Chronique de la quinzaine - 14 avril 1872

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Chronique n° 960
14 avril 1872


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 avril 1872.

Le malheur ne serait qu’une odieuse et inutile brutalité de la fortune, s’il ne laissait pas dans les âmes un sentiment plus sévère des choses, si on ne sortait pas des épreuves les plus dures corrigé, éclairé et tout au moins affranchi de quelques-unes des néfastes influences qui nous ont perdus. À quoi servirait d’avoir souffert, si on n’apprenait rien, Si le lendemain, comme la veille, on devait se retrouver avec la même passion des meurtrières animosités de parti ou avec le même goût des vaines et décevantes déclamations ? C’est pourtant ce qui arrive quelquefois, et ce qui ne laisse pas d’être un des caractères du moment présent.

Qu’est-ce en effet que cette étrange affaire où un homme, qui a eu la douloureuse et périlleuse responsabilité de représenter son pays au moment le plus difficile, s’est vu réduit à venir disputer la dignité de sa vie et de son nom à toutes les animosités, à toutes les récriminations ? Le général Trochu aurait pu sans doute se dispenser de céder à une provocation trop visible ; il s’est laissé aller, il a fait un procès pour se défendre devant un jury parisien d’avoir trahi l’empire au 4 septembre, d’avoir trahi Paris pendant le siège des Prussiens, d’avoir commis un assassinat en envoyant la garde nationale au combat, — et le jury a prononcé, le jugement a dit qu’on avait outragé, qu’on n’avait pas diffamé l’ancien gouverneur de Paris en l’accusant d’avoir été un incapable ou un traître. Outrage ou diffamation, le verdict peut faire toutes les distinctions qu’il voudra ; au point de vue politique, c’est une seule et même chose. Ce qu’on a voulu manifestement, c’est profiter de l’occasion pour tenter un coup de parti, pour exercer des représailles contre un chef militaire qu’on croit plus que tout autre coupable de la chute de l’empire, pour faire en quelque sorte violence à l’histoire en essayant d’accabler un homme sous le poids de passions vengeresses. Malgré tout, et c’est là le dernier mot, la moralité de ce singulier et triste procès, l’homme n’a point été accablé, l’empire n’a point été réhabilité.

Ce qui reste évident au contraire, après ces débats où tout a été passsionnément scruté et torturé, où l’on a donné rendez-vous à toutes les insinuations, à tous les chuchotemens comme à toutes les colères, c’est que le général Trochu a pu se tromper, qu’il a pu être plus ou moins habile, plus ou moins heureux, mais qu’il a certainement fait son devoir de soldat dans l’effroyable crise où l’empire venait de plonger la France. Il n’a pas réussi, nous en convenons, il a même fait son devoir sans illusion, si l’on veut, il a subi les fatalités irrésistibles d’une situation sans exemple. Est-ce donc à ceux qui ont préparé Sedan et Metz à se montrer si sévères pour celui qui a su tenir à Paris pendant cinq mois au milieu de toutes les incandescences, de toutes les difficultés, et on pourrait presque dire de toutes les impossibilités ? La vérité est que les uns, les partisans du régime impérial, poursuivent dans le général Trochu l’homme qui avait prévu les désastres, et qui après la réalisation de ses tristes pressentimens a mis la France au-dessus de l’empire, — les autres, les Parisiens, ne peuvent lui pardonner d’avoir trompé leurs illusions, de ne les avoir pas conduits à la délivrance et à la victoire. Aux yeux de tous, il porte la peine de n’avoir pas fait l’impossible, de n’avoir pas sauvé l’empire au 4 septembre, de n’avoir pas sauvé Paris pendant le siège. C’était inévitable. L’impopularité d’un chef militaire ou politique qui échoue n’est point un phénomène nouveau. Le général Trochu en est un exemple de plus. Il a trouvé l’impopularité après avoir été un instant peut-être trop populaire. Il ne reste pas moins un homme qui avant la guerre avait eu le sentiment profond des malheurs vers lesquels on se précipitait, et qui au milieu des anxiétés d’une lutte désespérée a gardé l’honneur de Paris jusqu’à la dernière bouchée de pain. C’est là le fait que ne peuvent obscurcir toutes les plaidoiries chargées de ressentimens et de passions.

Cette manie de dénigrement qui s’attache à tous les hommes, à toutes les situations, qui se déploie jusque dans les prétoires, elle tient sans doute à des haines, à des ardeurs de partis ; elle se complique et s’aggrave malheureusement aussi d’une autre maladie morale qui a depuis longtemps un grand et déplorable rôle dans nos affaires, de cette habitude qu’on s’est faite de jouer avec tout, avec la vérité, avec l’équité, avec les choses les plus inviolables comme avec l’honneur des hommes, de suppléer à tout par la phrase, par les banalités retentissantes de la parole. On manque de respect aux faits, qui parfois se vengent cruellement, on traite tout comme une fiction, ce qu’on ne sait pas, on le met en discours. Qui nous délivrera de cette affliction, la plus dure, qui puisse nous être infligée aujourd’hui après toutes les afflictions que nous avons épuisées, du mal qui a fait le plus de ravages depuis bien des années, — le fléau de la phrase et de la déclamation ? Autrefois, quand on vivait encore dans l’illusion des prospérités trompeuses, quand on ne s’était pas trouvé en face de ce que la réalité a de plus douloureux et de plus implacable, cela passait pour une fantaisie sans conséquence, c’était de l’art pour l’art, une façon d’éloquence qui n’était point sans doute la véritable éloquence, mais qui en imposait par une certaine prestidigitation. Parler pendant trois heures pour ne rien dire, en caressant des instincts, des infatuations et des rêves dans un auditoire complaisant, c’était un spectacle qui semblait faire partie de la politique telle qu’on la comprenait. Aujourd’hui la déclamation n’est plus de circonstance, la phrase a perdu son prestige, et quand elle persiste à s’étaler glorieusement comme si rien ne s’était passé, elle froisse un sentiment intime. Elle forme un tel contraste avec la réalité des choses qu’elle ressemble à une choquante inconvenance. On aura beau dire, ce n’est pas avec des mots et des exhibitions vaniteuses qu’on guérira le mal qui a été fait. La politique, et la meilleure politique aujourd’hui, le vrai rôle de ceux qui ont une certaine part dans la direction des affaires publiques, c’est de revenir simplement à l’étude des faits, de parler obstinément le langage d’une raison sévère, d’être enfin des hommes sérieux qui comprennent la situation de leur pays, — et voilà pourquoi M. Gambetta s’est trompé tout au moins d’époque en allant à Angers recommencer, au profit d’une importance sans emploi, le cours de ses exhibitions et de ses amplifications.

Que M. Gambetta se fût rendu à Angers ou dans toute autre ville, non pas comme un phraseur en voyage, mais comme un homme public soucieux de se rapprocher de ses électeurs, de s’entretenir avec eux de ce qu’il a fait, de ce qui reste à faire pour hâter la solution nécessaire des questions qui intéressent le pays, c’eût été au mieux assurément. C’est un spectacle qui est offert chaque jour en Angleterre, et qui rehausse la vie anglaise en lui communiquant l’animation et la force d’une liberté sérieusement, régulièrement pratiquée. Ce n’est malheureusement ici rien de semblable. M. Gambetta est allé à Angers pour se poser en chef de parti, pour placer un discours qui le tourmentait, et il n’a pas vu qu’il s’exposait à ce que, par un sentiment assez naturel de curiosité, on lui demandât ce qu’il a fait depuis qu’il est membre de l’assemblée nationale, quelle part sérieuse, décisive, il a prise aux discussions publiques, aux travaux de commissions qui occupent incessamment la chambre. Ce qu’il a fait ? c’est bien simple, il n’a rien fait absolument. Certes les occasions n’ont pas manqué. Depuis des mois, on est à l’étude de tous les moyens possibles de relever notre situation financière, de mettre la France en mesure de porter l’accablant fardeau de dettes et de charges auxquelles la dictature de Bordeaux n’est point étrangère. On a mis en présence tous les systèmes d’impôts, toutes les combinaisons, les débats les plus substantiels et les plus instructifs se sont déroulés devant l’assemblée. Où est la trace de l’intervention de M. Gambetta ? On s’est occupé de la politique commerciale de, notre pays, tous les problèmes d’administration intérieure ont été agités, une réforme de la magistrature a été discutée, les questions les plus graves de diplomatie se sont produites. Qu’a dit et qu’a fait M. Gambetta en tout cela ? Lui qui sait si bien « profiter d’une circonstance, » qu’il va chercher à Angers, il trouve bon de laisser échapper pendant six mois toutes les occasions qui se succèdent incessamment autour de lui. Il n’a point d’opinion sur les finances, sur l’administration, sur la magistrature, sur la politique commerciale, sur la politique extérieure, ou, s’il intervient une fois par hasard, c’est par quelque fausse tactique qui nuit à la cause qu’il veut servir. Il laisse les autres poursuivre les besognes difficiles ; puis vient un jour de vacances, et il s’en va au loin porter un discours, lancer des sarcasmes d’un goût douteux contre cette assemblée qui a au moins le mérite de savoir bien des choses qu’il ignore, de faire le travail qu’il ne fait pas.

Encore si M. Gambetta disait dans les discours qu’il réserve pour ses voyages ce qu’il ne dit pas à l’assemblée, ce ne serait qu’un demi-mal, il y aurait quelque compensation. Malheureusement la déception est ici plus grande que jamais, car enfin ce discours d’Angers, en quoi consiste-t-il ? C’est une amplification sonore et rien de plus, c’est une déclamation perpétuelle aussi vide d’idées que retentissante et prétentieuse dans l’expression. Des questions qui ont une véritable importance pour le pays, M. Gambetta ne dit rien ou presque rien ; mais en revanche il parle de la république, du fleuve républicain qui coule à pleins flots, des vertus et des services du parti républicain. Un ensemble d’idées politiques, un programme de gouvernement, on ne l’aperçoit pas. Nous nous trompons peut-être, M. Gambetta a quelques idées, il a même une certaine philosophie assez étrange et aussi vide que son éloquence. Il a révélé à ses convives d’Angers que « les peuples ne périssent jamais par des convulsions intérieures, par des luttes de partis, » — et le moment, on en conviendra, est singulièrement choisi pour promulguer de telles vérités, lorsque l’édifice de la grandeur française tremble sur un sol qui s’effondre, lorsqu’au bout de quatre-vingts ans de « convulsions intérieures » et de « luttes de partis, » on se trouve en présence d’un démembrement de la patrie, lorsque notre unique pensée, si nous gardons une étincelle de dévoûment à notre pays, doit être de réparer les ruines accumulées par ces luttes et ces convulsions !

Que veut dire ce représentant de la république en tournée avec ses grands mots sur le silence qui se fait autour des peuples, sur la nécessité de « l’expansion et du rayonnement au dehors ? » Essayez donc de relever la France au dedans, de raviver en elle la flamme, la généreuse flamme des pensées supérieures et des sentimens désintéressés, avant de lui parler de ce « rayonnement au dehors, » qui a été une des formes de sa puissance, que toutes les révolutions de la force ont affaiblie par degrés ! Après cela, M. Gambetta est quelquefois plus gai sans le vouloir. Il est tout prêt à trouver que les Allemands ont quelque raison de nous reprocher d’ignorer jusqu’ici la géographie de notre pays, et lui qui, pendant sa dictature, a pris Épinay-sur-Seine pour Épinay-sur-Orge, et Bar-le-Duc pour Bar-sur-Seine, il vient de faire une découverte de la plus haute importance, qu’il a confiée aux braves Angevins. Il a découvert que le Maine, la Vendée, le Bocage, n’étaient pas « des steppes, des landes, » comme on le lui avait dit, que c’étaient au contraire de belles terres, nullement encombrées par les broussailles du privilège, merveilleusement préparées pour le progrès. La preuve, c’est qu’elles sont déjà républicaines. Ah ! si le Maine, la Vendée et le Bocage n’étaient pas républicains, ils redeviendraient sans doute des landes et des steppes ; l’ancien dictateur de Bordeaux en serait quitte pour recommencer son instruction géographique. Et voilà de quelle façon on justifie l’ambition d’être un chef départi, comment on croit servir la république ! La république, qui donc la compromet plus gravement que ceux qui prétendent en être les gardiens et les représentans privilégiés ? Est-ce qu’il suffit de tout décrier chez les autres pour donner un atome de force de plus à la république, de répéter à tout propos que les républicains sont les plus zélés défenseurs de l’ordre contre les anarchistes monarchiques, de s’extasier sur le personnel d’élite, tout démocratique, qui, depuis un an, dans certaines villes comme dans certains départemens, est sorti des élections des conseils-généraux, des élections municipales ? Est-ce qu’il suffit enfin d’aller de temps à autre dans un banquet chanter un air de bravoure, une cantate oratoire ? Une bonne fois qu’on en finisse donc avec toutes ces déclamations creuses qui ne sont que le déguisement de l’infatuation et de l’impuissance. Sortons des phrases et rentrons dans la vérité, qui convient toujours à tout le monde, dans la simplicité, qui convient particulièrement aux peuples éprouvés, dans le sentiment modeste et fier d’une situation où les coups d’état, les révolutions et les guerres aventureuses ont laissé des ruines qu’on ne relèvera pas avec des harangues tribunitiennes.

Au lieu de jeter aux esprits des discours excitans qui n’ont même pas l’excuse de la passion, qu’on s’attache à l’œuvre pratique de la reconstitution française, qu’on étudie, avec l’unique préoccupation de l’intérêt national, toutes ces questions de finances, de réorganisation intérieure, d’organisation militaire, qui ont beaucoup plus d’importance pour le pays que toutes les tirades amphigouriques sur le fleuve de la démocratie. Au lieu d’agiter les passions, qu’on les apaise, qu’on fasse bien comprendre à ceux qui l’ignorent qu’après tous les bouleversemens dont la France a souffert le premier de tous les progrès est le respect de la loi. Malheureusement c’est là ce dont on s’occupe le moins, et on a même imaginé depuis quelques jours une théorie nouvelle pour se mettre à l’aise. Violer la loi, non, on ne le veut pas, surtout quand on se croit favorisé par cette loi ; seulement il est bien permis de l’éluder dans ce qu’elle peut avoir de contrariant. Ainsi la loi défend aux conseils-généraux d’émettre des vœux politiques : fort bien, mais qui empêche que, la séance une fois levée pour la forme, les conseillers-généraux réunis ne votent les adresses qu’ils voudront et ne fassent toutes les manifestations qui leur passeront dans l’esprit ? Une disposition de la loi, à laquelle le gouvernement a tenu d’une façon particulière, donne au pouvoir exécutif le droit de nommer les maires dans certaines villes ; soit, mais voilà le conseil municipal de Lyon présentant sa liste sans être consulté et déclarant avec arrogance que, si on ne choisit pas le maire parmi ses candidats, il se mettra en guerre ouverte avec l’administration. Or quel est ce conseil municipal ? C’est celui qui, depuis dix-huit mois, sous des noms différens, a gouverné Lyon, a jeté la confusion et le désordre dans tous les intérêts municipaux dont il avait la sauvegarde, et qui pour tout dire a mis la seconde ville de France dans une sorte d’état de banqueroute. Comment s’en tirera-t-on ? La question ne laisse pas d’être grave pour la grande ville, qui se trouve à la merci d’un radicalisme aussi présomptueux qu’ignorant, et pour le gouvernement, qui a un maire à nommer. Qu’on remarque bien seulement que ce conseil municipal, c’est ce personnel républicain que vante M. Gambetta. Si les vœux de l’ancien dictateur de Bordeaux étaient comblés, la France entière risquerait donc d’être représentée comme l’est la ville de Lyon ; les finances nationales seraient administrées comme le sont les finances lyonnaises. Ce serait l’idéal de la république selon M. Gambetta, — avec l’ordre dont il se fait le garant, et surtout avec la libération du territoire, qui s’ensuivrait bien vite, on le voit d’avance !

La France n’en est pas là heureusement. Tout ce qui touche aux grands intérêts publics reste sous la sauvegarde de l’assemblée et du gouvernement, qui sont, quant à eux, la vraie et légale expression du pays, qui le représentent dans ses besoins de sécurité, dans ses tendances, même dans ses contradictions si l’on veut. Qu’il y ait eu quelquefois entre eux, qu’il puisse y avoir des ombrages, des mésintelligences passagères, cela n’a rien de sérieusement inquiétant. Le malheur est que, lorsqu’il n’y en a pas, on se plaît à en créer ; on se querelle pour les petites choses lorsqu’on devrait rester unis par la grande et souveraine considération de l’œuvre à poursuivre en commun. Pour l’assemblée et le gouvernement, quand ils vont se retrouver ensemble, après ces vacances dont M. Thiers a profité pour faire à la ville de Paris la galanterie de quelques réceptions du soir, pour l’assemblée et le gouvernement, il reste assurément bien des choses à mener à bonne fin. Il y en a même de délicates et de pénibles, comme de surveiller l’exécution de ce malheureux traité de paix qui a détaché l’Alsace de la France, et que l’Allemagne ne se préoccupe pas d’adoucir. Les Alsaciens, on le croyait du moins d’après les conventions, avaient gardé le droit d’opter pour la nationalité française en demeurant dans leur pays. L’administration allemande, interprétant le droit à sa manière, prétend aujourd’hui que ceux qui optent pour la nationalité française doivent transporter leur domicile réel en France, c’est-à-dire quitter le pays. C’est une aggravation évidente, c’est le règne de la force qui continue. Il n’y a rien à dire dès que l’Allemagne tient à bien constater elle-même que c’est la force et la force seule qui s’interpose par le droit de la guerre entre l’Alsace et sa patrie d’hier.

La condition de la France est certes fort laborieuse, même en dehors de ces questions poignantes qui survivent à la paix la plus cruelle. C’est l’histoire éternelle des nations qui sortent à peine des grandes crises et qui restent longtemps endolories, qui se retrouvent debout, vivantes, mais ayant en quelque sorte leur existence à refaire, le fil de leur destinée à ressaisir. Pour la France d’aujourd’hui, telle que les événemens l’ont laissée, le commencement de la régénération, c’est l’intelligence patriotique de sa situation et de ses intérêts de toute nature, c’est la prévoyance dans le conseil, la bonne volonté dans le travail, un sentiment simple et juste des choses. Voir clair devant soi et se bien conduire, c’est encore la première de toutes les habiletés et la meilleure manière de remettre nos affaires intérieures aussi bien que nos affaires extérieures dans la bonne route. Il faut se dire qu’il y a des heures où tout se tient, où tout peut dépendre d’un mouvement juste, comme aussi une résolution mal calculée peut entraîner les conséquences les plus diverses et les plus imprévues. Le gouvernement fait aujourd’hui une expérience où apparaît précisément cet intime lien qui existe entre des intérêts d’un ordre différent ; cette expérience, il la fait assurément avec conviction, et en cela M. le président de la république n’a pas vraiment besoin de se disculper d’être un novateur, de s’être fait une opinion de circonstance ; il est au contraire le plus persévérant des hommes dans une idée invariable. En fin de compte, il est arrivé à ce qu’il voulait : le traité de commerce avec l’Angleterre a été définitivement dénoncé le mois dernier, le traité avec la Belgique vient d’être dénoncé également. Le livre bleu, anglais et une communication au parlement belge nous l’ont dit. C’est le commencement d’une évolution économique. Jusqu’où ira l’évolution et où conduira-t-elle ? Voilà le point obscur. La dénonciation des traités avec l’Angleterre et avec la Belgique n’est vraisemblablement que le préliminaire des négociations par lesquelles on espère arriver à l’abrogation ou à la modification des traités qui lient la France pour quelques années encore à d’autres pays de l’Europe. Maintenant le chemin est ouvert.

C’est une grosse question qui s’engage, il n’y a point à s’y méprendre. Elle n’est en apparence que commerciale ; en réalité elle touche à tout, elle peut réagir sur tout. Elle a particulièrement l’inconvénient de n’être pas claire. Est-ce un mouvement décidé de retraite de cette politique de liberté commerciale, après tout très modérée, qui a prévalu depuis plus de dix ans ? Alors-on peut se heurter contre des intérêts nombreux, vivaces, puissans, qui sont devenus la richesse du pays, qui se sont développés à la faveur de ce régime et ne céderont pas le terrain sans combat. Ne va-t-on pas au-devant d’une agitation comme celle-qui s’est récemment produite à l’occasion de cet impôt sur les matières premières qui reste toujours en réserve, qui n’a pu triompher encore des répugnances visibles de l’assemblée nationale et du pays ? S’il ne s’agit que de quelques modifications légères pour arriver à retrouver la disposition des tarifs et à se procurer quelques ressources, comme il est peut-être permis de le supposer, est-ce la peine d’avoir l’air de tout remuer dans l’ordre économique, de risquer beaucoup pour des résultats médiocres ou incertains ? Sans doute, en présence de la situation financière de la France, la question des ressources a une gravité supérieure ; rien n’est plus simple et plus juste que d’avoir des prévoyances de fiscalité, de se ménager tous les moyens de faire face à des charges qui dépassent toutes les proportions connues jusqu’ici. Le gouvernement ne fait que ce qu’il doit en cherchant tout ce qui peut porter une obole au budget, à ce budget dont le rapporteur, M. de la Bouillerie, faisait récemment un exposé cruellement instructif.

Qu’on y prenne garde cependant, on croit agir dans un intérêt fiscal, et on va quelquefois contre son but. On rétablit les passeports pour prélever un droit de circulation, et par le fait, sans parler d’une gêne toujours incommode, peu efficace pour la sûreté publique, on s’expose à refroidir les étrangers qui visitaient la France, à détourner ce courant de 600,000 Anglais qui venaient annuellement à Paris. Le parlement de Londres s’en est occupé, les conseils-généraux du Nord, du Pas-de-Calais, se plaignent ; l’essai n’a point réussi, et les passeports vont disparaître encore une fois par une résolution de M. le président de la république qui donnera certainement à cette mesure l’extension la plus libérale. — On a augmenté les droits de poste : rien ne semblait plus simple, c’était un impôt tout créé, auquel on était accoutumé, et qui, avec une augmentation légère, sans frais nouveaux de perception, pouvait devenir fructueux pour le budget. Seulement est-il bien sûr aujourd’hui que la surtaxe n’ait point atteint déjà le transit des correspondances étrangères par la France, et que le trésor ne finisse point par perdre de ce côté ce qu’il semble gagner d’un autre ? Récemment encore, à la dernière heure de la session, on a voté à la hâte un impôt sur les valeurs étrangères ; il se trouve malheureusement que le marché, français des capitaux serait atteint de la manière la plus sérieuse, au moment où il est le plus nécessaire de lui laisser toute sa puissance et son élasticité, — si bien que M. le président de la république, ému des considérations qui lui ont été soumises par les représentans, Les plus autorisés de la banque, a pris sur lui de suspendre la promulgation de la loi jusqu’au retour de l’assemblée. Enfin on profitera de la liberté qu’on aura reconquise pour élever les tarifs de douanes : soit, les industries qui crient le plus, comme on le dit, sont assez riches pour payer ce qu’on veut leur demander. Et si le travail intérieur se ralentit, si les relations commerciales de la France diminuent, la perte ne dépassera-t-elle pas cent fois ce que le douanier aura prélevé à la frontière ? C’est là justement le danger d’une politique qui, sans le vouloir, conduirait infailliblement à une révolution d’intérêts par un déplacement inévitable des conditions du travail et de l’industrie. Pour une ressource de budget qu’on ne peut même pas se promettre immédiatement, on risque d’atteindre ou de ralentir un mouvement de richesse publique dans lequel la France peut trouver après tout le meilleur moyen de se relever de la situation difficile où les événemens l’ont conduite.

Puisque les traités de commerce sont dénoncés au moins à Londres et à Bruxelles, puisque c’est fait, le mieux est certainement aujourd’hui d’atténuer autant qu’on le pourra les conséquences de ce changement de régime, et de conduire les négociations qui vont sans doute se renouer de façon que ni les conditions du travail national, ni les rapports généraux de notre pays n’en soient altérés. Ce n’est pas seulement une question commerciale, c’est une question politique. Quelque soin qu’on ait mis du côté du gouvernement français, comme du côté du gouvernement anglais, à déclarer qu’un tel incident ne doit ni ne peut nuire à la cordiale intelligence qui existe entre les deux pays, il est bien clair que cela ressemble toujours plus ou moins à une séparation sur un point essentiel, qu’il peut en résulter des froissemens, et c’est là le danger. Ces traités de commerce, que représentent-ils en effet ? Ils représentent un rapprochement permanent d’intérêts, un lien tout matériel, si l’on veut, mais puissant encore, une certaine solidarité qu’il serait peu politique de laisser s’affaiblir. Ne voit-on pas aujourd’hui ce travail hardiment poursuivi par ceux qui, après avoir fait ce qu’ils ont pu pour exténuer et pressurer la France, semblent multiplier les efforts pour l’empêcher de renaître ? Leur politique est justement de nous isoler ; ils font ce qu’ils peuvent pour qu’on n’ait point recours à la France, pour qu’on ne passe pas par la France, pour détourner de nous les courans de relations qui en d’autres temps ont fait de notre pays le centre vivant et préféré de l’Europe. Ils organisent des communications directes avec l’Italie, ils en organiseraient même au besoin avec l’Espagne pour éviter le sol français. Toute leur ambition est d’opposer une industrie à notre industrie, même un marché financier à notre marché. Le succès n’est point aussi facile qu’ils le croient assurément, ils ne savent pas ce qu’il y a encore de vitalité en France. Dans tous les cas, ce n’est pas à nous de les aider en nous isolant nous-mêmes, en laissant s’accomplir jusqu’au bout ce mouvement qui tend à détourner de notre pays les relations du nord avec le midi de l’Europe, de l’Angleterre avec l’Inde, de l’Allemagne avec l’Amérique, en dénouant de nos propres mains tous ces liens d’industrie et de travail dont les traités de commerce sont la consécration visible et la garantie. Les intérêts ne sont que des intérêts sans doute ; il y a des momens où ils sont dans la main des hommes d’état le levier le plus efficace pour relever la politique de leur pays.

À quoi cela a-t-il servi qu’il y eût des traités de commerce ? dira-t-on. Cela ne nous a guère servi dans nos dernières épreuves, nous en convenons, cela n’a pas non plus servi beaucoup à l’Angleterre d’oublier les liens d’intérêts de toute sorte qui la rattachaient à la France, et, tout considéré, cela n’a même pas servi à la fortune du ministère, qui est peut-être exposé à expier d’ici à peu cette abdication qu’il a érigée en système.

Est-ce que l’Angleterre en effet serait sur le chemin qui conduit à un changement de politique ? Le fait est que le ministère de M. Gladstone, sans être positivement en péril de mort immédiate, semble assez ébranlé dans sa situation. Il n’a pas été heureux, sa politique n’a pas su détourner de l’Angleterre de véritables déboires. Sans doute il est doux de savourer dans son île l’égoïste et suprême volupté de la paix pendant que les autres sont ballottés par l’orage. C’est là le premier mouvement ; le lendemain, on commence à s’apercevoir que décidément on n’a pas joué un rôle brillant, ni même un rôle profitable. Les mécomptes se succèdent : un jour on est réduit à se faire soi-même très diplomatiquement le fossoyeur de ce traité de Paris qui était le prix de la guerre de Crimée ; un autre jour on se réveille en face de cette question de l’Alabama qui passe par toutes les péripéties, qui va prochainement arriver, avec toute sorte de mémoires, de contre-mémoires, d’explications, de réserves, devant la conférence arbitrale de Genève, qui finira sans doute par une transaction, mais qui ne reste pas moins un cuisant ennui pour l’orgueil britannique. La dénonciation du traité de commerce français, c’est moins grave, si l’on veut, ce n’est pas pourtant un succès. Le ministère porte évidemment aujourd’hui la peine de tous ces mécomptes devant l’opinion émue, mécontente de la situation effacée faite à l’Angleterre. M. Gladstone réussira-t-il à se maintenir malgré tout ? Succombera-t-il définitivement dans quelque rencontre obscure ou dans une lutte ouverte ? Ce qui apparaît assez clairement, c’est qu’il n’a plus, comme aux premiers temps de son existence, le vent dans ses voiles. Il se sent pressé par des adversaires qui ont désormais un programme de griefs tout trouvé contre lui, qui ont pour complice la fierté britannique froissée, et qui s’avancent maintenant avec la confiance d’héritiers assurés de recueillir une succession près de s’ouvrir. Ces jours derniers, lord Derby, qu’on a connu il y a quelques années ministre des affaires étrangères sous le nom de lord Stanley, ne disait-il pas sans détour qu’il n’y avait plus à s’occuper de la majorité actuelle du parlement, mais de la majorité qui sortirait des élections prochaines ?

Le parti conservateur, après une retraite obligée de quelques années, rentre en scène bannières déployées, voilà le fait, et à coup sûr un des signes les plus caractéristiques de ce mouvement d’opinion, c’est cette récente manifestation de Manchester dont M. Disraeli en personne a été le héros, où Mme Disraeli elle-même, la nouvelle lady Beaconsfield, a eu sa part de hurras. Cette fois M. Disraeli a pu goûter comme un autre tous les plaisirs de la popularité. Il a été reçu en triomphe non-seulement par les habitans de Manchester, mais encore par les populations des comtés voisins, accourues à sa rencontre avec des drapeaux aux couleurs tories. En vérité, tout est singulier dons cette fête, et ce qu’il y a de frappant d’abord, c’est que cette sorte de rentrée en scène du parti conservateur s’accomplisse dans la cité manufacturière, dans cette salle du free trade de Manchester où l’éloquence de Bright, de Cobden, a si souvent retenti contre les tories. Ce qu’il y a de plus curieux encore que tout le reste, ce qui est un des phénomènes les plus significatifs du temps, c’est que le héros de la fête soit M. Disraeli, un homme d’origine israélite, sans fortune au début, ayant commencé sa carrière politique par les chutes oratoires les plus décourageantes, élevé successivement par le talent, par la verve, par l’esprit, par une dextérité mêlée d’audace, et arrivé aujourd’hui à marcher de pair avec les représentans des plus vieilles familles de l’Angleterre. Si quelqu’un a été étonné à Manchester, ce n’est pas M. Disraeli ; lui, il ne s’étonne de rien. S’il est un parvenu, il ne s’en doute pas. Il a voulu être le chef du parti conservateur, et il l’est bon gré mal gré, en dépit des railleries et des mauvais vouloirs. M. Disraeli a naturellement prononcé un discours qui est le manifeste du parti conservateur, le procès de la politique ministérielle, l’exposé de la situation de l’Angleterre, l’apologie des institutions anglaises ; il a trouvé même le moyen de venger la chambre des lords des attaques dont elle est l’objet, et il n’a point oublié de toucher une fibre assez sensible aujourd’hui en Angleterre, en s’adressant à cet instinct de loyalisme monarchique que la maladie du prince de Galles a fait éclater sous des formes si vives et si imprévues. L’accueil que M. Disraeli vient de trouver à Manchester prouve-t-il que les Anglais soient tout prêts à revenir aux principes du torysme, au parti tory ? Non pas précisément, les choses ne marchent pas ainsi. Cela veut dire qu’il y a « des hauts et des bas dans les luttes politiques, » selon le mot de lord Derby à Manchester, que la fortune ministérielle de M. Gladstone subit un temps d’arrêt, et que les chefs du parti conservateur, favorisés par les circonstances, s’efforcent de familiariser l’opinion avec la pensée de leur retour au pouvoir ; ils cherchent les occasions de se rendre possibles, comme ils l’ont fait plus d’une fois., en sauvegardant la dignité de leur situation et de leurs idées sans prétendre réagir contre un certain mouvement de libéralisme cher au peuple anglais.

Que sous ces conflits réguliers des partis, sous ces mêlées purement politiques, il reste toujours des problèmes sociaux, économiques, qui agitent l’Angleterre comme ils agitent d’autres pays, cela n’est point douteux ; rien ne le prouverait mieux au besoin que ces grèves qui viennent d’éclater là où on ne les avait pas vues jusqu’ici, dans les contrés agricoles. Le mouvement a commencé dans le Warwickshire, il s’est étendu dans le Buckinghamshire, dans le Lincolnshire. Les ouvriers ruraux demandent une diminution des heures de travail, une augmentation des salaires, qui ne dépassent guère 10 ou 11 shillings par semaine, et, si on ne fait pas droit à leurs réclamations, ils menacent d’émigrer. D’un autre côté, les fermiers ont des baux avec les propriétaires, les salaires qu’ils paient sont proportionnés aux prix de leurs fermages. La difficulté est de sortir de là. La France, qui est bien autrement remuée que l’Angleterre par ces problèmes, a du moins cet avantage de posséder une classe de paysans pauvres sans, doute, mais intéressés au sol, propriétaires en même temps qu’ouvriers. Au-delà de la Manche, la propriété est concentrée en quelques mains, et au-dessous s’agite un vaste prolétariat rural qui, s’il venait à s’allier avec le prolétariat des villes, serait à coup sûr un redoutable élément de perturbation. À travers ces grèves du Warwickshire, c’est la question même de la constitution territoriale de l’Angleterre qui apparaît. Seulement l’Angleterre a le génie et la sagesse des réformes opportunes, elle a même la faiblesse de ne pas songer à la république pour se tirer de tous les embarras. La république a voulu dans ces derniers temps lever son drapeau jusque dans le parlement, et elle a été reçue avec une irrévérence vraiment décourageante. Ces jours passés encore, un homme prévoyant s’est avisé d’offrir la première présidence de la future république anglaise à M. John Bright, qui est ministre du commerce dans le cabinet Gladstone, et M. Bright, malgré ses vieilles opinions radicales, a pris un ton moitié grondeur, moitié humoristique pour renvoyer son correspondant et la république « aux arrière-neveux. » D’ici là, on verra.

La république sera-t-elle plus heureuse en Espagne, et son orateur le plus brillant, M. Castelar, qui vient de parcourir les provinces, qui, lui aussi, fait des discours, M. Castelar a-t-il réussi à lui faire des prosélytes ? La question, à vrai dire, n’est point absolument tranchée par les élections qui viennent d’avoir lieu. Ces élections agitées, entremêlées de scènes violentes, ont été une véritable bataille où le gouvernement ne s’est pas montré beaucoup plus scrupuleux que l’opposition. L’arbitraire, semblable au fleuve républicain de M. Gambetta, a coulé à pleins bords. Les camps étaient d’ailleurs fort tranchés, aussi tranchés qu’ils puissent être au milieu de la confusion qui règne en Espagne depuis quelques années. D’un côté, le gouvernement combattait pour son existence, si bien qu’une défaite laissait évidemment la monarchie constitutionnelle représentée par le roi Amédée dans l’alternative de disparaître ou d’en appeler à quelque coup d’autorité sommaire. Dans l’autre camp était une coalition composée de toutes les nuances possibles d’opinions, républicains fédéraux, républicains unitaires, radicaux avancés, partisans du prince don Alphonse avec la régence du duc de Montpensier, partisans de l’infant sans la régence, carlistes, absolutistes et le reste. Qu’est-il sorti du scrutin ? Le gouvernement a été battu dans quelques grandes villes, à Madrid surtout ; il a triomphé dans d’autres villes, dans beaucoup de districts mieux garantis contre les propagandes ou plus faciles à manier, et au demeurant, sur près de quatre cents élections il se croit en possession d’une armée parlementaire qui compterait de 220 à 250 soldats. La coalition, de son côté, reviendrait à la chambre avec un contingent que les uns évaluent à 120, les autres à 150 voix. Le gouvernement resterait donc en définitive maître du terrain avec la majorité. Seulement i ! ne faut pas trop s’y méprendre, la situation n’est pas sensiblement changée, parce que, si la coalition est incohérente, la phalange gouvernementale ne l’est pas moins. Un fait qui pourrait cependant ressembler à un signe plus favorable, c’est que dans cette confusion la fraction la plus modérée, représentée par des hommes comme le général Serrano, l’amiral Topete, M. Rios-Rosas, cette fraction est en sensible progrès.

Ce qu’il y a de plus curieux, c’est que, pendant qu’on bataillait autour du scrutin et que la garde civile était employée par le ministère à manipuler les élections, un train de chemin de fer a été arrêté et dévalisé dans la Manche, près de Manzanarès, par une bande de voleurs. Ces citoyens, peu inquiets de voter pour M. Zorrilla ou pour M. Sagasta, ont fait tranquillement leur besogne, puis ils se sont retirés, emportant leur butin, chevauchant en paix vers la montagne comme aux beaux temps de José-Maria ! Qui donc avait assuré que le pittoresque allait disparaître de l’Espagne avec les chemins de fer ? Maintenant que les élections sont passées, les gendarmes espagnols vont sans doute pouvoir reprendre leur œuvre de sécurité, et ce sera encore leur plus utile occupation, dût le pittoresque en souffrir.

CH. DE MAZADE.


ESSAIS ET NOTICES.
Etude sur la condition forestière de l’Orléanais au moyen âge et à la renaissance, par René de Maulde ; 1871.

Depuis quelques années, l’histoire du moyen âge a été étudiée sous toutes ses faces ; non-seulement l’histoire militaire, mais encore et surtout ce qu’on peut appeler l’histoire économique de la France. Parmi les études de ce genre, une des plus intéressantes est celle qui a trait à l’état des campagnes, aux travaux agricoles et forestiers, sur lesquels nous possédons dans nos dépôts d’archives de si précieux et de si nombreux documens. M. René de Maulde a su en tirer un excellent parti : son ouvrage est rempli de recherches intéressantes, de textes inédits, choisis avec sens, qui jettent une lumière nouvelle sur certaines questions demeurées obscures jusqu’ici ; mais son érudition ne lui a pas fait oublier le côté littéraire de l’œuvre, et, au milieu des extraits de chartes et de cartulaires, on retrouve un certain accent de poésie qui sied à un ami des forêts.

Après avoir établi d’une manière approximative l’étendue des anciennes forêts de l’Orléanais avant le XIIe siècle et démontré qu’à l’époque gallo-romaine des exploitations rurales considérables existaient déjà dans ces parages, l’auteur passe en revue les grands propriétaires du pays. Parmi ceux-ci, les établissemens religieux tenaient le premier rang : c’étaient l’abbaye de Fleury-Saint-Benoît, le chapitre de Sainte-Croix, les abbayes de Sainte-Euverte, de Micy, de la Cour-Dieu, de Ferrières, de Cercanceau, puis quelques grands seigneurs et quelques bourgeois. Une fois qu’il nous les a fait connaître, il nous transporte au milieu d’eux, et nous assistons à leurs travaux de défrichement, d’irrigation, de dessèchement, à leurs contestations, en un mot à leur vie intime. Toutes les coutumes intéressantes sont expliquées avec soin : la gruerie, le dangier, droit à propos duquel il rectifie une erreur commune, les droits d’usage, de pâturage, de chasse, les dispositions particulières aux garennes et aux parcs, rien ne manque dans cet exposé clair et lucide. En s’occupant du régime forestier, M. de Maulde est obligé de traiter une foule de questions agricoles qui en dépendent : c’est ainsi qu’il propose une théorie nouvelle fondée sur des preuves sans réplique au sujet de la condition des hôtes, dont on avait fait jusqu’ici une classe ialermédiaire flottant entre la liberté et le servage. Les hôtes peuvent être regardés comme les pères de l’agriculture moderne ; ce sont eux qui les premiers ont mis en culture une grande partie de la France. M. de Maulde fait de l’hôte une sorte de fermier ; selon lui, ce mot désigne le métier et non pas l’état civil comme on l’avait supposé. Mais ces hardis pionniers de l’agriculture virent bien souvent leurs travaux anéantis ; la forêt d’Orléans, aussi bien au temps de Jeanne d’Arc que de nos jours, a été considérée par les hommes de guerre comme un point stratégique important : aussi les Anglais et les grandes compagnies la ravagèrent fréquemment. Le détail de toutes ces incursions n’est pas oublié ; mais à côté de ces scènes de désordre en voici d’autres plus attrayantes pour l’homme paisible : ici le charron, le sculpteur sur bois, le potier, le tuilier nous apparaissent au milieu de leurs industries ; là le vigneron et le cultivateur. Le voisinage de la forêt était d’un grand secours pour l’élevage des bestiaux, des haras même y furent établis. — Tous ceux qui s’intéressent à l’histoire des forêts ou de l’agriculture devront lire ce livre ; ils y trouveront une abondante moisson. Qu’il nous soit permis d’exprimer un regret ; l’auteur aurait dû joindre une carte à son ouvrage.


H. DE v.

Traité des Impôts en France par Édouard Vigner ; 2 vol. in-8o. Guillaumin.

En matière d’impôts, beaucoup de gens sont de l’avis de Voltaire, que la façon de les lever est cent fois plus onéreuse que le tribut même. D’autres soutiennent que l’impôt le meilleur est celui qui fait le moins crier. À cela se borne la science fiscale du plus grand nombre, si bien qu’au jour où l’état se trouve obligé de demander de plus fortes contributions aux fortunes privées, on voit surgir de toutes parts des projets bizarres, des combinaisons condamnées par l’expérience. Cependant il existe une science des impôts, qui a ses savans et ses professeurs, ses historiens et ses archéologues, ses croyans et ses hérétiques. Contenue d’abord dans des livres spéciaux, que l’on ne lit guère en temps ordinaire, cette science se manifeste dans les momens de crise, lorsque le public tout entier se voit forcé de porter son attention sur la législation fiscale du pays. À coup sûr, quiconque aura pris la peine de suivre les débats de l’assemblée législative depuis quelques mois, et en même temps les discussions souvent passionnées de la presse politique, aura appris non sans surprise combien le fisc a de ressources imprévues. Il y en a plus d’un parmi nous qui songeait avec tristesse, au lendemain du malheureux traité de 1871, que la France allait peut-être se voir réduite au rang des nations telles que l’Italie et l’Espagne, dont le budget se solde invariablement par le déficit. Et l’année est à peine écoulée que l’on discute déjà, non plus sur l’existence même de l’équilibre financier, mais simplement sur le choix entre deux ou trois moyens de l’obtenir.

Le Traité des impôts de M. Vigner nous initie au mécanisme singulier de notre organisation financière. Écrit à une époque où rien ne faisait prévoir un brusque soubresaut, cet ouvrage contient néanmoins l’exposé de toutes les doctrines qui sont aujourd’hui en discussion. La raison en est naturelle. Les économistes étaient persuadés depuis longtemps que les impôts devaient être remaniés par certains côtés. Les uns paraissaient injustes par leur assiette, d’autres exorbitans dans leurs tarifs. Pour modifier ce qui était défectueux ou abroger ce qui était mauvais, il fallait bien rechercher ce que l’on pouvait mettre à la place. C’est ainsi notamment que l’impôt sur le revenu était depuis longtemps l’objet d’un examen attentif, et les financiers les plus sages, écartant la forme la plus générale de cette nouvelle taxe, se ralliaient assez volontiers à l’impôt sur certains revenus qui, dans l’assemblée actuelle, a compté un grand nombre de partisans. Par malheur, comme le dît avec raison M. Vigner, on ne touche à la législation fiscale que dans les temps d’adversité, et alors c’est pour en tirer plus de ressources, au lieu de la rendre plus juste et plus modérée dans les époques prospères. Il est à croire qu’une étude habituelle de ces questions délicates favoriserait des réformes auxquelles nous sommes tous intéressés.


H. B.

C. BULOZ.