, en interprétant avec sincérité tous les symptômes des dernières élections, nous trouvons au sein de la chambre qui va se constituer dans quelques jours une majorité évidente, prononcée, plutôt pour la politique conservatrice que pour le ministère lui-même. Nous ne songeons pas ici à faire une chicane, une malice au cabinet ; nous apprécions la situation telle qu’elle se dessine aujourd’hui. Peut-être changera-t-elle : il est fort possible que l’hiver prochain le cabinet conquière une majorité décidée, compacte, mais cette majorité, il ne l’a pas encore, il l’a si peu, qu’il se préoccupe des moyens de la former. C’est un travail pour lequel il n’est pas fâché de prendre du temps. Dans trois jours, le roi ouvrira les chambres en personne ; mais son allocution au parlement sera fort courte, et l’on y trouvera l’intention expresse de remettre le débat des affaires au mois de janvier. La majorité conservatrice que les électeurs nous renvoient a du sang nouveau dans les veines ; les membres qu’elle a perdus appartenaient surtout à cette fraction immobile qu’un poète illustre a caractérisée par une similitude restée célèbre ; elle les a remplacés par des hommes moins dévots à l’esprit stationnaire. Le ministère se console de voir la majorité conservatrice se recruter d’hommes indépendans de caractère et de position par l’espoir de les trouver moins avides de places et de faveurs que leurs devanciers. Tant mieux, deux fois tant mieux, car ce désintéressement leur permettra de concentrer toutes leurs exigences sur les besoins généraux de la politique. Plusieurs des conservateurs nouveaux ont protesté contre la qualification de ministériels qu’on s’était trop hâter d’attacher à leur nom : nous leur demanderons, ainsi qu’à ceux de leurs collègues qui, comme eux, débutent dans la vie parlementaire, de persévérer dans cette louable jalousie de leur indépendance, de garder toute leur liberté d’esprit et de jugement jusqu’au moment où ils pourront prononcer en connaissance de cause sur les grands intérêts du pays. Ils sont un élément trop essentiel de la majorité pour ne pas exercer sur elle une notable influence, s’ils savent prendre une attitude de modération et de fermeté tout ensemble. La majorité conservatrice elle-même, pour peu qu’elle soit avertie, aiguillonnée, se compromettrait beaucoup, si elle ne répondait pas à la confiance du pays, qui l’a fortifiée aux dépens de tous les autres partis par d’habiles modifications dans sa politique.
Après la majorité conservatrice, le centre gauche est le parti qui est resté le plus entier. S’il a perdu quelques-uns de ses anciens membres, il a fait d’utiles recrues, et aucun de ses chefs, de ses représentans éminens, n’a succombé dans l’épreuve électorale. Il nous semble que le centre gauche n’a pas à se plaindre du résultat moral des élections, car les échecs subis par les opinions extrêmes sont une sorte d’approbation de sa politique. Il est encore un autre symptôme dont il lui serait permis, ce nous semble, de se faire quelque honneur : nous voulons parler de ce qui se passe au sein de la majorité conservatrice. Cette majorité est troublée dans son homogénéité ; elle a des conservateurs qui se montrent soucieux de l’avenir, qui estiment que la manière la plus efficace d’affermir l’ordre social est de l’améliorer ; aussi veulent-ils ajouter à leur nom celui de progressistes. Quelle est cette pensée, si ce n’est celle-là même il y a aujourd’hui dix ans le centre gauche se faisait l’organe ? À cette époque, le centre gauche eût le mérite de comprendre le premier que la résistance ne constituait qu’une partie des devoirs du gouvernement, que de nouvelles obligations lui étaient imposées par la victoire définitive qui était remportée sur l’esprit de désordre, qu’il fallait enfin développer la liberté après l’avoir sauvée de l’anarchie. Les conservateurs progressistes disent-ils autre chose aujourd’hui ? N’est-ce pas la même idée appliquée, suivant les circonstances, à d’autres questions, que dix ans de plus ont fait éclore ? Enfin cet accord du centre gauche avec les conservateurs qui se disent progressistes ne constitue-t-il pas, dans l’ordre des idées, cette union des deux centres que nous avons toujours considérée comme le vœu sincère, comme la pensée intime de la France ?
C’est dans l’union des deux centres que depuis dix ans tous les cabinets, quand ils étaient bien inspirés, ont cherché leur point d’appui. Dans son ministère du 22 février 1836, M. Thiers voulait gouverner avec la plus grande partie de l’ancienne majorité du 11 octobre et avec le centre gauche. Le cabinet du 6 septembre est tombé parce que M. Guizot avait rapporté aux affaires l’esprit exclusif du ministère de la résistance. En 1837, M. Molé et M. de Montalivet, — en 1839, le maréchal Soult et M. Passy, ne se proposaient-ils pas aussi, avec des nuances diverses, l’union des deux centres ? En 1840, M. Thiers était appuyé par une partie de l’ancienne majorité votant avec la gauche ? N’y eût-il pas un moment où le ministère du 29 octobre songea à s’adjoindre MM. Passy et Dufaure, qui représentaient à cette époque une fraction du centre gauche ? Enfin aujourd’hui M. Guizot n’a-t-il pas fait à Lisieux un divorce éclatant avec sa vieille politique de la résistance, averti qu’il était par les manifestations du corps électoral et par le langage des candidats ?
Un parti n’est ni en souffrance ni en échec quand il voit les idées dont il a eu l’initiative envahir la majorité du pays, et c’est là, sous beaucoup de rapports, la bonne et honorable situation du centre gauche. Sa sagesse et sa fortune sont de s’y maintenir. Pour cela, il doit conserver son individualité ; il ne doit pas se confondre avec des opinions et des principes qu’il ne peut partager, s’il reste fidèle à son origine, à sa destinée. Ni un parti ni un homme politique ne se fortifient en se déplaçant, en se portant avec une ardeur immodérée loin du poste, loin de la ligne qu’ils avaient l’habitude de garder. L’union de ses membres, l’initiative prise avec tact et fermeté dans d’utiles réformes, sont les meilleurs moyens qu’ait le centre gauche de consolider et d’accroître son autorité. L’exagération n’est pas la force. Pourquoi M. Dufaure n’en a-t-il pas été convaincu ? L’allocution que le député de Saintes a adressée aux électeurs après sa nomination a causé parmi les hommes politiques une surprise qui dure encore, non qu’on ignorât la scission qu’il se plaisait souvent à établir entre lui et la majeure partie du centre gauche ; mais on espérait toujours que le temps, la réflexion, la conscience de l’intérêt général, adouciraient son humeur difficile et lui inspireraient de conciliantes pensées. Vain espoir ! M. Dufaure vient de déclarer à ses électeurs qu’il n’est pas moins l’adversaire de M. Thiers que celui de M. Guizot, et il s’est expliqué sur plusieurs points avec la véhémence d’un orateur démocrate. Voilà, il faut l’avouer, un langage, une conduite bien politique ! Le député de Saintes a-t-il voulu faire pénitence des bruits qui avaient couru sur son futur ministère de l’Algérie ? Il choisit bien son temps pour exagérer ses opinions, pour quitter la ligne de politique modérée et pratique qui lui a valu sa renommée parlementaire : il choisit l’heure où le pays décime les représentans des partis extrêmes, où la gauche elle-même a vu éclaircir ses rangs. M. Dufaure voudrait-il constituer à lui seul un parti ? Dans cette voie, la brillante excentricité de M. de Lamartine a pris les devans, et, à coup sûr, elle éclipsera l’astre errant qui voudrait imiter ses courses vagabondes.
Il ne sera guère possible, dans la nouvelle chambre, d’avoir quelque influence, quelque crédit en dehors de la modération. C’est ce dont est bien convaincu, nous le croyons, l’honorable chef de la gauche constitutionnelle. Dans le remerciement qu’il a adressé à ses électeurs, M. Odilon-Barrot s’est attaché à repousser avec énergie les imputations de violence et d’anarchie dirigées contre les opinions qu’il représente. Il a toujours pensé, cette justice lui est due, que son parti n’avait pas d’écueil plus dangereux que l’exagération, et à coup sûr il est aujourd’hui confirmé dans ce jugement par la situation morale du pays et les nouvelles pertes de la gauche. Les partis extrêmes, en dépit de leurs passions, devront observer au sein de la chambre une grande mesure et beaucoup de ménagemens. Leur très petite minorité les y oblige. D’ailleurs, ils ne sont pas moins en minorité dans le pays que dans la chambre. En voici les preuves. On avait annoncé que les légitimistes iraient tous aux élections, et l’on se promettait de ce concours une augmentation sensible de leurs représentans dans la chambre. Les légitimistes ont été aux élections en aussi grand nombre que possible, et leur parti est sorti de la bataille non pas accru, mais mutilé. Leur plus grand triomphe a été de donner dans quelques colléges, comme à Orléans, la victoire à l’opposition constitutionnelle. Quant aux catholiques de M. de Montalembert, à ces croisés nouveaux, leurs exploits ont eu peu de retentissement. Si la législature nouvelle est destinée à concilier avec sagesse, dans une loi sur l’enseignement, les droits de l’état et ceux de la famille, cet heureux résultat sera dû non pas à la minorité ultrà-catholique, mais à la majorité des bons esprits et des catholiques raisonnables. Enfin, si nous nous tournons vers les radicaux, nous voyons que leurs pertes n’ont été compensées par aucune conquête. Pas un homme jeune, pas un talent nouveau n’est venu régénérer le radicalisme de l’extrême gauche. Presque tous les débutans dans la vie parlementaire appartiennent aux deux centres. Quand on voit la jeunesse et la maturité se ranger unanimement du côté du parti de la modération, on peut dire que jamais gouvernement n’eut la partie plus belle.
Que fera le ministère de tous ces avantages ? Rien, s’il faut en croire quelques organes de l’opposition. Ils nient qu’après six années, pendant lesquelles le cabinet s’est montré constamment contraire aux réformes, même les plus modestes, il puisse soudainement se trouver saisi d’un désir sincère d’innover et d’améliorer. La métamorphose serait rare. Jusqu’à présent, en effet, le ministère du 29 octobre a été d’une stérilité continue. Il a tout refusé, tout repoussé. Sur quelque sujet qu’on ait invoqué sa sollicitude, qu’on ait fait appel à son initiative, dans toutes les réformes qui lui ont été demandées, on l’a trouvé tour à tour craintif ou hostile. Tantôt il ne se sentait pas la force de lutter contre les préjugés ou les intérêts particuliers de ses amis ; tantôt il avait lui-même contre certaines mesures des antipathies, des appréhensions. Voilà comment il est arrivé, après six ans, à n’avoir rien fait de positif et de fécond ; il a beaucoup parlé pour démontrer combien il était avantageux de ne toucher à rien : c’est tout. Va-t-il aujourd’hui se montrer entreprenant, actif ? Si ses adversaires ne le croient pas, ses meilleurs amis n’en sont pas non plus persuadés, et on peut ajouter que le cabinet l’ignore lui-même. Tout dépendra du plus ou moins de vivacité des provocations qui partiront du sein de la majorité nouvelle. Quelque désir qu’on ait de rivaliser avec sir Robert Peel, on attendra cependant l’impulsion, au lieu de la donner. Si enfin on croit nécessaire d’accorder quelque chose à de sérieuses exigences, on se fera un grand mérite de mettre certaines questions à l’étude ; quant à la solution, elle pourra être lente à venir. Il nous est difficile, nous l’avouerons, de nous représenter avec des couleurs plus vives le zèle réformateur du ministère ; mais nous sommes tout prêts à nous réjouir le jour où nous verrons nos prévisions rester en-deçà de la réalité, où nous assisterons au déploiement d’une politique nouvelle qui proposerait avec énergie et sincérité d’habiles améliorations. Au surplus, si, en matière de réformes, on interroge, non pas les actes, il n’y en a point, mais les paroles et les écrits de M. le ministre des affaires étrangères, il est difficile de discerner à quel parti il s’arrêtera. M. Guizot a écrit et parlé pour et contre les réformes, il a célébré tour à tour le progrès et la résistance ; ainsi, là comme ailleurs, il est en mesure de prendre l’un et l’autre parti, et quoi qu’il fasse, il sera tout ensemble d’accord et en contradiction avec lui-même.
D’ailleurs, en ce moment, M. le ministre des affaires étrangères a d’autres soucis. La question de la présidence du conseil n’est pas encore vidée, question épineuse, où ce qu’il y a de plus délicat dans l’amour-propre se trouve en jeu. Il est cependant urgent de la résoudre : M. le maréchal Soult persiste à rompre le dernier lien qui le rattache au cabinet. Il paraît que le temps n’a pas calmé l’irritation profonde que lui a causée le refus de l’ambassade de Rome, qu’il désirait si vivement pour M. le marquis de Dalmatie, et il faut que le cabinet avise à se pourvoir d’un autre président. Tout désigne M. le ministre des affaires étrangères, et cependant ce poste, sur lequel, il en faut convenir, ses prétentions sont fort légitimes, lui échappe toujours. Ses collègues, qui s’estiment si heureux d’être défendus par sa parole, ne poussent pas la reconnaissance jusqu’à lui déférer avec empressement une présidence que certes il a bien conquise. Ils semblent plutôt craindre une prééminence officielle, qui marquerait plus que jamais l’administration du 29 octobre d’un nom illustre sans doute, mais dont l’éclat même pourrait devenir un embarras dans des circonstances difficiles. À coup sûr, M. le ministre des affaires étrangères a le droit de penser qu’il y a dans tous ces calculs plus d’ingratitude que de courage ; mais contre de pareilles dispositions que peut-il faire, surtout quand il est question d’appeler à la présidence un homme éminent, pour lequel ses sentimens ne sauraient être douteux, M. le duc de Broglie ? C’est de la part de M. le ministre de l’intérieur un coup de maître qu’une pareille candidature. La présidence de M. le duc de Broglie établirait entre M. Duchâtel et M. Guizot un parfait équilibre ; elle donnerait au cabinet le concours d’un personnage considérable, en le faisant échapper au danger de se personnifier dans un orateur dont on reconnaît ne pouvoir se passer, tout en le redoutant comme chef, comme drapeau. Cette combinaison, pour aboutir, a besoin du double consentement de M. Guizot et de M. le duc de Broglie. Si M. le ministre des affaires étrangères arrive à se convaincre qu’il n’y a pas d’autre solution possible, il donnera son adhésion à un arrangement qui, tout en le blessant, paraît ménager toutes les convenances, puisqu’il y a entre lui et M. le duc de Broglie une amitié politique de plus de trente ans. Ce sera de sa part un dernier sacrifice de la vanité à l’ambition. Le consentement de M. le duc de Broglie est plus douteux. Le noble pair recherche peu la responsabilité directe des affaires ; il a sur le cabinet, notamment sur le département des affaires étrangères, toute l’influence qu’il peut désirer. Pourquoi quitterait-il cette haute et douce situation de spectateur puissant ? Il est vrai qu’en lui offrant la présidence, on l’allége autant que possible en la séparant de tout portefeuille. Néanmoins il faudra faire valoir auprès de M. le duc de Broglie des considérations bien fortes, pour triompher de sa répugnance à reprendre un rôle ministériel, et à rentrer dans les luttes bruyantes de la démocratique assemblée du Palais-Bourbon.
Nous disions, il y a quinze jour qu’il se préparait une complication nouvelle dans cette intrigue matrimoniale à laquelle sont maintenant suspendues les destinées de l’Espagne. Voici les faits qui commencent à se produire tels que nous les avions indiqués. La presse anglaise a ouvert l’attaque, et un article du Times, attribué à quelque collaboration extraordinaire, est venu désagréablement surprendre le cabinet français au lendemain de sa victoire électorale. On lui reprochait d’intervenir en Espagne contre le vœu même de l’Espagne et dans un simple intérêt dynamique ; on lui démontrait que, le prince de Cobourg étant prince français par toutes sortes de raisons, c’était arrogance ou vanité pure de vouloir le repousser, on s’engageait avec une énergie des plus significatives à maintenir l’indépendance de la couronne espagnole, si bravement menacée, disait-on, par cela seul qu’elle reposait sur la tête d’une femme. Il a bien fallu répondre, et nous avons sujet de croire qu’on a essayé tout le possible pour éluder cette nécessité passablement embarrassante ; on a répondu avec de grands airs de mépris pour la forme violente de ces réclamations, avec une parfaite soumission quant au fond des choses. Sans doute ce n’était ni le lieu ni l’occasion de proclamer une candidature française ; mais devait-on si soigneusement s’en tenir au programme même de l’Angleterre, et la France n’a-t-elle pas de droit en Espagne une position propre ? M. Guizot ne s’est-il point officiellement prononcé pour une alliance de famille ? Qu’arrive-t-il aujourd’hui ? Le ministère anglais déclare qu’il se porte le champion, non point de tel ou tel prétendant, mais de la jeune reine, de sa dignité royale, de la liberté de son choix : il est dans son rôle et joue son jeu ; le ministère français se réduit à répéter textuellement une déclaration formulée contre lui : c’est tout abandonner, à moins qu’il ne compte beaucoup sur ses secrètes influences auprès de la reine Christine, et n’espère regagner sous main ce qu’il sacrifie publiquement. Celle-ci se trouve maintenant dans une situation vraiment fort commode, et elle est femme à tirer bon parti de cette émulation généreuse de deux rivaux tout prêts à se brouiller pour s’empêcher réciproquement de contraindre les inclinations de sa fille. Il serait curieux que ce mariage manquât toujours sous prétexte de se faire le plus librement possible. La comédie n’est pas encore finie.
Quelque chose de plus sérieux, c’est la froideur que le statu quo tout seul finirait par amener entre les deux gouvernemens à propos d’une négociation si épineuse. On a beaucoup affecté de ne voir dans ce récent éclat du Times qu’un coup de tête sans conséquence ; peut-être a-t-on bien voulu se tromper. La presse anglaise avait, depuis quelque temps déjà, entamé cette question trop délicate pour ne pas devenir très vite blessante ; l’usurpation française en Espagne était presque un chapitre à l’ordre du jour, et l’on gourmandait très positivement l’indifférence du cabinet de Saint-James, qui souffrait tout ; on plaignait M. Bulwer de perdre ainsi son temps à Madrid sans y utiliser ses talens ; on renouvelait d’anciens hommages au mérite d’Espartero ; enfin, et ce n’était pas le moindre coup, on avertissait le commerce que la contrebande française chassait peu à peu la contrebande britannique du nord de la Péninsule. Le ministère whig est-il pour quelque chose dans ces sommations qu’on lui adressait, et songerait-il à vider cette grande affaire d’Espagne, qui a toujours été l’un des pivots de sa politique extérieure ? Ou bien est-ce uniquement lord Palmerston qui ne veut point devenir sage, le comte de Clarendon qui soulage ses vieilles rancunes de diplomate ? Il n’en est pas moins vrai que les whigs sont loin de vivre en confiance avec M. Guizot ; ils savent qu’il a peu de goût pour eux, et ils n’ont pas oublié combien il en voulait à sir Robert Peel d’avoir succombé. Les tories eux-mêmes seraient-ils bien fâchés de quelque nouveau triomphe remporté sur la France par l’influence anglaise, et regretteraient-ils beaucoup que lord Palmerston se risquât à quelque témérité profitable ?
Le ministère anglais a d’ailleurs gagné maintenant du loisir, et les difficultés intérieures sont suffisamment ajournées ou diminuées pour qu’il puisse déjà s’orienter au dehors. Le bill des sucres ne s’est plus discuté que pour la forme devant les banquettes dégarnies d’une chambre prête à se séparer. Les protectionnistes vaincus annoncent leur prochaine campagne dans des festins plus solennels que populaires, et déjà lord Bentinck, fier du rôle assez inattendu qu’il a joué, s’attire ce ridicule inséparable des ambitions mal justifiées : il vise ouvertement au métier d’homme politique, délaisse le turf, dont il était l’un des princes, vend ses chevaux, et se présente comme lieutenant de lord Stanley, comme leader du nouveau parti dans la chambre des communes ; peu s’en faut qu’il ne veuille organiser une ligue de fermiers, et ressusciter en sens contraire l’agitation de Cobden. Nous doutons beaucoup que les élections de 1847 lui donnent la majorité qu’il leur demande, et nous croirions lord John Russell assez heureux, s’il n’avait pas d’autres adversaires sur les bras. Jusqu’à présent, au reste, lord John Russell n’en compte pas d’autres qui soient par avance déclarés, et c’est le bénéfice de sa position, qu’à moins d’être l’ami de lord Bentinck ou de lord Stanley, on ne puisse s’avouer systématiquement l’ennemi d’un ministère qui ne veut rien faire par système.
Cette situation favorable se trouve encore affermie par les derniers événemens accomplis en Irlande. O’Connell s’est décidément réconcilié avec le gouvernement anglais. Il a fait taire en lui l’horreur du Saxon ; il a permis aux membres irlandais, et même à ses proches, d’accepter des places données par les whigs : il a gagné quelque chose de moins facile et de plus essentiel ; il entraîne à sa suite tout le clergé d’Irlande, et retranche du nombre des repealers ceux-là même qui avaient pris le repeal au sérieux. Le rappel de l’union n’est plus désormais qu’une vaine formule. Pour qui connaissait un peu l’intérieur de l’association irlandaise, ce résultat semblait depuis long-temps inévitable. Il y avait deux partis dans un seul, et l’unité ne pouvait plus subsister du moment où la tactique anglaise leur fournirait une raison de se distinguer, en signalant chacun sa tendance.
Avocat consommé, O’Connell a pris, pour défendre son pays, non pas l’argument qu’il croyait le plus sérieux, mais l’argument qu’il jugeait le plus efficace ; il a poursuivi des réformes possibles en menaçant d’une révolution impossible ; il a savamment évoqué la fantasmagorie du rappel comme le seul thème qui lui permît de réclamer et d’obtenir toujours en ne se disant jamais satisfait. Qu’il ait fini par croire à sa fiction et s’habiller tout de bon de son personnage, il n’y a point à s’en étonner ; mais du moins a-t-il su garder toujours par devers lui ce grand fonds de bon sens qui fait sa force, et au besoin il l’a retrouvé tout entier. Chose plus notable encore, il est resté complètement de son âge et de son pays, il n’y a pas une idée moderne qu’il ait prise à son service ; il est loyal sujet comme un cavalier des Stuarts, dévot comme un fidèle papiste, propriétaire quasi féodal comme tout bon gentilhomme de campagne. S’il a jamais trouvé quelque chose d’inintelligible, c’est assurément l’éloquence de ceux qui vinrent lui offrir l’obole de la démocratie française. Tel qu’il est, cependant, O’Connell représente à coup sûr la vraie situation de l’Irlande, et l’on n’y pourrait rien faire en grand avec d’autres principes. D’autres principes ont pourtant essayé d’y prendre pied et d’y agir. Des hommes plus jeunes, plus éclairés, moins intelligens, à peine entrés à Conciliation-Hall, ont élevé un drapeau neuf à côté du vieux drapeau ; ils ont arboré les couleurs radicales, et demandé le rappel en haine des institutions aristocratiques ; ils ont rêvé plus sérieusement peut-être que le libérateur une séparation de l’Angleterre et de l’Irlande, ils se sont moqués secrètement de son royalisme chevaleresque, ils ont parlé assez haut de république indépendante. C’était la montagne aux prises avec les girondins. Protestans ou libres penseurs, infidèles même, comme on dit en Angleterre, ils se voyaient avec déplaisir obligés de s’appuyer sur l’intervention cléricale, et ils craignaient toujours de trop bien servir la domination de l’église catholique, en l’appelant ainsi au secours de leur patriotisme. La Nation, leur principal organe, s’est donné pour tâche de discerner la religion de la politique ; elle soutient que la religion doit rester entre Dieu et l’homme, et prêche, suivant son expression, une nationalité qui n’ait rien à faire du credo de l’individu. Rédigée avec une habileté véritable, la Nation publie souvent des chansons patriotiques qu’elle a raison de regarder comme un sûr moyen de propagande chez ce peuple enfant, conteur et routinier. C’est par ces chansons qu’elle a traduit sa plus intime pensée ; c’est par cette lente et populaire initiation quelle espérait insinuer son esprit dans les rangs les plus épais de la multitude. Cet esprit se reconnaîtra tout de suite à quelques strophes citées au hasard.
« Quand nos pères voyaient l’étendard rouge flotter au-dessus du vert, ils se levaient en masse, soldats inexpérimentés, mais courageux, avec des piques et des sabres, et dans plus d’une noble ville, dans plus d’un champ de mort, ils replaçaient fièrement les vertes couleurs de l’Irlande au-dessus du rouge de l’Angleterre.
« La jalouse tyrannie de l’Anglais a maintenant banni le vert de l’Irlande, mais, par le ciel ! les victimes de l’Anglais sortiront de terre avant qu’on ait forcé nos cœurs à délaisser l’étendard vert pour l’étendard rouge !
« Nous nous fions en nous-mêmes, car Dieu est bon et bénit ceux qui se fient à leurs braves cœurs et non point dans les princes ou les reines de la terre, et nous jurons de verser notre sang pour replacer encore une fois le vert au-dessus du rouge. »
Voilà toute la politique de la jeune Irlande. Si quelque chose en démontre l’impuissance, c’est la tranquillité pacifique de ces immenses meetings assemblés par O’Connell ; il n’y a pas de parole humaine qui eût pu comprimer des cœurs assez ardens pour répondre à cet appel guerrier. La jeune Irlande doit aujourd’hui être convaincue de sa faiblesse. À la première démonstration ouverte qu’elle a tentée contre les temporisations suspectes d’O’Connell, elle a été obligée d’abandonner Conciliation-Hall, emmenant avec elle, pour tout renfort, M. Smith O’Brien, comme si O’Connell n’avait pas déjà exploité tout ce qu’on pouvait tirer du nom populaire et de la personne insignifiante de ce dernier descendant des vieux rois. Le Freeman reste le seul moniteur de l’agitation officielle, et la Nation, vigoureux appui d’un camp décidément hostile, reprend l’œuvre de libération ; elle commence la guerre par une épigramme, en choisissant pour devise le rappel sans la rente ! épigramme injurieuse à l’adresse d’O’Connell, qui n’a jamais rendu compte au public de l’emploi du budget national versé dans ses mains. O’Connell a tout aussitôt rencontré dans le clergé d’irrésistibles défenseurs ; les évêques les plus compromis par leur patriotisme exalté se sont déclarés les partisans du système de persuasion morale, jetant l’anathème sur les prôneurs de révolutions violentes, et mettant à l’index ces impies de la jeune Irlande, lecteurs assidus de Voltaire et de Rousseau, complices de Robespierre et de Mazzini. Toute la situation intellectuelle de l’église irlandaise est naïvement exprimée par cet assemblage de noms propres. N’oublions pas cependant un trait plus touchant et plus sérieux : l’archevêque de Tuam, John M’Hale, écrivant à lord Russell pour désavouer publiquement les doctrines brutales de la Nation, lui peint en même temps la détresse de ses pauvres diocésains du Connaught ; il le supplie de leur continuer les travaux publics qui les nourrissent à moitié ; il s’associe du fond de l’ame à cette incroyable misère, et, à la façon dont il la ressent et l’exprime, on ne saurait se refuser à dire qu’il est bien digne de la protéger.