Chronique de la quinzaine - 14 février 1837

La bibliothèque libre.

Chronique no 116
14 février 1837


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.
Séparateur



14 février 1837.



Nous ne vivons pas dans une époque d’héroïsme, mais de banque ; gardons à tout prix nos positions et nos places, supportons tout et ne lâchons rien ; voilà quel est aujourd’hui le mot d’ordre d’une partie du cabinet. Le ministère ne peut se dissimuler à lui-même ses divisions et sa faiblesse ; mais on est convenu de rester immobile et de tout couvrir des dehors d’une magnanime indifférence. Le moindre changement paraît offrir trop de périls. Aussi M. de Gasparin est aujourd’hui reconnu comme un ministre convenable et comme une capacité suffisante. On nie les dissensions de MM. Molé et Guizot ; on s’impose de grands sacrifices ; on aurait bien désiré se fortifier davantage, placer plus d’amis dévoués dans les postes importans ; mais on a senti qu’on pouvait tout compromettre en accusant davantage la couleur réactionnaire du cabinet. La chambre ne supporterait pas un ministère entièrement composé des amis de M. Guizot, et l’on s’est résigné à temporiser, à attendre.

Si M. Molé eût été au fond de cette situation, il eût mis plus de décision dans sa conduite ; il n’eût pas craint d’opposer sur quelques points une résistance énergique. Pourquoi la loi de non-révélation a-t-elle été présentée à la chambre des pairs contre sa volonté, quelques-uns disent même à son insu ? M. Molé ne se rappelle-t-il plus qu’il appartenait au centre gauche de la chambre des pairs ? Beaucoup de personnes sont peu disposées à lui pardonner ce qu’elles appellent sa défection ; et il doit penser qu’il rencontrera plus d’inimitiés en acceptant les prétentions de M. Guizot qu’en ramenant ce collègue incommode au rôle secondaire qu’il jouait dans le ministère du 11 octobre. Le ministre de l’instruction publique, quand il siégeait dans le conseil aux côtés de M. Thiers, s’était résigné à voir repousser la plupart de ses propositions : dans maintes questions, il adoptait, avec une édifiante docilité, l’un ou l’autre parti, tant il craignait que la retraite volontaire de son collègue vînt brusquement dissoudre le cabinet. M. Molé doit bien se convaincre que sa présidence actuelle n’aurait pour lui ni sens ni dignité, s’il se réduisait à suivre des opinions réactionnaires qu’au fond il ne partage pas. Il y a dans la chambre beaucoup de députés qui verraient avec plaisir M. Molé incliner au centre gauche, et effacer les aspérités doctrinaires par une politique plus pratique et plus tolérante. De cette façon, la conduite de M. Molé serait plus d’accord avec ses précédens politiques elle pourrait lui ménager une assez longue existence ministérielle, et des alliances nécessaires.

On sent si bien que, malgré ses résolutions passagères de statu quo, le ministère est condamné à un prochain remaniement, que les bruits les plus étranges ont couru à cette occasion. On a parlé d’un rapprochement entre MM. Thiers et Guizot et de l’éventualité d’une nouvelle alliance. Une rencontre fortuite a donné lieu à cette ridicule rumeur. Comment croire à une transaction dans laquelle l’une des parties aurait tout à gagner et l’autre tout à perdre ? Au surplus, l’ancien ministre des affaires étrangères a beaucoup ri de ce prétendu rapprochement, et s’est expliqué sur ce sujet, dit-on, avec l’énergie la plus précise et la plus nette. M. Thiers peut aimer le pouvoir, mais pour obtenir en l’exerçant de véritables résultats politiques. D’ailleurs, il n’ignore pas qu’une position prise avec éclat ne peut plus être abandonnée ; il est aujourd’hui chef reconnu du centre gauche, et il ne peut rentrer aux affaires que par et avec son parti, parti qui compte dans ses rangs les hommes les plus honorables et des talens spéciaux fort distingués, mais qui a besoin de la direction d’un homme d’état qui donne à ses forces, un but et une application. Que le centre gauche prenne exemple sur les bancs doctrinaires : quel zèle ! quel accord ! quelle discipline ! Là on ne connaît pas de découragement ; là on fait des sacrifices avec un dévouement inépuisable : il faut être juste envers ses ennemis et leur prendre leurs qualités pour les vaincre. Napoléon apprit aux Allemands à triompher de lui en leur faisant trop souvent la guerre. Que M. Guizot, qui n’est ni un Napoléon ni un César, finisse par apprendre à ses adversaires sa tactique et son secret. Ce n’est pas, il faut l’avouer, le parti doctrinaire qui se serait laissé enlever par l’ennemi une position dans la presse et un organe de publicité ; la conquête du Journal de Paris par M. Fonfrède est un échec pour le centre gauche. On ne doit pas oublier que l’influence sociale et la puissance politique n’ont jamais été le prix de la parcimonie et de l’isolement.

Nous convenons qu’il est difficile de former en France un parti vraiment politique. Les individualités se montrent ombrageuses, susceptibles, indolentes, égoïstes, et l’absence de traditions publiques un peu anciennes les abandonne à elles-mêmes, à leurs caprices, à leurs faiblesses. Cependant il s’agirait de tenter aujourd’hui, par les forces parlementaires, une entreprise dont peut dépendre la sécurité de l’avenir ; il s’agirait d’enlever la majorité et le pouvoir à une coterie rétrograde qui compromet et use à son profit toutes les ressources de l’état, tous les ressorts de la constitution, qui se couvre d’une autorité légalement inviolable, et qui prend pour bouclier le nom du chef irresponsable de l’état. Or, comme l’a fort bien dit M. Odilon Barrot, si le roi est le bouclier, il recevra tous les coups. En défendant le Siècle, le chef de l’opposition parlementaire a traité admirablement la question constitutionnelle du gouvernement des trois pouvoirs. On ne saurait à la fois mieux défendre les libertés nationales et satisfaire aux convenances politiques. Le Journal des Débats, suivant une tactique assez grossière, s’est efforcé de compromettre M. Barrot par des éloges qui avaient au moins dans ses colonnes le mérite de la nouveauté : il a presque mis sur la même ligne la harangue de M. Guizot à Lizieux et l’éloquent plaidoyer de M. Barrot ; mais cette mauvaise foi sera sans succès, et personne ne croira à cet accord de principes entre M. Guizot et l’orateur de la gauche.

Dans le procès du Siècle, les récusations du ministère public s’adressant à trois avocats et à d’autres jurés exerçant des professions libérales, ont produit au Palais la plus pénible impression. On se demandait comment, dans une question de droit public, les agens du pouvoir repoussaient avec empressement les jurisconsultes et les hommes que leur éducation prépare davantage à l’intelligence des controverses constitutionnelles. En général, les dernières lois proposées par le ministère ont fait, dans le juste-milieu même, dans le commerce, dans la banque, dans le barreau, un ravage effrayant ; elles y ont porté la désaffection, la défiance de l’avenir. Les jurisconsultes sont scandalisés de la légèreté avec laquelle on bouleverse les principes de toute procédure ; on trouve exorbitante la demande d’un majorat à perpétuité au capital de 40 millions ; est-il habile d’exiger tant d’argent d’un pays auquel on prêche chaque matin le culte exclusif des intérêts matériels ?

On commence à s’occuper beaucoup de Constantine. L’Afrique prend de jour en jour plus d’importance dans les affaires de la France. La disgrace que les élémens ont fait éprouver à nos armes a tourné sur Alger et sur nous l’attention de l’Europe. On nous regarde ; on nous examine. Saurons-nous reprendre sur l’Arabe l’ascendant que nous n’aurions jamais dû perdre ? Il y va de l’honneur de la France et de la réputation de notre armée. Sans doute, dans les chambres, personne n’osera contester la nécessité d’une expédition nouvelle ; mais les ennemis de la colonisation africaine se préparent à diriger leurs attaques contre l’occupation même de l’Afrique par nos armes, et contre la noble entreprise de la civiliser par nos mœurs et nos lois. Il est triste de dire que l’évènement de Constantine, non-seulement a relevé le courage des anciens adversaires de la colonie, mais a fortement ébranlé la conviction d’hommes sincères qui, jusqu’à présent, avaient été favorables à notre séjour en Afrique. Et cependant qu’y a-t-il de changé depuis l’été dernier ? Une expédition mal conçue, mal dirigée, a échoué, non pas même contre la valeur arabe, mais contre la malignité des saisons et des élémens, et l’on veut conclure de ce fâcheux contre-temps qu’il faut renoncer à l’occupation de l’Afrique ! Mais depuis quand, dans les grandes entreprises, ne rencontre-t-on ni obstacles ni revers ? Les Romains ont-ils été sur cette même terre toujours heureux ? L’échec de Constantine est un avertissement sévère qui doit, non pas nous abattre lâchement, mais nous faire envisager tout le sérieux de l’occupation africaine, et commencer pour nous une ère nouvelle d’expéditions habilement concertées et de vastes combinaisons. On ne doit pas se dissimuler qu’il sera plus difficile de prendre Constantine la seconde fois qu’il ne l’eût été la première. L’Arabe est averti ; il fait contre nous de grands préparatifs. Tunis approvisionne Constantine : elle lui envoie des armes, des canons, des combattans ; quelques-uns de nos ennemis d’Europe ne se refuseront pas le plaisir de prêter à Achmet-Bey le secours de la science européenne. À coup sûr, toutes ces difficultés ne feront qu’aiguillonner notre armée ; mais il ne faut pas qu’ici elles servent à répandre le découragement et l’effroi. Il faut le dire, la question d’Afrique est une espèce de pierre de touche qui sert à distinguer dans les partis et dans les hommes la politique bourgeoise de la politique d’état. C’est à regret que nous rencontrons, parmi les adversaires de la colonie, un homme parlementaire dont nous aimons à louer le talent quand il s’applique aux questions constitutionnelles et légales qui lui appartiennent par une incontestable compétence. Pourquoi M. Dupin a-t-il été se jeter étourdiment dans la question d’Afrique ? Qui l’y poussait ? Voit-on en Angleterre les grands jurisconsultes de la chambre des communes et de la chambre des lords aborder inconsidérément les questions étrangères à leurs études et à leur profession ? Ne voudra-t-on jamais se persuader qu’un homme est plus fort en se limitant lui-même, et en ne répandant pas au hasard sa parole vagabonde ? Mais, enfin, puisque M. Dupin avait pris à partie le maréchal Clausel, pourquoi a-t-il voulu se tirer d’affaire en attaquant l’Afrique elle-même ? Cette sortie inconsidérée contre notre colonie a vivement affligé les nombreux amis de M. Dupin ; l’honorable président de la chambre doit ménager son influence et son intervention à raison même de leur importance. Au surplus, il n’a pas tardé à rencontrer de vigoureux contradicteurs dans la sphère la plus élevée. Jeudi dernier, à l’hôtel de la présidence, M. le duc d’Orléans a brillamment combattu l’avis de M. Dupin ; il a montré sur quelles larges bases il entendait l’occupation de l’Afrique par les armes et la civilisation de la France. Les nobles et vives paroles du prince ont produit sur l’assemblée une impression profonde ; il y avait, dans cette manière d’envisager l’Afrique, de l’homme d’état et de l’homme de guerre. L’abandon d’Alger est, au reste, une lâcheté chimérique à laquelle on n’arrivera jamais, et il y a de la justesse dans ce propos d’un diplomate qui disait : Vous n’aurez pas de dix ans un gouvernement assez fort pour abandonner Alger, car, en abandonnant Alger, vous auriez à reprendre les frontières du Rhin. Il est déplorable que l’esprit politique soit si peu répandu même chez les hommes qui ont mission officielle de s’occuper des affaires publiques, qu’il n’y ait pas unanimité à considérer Alger comme une arène nécessaire à nos soldats, comme une station nécessaire à nos flottes, comme un débouché à la surabondance de notre population et de notre activité intérieure. Si des fautes ont été commises, il faut les punir ; mais il serait insensé d’envelopper la colonie dans une fâcheuse solidarité. À ce propos, il nous semble que M. le maréchal Clausel montre une singulière patience à attendre le moment d’une explication publique et parlementaire sur ses actes et sa gestion. C’est trop de résignation et d’apathie. M. le maréchal devrait attacher plus de prix à instruire sur-le-champ l’opinion ; ne lui a-t-on pas offert dans les rangs de l’opposition de provoquer en son nom une explication immédiate ? C’était son droit ; c’est son devoir. M. Clausel a préféré passer son temps à visiter les ministères et les bureaux, à quêter la promesse du commandement de la nouvelle expédition. Jusqu’à présent on l’a leurré, on s’est attaché à le tenir en suspens sans rien refuser ni promettre ; mais aujourd’hui il ne saurait se flatter de ramener nos soldats sous les murs de Constantine. Le choix de son successeur comme gouverneur-général, choix qu’il ne peut ignorer, doit lui faire pressentir une disgrace complète.

Au sujet du gouvernement d’Alger, il avait passé dans quelques hautes têtes de la doctrine une imagination toute poétique qui leur paraissait le chef-d’œuvre du machiavélisme. On avait songé à proposer à M. Thiers la vice-royauté d’Alger, avec la perspective d’une gloire immense et le surnom d’africain à conquérir. À ces insinuations, l’ancien ministre des affaires étrangères demanda si les doctrinaires, qui se montraient si généreux, pouvaient garantir pour eux-mêmes la durée de leur propre pouvoir ; s’ils avaient cinq ans de ministère assurés, s’ils pouvaient promettre à leur vice-roi cinquante mille hommes et quarante millions à dépenser par an. La réponse a coupé court aux propositions. M. Thiers avertit aussi en souriant qu’on prît bien garde à lui s’il allait en Afrique, qu’il pourrait bien attaquer Tunis et Maroc. Il a fallu renoncer à l’idée de précipiter l’ancien président du conseil dans une gloire lointaine et nouvelle ; M. Thiers restera en face des doctrinaires et n’ira pas en Afrique.

Le coup fatal qui frappe M. Guizot dans ses affections les plus chères, intervertit l’ordre des travaux de la chambre, qui ne saurait discuter la loi sur l’instruction secondaire sans la présence du ministre de l’instruction publique. On va passer un peu à contre-cœur à la discussion de la loi sur l’organisation de la garde nationale, dont on se soucie assez peu sur tous les bancs. On est préoccupé et on attend ; l’ingratitude de la situation pèse sur tout le monde. Le ministère ne croit pas à l’adhésion franche de la chambre ; la chambre, de son côté, sent très bien que le ministère manque d’union et de durée, et cependant elle semble craindre d’amener elle-même sa chute par une manifestation un peu franche. La fraction doctrinaire a perdu l’espoir de constituer à elle seule une administration ; mais elle s’attache à tenir en échec les forces qui ne sont pas les siennes ; on peut demander jusqu’à quel point il est gouvernemental de travailler à empêcher l’avènement d’un pouvoir homogène, quand on est dans l’impuissance de l’établir soi-même. Cette situation si perplexe doit s’aggraver encore, si la chambre, paralysée par de vagues menaces de dissolution, ne se détermine pas à prêter un appui positif aux élémens anti-doctrinaires de l’ancienne majorité. La chambre ne saurait se préoccuper de cette intimidation de nouvelle espèce ; elle peut, sans péril pour elle-même comme pour le pouvoir, travailler au remaniement du cabinet, puisqu’elle a dans son sein une majorité pour appuyer sur-le-champ une administration qui s’éloignerait des voies réactionnaires du 6 septembre. On lui dit que le rejet des lois présentées n’amènerait pas la chute du ministère : n’importe, qu’elle les rejette toujours, si elle les trouve impraticables et funestes. Un pouvoir politique ne doit jamais manquer à sa position et à ses devoirs ; il se rend l’avenir plus facile en suivant sincèrement ses convictions ; si le pouvoir parlementaire usait avec franchise de son autorité constitutionnelle, non-seulement il se relèverait, mais il rendrait au gouvernement même la force morale qui lui manque aujourd’hui.


M. Janin, dans un de ses derniers feuilletons du Journal des Débats, s’est permis de qualifier cette Revue de médiocre et d’obscure, ajoutant que c’était une revue de l’autre monde, et autres facéties. La phrase est d’une crudité choquante que le Journal des Débats a, en général, pour principe d’éviter, et qui sort de ses habitudes de prudence assez polie. Comme ce journal est semblable à ces états despotiques où le gouvernement répond de tout ce qui s’imprime chez lui, nous tenons compte à la direction du journal de cette agression tout-à-fait indécente, et qui a été certainement, sinon commandée, du moins permise. En ce qui concerne particulièrement M. Janin, la Revue des Deux Mondes doit pourtant reconnaître qu’elle a mérité cette offense. Elle a refusé d’insérer sur l’auteur du Chemin de traverse tout article plus ou moins connu et agréé de lui ; elle n’a pas consenti à le laisser juger et louer comme il l’entendait lui-même ; et, nonobstant toute sollicitation, elle l’a fait apprécier dans un article indépendant, avec une étendue, avec une attention qu’un amour-propre mieux placé aurait dû trouver déjà fort indulgente et fort honorable.


— La tentative hasardée par M. Alfred de Vigny, pour tirer l’art dramatique de la voie fausse où il était engagé, commence enfin à porter des fruits. Voici un jeune écrivain plein d’avenir, qui s’élance, sur les traces de l’auteur de Chatterton, à la découverte du drame philosophique. Le Riche et le Pauvre est une œuvre conçue dans des idées de progrès social en même temps que de progrès littéraire, ce qui est un double titre à l’approbation des esprits sérieux. Sans vouloir parler ici du roman de M. Émile Souvestre, dont cette pièce est tirée, roman sur lequel nous comptons revenir d’ailleurs, félicitons l’auteur de s’être proposé un but sensé. Ce qui plaît dans le drame de M. Émile Souvestre, c’est que, d’abord, c’est une œuvre de travail et de conscience ; ensuite, c’est que l’on n’y remarque pas la prétention d’imposer un système au public. Cependant nous reprocherons à M. Souvestre d’avoir trop donné peut-être dans la réaction. Sans doute il est misérable de voir l’art dramatique réduit à une fantasmagorie perpétuelle ; sans doute il est puéril de faire d’un drame un prétexte à décorations, mais ce n’est point à dire pour cela que le Spectacle doive être oublié complètement. Or, dans le Riche et le Pauvre, M. Souvestre s’est plus préoccupé évidemment de satisfaire notre cœur que nos yeux. La balance n’est pas égale. À tout prendre, néanmoins, il vaut encore mieux sentir que voir.

L’idée du drame dont nous parlons est fort simple. L’action se passe entre deux acteurs, comme l’indique le titre, un pauvre et un riche, Antoine et Arthur. Pendant les deux premiers actes, nous sommes témoins de la destinée diverse des deux héros. Nous voyons d’un côté l’élégant Arthur, à qui tout sourit, que tout sert, qui arrive à tout par cette seule raison qu’il est riche ; de l’autre, Antoine dans une mansarde, écrasé sous le poids de son infériorité sociale : tout lui est contraire, tout lui est hostile ; au fond de toute tentative généreuse il ne rencontre que le découragement. Pourquoi ? parce qu’il est isolé dans le monde. Pourquoi est-il isolé ? pourquoi, comme Arthur, n’a-t-il pas des amis qui le protègent ? parce qu’il est pauvre, et que, dans le monde, le vice, le crime peut-être, est moins méprisé que la pauvreté.

Après le développement de ces deux positions si différentes arrive le troisième acte, qui est vraiment beau. Ce n’est plus seulement la misère qu’Antoine doit combattre ; ce n’est plus seulement contre la faim qu’il doit lutter, c’est contre sa propre mère, qui, aigrie par les mauvais succès de ce fils en qui elle avait placé tant d’espérances, le rudoie, le maltraite, le maudit. Et comme si ce n’était pas assez de tant de souffrances pour briser le cœur du pauvre Antoine, l’amour se déclare encore contre lui.

Il aime ; mais il oublie qu’il ne peut rien offrir à celle qu’il aime que le partage d’un martyre silencieux. C’est alors que le riche Arthur se rencontre encore sur sa route pour l’écraser. Louise, la jeune fille pour qui soupire Antoine, devient la maîtresse d’Arthur. Antoine tue Arthur.

Il n’y a pas une grande invention en apparence dans ce sujet, et pourtant M. Émile Souvestre en a tiré si grand parti, que l’intérêt ne languit pas un seul instant pendant les cinq actes dont se compose cette pièce. Le caractère de la mère d’Antoine est tracé de main de maître. Le troisième et le cinquième actes sont pleins de larmes et d’émotions.

Avoir réussi à marier une idée philosophique à une intrigue amoureuse avec assez de bonheur pour que l’enseignement ne soit pas monotone, c’est assurément la preuve d’une extrême habilité et le présage d’un grand talent dramatique. Bocage a pour sa part, vaillamment contribué au succès de M. Émile Souvestre. Le rôle d’Antoine est sans contredit la plus belle, la plus intelligente de ses créations, sans en excepter Antony.


— Les trois premières séances de musique instrumentale données dans les salons de M. Érard, par MM. Liszt, Urhan et Batta, ont obtenu un succès bien légitime. Le choix des morceaux et la pureté de l’exécution ne pouvaient manquer d’exciter dans l’auditoire une admiration générale, et c’est ce qui est arrivé. Les trios et les sonates de Beethoven sont des œuvres du premier ordre, et qui soutiennent dignement la comparaison avec les symphonies de ce maître illustre. M. Liszt, en exécutant la partie de piano de ces créations exquises, a su concilier le goût et l’ardeur. M. Batta a tiré du violoncelle des accens pleins de grace et d’émotion. M. Adolphe Nourrit a été excellent dans plusieurs mélodies de Schubert. De pareils concerts sont de véritables services rendus à la musique sérieuse. Aussi la foule se presse-t-elle dans les salons de M. Érard, foule attentive, éclairée, qui ne bat des mains qu’après s’être assurée que les applaudissemens sont mérités. La quatrième et dernière séance aura lieu samedi prochain, 18. Beethoven, comme dans les trois premières séances, fera les frais de la soirée.


— Nous recommandons au public, comme un des plus beaux livres à illustrations, les Fables de La Fontaine que publie en ce moment le libraire Fournier. Rien n’a été négligé pour faire de cette édition l’une des plus correctes que nous ayons. Le typographe y a mis ses plus jolis fleurons, et Grandville l’a illustrée ; Grandville, à qui nous devons les nouvelles gravures des chansons de Béranger, et les charmantes scènes des Métamorphoses du jour. C’était à lui qu’il appartenait de donner un costume, une physionomie à ces animaux que le bon fabuliste a si bien fait parler, et il s’est acquitté de cette tâche difficile avec un art exquis. Parfois il a traduit fidèlement la pensée du poète, parfois aussi il l’a développée, il l’a habillée à sa manière. Il a donné au chien le collier de fer et l’habit de livrée, au loup la veste en lambeaux et la massue de l’outlaw. Sa cigale est une petite demoiselle fort éveillée qui se croit venue au monde tout exprès pour danser, et la fourmi est une bonne femme bien avisée et bien prudente qui pense à l’avenir. Avec ces dessins, les Fables de La Fontaine n’ont besoin ni de notes, ni de commentaires, le crayon de Grandville est le plus spirituel et le plus habile de tous les commentateurs.