Chronique de la quinzaine - 14 avril 1901

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Chronique n° 1656
14 avril 1901


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 avril.


Le Midi est en fête. M. le Président de la République a profité des vacances parlementaires pour aller visiter le Côte d’Azur, où sa présence devait provoquer des manifestations du plus haut intérêt. Les étapes principales de son voyage ont été Nice, Villefranche et Toulon. Un grand concours de population s’est produit autour de lui, dans un cadre admirable, avec la vivacité d’impressions propre à ces régions favorisées du soleil. Cependant ce voyage de M. Loubet aurait ressemblé à beaucoup d’autres, si la présence à Toulon d’une flotte italienne, sous les ordres du duc de Gênes, ne lui avait pas donné un caractère particulier. On ne s’est trompé nulle part sur la signification de l’événement : il témoigne d’une transformation que les gouvernemens français et italien se sont appliqués à rendre sensible dans les rapports des deux pays. Cette transformation ne date pas d’hier assurément ; depuis assez longtemps déjà on la préparait des deux côtés de la frontière ; il a fallu du temps, de la patience, une grande bonne volonté réciproque, une diplomatie habile à tout ménager, pour la rendre possible. Il suffit de reporter ses souvenirs à quelques années en arrière pour se rendre compte du chemin qui a été parcouru. De tout temps, les rapports avaient été corrects entre Rome et Paris ; mais ils l’étaient avec froideur, et la sympathie y faisait défaut. Les deux nations ont également souffert de cet état de choses, dont il est en ce moment inutile de rechercher l’origine et d’attribuer la responsabilité, soit à l’une, soit à l’autre. Tout cela appartient au passé. Il semble qu’une lumière nouvelle éclaire le présent, et nous sommes au nombre de ceux qui en éprouvent la plus sincère satisfaction.

On écrira plus tard l’histoire de ce rapprochement politique, et on verra alors que les gouvernemens actuels des deux pays, leurs ministres des Affaires étrangères et leurs ambassadeurs y ont été pour beaucoup. Nous rendons pleine justice à la politique intelligente et bienveillante qui a été suivie à Rome par M. Visconti-Venosta et dont M. Prinetti a hérité sans la modifier, pendant que le comte Tornielli en était auprès de nous le représentant fidèle. On reconnaîtra non moins équitablement que nos ministres des Affaires étrangères, et, pour parler seulement des derniers, que MM. Hanotaux et Delcassé n’ont rien négligé pour faire comprendre à l’Italie quelles étaient nos véritables dispositions envers elle, pendant que M. Camille Barrère, notre ambassadeur à Rome, secondait leurs vues avec l’ardeur d’une conviction personnelle qui devait vaincre bien des obstacles. Il fallait dissiper des préventions d’autant plus tenaces qu’elles ne reposaient sur rien de défini. On s’y est appliqué avec persévérance. Déjà, avant la fin du dernier règne, ces efforts avaient été en grande partie efficaces. On n’a pas oublié que nous avons été les premiers, il y a deux ans, à faire une démonstration maritime dont celle qui vient d’avoir lieu à Toulon n’a été que la reproduction, et sans doute la conséquence. Les fêtes de Cagliari devaient avoir un lendemain. Il était naturel que le Président de la République, dans le voyage qu’il faisait à Toulon, reçût à son tour Je salut du nouveau roi d’Italie. Mais les choses en elles-mêmes ne sont rien : la manière de les faire leur donne seule toute leur signification. La présence du duc de Gênes à la tête de l’escadre italienne, le nombre des navires qu’il commandait, son langage, son attitude, les télégrammes amicaux échangés entre M. Loubet et le roi Victor-Emmanuel, sont autant de circonstances qui soulignent en quelque sorte la manifestation d’hier et lui donnent toute sa valeur.

Il faut dire un mot, pour le liquider tout de suite, de l’incident des bateaux russes, incident qui a paru très gros pendant quelques jours, à en juger par les commentaires dont la presse l’a entouré, et qui s’est trouvé, comme d’ailleurs nous le pensions bien, n’avoir pas la moindre importance. Quelques jours avant l’arrivée à Toulon de M. le Président de la République, trois bateaux russes, venant de Gênes, y ont fait leur apparition. Grande joie parmi nos populations, qui voient toujours avec plaisir des navires russes et sont toujours prêtes à les acclamer. Mais quelle n’a pas été la déception éprouvée, lorsque les navires russes sont partis comme ils étaient venus ! Qu’est-ce que cela voulait dire ? En quelques jours, des flots d’encre ont coulé pour éclaircir la question, et, naturellement, ils n’ont pas manqué de l’obscurcir davantage. Les interprétations les plus contradictoires se croisaient. D’après les unes, les Italiens auraient protesté contre la présence des navires russes auprès des leurs ; d’après les autres, les Russes, en se retirant, auraient voulu marquer leur désapprobation de ce qui leur semblait être chez nous une politique nouvelle. Rien de plus invraisemblable que la première de ces explications, si ce n’est la seconde. Les Italiens n’ont aucun mauvais sentiment à l’égard des Russes, et nous sommes persuadés que, s’ils trouvaient une occasion d’échanger avec eux des témoignages de sympathie, comme ils viennent de le faire avec nous, ils la saisiraient volontiers. En soi, la présence de navires russes à côté des leurs dans la rade de Toulon n’avait rien qui pût les choquer ; mais elle changeait, — et nous aurons à revenir sur ce point, — la nature de la manifestation que, de part et d’autre, on était convenu de faire. Il s’était agi jusque-là d’une manifestation franco-italienne : l’introduction d’un élément nouveau, considérable par le nombre des navires qui le représentaient, donnait une signification un peu différente aux fêtes qui se préparaient. Il est naturel que les Italiens en aient été frappés. Pour ce qui est des Russes, s’imaginer qu’ils auraient voulu, d’abord par l’envoi, puis par le brusque retrait de leurs navires, montrer qu’ils désapprouvaient notre rapprochement avec l’Italie, est une idée tellement absurde qu’on ne saurait la prendre un seul moment au sérieux. C’est un principe admis dans tous les systèmes d’alliances existant aujourd’hui en Europe qu’un gouvernement engagé dans un de ces systèmes, que ce soit la Triple ou la Double Alliance, reste parfaitement maître de sa politique à l’égard des autres puissances, dans la mesure où elle ne peut pas nuire à son ou à ses alliés : à plus forte raison, lorsqu’elle ne peut que leur être utile. La Russie ne se gêne pas plus pour resserrer ses rapports avec l’Allemagne que l’Allemagne pour resserrer les siens avec la Russie. Et comment pourrait-il en être autrement, dès que toutes ces alliances ont la paix pour objet ? Si la politique d’un gouvernement quelconque devait avoir pour conséquence de l’éloigner violemment d’un autre, on comprendrait que son allié s’en émût, parce que la guerre pourrait en résulter ; mais si, tout au contraire, sa politique le rapproche d’un autre au lieu de l’en éloigner, c’est une garantie de plus pour le maintien de la paix, et nul dès lors ne peut s’en inquiéter. Cela est vrai d’une manière générale, et l’est plus encore en ce qui concerne les rapports particuliers de l’Italie et de la France. La Russie ne peut que gagner à ce qu’ils s’améliorent toujours davantage. Aussi sommes-nous convaincus qu’elle aurait envoyé avec empressement ses vaisseaux dans la rade de Toulon, ou qu’elle les y aurait maintenus, si elle n’avait pas senti, avec beaucoup de tact et de délicatesse, qu’il valait mieux, pour le moment, ne pas se mêler au tête-à-tête de la France et de l’Italie.

Comment les navires russes étaient-ils venus à Toulon, cela importe peu. On a dit que l’amiral Birilef avait agi sans instructions, et, quelque invraisemblable que le fait puisse paraître au premier abord, il n’est pourtant pas impossible, si on admet que l’étape de Toulon était naturellement comprise dans le voyage de l’amiral, qui, parti de Gênes, devait se rendre à la Seyne pour quelques réparations dont ses navires avaient besoin, et de là à Barcelone. Quoi qu’il en soit, le gouvernement russe n’a pas voulu permettre que des interprétations erronées continuassent de courir sur un incident dont l’importance était tout artificielle. Il a envoyé ses navires, non pas à Toulon, mais à Villefranche, saluer M. le Président de la République. L’amiral Birilef et ses marins ont été accueillis chez nous avec l’empressement habituel. Ils n’avaient d’ailleurs pas besoin d’acclamations nouvelles pour savoir à quoi s’en tenir sur nos sentimens envers leur pays.

Nous avons dit que la présence d’une escadre russe dans les eaux françaises aurait modifié le caractère qu’on était convenu, à Rome et à Paris, de conserver à la manifestation. Quelle que soit la liberté que conservent les gouvernemens engagés dans un système d’alliances, ces alliances subsistent, et il en résulte certaines convenances qui doivent être ménagées et respectées. Si une escadre russe, commandée par un officier de l’importance de l’amiral Birilef, s’était trouvée à Toulon à côté de notre flotte, il y aurait eu là une représentation maritime de la Duplice, et dès lors l’Italie aurait pu éprouver un peu d’embarras à accomplir une démarche qui aurait été interprétée dans certains milieux, non pas seulement comme un acte de sympathie à l’égard de la France, mais comme une sorte d’adhésion au système politique qu’elle représente avec la Russie. On vient de voir, par l’exemple des navires russes et par l’attention inquiète qui s’est attachée à leurs mouvemens, à quel point l’opinion était quelquefois sensible aux moindres choses, et les gouvernemens ne le sont pas moins. Les diplomates ont l’esprit volontiers subtil. Ils ne laissent rien échapper de ce qu’on leur montre et ils cherchent à en déduire ce qu’on leur cache. Leurs commentaires, pour être plus prudens que ceux des journaux, ne sont pas toujours moins inventifs. Or, l’Italie, quelles que puissent être ses vues d’avenir dont elle entend avec raison demeurer seule maîtresse et qu’elle ne déterminera que d’après ses intérêts, fait actuellement partie de la Triplice et reste fidèle à ses engagemens. Sans doute, elle apporte dans sa politique un esprit assez différent de celui d’autrefois. On a pu croire pendant quelques années, et en particulier pendant celles où l’influence de M. Crispi a été toute-puissante, qu’elle voyait en nous, par une véritable dénaturation de l’histoire, une sorte d’ennemi héréditaire. Obligés que nous étions de surveiller le danger que pouvait nous faire courir la Triple Alliance, c’est le plus souvent du côté de l’Italie que nos préoccupations se tournaient, parce que c’est là que se manifestaient les impatiences les plus vives et que semblaient devoir venir les premières difficultés. L’Italie était alors comme la pointe aiguë de la Triple Alliance, tournée contre nous. C’est là ce qui est changé, et probablement pour toujours. Mais l’Italie, tout en modifiant le caractère de sa politique, lui a conservé son orientation. Elle est toujours l’alliée de l’Allemagne et de l’Autriche, et, s’il lui arrive un jour de reprendre à leur égard toute sa liberté, il ne faut pas s’attendre à ce qu’une évolution aussi considérable s’accomplisse d’un seul coup. Peut-être s’apercevra-t-elle, lorsqu’elle établira le bilan d’une période écoulée de son histoire, qu’elle n’a pas gagné autant qu’elle l’avait espéré à s’être engagée à fond dans la Triple Alliance. Peut-être aussi reconnaîtra-t-elle que jamais on ne l’a plus ménagée que depuis qu’elle s’est rapprochée de la France, et jugera-t-elle dès lors que, même à ce point de vue particulier, son rapprochement avec nous n’a pas été sans avantages pour elle. L’exemple de la Russie n’est-il pas là ? La Russie a été autrefois l’alliée la plus intime de la Prusse, puis de l’Allemagne : elle a pu voir au congrès de Berlin à quoi cela lui avait servi. Depuis, elle s’est tournée d’un autre côté, du nôtre, et jamais elle n’a été l’objet de plus de soins et d’attentions de la part de l’Allemagne qu’après avoir fait cette évolution habile qui a placé si haut l’esprit politique de l’empereur Alexandre III. En ce moment, la préoccupation la plus pressante de l’Italie est celle qui résulte de la prochaine échéance des traités du commerce. On est inquiet à Rome, aussi bien d’ailleurs qu’à Saint-Pétersbourg, de l’esprit ultra-protectionniste qui souffle à Berlin, et, si les ministres italiens ne publient pas dans la presse officieuse des notes aussi menaçantes que M. de Witte, ils font certainement entendre des observations et des plaintes. Qu’ils se rapprochent au même moment de la France, rien n’est plus naturel ; et que la France profite des circonstances qui lui ramènent d’anciens amis, rien n’est plus légitime. Mais ce sont là des tendances nouvelles qu’il faut surveiller et faciliter, plutôt que des actes qui témoignent d’une résolution définitivement prise.

Nous ne savons quelle part revient au hasard dans la rencontre du comte de Bulow et de M. Zanardelli à Vérone. Le premier se rendait pour quelques jours à Venise, le second allait nous ne savons où : ils ont passé quelques instans ensemble sur le quai d’une gare et se sont quittés en échangeant de chaudes poignées de main. Que se sont-ils dit ? Nul ne le sait ; mais il n’est pas téméraire de croire que M. Zanardelli a mis son interlocuteur en garde contre les conséquences exagérées que des nouvellistes trop prompts pourraient tirer des démonstrations qui se préparaient à Toulon. Tout, dans la conduite de l’Italie, est calculé de manière à ne produire qu’une impression en quelque sorte limitée. Elle ne veut, ni se dégager d’un côté, ni se laisser engager d’un autre. Nous n’avons pas besoin de dire que personne n’a songé à cette seconde hypothèse ; mais elle serait inévitablement née dans les esprits, si on avait vu à Toulon la Russie avec la France, et l’Italie venant se joindre à elles. Le but aurait été dépassé. Le gouvernement russe l’a compris très spontanément, et a fait preuve de discrétion en envoyant ses vaisseaux à Villefranche de préférence à Toulon. Non pas que le pavillon russe ait manqué aux. fêtes de Toulon : il y a été porté par plusieurs torpilleurs et par un croiseur. Tout, dans cette mesure, a été parfait, parce que tout a été clair, comme le ciel lui-même qui illuminait cette belle fête. En somme, c’est aux puissances méditerranéennes qu’a appartenu la journée de Toulon, car, à côté de la France et de l’Italie, nous ne saurions oublier l’Espagne, qui a voulu nous donner aussi une marque de son amitié en y envoyant un de ses plus beaux navires. Nous en avons été fort touchés.

Les discours qui ont été prononcés ont été ce qu’ils devaient être, et nous souhaitons qu’ils aient produit en Italie le même effet que chez nous. La France n’oubliera pas qu’un des premiers actes du gouvernement du roi Victor-Emmanuel III a été pour elle un témoignage de sympathie.


Depuis assez longtemps nous n’avons pas parlé de l’Extrême Orient : il ne s’y passait rien qui méritât d’être signalé particulièrement à l’attention. Les négociations pour le rétablissement de la paix, ou, si l’on veut, d’un état normal en Chine, se poursuivent avec beaucoup de lenteur et aussi dans un certain mystère. M. Delcassé, le comte de Bulow, lord Lansdowne, ont bien fourni à ce sujet quelques indications à leurs parlemens respectifs ; mais elles ont été assez sommaires, et n’ont même pas été toujours confirmées par les faits ultérieurs. Il ne s’agit pas, bien entendu, des grandes lignes du programme sur lequel les puissances se sont mises et sont restées d’accord ; toutefois, dans l’exécution de ce programme, il y a eu inévitablement des points à préciser, et l’œuvre n’a pas été toujours très facile. Eh veut-on un exemple ? La question de l’indemnité que la Chine doit payer aux puissances nous le fournira. Cette question est double. Il faut d’abord savoir à quel chiffre s’élèvera l’indemnité globale, suivant le mot à la mode, et, pour cela, fixer les réclamations particulières, et ensuite en faire le total. Mais si ce total est supérieur à ce qu’on a appelé les possibilités de la Chine, que faire ? Réduira-t-on proportionnellement les prétentions de chacun ? C’est inciter tout le monde à en émettre de plus considérables, en vue de la réduction qu’elles doivent subir. Procédera-t-on autrement, et réunira-t-on les représentans des puissances pour qu’ils discutent leurs chiffres respectifs autour d’un tapis vert, les comparent, et finalement se mettent d’accord sur le quantum auquel ils doivent être portés ou ramenés ? Cette manière de procéder n’est pas non plus sans inconvéniens, parce que les indemnités réclamées par telles ou telles puissances n’ont pas toujours la même origine, ni le même caractère. Enfin quelques-unes de ces puissances, qui ont eu déjà des rapports nombreux et anciens avec la Chine, ont aussi des traditions dont il ne leur convient pas de se départir, mais qu’elles ne peuvent pas imposer aux autres. On voit combien de questions préalables doivent être résolues avant que nous soyons en état d’énoncer devant la Chine le chiffre de nos exigences. Mais, cela fait, on n’aura pas encore atteint le but : il restera à déterminer à quelles ressources la Chine devra puiser pour faire face à ses obligations nouvelles. Tout se réduira évidemment à des augmentations d’impôts, mais de quels impôts ? M. le comte de Bulow, dans un discours au Reichstag, a dit formellement que c’est aux douanes qu’on s’adresserait, et cela nous a paru d’autant plus légitime que les droits d’entrée en Chine ne sont pas très élevés. Ils le sont beaucoup moins que dans la plupart des pays d’Europe et d’Amérique. Le surélèvement des tarifs de douane n’aurait donc rien que de naturel. Mais l’Angleterre y fait des objections ; d’autres projets ont été mis en avant, et on a bientôt pu s’apercevoir que le chancelier allemand était allé un peu vite en parlant d’un accord qui n’était pas encore établi. Il serait facile de citer d’autres articles du programme des puissances, accepté par la Chine, qui ne paraissent plus aussi simples lorsqu’il s’agit de les exécuter. Les gardes à maintenir à Pékin, pour assurer la sécurité des Légations après les dangers qu’elles ont courus, soulèvent des difficultés auxquelles il fallait d’ailleurs bien s’attendre. La diplomatie poursuit laborieusement son œuvre patiente, et on convient volontiers que les retards qu’elle rencontre ne doivent pas être mis à sa charge, car ils résultent de la nature des choses et des obstacles qu’elle fait naître.

Au surplus, ce n’est pas tant sur les négociations des puissances avec la Chine que l’attention s’est portée dans ces dernières semaines que sur les dissentimens qui se sont produits entre certaines d’entre elles : ils ont failli un moment prendre un caractère agressif. Ce qu’on a appelé l’incident de Tientsin a été sur le point de précipiter l’une contre l’autre l’Angleterre et la Russie, représentées par leurs officiers et leurs soldats. Il s’agissait de peu de chose, d’un terrain sur lequel les Anglais voulaient construire une voie de dégagement pour la gare du chemin de fer, et sur lequel les Russes s’étaient déjà établis, en vertu, disaient-ils, d’une concession régulière du gouvernement chinois. En fait, les Russes étaient à l’état possessoire ; il fallait les déloger, et c’est ce que les Anglais avaient commencé de faire en arrachant les palissades qui entouraient le terrain contesté. Par bonheur, la sagesse des deux gouvernemens a étouffé le conflit dans son germe. Triste spectacle, entre parenthèses, à donner aux Chinois, qui attendaient depuis si longtemps qu’un sérieux désaccord éclatât entre les puissances ! Ils ont pu croire que leurs secrets désirs allaient enfin se réaliser. L’Europe a respiré lorsque lord Lansdowne a annoncé au parlement que le comte Lamsdorff, faisant preuve des qualités d’un véritable homme d’État, avait proposé que le terrain où était né le litige fût évacué par les soldats des deux pays, jusqu’au jour où les deux gouvernemens auraient pu se rendre compte de leurs droits respectifs. Ce sont les Russes, il faut le dire, qui faisaient la principale concession, puisqu’ils occupaient le terrain où le sang européen avait manqué de couler.

Ils avaient, à la vérité, sur un autre point de l’Empire chinois, une affaire pendante d’une importance beaucoup plus considérable, et on peut croire qu’ils n’ont pas voulu la compliquer en envenimant un simple incident. Nous voulons parler de la Mandchourie. Là encore, une lutte s’était élevée entre la Russie et les autres puissances, bien entendu à l’exception de la France, lutte purement diplomatique cette fois, mais néanmoins très regrettable, puisque le gouvernement chinois, sur lequel chaque partie agissait de tout le poids de son influence, devait, en fin de compte, arbitrer le différend et le dénouer souverainement. La Chine a trouvé là l’occasion qu’elle cherchait d’intervenir entre les puissances pour donner raison à celles-ci et donner tort à celles-là. En tout temps il aurait été fâcheux de lui laisser jouer un pareil rôle, mais l’inconvénient était, plus grave au moment où nous sommes. En effet, la situation générale n’est pas encore réglée, et nous avons encore besoin du parfait accord des puissances pour faire triompher leurs volontés. Peut-être celles qui ont obtenu gain de cause devant le gouvernement chinois ont-elles agi sur lui moins par des menaces que par des promesses, et l’heure était mal choisie pour en faire. Mais l’Angleterre ne s’est pas arrêtée à ces considérations.

On connaît la situation de la Russie en Mandchourie. Elle n’est pas nouvelle, de même qu’elle n’est pas près de prendre fin. Les derniers événemens, qui ont pu la développer, ne l’ont pas créée, et c’est pour cela qu’il y a eu, ce nous semble, quelque chose d’excessif à vouloir traiter la Mandchourie comme les autres provinces de l’Empire, c’est-à-dire y rétablir intégralement et immédiatement le statu quo ante. Déjà auparavant, le gouvernement russe y avait fait avec le gouvernement chinois plusieurs arrangemens successifs, et il devait forcément en faire de nouveaux au cours d’une période de révolte générale et d’anarchie. Nous n’attachons jusqu’ici qu’une importance relative à ces sphères d’influence un peu idéales, que certaines nations se sont adjugées sans que leurs prétendus droits aient d’ailleurs été reconnus par les autres : ils ne l’ont même pas été par la Chine. Mais, en ce qui concerne la Mandchourie, la situation est tout autre. Les intérêts de la Russie y sont dès aujourd’hui de la nature la plus concrète, réelle et tangible, et rien certainement ne la décidera à les laisser en souffrance.

Après l’entrée des troupes alliées à Pékin, la Russie, qui avait pris à toutes les opérations militaires une part très importante, a presque aussitôt modifié son attitude. Elle a émis l’opinion que le but qu’on s’était proposé en commun étant atteint, le mieux était d’évacuer Pékin afin de permettre au gouvernement chinois d’y revenir. Les puissances, à l’entendre, devaient replier leurs troupes sur Tientsin et y ramener leurs légations. Sans attendre davantage et sans se préoccuper de savoir si ses suggestions seraient accueillies, la Russie s’y est conformée pour son propre compte. Elle a retiré ses troupes de Pékin ; toutefois, ce n’est pas à Tientsin qu’elle les a réunies, mais en Mandchourie. On a critiqué quelquefois sa conduite dans cette circonstance, et quelquefois aussi on a reproché aux autres puissances de ne l’avoir pas imitée. La vérité est que la Russie se trouvait dans une situation qui ne ressemblait à aucune autre elle ne pouvait pas laisser la Mandchourie livrée à l’insurrection sans s’exposer à y voir compromise, et peut-être pour longtemps, l’œuvre immense qu’elle y avait déjà accomplie. Son chemin de fer était menacé partout, et déjà détruit même sur plusieurs points. La Russie a donc fait ce qu’elle devait faire, mais ce que seule peut-être elle devait faire, car aucune autre puissance ne se trouvait dans la même situation. Elle est entrée en Mandchourie ; elle y a rétabli l’ordre ; elle a pris des précautions pour qu’il ne fût pas troublé de nouveau. Cela l’a amenée à occuper militairement, politiquement, administrativement, une partie considérable de la province, ce qui devait lui attirer le reproche, — et elle n’y a pas échappé, — d’avoir rompu ce pacte de désintéressement territorial que toutes les puissances avaient solennellement promis de respecter. Aussi lorsqu’on a su qu’un arrangement particulier avait été conclu entre l’Angleterre et l’Allemagne, et qu’il visait ce désintéressement territorial qui était devenu la loi commune, a-t-on été porté à croire que c’était la Russie qui, par son action en Mandchourie, avait éveillé les préoccupations des deux puissances, et on s’est demandé ce qui allait arriver. Mais il n’est rien arrivé du tout, et on a su bientôt que l’Allemagne et l’Angleterre n’interprétaient pas leur contrat de la même manière, le comte de Bulow ayant déclaré que la Mandchourie n’y était pas comprise, tandis que lord Lansdowne déclarait le contraire. Nous ne rechercherons pas où est la vérité dans ces assertions opposées. Lord Lansdowne a d’ailleurs assuré que la divergence entre le comte de Bulow et lui n’avait pas d’importance, puisque l’Allemagne avait marché d’accord avec l’Angleterre dans les observations qui avaient été présentées au gouvernement chinois au sujet de la Mandchourie. Et, en effet, il semble bien que l’Allemagne, au cours de cette affaire, ait voulu ménager à la fois la Russie et l’Angleterre, et qu’elle n’ait été complètement ni avec la première, ni avec la seconde. La diplomatie allemande a montré un embarras qui ne lui est pas habituel entre les Russes, ses amis traditionnels, et les Anglais, plus nouveaux dans ses bonnes grâces.

Il s’agissait d’un traité que la Russie avait fait avec la Chine pour préparer, disait-elle, l’évacuation de la Mandchourie. Ce traité fixait les conditions dans lesquelles les autorités russes, qui s’étaient substituées aux autorités chinoises, feraient rentrer celles-ci dans leurs anciennes fonctions. Il y avait là, tout d’abord, une affirmation formelle de la souveraineté de la Chine, ce qui aurait dû donner satisfaction aux puissances, mais aussi l’établissement d’une espèce de protectorat, peut-être provisoire, — car la Russie affirmait que l’évacuation deviendrait de sa part complète dès que les circonstances le permettraient, — mais pour le moment très effectif. Au reste, nous ne pouvons parler qu’avec réserve de cet arrangement comme de ceux qui l’ont précédé, ou plutôt de ce projet d’arrangement sino-russe, pour la bonne raison que nous ne le connaissons pas. Il n’a pas été publié, et lord Lansdowne en a exprimé un jour le regret, car peut-être aurait-il provoqué moins de susceptibilités et de préventions s’il avait été mieux connu. Le principe même de cet arrangement ne saurait être contesté. La Russie ne pouvait pas évacuer la Mandchourie purement et simplement, ni du jour au lendemain ; elle avait le droit incontestable de s’assurer certaines garanties. Reste à savoir si elle n’était pas allée plus loin, et si de son arrangement avec la Chine ne résultait pas une prise de possession déguisée. Autour de cet arrangement, s’est livrée une bataille diplomatique à laquelle on a apporté de toutes parts une extrême activité. Non seulement les puissances se sont divisées, mais les autorités chinoises en ont fait autant, et on a vu les négociateurs de Tientsin, Li-Hung-Chang en tête, conseiller avec insistance au gouvernement de Si-Ngan-Fou de ratifier le traité, tandis que les vice-rois du centre de l’Empire, et notamment ceux du Yang-tsé, y faisaient une opposition passionnée. Ainsi, deux partis en Chine, deux partis parmi les puissances : il s’agissait de savoir lequel l’emporterait. Pendant plusieurs semaines le résultat est resté incertain, et l’ardeur des combattans n’en a fait qu’augmenter.

Enfin la date du 26 mars, qui avait été assignée comme dernier délai au gouvernement chinois, a été atteinte sans que le traité fût ratifié. Il ne devait pas l’être en effet, et le gouvernement chinois, au lieu de se contenter d’un simple rejet, a lancé un édit pour confirmer et pour expliquer sa résolution. Il serait d’ailleurs assez difficile de dire s’il a cédé surtout à ceux de ses hauts fonctionnaires qui s’opposaient à la ratification, ou s’il a obéi à la pression exercée sur lui par l’Angleterre et par le plus grand nombre des puissances. On ne saura sans doute que plus tard laquelle de ces influences a été la plus forte sur son esprit et a déterminé sa volonté longtemps vacillante ; mais, que ce soit celle-ci ou celle-là, il n’en est pas moins déplorable que les puissances se soient divisées en deux camps, et qu’elles aient chargé le gouvernement chinois de prononcer entre elles. Aucune n’avait assez d’intérêts en Mandchourie pour expliquer l’opposition qu’elles ont toutes faite aux progrès de la Russie dans cette province ; aucune, pas même le Japon, qui ne peut en avoir qu’en Corée, et qui ferait mieux de chercher avec la Russie un terrain de conciliation qu’un terrain de combat.

Nous avons été seuls à appuyer la Russie auprès du gouvernement chinois, et nous devons par conséquent prendre notre part de l’insuccès diplomatique auquel a abouti notre commun effort : mais on nous croira sans doute si nous disons que le poids nous en est léger. Quant à la Russie, elle ne s’en est pas émue beaucoup plus. Puisqu’on ne veut pas s’entendre avec elle sur l’évacuation de la Mandchourie, elle n’a évidemment d’autre parti à prendre que d’y rester : et c’est ce qu’elle a annoncé l’intention de faire. L’Angleterre aurait pu facilement trouver dans ses propres annales l’exemple, qui ne l’a d’ailleurs pas beaucoup embarrassée, d’une situation analogue. Qu’on se rappelle l’Egypte. Combien de fois l’Angleterre n’a-t-elle pas répété qu’elle y restait parce qu’on n’avait pas voulu se mettre d’accord avec elle sur la manière dont elle en sortirait ! Combien de fois ne s’est-elle pas plainte de ce qu’on avait empêché la puissance suzeraine, c’est-à-dire la Porte, d’adhérer à un arrangement qu’elle avait préparé comme préface à l’évacuation ! S’il y a quelques rapports entre les deux situations, il y a aussi, nous le savons bien, de nombreuses différences ; mais elles sont plutôt à l’avantage et à la justification de la Russie que de l’Angleterre, dont nous n’acceptons assurément, dans le passé, ni les explications, ni les prétextes, ni les excuses. Le maintien de l’occupation de la Mandchourie, dans les conditions où on le lui impose, sera plus lourd pour la Russie, qui aurait préféré se décharger sur la Chine d’une partie du fardeau ; mais aussi acquerra-t-elle, du moins en fait, des droits nouveaux qu’elle ne manquera pas d’invoquer par la suite. On l’oblige à entrer plus avant qu’elle ne le voulait faire dans l’administration intérieure de la province : elle le fera donc. Les fautes de ses adversaires la servent autant que ses propres habiletés : mais n’est-ce pas là ce qui arrive le plus souvent dans l’histoire ?


FRANCIS CHARMES.

Le Directeur-Gérant, F. BRUNETIERE.