Chronique de la quinzaine - 14 février 1853

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Chronique n° 500
14 février 1853


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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14 février 1853.

Est-il donc des momens où il passe dans l’air quelque chose d’inconnu et de mystérieux qui réveille subitement les esprits en faisant naître les incidens brusques et inattendus ? Et par quel capricieux hasard ces incidens viennent-ils se mêler aux bruits expirans d’un temps de fêtes et de plaisirs quelque peu échevelés ? Des arrestations en assez grand nombre à Paris, une tentative d’insurrection à Milan, tout cela presque le même jour, presque à la même heure, comme des nuages montant à deux points différens de l’horizon ! Heureusement la simultanéité est le seul lien entre ces incidens ; il n’y a aucune autre analogie dans la nature des faits, et encore moins peut-il y en avoir dans les résultats ; il semble au contraire que le caractère primitif des arrestations opérées à Paris tende à s’atténuer de plus en plus, soit par la mise en liberté successive de la plupart des personnes arrêtées, soit par la lumière qui se fait sur les inculpations dont sont encore l’objet celles qui restent détenues. D’un complot contre la sûreté de l’état, l’accusation passe à un délit de propagation de fausses nouvelles, et, sous cette forme, elle rentre dans le ressort de la justice ordinaire. Les tribunaux auront donc à se prononcer sur ce qui semblait dès l’abord être un acte préventif de sûreté publique, et revêtir à ce titre un caractère essentiellement politique. S’il y a eu délit, la justice le dira infailliblement, de même que s’il y a quelque question de légalité douteuse, elle fixera les incertitudes de la loi ; c’est là sa mission et son œuvre dans ce cas spécial. En assumant la responsabilité de la mesure qu’il a cru devoir prendre, le gouvernement avait visiblement pour but d’atteindre d’une manière plus générale un commerce suspect de fausses nouvelles, de bruits injurieux, de correspondances agressives, et c’est là le seul point où on peut s’arrêter.

C’est toujours sans doute une triste guerre que celle qui consiste à propager des bruits nés on ne sait d’où, à accréditer l’injure clandestine, à imaginer chaque jour des scissions et des crises, à travestir les hommes et les choses ; il n’en faudrait point cependant grossir l’importance. De tout temps, on a pu voir à l’œuvre cet étrange besoin de savoir plus que ce qui existe réellement et de dire plus que ce qui est vrai. Naturellement ce besoin change d’expression selon les circonstances ; il trouve une issue dans les journaux quand les journaux ont le droit de tout dire, de tout imprimer, de tout divulguer. Il prend la forme d’un bruit, d’une rumeur voyageuse, d’un mot échangé en passant, d’une confidence qui, sans être publique, appartient à tout le monde, sous l’empire des régimes qui imposent une plus étroite réserve. Si ces régimes sont quelquefois une garantie, ils ont souvent aussi un inconvénient dont ils souffrent eux-mêmes : c’est qu’ils fournissent un prétexte pour dire tout bas ce qu’en aucun cas on n’oserait dire tout haut ; c’est que la crédulité s’y développe d’une manière singulière, au point d’ajouter foi aux plus ridicules commérages comme aux fables les plus impossibles. Tout ce que peut faire l’autorité publique, c’est d’intervenir là où cette propagation clandestine prend le caractère de la diffamation et de l’injure. Quant au reste, quant à ce besoin particulièrement inhérent à l’esprit français de chercher partout un aliment, de se répandre dans les conversations, de faire tout comparaître à son tribunal, souvent plus amusant que juste, mieux que tout autre le gouvernement peut savoir s’il est toujours facile et même s’il est utile de lutter avec l’impalpable et l’inconnu, avec ce délit perpétuel et insaisissable des imaginations inventives et médisantes. Si les gouvernemens s’imposaient un tel travail, ils trouveraient probablement bien des coupables, à commencer fréquemment par leurs amis eux-mêmes, car quel est l’homme en France qui se refuse le plaisir d’une saillie, même contre le pouvoir qu’il sert ? Ce qu’il y a donc de mieux pour le gouvernement, il nous semble, c’est, sans abdiquer le droit de réprimer, quand il peut, les fables injurieuses et les nouvelles mensongères, de leur opposer surtout les actes d’une politique intelligente et juste. Quelque place qu’occupent parfois dans le mouvement social les bruits et les rumeurs, les choses sérieuses ne laissent point d’y reprendre naturellement leur rang ; il y en a un nombre suffisant aujourd’hui. La session législative s’ouvre à l’heure où nous sommes. Hier à peine M. le ministre des finances, dans un rapport à l’empereur, exposait les résultats de l’exercice financier de 1852 et l’état présent des ressources du trésor. Il y a peu de jours, le gouvernement décrétait la création d’un conseil supérieur de l’agriculture, du commerce et de l’industrie. Plus que jamais l’Algérie devient en ce moment l’objet de l’attention universelle. Enfin, depuis quinze jours, le conseil supérieur de l’instruction publique tient une laborieuse session. À travers les mobilités de la politique, n’aperçoit-on pas là quelques-uns des élémens les plus sérieux de la présente situation de la France au point de vue de ses intérêts positifs et permanens ?

C’est aujourd’hui même en effet que s’ouvre la session législative légale et régulière. Elle s’ouvrait il y a un an au lendemain du 2 décembre, elle s’ouvre maintenant au lendemain du rétablissement du pouvoir monarchique. Très probablement une communication de l’empereur viendra exposer l’état général des affaires, du pays. On sait suffisamment du reste que le corps législatif n’a point à délibérer de réponse à ces manifestations du chef de l’état ; il n’y a plus de discussion de l’adresse, selon les usages parlementaires d’autrefois. Il est hors du domaine des assemblées de passer en revue dans de solennels et vifs débats tous les points de la politique extérieure et intérieure. Le corps législatif se retrouvera tout de suite en face de ses travaux, en présence de quelques-uns des projets dont il a pu être saisi l’an dernier et de ceux qui pourront être proposés à ses délibérations cette année. Moins ses prérogatives sont étendues au point de vue politique, plus il semble que ses investigations et son contrôle doivent se porter sur certaines matières des plus graves encore, telles que l’état des finances. Le budget est une occasion naturelle. C’est au corps législatif de vérifier, d’analyser, de décomposer cette situation financière dont M. Bineau traçait l’autre jour le tableau dans ce rapport dont nous parlions. Envisagée dans son ensemble, certes cette situation n’a rien que de pleinement rassurant. L’ordre a rendu leur essor aux affaires, et en le rendant aux affaires, il l’a rendu aux recettes publiques. Que voit-on dans le rapport de M. Bineau ? C’est que les revenus indirects de 1852 non-seulement ont dépassé de plus de 60 millions les produits de 1851, mais qu’ils ont encore surpassé de 28 millions les prévisions sur lesquelles était basé le budget. 1851 a laissé un découvert de 100 millions, celui de 1852 est réduit à 28 millions ; il était primitivement porté à 103 millions. En comptant sur le développement régulier et normal des intérêts, sur le progrès de la fortune publique, on pourrait espérer voir les recettes de l’état s’élever insensiblement au niveau des dépenses, et le budget atteindre à l’équilibre, cet équilibre tant souhaité et toujours si vainement poursuivi. La situation financière de notre pays se présenterait donc sous un jour des plus favorables, si ce n’étaient les déficits permanens et toujours accrus, qui s’élèvent maintenant à 700 millions environ. Il est pourvu à ces charges, on le sait, avec les ressources de la dette flottante, qui se compose des fonds des caisses d’épargne, des bons du trésor, etc., et qui monte aujourd’hui à 690 millions.

Le chiffre élevé de la dette flottante ne constitue pas une difficulté pour le moment ; en serait-il ainsi dans toutes les éventualités ? On peut éviter le danger, dira-t-on, en évitant les révolutions. Soit, nous ne demandons pas mieux que de voir cette chance disparaître de la liste des éventualités humaines ; mais telle est l’extrémité singulière que créent les révolutions : si on compte sans elles dans les calculs financiers, on est imprudent et téméraire. Si on fait trop de place à ces redoutables probabilités, on craint d’agir, on restreint toute prévision, on vit au jour le jour, et l’essor du pays se trouve paralysé. Il faut donc tâcher de passer à travers ces écueils, en engageant l’avenir avec une prévoyante modération, en disposant du présent avec sagesse. Quant au présent, M. le ministre des finances donne une assurance qui sera certainement reçue avec joie, c’est que de nouvelles charges ne seront point imposées au pays, ce qui exclut d’avance toute pensée de faire revivre les projets de taxe qui avaient été présentés l’an dernier au corps législatif. Si le rapport ministériel révèle d’une manière générale l’amélioration des intérêts et des affaires, le compte-rendu annuel de la Banque l’exprime aussi sous une forme particulière par l’immense accroissement des opérations de cet établissement. Dans le compte-rendu de la Banque comme dans le rapport de M. Bineau, il y a une chose qui nous frappe, c’est que dans ces deux exposés financiers, on se félicite également de voir la fortune publique remonter aujourd’hui au niveau de 1847, et en effet cela suppose un grand et vigoureux effort ; il y a bien de quoi s’arrêter un moment à constater le point où on se trouve ramené, comme lorsqu’on a parcouru une route longue et scabreuse. Mais tout ce qui a été perdu dans l’intervalle, mais les déficits qui restent comme un poids sur le pays, mais toutes les forces employées pendant quatre années à lutter contre la ruine, au lieu de se tourner vers les entreprises fécondes ! Le seul progrès que permettent les révolutions consiste-t-il donc à revenir au point où on se trouvait avant qu’elles éclatassent ? Encore n’y revient-on que meurtri, avec bien des plaies à guérir et dans des conditions totalement transformées. Dans cette situation nouvelle, plus le gouvernement est investi d’une immense autorité, plus il lui est utile de s’entourer de toutes les lumières dont le concours peut rendre son initiative intelligente et efficace. N’est-ce point là la pensée qui a présidé à la création d’un conseil supérieur de l’agriculture, de l’industrie et du commerce ? Le rapport de M. Troplong sur le sénatus-consulte qui rétablissait l’empire laissait pressentir cette création, aujourd’hui réalisée. Le nouveau conseil est nommé par le gouvernement, il ne saurait donc entraver son action. Les avis ne sont pas obligatoires, mais ils doivent nécessairement avoir un grand poids. C’est un organe attitré des besoins et des intérêts, un intermédiaire utile dont l’influence toute pratique peut contribuer à faire marcher d’accord le gouvernement et l’opinion publique vers la solution des grands problèmes de l’industrie et du commerce.

Cet accord de l’opinion publique et du gouvernement sur quelques-uns des points qui touchent le plus essentiellement à la grandeur du pays n’est-il point la première garantie d’une impulsion juste et féconde ? N’est-il point la condition la plus nécessaire et la plus favorable ? La France aujourd’hui, après avoir épuisé toutes les fortunes politiques, est en train d’aimer le repos et de chercher partout des alimens à son ardeur de conquêtes matérielles et pacifiques. L’Algérie lui en offre un naturellement. Lorsque l’empereur, dans son discours de Bordeaux, disait qu’il y avait pour la France, de l’autre côté de la Méditerranée, un royaume à fonder, il indiquait une de ces œuvres où cet accord dont nous parlions entre l’opinion publique et le gouvernement est le plus nécessaire : il montrait un champ nouveau d’activité. Ce n’est pas qu’il n’ait été fait beaucoup jusqu’ici en Afrique. La guerre d’abord a été faite résolument, victorieusement, de manière à ne laisser aucun doute sur les chances de notre domination. Il peut y avoir encore des soulèvemens partiels en Afrique, les grandes résistances sont vaincues, les grands obstacles sont brisés. L’Algérie tout entière est au pouvoir de nos armes, et la récente prise de Laghouat n’a fait qu’ajouter une garantie de plus à notre prépondérance. Maintenant, sous la protection de l’épée de nos soldats, la place reste libre à l’organisation, au travail, à la colonisation, à l’assimilation complète de ce vaste territoire. Il a été question dans ces derniers temps, assure-t-on, d’un sénatus-consulte destiné à régler la constitution de l’Algérie, et à cette question s’en joignait une autre, celle de savoir en quelles mains reposerait le gouvernement supérieur de la colonie. On n’en est point à savoir que le nom d’un prince de la famille impériale a été prononcé. Les futurs ministres de la future vice-royauté étaient même déjà désignés par la rumeur publique, ce qui, vu quelques-uns des noms mis en avant, ne pouvait être évidemment qu’une calomnie à l’égard du gouvernement et à l’égard des hommes ainsi désignés. Autant qu’on en puisse juger d’après les apparences actuelles, rien ne semble, pour le moment, aussi avancé qu’on a pu le croire. Ceci est en quelque sorte le côté purement politique des affaires de l’Algérie. Mais le gouvernement paraît en même temps porter son attention sur bien d’autres matières : il s’occupe, dit-on, d’une réorganisation judiciaire de l’Algérie. Une des plus graves réformes qui se préparent est celle de l’impôt foncier sur les indigènes, impôt dont l’assiette varie jusqu’ici selon les lieux, selon les tribus, et qu’il s’agirait d’établir sur un plan plus uniforme et moins incertain. Et au-dessus de ces divers projets administratifs, il reste enfin la grande affaire de l’Algérie, la colonisation.

Comment arrivera-t-on à peupler l’Afrique ? Comment le travail et l’industrie parviendront-ils à transformer ce sol et à s’approprier ses immenses ressources ? Ce n’est pas qu’à ce point de vue même l’Algérie n’ait fait déjà de notables progrès : on en pourra mieux juger quand le gouvernement aura mis au jour les résultats du mouvement commercial de la colonie en 1852 ; mais le problème de la colonisation reste évidemment entier encore. Or c’est ici que les projets abondent sous toutes les formes. Il y en a de très gigantesques, et il pourrait bien y en avoir aussi de très chimériques. On a parlé d’une puissante compagnie qui se formerait à l’instar de la compagnie anglaise des Indes, et qui se chargerait exclusivement de la colonisation algérienne. Elle demanderait le monopole de l’exploitation des mines, des forêts, de toutes les industries en un mot, sans compter l’exploitation agricole. Il y a une condition qui n’est point de nature, ce nous semble, à faire réussir l’entreprise, c’est que le gouvernement devrait garantir un minimum d’intérêt. Selon un projet différent, l’état, agissant directement, devrait jeter en Afrique cinq cent mille hommes et 500 millions ; mais pense-t-on qu’il soit très facile de trouver ces 500 millions et ces cinq cent mille hommes ? L’état peut beaucoup, il ne peut pas tout cependant. Cela ne veut point dire qu’il doive se mettre à l’écart et laisser tout à faire à l’effort individuel, qui, livré à lui-même, serait impuissant ; cela veut dire que le meilleur système de colonisation est peut-être celui qui exclut tout esprit de système, qui combine l’intervention de l’état avec l’effort individuel. Il est le meilleur parce qu’il est le plus pratique, parce qu’il tient compte de tous les élémens et se prête aux tentatives les plus variées.

Voilà donc quelques-uns des projets les plus récens nés de cette préoccupation très vive des destinées de l’Algérie. Il en est encore d’autres pourtant qui ne sont pas même tous éclos en France. Ainsi il s’est formé à Genève une compagnie dont les propositions sont actuellement soumises au gouvernement français, qui ne semble point éloigné de les accepter. La compagnie genevoise demande une concession de 20,000 hectares aux environs de Sétif. Cette concession sera faite par annuités, à raison de 2,000 hectares par an. La compagnie, quant à elle, s’engage à construire un village de cinquante feux sur chacune de ces portions de 2,000 hectares. Elle déposera au besoin, pour chaque colon, la somme de 3,000 francs que celui-ci devra apporter. Le bénéfice de la compagnie résultera d’un prélèvement de 800 hectares fait à son profit sur chaque concession annuelle. Comme nous le disions, ces propositions sont en ce moment à l’étude. Elles peuvent aboutir à un résultat heureux, justement parce qu’elles ne sont pas gigantesques et qu’elles se présentent dans des conditions plus praticables. Il reste enfin un dernier projet, qui n’est certes point le moins ingénieux : c’est celui de la création de villages départementaux, ou, en d’autres termes, de villages dont la population serait empruntée à chaque département de France. Dans un pays comme l’Afrique, en effet, on a pu le remarquer, les villages se composent souvent d’habitans dont la langue, les mœurs, les usages sont différens ; ce sont des individus qui vivent juxtaposés, ce n’est point une population homogène, vivant de la même vie. Les villages départementaux dont on parle auraient pour but de remédier à cette incohérence, de fortifier la population française, relativement faible en Afrique, de rendre l’émigration plus facile et moins rebutante pour les paysans de nos campagnes, en changeant le moins possible leurs habitudes et en leur faisant retrouver sur le sol africain une sorte d’image de leur patrie européenne. Joignez à tous ces plans de colonisation les projets de chemin de fer, qui commencent à se produire et à se multiplier pour l’Afrique. Il est déjà question de propositions faites au gouvernement pour créer des lignes de fer entre Alger et Blidah, entre Philippeville et Constantine, d’Arzew vers Oran. Comme on voit, l’Algérie exerce sur les imaginations l’influence des terres merveilleuses ; elle fait germer les combinaisons. Dans tous ces projets, ce qui nous semble le plus utile, c’est de faire le moins de part possible au chimérique et au gigantesque. Il ne suffit pas de jeter dans le monde de la spéculation quelque combinaison qui frappe et qui étonne ; on sait ce qui en arrive souvent : l’outre gonflée se crève, après toutefois que les inventeurs ont commencé par se payer de leurs inventions. Il a été fait sur le sol de l’Afrique assez d’expériences pour que l’opinion publique ne s’intéresse qu’aux tentatives sérieuses, et que le gouvernement ne seconde avec une sage hardiesse que les entreprises possibles et réellement fécondes.

Nous parlons ici d’un intérêt en quelque sorte à demi extérieur, puisqu’il suppose une expansion de la France hors de sa sphère d’action continentale. C’est une pensée pratique qui doit régler et féconder cette expansion, et n’en est-il pas toujours ainsi, de quelque intérêt qu’il s’agisse ? La même pensée prudente et pratique ne doit-elle pas présider aux profonds remaniemens que le gouvernement croit devoir accomplir dans diverses parties de l’administration intérieure, notamment dans l’instruction publique en ce moment ? C’est la loi du 15 mars 1850, on ne l’a pas oublié, qui a commencé de modifier d’une manière sensible le principe même du régime de l’enseignement. Le décret du 10 avril 1852, qui trace tout un nouveau programme d’études, est venu, dans un autre ordre d’idées, ajouter à cette transformation. Ce changement profond dans la direction générale de l’instruction publique entraînait nécessairement un assez grand nombre de modifications dans l’économie du régime universitaire. C’est de cet ensemble de modifications, sorte d’appendice du décret du 10 avril, que s’occupe depuis quelques jours le conseil supérieur, sur les propositions de M. le ministre de l’instruction publique. Les règlemens nouveaux soumis au conseil sont de diverse nature ; ils touchent à l’agrégation des lycées, à l’enseignement des facultés des lettres, à l’enseignement du droit romain, à la licence pour les sciences physiques, mathématiques et naturelles, enfin au régime financier des lycées. Déjà des décrets ou des arrêtés sont intervenus sur certains de ces règlemens, notamment sur celui qui concerne l’enseignement du droit romain ; les autres sont encore en discussion au sein du conseil supérieur, et ne tarderont pas, à ce qu’il paraît, à voir le jour. Quelle influence exerceront sur l’instruction publique en France les réformes accomplies depuis quelque temps et poursuivies encore par le gouvernement ? L’expérience seule peut répondre évidemment. Tout ce que le gouvernement peut faire, c’est de marcher avec prudence dans une voie où il a été conduit par un de ces reviremens d’opinion si fréquens aux heures de révolution.

L’instruction publique en effet, telle qu’elle a été longtemps constituée, a été l’objet de bien des accusations : cela tient un peu à ce qu’on est en général bien aise de se décharger sur quelqu’un ou sur quelque chose de la responsabilité d’un mal universel où tout le monde a sa part. L’instruction publique, cette fois, a été un des coupables. Sans partager bien des injustices et bien des préjugés d’esprits superficiels, quelle a été en réalité la faute de l’instruction publique ? C’est d’avoir été de son temps, d’avoir flatté peut-être quelquefois des goûts, des instincts, des enivremens factices au lieu de les réprimer, d’avoir cédé à des tendances qui l’éloignaient insensiblement de son but. La discipline morale a commencé par disparaître de l’éducation publique, et cette discipline, ce n’est point malheureusement avec des règlemens ou des décrets qu’on peut la faire renaître. Une fois sur ce terrain, d’autres déviations sont venues et se sont manifestées sous plus d’une forme. S’il y a bien des professeurs de tout âge et à tous les degrés de renseignement qui sont restés fidèles à leur rôle, à leur mission, à leur caractère, n’est-il pas vrai qu’il en est bien d’autres qui ont été moins occupés de rester des maîtres attentifs et pratiques que d’être des esprits brillans et instruits parfois, il est vrai, mais plus habituellement tournés vers le dehors que vers l’intérieur modeste de leur classe ? Le caractère propre du maître s’est atténué en eux. En ce qui touche les élèves eux-mêmes, n’est-il point vrai encore que l’enseignement a été considéré comme une sorte de gymnastique à l’aide de laquelle ils se sont accoutumés à prendre avec hâte et précipitation une teinture générale de tout, qui leur procurait l’illusion de la science sans leur en laisser la réalité ? L’instruction publique est devenue ainsi telle que nous l’avons vue, — plus littéraire que morale, plus superficielle que profonde, plus étendue que substantielle.

Si les réformes actuelles ont pour résultat de ramener l’instruction publique à son but, de coordonner les études, de les fortifier en les spécialisant, de leur faire regagner en solidité ce qu’elles peuvent perdre en étendue, il ne faut pas s’en plaindre. C’est ce qui doit dominer les modifications auxquelles renseignement est soumis depuis quelque temps ; c’est là, il nous semble, la pensée des divers règlemens que le conseil supérieur a eu à discuter dans ces derniers mois. C’est aussi à cette pensée que se rattachent toutes les dispositions qui tendent à rendre un caractère plus pratique au professorat dans les lycées. Le projet sur l’agrégation n’est, au reste, que l’application du décret du 10 avril. Quant au règlement sur le régime financier des lycées, il a un double but, celui de combler le déficit permanent qui existe dans le budget de l’instruction publique et d’améliorer la situation matérielle des professeurs. M. le ministre de l’instruction publique se propose d’y arriver sans demander à l’état un supplément de dotation, par l’élévation modérée des rétributions que paient les familles pour l’éducation de leurs enfans. La modicité de ces rétributions produit aujourd’hui un fait singulier : c’est que le nombre des élèves, au lieu d’être un élément de prospérité pour un lycée, est au contraire un élément de ruine. Ainsi les lycées les plus renommés de Paris sont ceux qui ont besoin de la plus forte part dans la subvention de l’état. Une légère élévation de prix doit suffire, dans la pensée de M. le ministre de l’instruction publique, pour combler le déficit de 300,000 fr. qui existe dans le budget de l’enseignement, et pour améliorer la situation des professeurs, en augmentant leur traitement éventuel, qui se compose d’une part proportionnelle dans les rétributions universitaires. À cela on objecte que l’élévation du prix aura pour effet d’éloigner un grand nombre d’élèves et d’altérer le caractère démocratique de l’université ; mais n’est-ce point mêler à cette question une considération qui lui est étrangère ? Le but de l’instruction publique n’est point d’instruire le plus grand nombre, mais d’instruire le mieux possible, dans les conditions les plus efficaces et les plus favorables. Le but de l’état en particulier est de maintenir dans ses lycées un niveau d’enseignement qui les rende toujours préférables pour ceux qui recherchent les études élevées. C’est là la pensée supérieure à réaliser, et dont on ne paierait pas trop cher la réalisation, dût-on être obligé, pour cela, d’améliorer sous une autre forme la situation des professeurs. Il y a dans le nouveau règlement une disposition qui, nous l’avouons, est à nos yeux plus susceptible d’être contestée. D’après le règlement, le traitement affecté au professorat serait alloué à l’ancienneté et au choix sans distinction de grade et de nature d’enseignement, de telle sorte qu’un professeur élémentaire pourrait toucher un traitement supérieur à celui d’un professeur de rhétorique. Il y a là, il nous semble, une innovation assez grave, fondée peut-être sur une erreur qui consiste à attacher exclusivement à l’homme le traitement qui s’attache souvent à la fonction. De quelque manière qu’on juge, et sans déprécier aucun service, il y a évidemment une distinction à faire entre une chaire élémentaire et une chaire de rhétorique ; c’est le même principe qui fait la différence entre les fonctions de substitut et celles de procureur-général. Quoi qu’il en soit, le règlement sur le régime financier des lycées se lie à un ensemble de réformes dignes de toute considération, et auxquelles M. Fortoul consacre une incessante activité.

Toutes ces choses que nous énumérons, les finances en voie de s’améliorer, la colonisation de l’Algérie qui s’élabore, l’instruction publique qui se transforme, ce sont là des intérêts supérieurs et permanens qui sont la meilleure garantie de la paix. Ils ont besoin de l’ordre et du calme au dedans et au dehors. Ce qu’il y a de plus singulier, c’est qu’au moment même où la paix semble ressortir le plus invinciblement de la situation morale et matérielle des peuples, il y a des esprits qui s’amusent à allumer pour leur passe-temps toutes sortes d’incendies européens, à brûler de la poudre dont l’odeur ne se fait sentir heureusement que dans les brochures. C’est le contraste entre l’imagination et la réalité. On n’a point sans doute oublié la grande querelle récemment engagée entre les Limites de la France et les Limites de la Belgique, querelle où nous avons mêlé à tort, à ce qu’il paraît, le nom de M. Jottrand, avocat de Bruxelles. M. Jottrand n’est point l’auteur des Limites de la Belgique ; nous nous sommes trompés sur le nom, point sur les idées, dont M. Jottrand ne semble guère décliner la solidarité, et encore notre erreur était-elle celle de bien des gens en Belgique, par une raison assez naïve : c’est qu’on supposait que l’honorable avocat de Bruxelles pouvait seul avoir l’idée d’annexer la France à la Belgique. Il paraît qu’il n’en est pas ainsi. Au fond, d’ailleurs, peut-être eût-il mieux valu que M. Jottrand fût l’auteur de ce singulier livre, parce qu’enfin il n’eût risqué que lui-même ; il n’eût pu, par sa position, éveiller la pensée d’une solidarité que le gouvernement belge désavouerait certainement, à moins que le cabinet de Bruxelles ne sente le besoin à son tour de jouer son rôle dans ce drame de l’imagination effarée dont nous parlions. Pour le moment, la question reste donc indécise sur le point de savoir si c’est la Belgique qui sera annexée à la France, ou la France à la Belgique. Le feu s’éteint de ce côté ; mais il s’ouvre aussitôt sur un autre point, et nous voici retombés en pleine invasion de l’Angleterre. C’est là tout simplement ce que l’auteur des Lettres franques a à proposer au gouvernement français. Il ne faut à l’ardent ennemi du nom britannique rien moins que l’immolation de l’Angleterre, pour le plus grand honneur de l’humanité et de la morale. Faute de voir son idée acceptée par le gouvernement, l’auteur se verra dans l’obligation de la porter à M. le comte de Chambord, qui la mettra très certainement à exécution au premier jour. L’auteur des Lettres franques semble en effet appartenir à une certaine fraction du parti légitimiste qui fait beaucoup d’articles avec les Anglais de l’extérieur et de l’intérieur, et qui n’a jamais pu trouver une aiguille assez fine pour y mettre son parti en équilibre. Heureusement, dans la présente brochure, les Anglais de l’intérieur ne viennent qu’en post-scriptum ; autrement nous nous figurons qu’ils allaient être convenablement pulvérisés, au moins autant que les Anglais de l’extérieur.

Ce qu’il y a de mieux, c’est que les Lettres franques ont eu à Londres un succès étrange et colossal : elles ont fait baisser les fonds dans la Cité, et probablement aussi la nouvelle milice a fait dans tous les comtés une promenade patriotique, pour repousser les Français prêts à débarquer. Il y a ainsi bon nombre d’Anglais, à ce qu’il paraît, qui croient à une toute prochaine descente d’une armée française. Par bonheur, la paix a trouvé un rude champion en Angleterre : c’est M. Richard Cobden. M. Cobden tient des meetings pour la concorde universelle et rédige des brochures. Il réunit le congrès de la paix et tient bon contre tous. Rien n’ébranle cet homme intrépide, pas même quand on lui dit, comme à Manchester, que ledit congrès réunit en sa faveur toutes sortes de considérations, mais qu’il n’a pas le sens commun. Qu’a donc fait cette pauvre paix des nations pour être ainsi défendue ? Et comme il faut que l’humour britannique trouve toujours son issue, M. Cobden fait des paris contre l’invasion française en véritable incrédule, et il trouve qui lui répond. Les Lettres franques ont pu lui faire croire un moment qu’il était bien près de perdre sa gageure : il n’en est rien pourtant, et M. Cobden est encore en possession de ses 10,000 livres sterling. Sérieusement, il est assez curieux d’observer tout ce tapage d’imaginations échauffées qui se mettent en une aussi flagrante contradiction avec les besoins, les instincts, les intérêts des peuples, avec leurs goûts même, qui ne sont point du tout aux collisions, aux luttes guerrières et aux conquêtes par les armes. Nous sommes un peu de l’avis de M. Jottrand, qui disait l’autre jour à peu près : Que chacun reste chez soi, et que cela finisse ! Très certainement les gouvernemens ne s’associent pas à tout ce bruit de plume ; autrement qu’en faudrait-il penser ? et que faudrait-il croire de ce colosse britannique pour aller s’émouvoir, — de quoi ? D’une assez pauvre littérature à qui il a pris fantaisie d’éclore un jour d’hiver où la moisson littéraire n’était guère abondante.

Ce qu’il y a de plus triste en effet, c’est que les Lettres franques ne sont point du tout un pamphlet amusant, ce qui est cependant une condition indispensable pour un livre qui se passe si bien de tout le reste. Heureusement, à l’autre bout de l’horizon littéraire il se préparait une de ces fêtes où le monde accourt pour voir comment un vif esprit se jouera avec l’impossible. Une femme d’imagination entreprenait de changer le sexe de Tartufe et de jeter sur la scène cet étrange personnage ainsi transformé et transplanté dans notre monde contemporain, dans nos mœurs, dans le capricieux mouvement de la vie élégante. Oui, Tartufe en robe de satin et en coiffure de dentelles, Tartufe dame de charité et patronesse, ayant ses pauvres et faisant des uniformes pour les singes des petits Savoyards, par amour de l’humanité, — Tartufe ayant une variété d’histoires galantes dans son passé et dans son présent, excellant à s’introduire dans les familles, à lancer la calomnie sur un ton mielleux, à compromettre les jeunes filles, à monter l’esprit d’un vieux maréchal pour l’épouser ! telle est la pensée de la comédie nouvelle qui s’appelle Lady Tartufe. Faire pour le sexe féminin, sans déguiser nullement cette prétention, ce que Molière a fait pour notre sexe, certes ce n’était point une entreprise vulgaire. Le malheur est que dans une œuvre de ce genre il faut plus que de l’imagination et de l’esprit ; il faut une rare puissance d’observation, l’art de saisir la réalité, de communiquer la vie, d’animer les personnages, de représenter les caractères dans leurs nuances et dans leur profondeur ; il faut cet instinct dramatique qui fait d’une œuvre de l’esprit l’image fidèle de la vie humaine. « Comme je suis mal coiffée ! » dit pour son premier mot lady Tartufe en se regardant dans une glace. N’est-ce point tout à fait ainsi que doit commencer la comédie d’une femme ? Et à bien d’autres traits encore on peut reconnaître une main féminine, ne fût-ce qu’à tout ce que l’auteur dit de spirituellement brutal sur son sexe. Quel homme en eût pu dire autant ? quel homme eût osé mettre cette hardiesse ou cette crudité dans certains détails !

Maintenant le succès a-t-il couronné cette bizarre et hardie tentative ? C’est ici véritablement une autre question. Par quoi Lady Tartufe aurait-elle donc réussi ? Est-ce par l’action ? Mais l’action est souvent lente, traînante, monotone. Elle repose sur une fable impossible, sur une calomnie à laquelle on ne croit pas. On fait comme l’amant de cette jeune fille que la calomnie cherche à flétrir : on la regarde, et l’histoire s’évanouit. Est-ce donc par les caractères que la comédie nouvelle se soutient ? Mais la plupart manquent de vérité ; ils ne vivent pas, parce que l’artifice de l’imagination s’y fait sentir en mille dissonances et en mille affectations. Il y a dans la pièce un homme d’esprit qui fait la bête, selon le langage de l’auteur, et qui pourrait passer pour jouer le personnage tout contraire. La seule figure vraie et vivante peut-être est celle de cette jeune fille, passant à travers toute cette atmosphère de calomnie qui l’environne, comme un oiseau qui, par sa légèreté, échappe à tous les pièges. Mlle Rachel n’a pu changer la fortune de Lady Tartufe ; elle l’a peut-être aggravée au contraire. Mlle Rachel se démène au milieu de cette frêle action comme une âme en peine, comme une ombre tragique qui cherche le poignard et qui va poser la main sur le fameux uniforme du singe du petit Savoyard. Dans l’impuissance de Mlle Rachel, dans la figure qu’elle fait, éclate tout entière l’inégalité entre l’idée que l’auteur s’était proposée et les forces réelles de son esprit. Et cependant dans cette comédie, qui n’est vraie que par l’idée première, qui n’intéresse que par momens, où le dialogue ressemble le plus souvent à un monologue de l’auteur parlant sous tous les masques, dans cette comédie il y a encore bien des saillies mordantes, bien des détails d’une observation non pas profonde, mais spirituellement paradoxale. Il y a tout ce mouvement, tout ce pétillement d’un esprit distingué qui est peut-être mieux à sa place dans un roman que sur la scène. On pourrait, à la rigueur, être adorablement faux dans un roman, non au théâtre. Aussi n’est-il pas surprenant que Mme de Girardin se trouve au même instant lancer dans le public une comédie qui n’aura qu’un succès douteux, et un roman qui est une lecture agréable et charmante, comme Marguerite.

Dans le système des compensations qui régit heureusement les choses humaines, Marguerite vient à propos à côté de Lady Tartufe. Là, tous ces détails piquans, tout cet esprit mobile et léger, tout ce manège de l’observation féminine, ces allusions qu’on jette ou qu’on retient, tous ces traits de passion intime ou de fantaisie moqueuse, perdent bien moins leur relief ou leur grâce. Mme de Meuilles, Marguerite, est une jeune femme merveilleusement belle, languissante et pâle. Elle relève de maladie et a cet attrait charmant de la beauté qui renaît. Déjà veuve, elle est sur le point de se remarier avec un cousin, Etienne d’Arzac, qui l’aime passionnément. Elle l’aime aussi ; elle l’aime avec calme, avec bonheur, avec un cœur content. Consultez l’auteur ; il vous dira que c’est là le danger, qu’on n’aime pas pour être heureux, mais pour être malheureux, que le véritable amour n’est pas celui qui jette la joie dans votre vie, mais celui qui la ravage et la dévaste, — ce qui, à vrai dire, dépend très probablement des goûts. Toujours est-il que Marguerite se trouve bientôt, sans y songer, entre l’amour heureux, représenté par Etienne d’Arzac, et l’amour malheureux, fatal, impossible et inévitable, qui s’offre à elle sous la figure de M. de La Fresnaye. L’amour heureux a beau lutter, il est vaincu par l’amour ravageur, et le triomphe de ce dernier est le signal de la mort de la pauvre Marguerite. Ce n’est point, on le voit, le sujet qui peut faire, par sa nouveauté, le suprême intérêt de Marguerite, ce n’est ni la variété ni la puissance de l’action ; mais sur ce thème délicat et subtil l’auteur a brodé toutes sortes de variations charmantes. La fantaisie railleuse se mêle à l’observation fine et pénétrante. La main féminine se fait sentir dans l’analyse des orages, des frivolités, des délicatesses d’un cœur de femme, comme dans un détail de toilette jeté en passant. Ce qui distingue donc Marguerite, c’est une certaine grâce mondaine, une certaine fleur de distinction et d’élégance qui tranche avec les vulgarités du roman contemporain. Que faut-il de plus ? N’est-ce point assez qu’une lecture de deux heures qui intéresse et amuse ? C’est un mérite assez grand, il nous semble, de ne point laisser place à l’ennui : il n’en faudrait pour preuve que Lady Tartufe.

Brillantes réunions de théâtre, spirituelles peintures des amours mondains, succès ou échecs littéraires, tout cela cependant ne s’efface-t-il pas devant la réalité qui reprend en certains momens son empire et se manifeste dans ce qu’elle a de plus saisissant au dehors ? L’esprit d’insurrection, qu’on croyait étouffé et qui n’était pas même endormi, vient en effet de faire une apparition nouvelle à Milan, comme nous le disions. C’est le jour même du carnaval que cette étrange tentative a eu lieu et a ensanglanté une fois de plus la Lombardie. Des barricades ont été élevées, quelques attaques ont été dirigées contre des casernes et des postes autrichiens ; mais il a suffi de quelques heures pour comprimer l’insurrection naissante. Malheureusement, à la suite sont venues déjà des rigueurs trop explicables : un certain nombre d’exécutions ont accompagné le soulèvement du 6 février. Ce mouvement était-il préparé et combiné de longue date ? Ce qui tendrait à le faire croire, c’est l’agitation qui s’est produite simultanément sur divers points de la Lombardie ; mais il y a une preuve plus certaine : c’est la publication des manifestes des comités de Londres. Il y avait longtemps que M. Mazzini et M. Kossuth n’étaient apparus, la foudre en main, comme les Jupiters de l’olympe révolutionnaire. Ce silence va mal à leur nature : ils ont besoin de souffler la guerre quelque part. Il faut que ces inflexibles orgueils s’attestent à eux-mêmes leur puissance par les immolations qu’ils causent et dont ils sont les premiers coupables. M. Mazzini s’adresse donc aux Italiens pour leur prêcher la guerre au couteau, et M. Kossuth prend la parole pour sommer les soldats hongrois de faire cause commune avec les insurgés italiens. Rien n’est plus curieux, au reste, que ce mélange d’excitations inouïes et de jactance révolutionnaire, de fanatisme et de despotique violence, qui fait le fonds de ce manifeste. M. Kossuth daigne apprendre au monde qu’il est plein d’activité, et qu’il est sur le point d’atteindre son but. Il ne peut se défaire de ses allures de dictateur, et voici qu’au nom de sa nation il contracte gravement des alliances ; il fait des pactes avec M. Mazzini, qui a tout autant de titres pour contracter au nom de l’Italie. Savez-vous les résultats ? Ce sont de pauvres diables qui vont pendre à une potence ou se faire fusiller à Milan, tandis que MM. Mazzini et Kossuth rédigent des manifestes. Aujourd’hui, et on ne saurait s’en étonner, l’Autriche redouble de vigilance et de sévérité. Les lois de l’état de siège sont appliquées dans toute leur rigueur sur toute la surface de la Lombardie, et viennent ajouter leurs dures conditions aux froissemens légitimes de l’instinct national. Il reste à souhaiter que l’Autriche, use avec modération d’une victoire facile sur la plus insensée des tentatives, mais d’après l’incessant travail des sectes démagogiques, on peut voir si c’est encore le moment pour la société européenne de se créer des périls de fantaisie. Cette étrange et lumineuse révélation vient à point pour les gouvernemens qui seraient tentés de se laisser aller à la politique des arméniens capricieux et des expectatives hostiles. En Angleterre même, il est douteux que les principaux hommes d’état conservent les mêmes sentimens qu’à l’époque des tournées provocatrices de lord Minto en Italie.

Les récentes affaires de Milan seront très probablement l’objet de quelque discussion en Angleterre. Le parlement vient en effet de se rouvrir et de rendre quelque animation à la vie politique, qui n’avait été variée, dans ces derniers temps, que par l’excentrique gageure de M. Cobden. Dès les premières séances du parlement, lord John Russell est venu faire une sorte de nouveau programme ; mais il est singulier de voir comme tous les programmes se débarrassent successivement de leurs promesses. Des divers projets qui avaient été annoncés au début de l’administration nouvelle, la plupart, et la réforme électorale notamment, sont renvoyés à l’année prochaine, et d’ici là, le mot de la fable de La Fontaine peut à coup sûr trouver sa réalisation. Au fond, plus on examine, plus on sent qu’il y a dans le cabinet actuel, si considérable et si brillant par les hommes, quelque chose qui doit empêcher sa durée et le faire tomber quelque jour, au moment le plus imprévu, en dissolution. Les élémens d’opposition ne manquent pas ; les occasions ne feront pas défaut, et la division des partis pourra, bien faire le reste. En attendant, les chefs du parti tory, lord Derby dans la chambre des lords, et M. Disraeli dans les communes, préparent leur campagne. Le ministère écarte bien le plus qu’il peut les débats dangereux ; mais, avant ou après les vacances de Pâques, il faudra bien que la discussion des grandes questions ait son jour, et alors peut-être pourra-t-on mieux voir quel fonds il faut faire sur la destinée du cabinet actuel.

Les affaires de France n’ont pas cessé d’occuper vivement l’Allemagne. À peine avait-on épuisé la question de la reconnaissance de l’empire, que celle du mariage de l’empereur est venue ranimer la polémique. En Prusse, le parti qui a dépensé tant d’activité pour retarder la reconnaissance du nouvel empereur ne pouvait, sans inconséquence, applaudir à un acte si contraire aux idées reçues parmi les théoriciens de la monarchie historique. Si les fervens apôtres du parti féodal ont voulu rester fidèles à leurs immuables principes, les organes semi-officiels du ministère prussien ont persévéré dans les sentimens de conciliation qu’ils ont jusqu’à ce jour témoignés pour le second empire français. Leur langage est d’autant plus à remarquer, que l’opinion l’attribue en grande partie à M. Quehl, membre de la seconde chambre, employé supérieur du ministère des affaires étrangères et généralement regardé à Berlin comme le confident de M. de Manteuffel. On peut donc, à bon droit, voir dans les articles favorables à la France impériale l’expression de la pensée du gouvernement. Le désir de M. de Manteuffel est évidemment de repousser ostensiblement les déclamations fiévreuses des journaux piétistes, bonnes seulement à entretenir entre les peuples l’irritation et l’inquiétude.

Les débats parlementaires se poursuivent d’ailleurs en Prusse avec vivacité. Le parti féodal vient de remporter coup sur coup deux avantages importans dans les deux questions les plus graves qui aient depuis longtemps occupé les chambres, la question de la pairie et celle de l’administration communale. La première chambre a voté l’amendement du chef de l’extrême droite, le De Maistre protestant de la Prusse, M. Stahl, qui confère au roi le pouvoir de nommer les pairs à vie ou héréditairement. Il est vrai qu’avant d’avoir force de loi, cet amendement a besoin d’être agréé par la seconde chambre, et qu’il peut encore échouer dans cette nouvelle épreuve. Cependant la seconde chambre vient, de son côté, de voter l’abolition de la loi communale, de cette loi célèbre qui devait être, dans l’espoir du parti libéral, le complément et l’appui de la constitution de 1850, et qui, à peine proclamée, a suscité contre elle l’opposition ardente et aujourd’hui victorieuse de la haute noblesse et des hobereaux. La seconde chambre, elle aussi, cède donc, momentanément du moins, aux influences sur ce point triomphantes de la féodalité.

L’affaire du Monténégro continue en même temps d’occuper l’Allemagne, et les mouvemens de troupes qui ont eu lieu en Autriche vers la frontière ottomane ont un moment fait croire que la question ne se terminerait pas sans un conflit diplomatique. Les inquiétudes que l’on pouvait concevoir à cet égard semblent devoir se dissiper peu à peu. Le cabinet de Vienne, on le sait, a envoyé à Constantinople en mission extraordinaire le prince de Leiningen, et cette mission, à laquelle l’opinion s’était plu à attribuer d’abord un caractère agressif, se présente maintenant sous un jour beaucoup plus rassurant. D’après un article de la Gazette officielle de Vienne, le cabinet autrichien, qui a été accusé d’encourager l’insurrection des Monténégrins, se bornerait aujourd’hui à demander à la Porte le maintien du statu quo ante bellum et la promesse de quelques concessions aux chrétiens de la Bosnie. Il est impossible toutefois de ne pas être frappé du soin que l’Autriche met à se poser en protectrice des chrétiens dans les provinces voisines de ses frontières. C’est depuis quelques années seulement qu’elle a pris cette attitude, et il semble qu’elle veuille suivre en cela de tout point l’exemple de la Russie. Comme la Russie se pique de protéger les Bulgares et les Serbes, l’Autriche affecte de revendiquer le protectorat des Bosniaques et des Albanais catholiques. Au Monténégro, les deux puissances se disputent le terrain ; seulement ici la Russie a de l’avance sur sa rivale. Cette rivalité d’ailleurs est exempte de tout sentiment d’hostilité. L’Autriche croit avoir le même intérêt que la Russie à viser au partage de l’empire ottoman. Tout spécieux qu’il soit, ce calcul est erroné, et l’Autriche aurait moins à s’applaudir peut-être qu’elle ne l’imagine de la chute de la Turquie ; mais le rôle de protectrice des Slaves catholiques de Turquie lui sourit depuis que les Slaves de la Hongrie méridionale et de la Bohême lui ont rendu de si grands services dans les révolutions de 1848 et 1849. Le gouvernement autrichien ne sait comment payer les services que lui rappellent chaque jour avec amertume ces peuples non récompensés ; c’est à peine en effet s’il leur a accordé quelques-unes des nombreuses libertés qu’il leur avait promises lorsqu’il avait si grand besoin de leur concours. Aujourd’hui il espère leur donner le change en les berçant de l’espoir d’affranchir leurs frères, les raïas de la Turquie d’Europe. On a vu en effet que c’est à Jellachich, serviteur zélé, depuis deux ans en disgrâce, mais dont le nom est aujourd’hui nécessaire pour produire l’effet voulu, c’est à Jellachich que l’on a donné le commandement du corps d’armée chargé de surveiller la frontière ottomane. L’Autriche néanmoins ne saurait trop, éviter d’intervenir par les armes dans les troubles qui agitent en ce moment une partie de la Turquie. Jouer avec une insurrection quelconque, c’est jouer avec le feu, et s’il est un pays qui ne puisse pas se permettre ce jeu-là sans danger, c’est peut-être l’Autriche. En déclarant, par l’organe de la Gazette de Vienne, que la mission du prince de Leiningen était une mission pacifique et conciliatrice, le gouvernement de l’empereur François-Joseph a donné un gage de la modération intelligente qu’il continuera de porter, on aime à le croire, dans ses rapports avec la Turquie.

À Constantinople, la publication du nouveau firman relatif à l’administration du pays a causé d’abord de vives inquiétudes. On a craint, dans le premier moment de surprise, que la charte de Gulhané ne fût menacée dans ses principes mêmes. La politique incertaine que le ministère suit depuis quelques mois entre les idées du parti de la réforme et celles du vieux parti turc semblait justifier ces craintes. Le nouveau firman n’a pas cependant le caractère fâcheux qu’on s’était trop pressé de lui attribuer. Il n’a pour but que de centraliser l’action du pouvoir et de resserrer les forces des administrations provinciales, jusqu’alors trop éparpillées et sans unité. Il profitera à la fois aux gouverneurs des provinces, qui tiendront désormais sous leur main tous les agens secondaires de leur ressort, et à l’autorité centrale, devant laquelle les gouverneurs seront seuls responsables pour leurs propres fautes, comme pour celles de leurs agens. En un mot, une plus grande unité régnera dans l’administration, et la responsabilité, en se simplifiant, deviendra plus réelle. Tels sont les points saillans du nouveau firman. Pour en juger plus à fond, il faut en attendre les conséquences. Puisse-t-il servir à réparer les fautes qui ont été commises depuis quelques mois en Turquie !

Ch. de Mazade.


REVUE MUSICALE.

La saison musicale se développe, cette année, avec une grande richesse d’incidens. Une fièvre de distractions s’est emparée de la société parisienne. Les réunions des gens de loisir et de goût, vivant des mêmes idées, aspirant au même but, se multiplient. On s’assemble, on cause, on s’entend, et, en se voyant, en si nombreuse compagnie, participer aux mêmes jouissances de l’esprit, on se raffermit dans cette pensée, que rien de grand et de durable ne peut se faire en France en dehors des classes éclairées, qui sont les dépositaires de la civilisation européenne.

L’Opéra s’est enfin passé la fantaisie de la Louise Miller de M. Verdi, dont la première représentation avait été retardée indéfiniment et qu’on aurait pu retarder encore sans grand dommage pour l’art et les plaisirs du public. Traduit en français par un homme d’esprit qui a l’habitude de ces sortes de trahisons, comme dit le proverbe italien, l’ouvrage du compositeur ultra-montain, bien loin de gagner à ce changement de climat, y a perdu quelques-unes des qualités qu’il possède dans la langue où il a été conçu. Nous ne reviendrons pas sur la musique et le sujet de Louise Miller, dont nous avons déjà apprécié le mérite et signalé les faiblesses. Il nous suffira d’ajouter aujourd’hui que, dans la grande salle de l’Opéra, l’œuvre de M. Verdi a produit un effet encore plus fâcheux qu’au Théâtre-Italien, et qu’il sera bien difficile au trop célèbre maestro de réparer le double échec qu’il vient d’éprouver à Paris. Tout le monde a été frappé de la pauvreté de cette musique violente et de courte haleine, qui ne révèle ni l’originalité de l’inspiration ni la main d’un vrai maître. C’est une très mauvaise imitation de l’école allemande et particulièrement du Freyschütz de Weber, qui est à M. Verdi ce que Corneille est à Crébillon. L’exécution est très imparfaite. MM. Gueymard et Morelli crient et hurlent à l’envi l’un de l’autre, et, quant à Mme Bosio, qui est chargée du rôle de Louise, c’est une cantatrice sur le retour, dont la voix de soprano aigu manque de timbre dans les cordes du médium et accuse la fatigue dans le registre supérieur par une vibration qui tourmente l’oreille. Du reste, Mme Bosio est une artiste de mérite qui a du feu, de la flexibilité dans l’organe. Elle a fait ressortir certaines parties de son rôle que Mlle Cruvelli avait complètement négligées. On peut se demander cependant s’il était bien nécessaire d’engager une cantatrice nouvelle pour chanter la partie de Louise, et si Mme Tedesco, avec sa belle voix limpide et froide comme de la glace, n’aurait pas suffi à l’entreprise. Que faites-vous donc de Mlle La Grua, jeune et jolie personne que vous laissez se morfondre avec sa belle voix vigoureusement trempée, et qui n’a pu se produire jusqu’ici que dans le Juif errant, qui ne marche plus, ou dans Robert, pour remplacer de temps en temps Mlle Poinsot, dont vous aimez tant les intonations fausses et la voix criarde ?

Depuis que Marco Spada a pris possession de son succès, qui est loin de s’épuiser, le théâtre de l’Opéra-Comique, dont on ne peut que louer l’activité, a donné un tout petit acte, le Miroir, dont la musique est de M. Gastinel, grand prix de Rome, qui vient de faire avec distinction ses premières armes. Le Sourd ou l’Auberge pleine, cette grosse facétie du comédien Desforges, qui remonte à l’année 1790 et qui a été arrangée depuis pour tous les théâtres de Paris, vient aussi de prendre le masque d’un opéra-comique en trois actes. La musique de cette bonne plaisanterie de carnaval a été accommodée avec esprit et adresse par M. Adam, qui était là dans son véritable élément. M. Sainte-Foy, dans le rôle de Danières, est d’un comique achevé. Mlle Lemercier rend aussi avec malice l’accent et les allures d’une franche Provençale. Un succès de meilleur aloi est celui que vient d’obtenir un charmant petit opéra en un acte, les Noces de Jeannette. Le sujet de cette pièce, qui n’est pas sans présenter à l’esprit quelque rapport lointain avec le Champi et les autres fables paysanesques de Mme George Sand, a été choisi avec goût et lestement mené par MM. Carré et Barbier, les auteurs du poème un peu profane de Galatée. Jean, un joyeux compagnon de village, vient de réchapper belle : il a failli se marier ! Mais au moment de signer le contrat, le cœur lui manque, et il se sauve comme un conscrit qui préfère la liberté aux illusions de la gloire. Rentré chez lui, Jeanne se sent pas d’aise de se retrouver Jean tout court comme devant ; mais Jeannette n’est pas de cet avis, et elle vient lui demander raison de l’outrage qu’on lui a fait. Elle s’établit sans façon dans la chaumière de son fiancé rebelle, et par un tissu de petites ruses féminines, d’agaceries et de bons sentimens, elle parvient à changer les dispositions libertines de son amant, qu’elle enlève au célibat, au grand contentement de Jean lui-même. Telle est la donnée de cette petite pièce, que certains mots un peu risqués et une scène de brusquerie maritale un peu forte n’empêchent pas d’être écoutée avec plaisir. La musique est de M. Victor Massé, connu déjà par deux autres ouvrages qui ont eu du succès, la Chanteuse voilée et Galatée. L’ouverture, composée d’un seul motif qui n’a rien de bien saillant, commence par une sonnerie de cloches qui annonce le mariage qui va s’accomplir, et qui ne mérite pas autrement d’être remarquée. Il y a quelques détails heureux dans le premier air que chante Jean en se félicitant d’être encore garçon, et la première romance de Jeannette est agréable aussi, sans sortir toutefois des banalités du genre. Les couplets bachiques chantés par Jean derrière la coulisse ont de la couleur. C’est le morceau le mieux réussi de tout l’ouvrage, en y ajoutant la charmante petite romance qui s’échappe du cœur de Jeannette pendant qu’elle raccommode la veste de son futur. L’air un peu prétentieux et tout rempli de vocalises par lesquelles Jeannette agace le cœur de son mari, en luttant avec le rossignol, ressemble à tous les morceaux de bravoure possibles qui n’ont d’autre mérite que de faire briller la flexibilité d’organe de la cantatrice. Ce petit ouvrage, sans rien ajouter à la réputation que M. Massé s’est honorablement acquise comme musicien gracieux, qui a plus de distinction que de force et d’originalité, la confirme en laissant subsister le doute si, dans un cadre plus grand, le jeune maestro serait aussi heureux. À la place de M. le directeur de l’Opéra-Comique, nous engagerions M. Massé à ne point se hâter de quitter le rivage fleuri de l’idylle, et à rester encore quelque temps dans un genre modeste et limité. Un ou deux actes tout au plus doivent suffire à la muse délicate de M. Massé, qui a besoin d’apprendre beaucoup de choses : à varier son style et ses couleurs, à renforcer ses mélodies par un meilleur choix de la seconde phrase complémentaire, partie délicate de la composition où échouent tant de musiciens qui visent à chanter le vainqueur des vainqueurs de la terre. Et puisque nous engageons M. Massé à contenir son ambition et à retarder de quelque temps encore son vol dans une sphère plus élevée, mais plus dangereuse, qu’il nous permette de lui signaler un sujet qui conviendrait à son agréable talent. Nous voulons parler du roman de Mme Sand, André, d’où l’on pourrait tirer deux actes d’une fine et charmante comédie qui serait, ce nous semble, une heureuse continuation de Galatée et des Noces de Jeannette, fort bien jouées par M. Coudère et par Mlle Miolan, qui chante comme un ange.

Le Théâtre-Italien se débat toujours au milieu d’inextricables difficultés. Après Luisa Miller, dont les représentations ont été brusquement interrompues, on a repris il Proscritto, c’est-à-dire l’Ernani de M. Verdi, opéra en quatre actes, dans lequel Mlle Cruvelli nous est apparue il y a trois ans. Ni le talent de la jeune cantatrice qui est chargée du rôle d’Elvira, ni la partition du compositeur italien n’ont retrouvé cette année la même faveur qu’en 1850 ; c’est que le temps marche vite pour les talens surfaits et pour les œuvres qui ne sont ni les enfans du génie, ni le produit de la science des maîtres. Le directeur, M. Corti, qui est un homme actif et qui commence à comprendre que le public de Paris n’est pas tout à fait aussi facile à séduire que le public de Milan, a voulu porter un grand coup en mettant en scène le Don Juan de Mozart. Nous ne ferons pas l’éloge d’Hercule, comme dit un proverbe grec, et nous nous abstiendrons d’apprécier une œuvre qui est classée depuis longtemps au nombre des rares merveilles de l’esprit humain ; nous nous permettrons seulement de dire à la direction du Théâtre-Italien que la partition de Mozart exige, pour être dignement interprétée, six virtuoses de premier ordre, un grand spectacle et des chœurs nombreux et bien disciplinés. Excepté M. Calzolari, qui n’a pas trop mal chanté l’air de don Ottavio, il mio tesoro, excepté le trio des masques qui a été rendu au moins avec ensemble, tout le reste de cette création divine, qui ne sera jamais comprise que d’un petit nombre d’initiés, a été complètement défiguré. On ne s’imaginerait jamais quels gestes, quels accens, quelles vociférations tudesques Mlle Cruvelli a prêtés au caractère si noble et si pathétique de dona Anna ! Pardonnez-leur, Seigneur, car ils ne savent ce qu’ils font.

Au troisième théâtre lyrique, où règne une activité vraiment désespérante, on vient de représenter une sorte de mimodrame, le Lutin de la Vallée, pour servir de prétexte aux exercices chorégraphiques de M. Saint-Léon, qui a quitté l’Opéra avec armes et bagages. M. Saint-Léon a le très grand tort de jouer beaucoup trop du violon pour un danseur, et d’abuser de ses jambes encore plus que de son archet. Nous ignorons vraiment quel plaisir on peut éprouver à voir ces espèces de monstres qu’on nomme vulgairement des danseurs venir grimacer sur une scène et présenter aux regards des poses au moins indécentes qui n’expriment ni la grâce de la femme, ni la virilité sérieuse et noble qui sied à l’homme. Quoi qu’il en soit de ces luttes de boxeurs dans lesquelles brille surtout M. Saint-Léon, le Lutin de la Vallée n’a d’autre mérite que d’avoir mis en évidence le talent d’une charmante danseuse, Mme Guy-Stephan, qui s’y est fait justement applaudir.

La Société des Concerts a inauguré le 7 janvier la vingt-sixième année de son existence. La Symphonie Héroïque de Beethoven y a été exécutée avec la perfection accoutumée, sauf l’intégrité de certains mouvemens que M. Girard, le chef d’orchestre, semble disposé à ralentir de plus en plus. Après des fragmens de l’Armide de Gluck, un jeune virtuose sur la flûte, M. Altès, a exécuté avec un rare talent les Chants du Rossignol, espèce de vocalises de sa composition, où il a su grouper avec goût toutes les difficultés de son instrument. M. Altès, qui est élève de M. Tulou, est digne de marcher sur les traces de son maître. La séance s’est terminée par le chœur final de l’oratorio de Beethoven, Christ au mont des Oliviers, morceau grandiose et d’un effet vraiment dramatique. La seconde séance de la Société des Concerts a eu lieu le dimanche 23. La symphonie avec chœurs de Beethoven remplissait le premier numéro du programme. Cette composition colossale, où le maître semble avoir voulu fondre dans une même conception tous les styles et toutes les formes musicales connues, depuis le récitatif dramatique jusqu’à l’hymne de grâce, et dans laquelle il offre le spectacle d’une imagination où l’on trouve la fantaisie adorable de l’Arioste s’unissant à la fougue idéale de Shakspeare, cette neuvième et dernière symphonie a été exécutée avec un très grand ensemble dont le public commence à comprendre la grandeur. Toutefois nous devons ajouter que le scherzo a été pris trop lentement par M. Girard, qui communique à tout ce qu’il touche son flegme désespérant. Après l’hymne d’Haydn, exécuté par les instrumens à cordes, morceau exquis par la suavité des idées autant que par la clarté de l’harmonie, Mme Laborde a chanté un Incarnatus est de Mozart avec accompagnement obligé de flûte, hautbois et basson, qui est aussi peu digne du nom qui l’a signé que de la Société des Concerts qui l’a choisi. Il faut honorer les maîtres dans les œuvres immortelles qu’ils ont laissées et couvrir leurs faiblesses d’un silence respectueux. C’est l’auteur d’Athalie, de Britannicus et à Andromaque qu’admire la postérité, et non pas celui des Frères ennemis et d’Alexandre. Le goût d’une époque éclairée comme la nôtre ne doit se laisser fasciner par aucun génie particulier, il faut juger les choses dans leur essence et conformément à la raison. Les chœurs des génies de l’Oberon de Weber, qui ont été chantés avec beaucoup d’ensemble et de justesse, et l’ouverture de Guillaume Tell, ont complété le programme de cette belle fête de l’art. Le troisième concert, qui a eu lieu le 6 février, a commencé par une agréable symphonie de M. Félicien David, qui renferme quelques parties estimables, entre autres l’andante, dont on a remarqué le thème élégant, qui rappelle fortement la manière d’Haydn. M. Félicien David est un musicien distingué, un homme de goût qui, sans avoir un grand nombre d’idées nouvelles, tire assez bon parti de son inspiration, et se meut avec grâce dans les limites très étroites de son empire. Après une scène de l’Euryanthe de Weber, dont M. Girard a encore méconnu le caractère et le mouvement, la scène s’est terminée par la symphonie en la de Beethoven.

La Société de Sainte-Cécile, fondée et dirigée par M. Seghers, marche à grands pas sur les traces de la Société des Concerts, son aînée et son émule. Dans un premier concert en dehors de l’abonnement, on y a exécuté avec un ensemble parfait la cinquante et unième symphonie d’Haydn et puis un Ave, verum, pour voix de ténor et chœurs de M. Gounod, morceau moins remarquable par la nouveauté de la mélodie que par le style vraiment religieux dont il est empreint. Les deux concerts d’abonnement qui ont succédé ont été aussi très brillans, et le public a pris définitivement sous sa protection cette réunion d’artistes courageux qui, sous la direction d’un chef habile et tenace, ont élevé presque une institution publique qui mériterait de fixer l’attention du gouvernement.

À côté de ces deux grandes sociétés consacrées à l’exécution des admirables poèmes de la musique instrumentale, il est juste de mentionner quatre vaillans virtuoses, MM. Maurin, Chevillard, Mas et Sabattier, qui se sont voués à l’interprétation (le mot est ici parfaitement à sa place) des derniers grands quatuors de Beethoven. Est-il nécessaire de rappeler qu’au milieu de l’œuvre immense de Beethoven, ce génie aussi fécond que sublime a composé dix-sept quatuors pour instrumens à cordes, dont les cinq derniers renferment de telles difficultés et de telles hardiesses d’harmonie, qu’ils sont restés à peu près incompris jusqu’à nos jours ? A Vienne et presque sous les yeux de Beethoven, on essaya vainement de les déchiffrer d’une manière suffisamment intelligible, en sorte que les uns considéraient ces terribles quatuors comme le dernier effort d’un génie grandiose, mais affaibli par l’âge et les infirmités, tandis que les autres y voyaient la révélation d’une phase nouvelle de la musique instrumentale. La vérité, comme on le pense bien, n’était dans aucune de ces opinions extrêmes, et, grâce à l’exécution tout à fait remarquable de MM. Maurin, Chevillard, Mas et Sabattier, nous pouvons apprécier maintenant avec plus de confiance quelle est la valeur des dernières compositions du sublime symphoniste. Comme tous les hommes supérieurs qui ont beaucoup écrit et que la Muse a visités de bonne heure, Beethoven a modifié son style et ses idées en suivant l’impulsion irrésistible du temps. Après avoir procédé d’Haydn et de Mozart, il s’est brusquement dégagé de la tradition de ses maîtres en donnant l’essor à son propre génie et en produisant les grandes conceptions de sa maturité, qui se prolonge jusqu’en 1820. À partir de cette époque, Beethoven entre dans une nouvelle voie ; il conçoit des combinaisons plus hardies, entrevoit des horizons inexplorés, il veut enfin produire des œuvres qui ne ressemblent en rien à celles déjà connues. La neuvième symphonie avec chœurs dont nous avons parlé plus haut, les cinq derniers grands quatuors et quelques sonates pour piano sont le résultat de cette détermination un peu systématique. Sans entrer dans les détails techniques dont nous pourrions appuyer notre jugement, on peut affirmer que le caractère général des dernières compositions de Beethoven, c’est la hardiesse parfois excessive des combinaisons harmoniques et le dédain des formes consacrées non-seulement par la théorie, mais aussi par les œuvres des maîtres. Pour résumer notre opinion sur les cinq derniers quatuors de Beethoven, nous dirons franchement qu’à côté de pages incomparablement belles, on y remarque des étrangetés, des bizarreries qui semblent plutôt le résultat d’un système arrêté que le libre épanchement d’une inspiration nouvelle. Il y a des parties merveilleuses qui ne ressemblent à rien de ce qu’on connaît et où chaque instrument s’agite dans un espace immense, et comme s’il était chargé de la partie dominante ; mais le tout manque de proportions et de cette coordination des idées secondaires qui est le signe indélébile des conceptions vraiment belles. Quoi qu’il en soit de l’opinion qu’on peut avoir de ces quatuors, ce qu’il y a de mieux à faire, c’est d’aller les entendre exécuter par les quatre artistes courageux et habiles qui attirent à leurs séances tout ce qu’il y a à Paris d’amateurs distingués.

Depuis que la symphonie a été créée par Haydn, admirablement traitée par Mozart et agrandie par le génie prodigieux de Beethoven, une foule de compositeurs s’est éprise d’un attrait bien dangereux pour cette forme suprême de la musique instrumentale. Sans parler de l’Allemagne, où s’est produit un grand nombre d’imitateurs, parmi lesquels Mendelssohn est incontestablement le plus distingué de tous, la France a vu naître aussi quelques compositeurs de mérite qui se sont essayés avec plus ou moins de succès dans la musique instrumentale. MM. Onslow, Reber, Berlioz, Félicien David, ont fait des symphonies qui ont trouvé des appréciateurs plus ou moins chaleureux, mais que la grande masse du public éclairé a laissé passer sans trop y prendre garde. C’est qu’il en est un peu de la symphonie comme d’un poème épique : s’il n’est exquis, s’il ne reflète pas les vives et puissantes clartés de la passion et du génie, il n’a pas de raison d’être. Pour un Homère, pour un Virgile, pour un Dante, un Tasse, un Arioste, un Milton, un Camoëns, un Wieland, etc., que de milliers de prétendus poèmes ont été fabriqués, dont le souvenir ne s’est conservé que dans le catalogue des bibliomanes ! De nos jours encore, et malgré le naufrage de la Henriade, n’a-t-on pas vu des hommes d’esprit conserver l’illusion du poème épique, et charger leurs bagages littéraires du poids énorme d’une Philippéide ! Redisons-le, la symphonie n’est point une conception ordinaire qu’il soit permis d’aborder sans terreur. Elle suppose de la part de l’artiste la plus grande ambition e t les plus hautes facultés de l’esprit, et c’est pourquoi il n’est donné qu’à un très petit nombre d’êtres privilégiés d’y réussir.

M. Théodore Gouvy est un jeune compositeur français qui habite l’Allemagne et qui cultive avec succès la musique instrumentale. Disciple de Mendelssohn, comme le sont presque tous les symphonistes modernes, parce qu’il est plus facile d’imiter un maître qui a plus de savoir que de génie, M. Gouvy s’est fait connaître par une symphonie qui a été exécutée par la société Sainte-Cécile il y a deux ans. Celle qu’il a fait entendre cette année dans un concert qu’il a donné le 10 janvier renferme de très bonnes parties, le larghetto, par exemple, et le scherzo, qui a de la grâce. Une sérénade pour instrumens à cordes, qui remplissait le troisième numéro du programme, est aussi un morceau agréable, rempli d’émotion et d’élégance. Sans doute qu’on pourrait désirer plus d’invention dans la musique de M. Gouvy, et quelques-unes de ces témérités qui font pardonner bien des fautes ; mais des détails ingénieux, de la clarté dans le plan général, de la sobriété et parfois de l’onction et de la grâce dans les mélodies, sont des qualités secondaires qu’on rencontre souvent dans les compositions de M. Gouvy, et qui recommandent son nom à la critique sérieuse. N’est-il pas curieux aussi de trouver une femme parmi le très petit nombre de musiciens français qui se sont voués à la musique instrumentale ? Mme Farrenc, professeur de piano au Conservatoire, est sans contredit une artiste de distinction. Élève de Reicha pour l’harmonie et le contre-point, Mme Farrenc a composé des sonates, des trios, un septuor pour instrumens à vent, et trois symphonies, dont la dernière en sol mineur, a été exécutée dans la salle Herz le 14 janvier. Il y a de très bonnes choses dans cette symphonie, et le scherzo surtout est rempli de détails piquans, déduits avec beaucoup d’adresse et ramenés au thème avec une sûreté de main vraiment remarquable, et dont beaucoup de compositeurs célèbres pourraient être jaloux.

Deux célèbres violonistes, MM. Vieuxtemps et Sivori, se trouvent actuellement à Paris. M. Vieuxtemps, dont nous avons déjà apprécié le mérite, a donné deux concerts qui ont été fort suivis, et puis il s’est fait entendre deux fois à l’Opéra, où il a produit moins d’effet que dans la salle Herz, mieux appropriée à la nature de son talent, plus énergique que tendre. En effet, M. Vieuxtemps, qui est sans contredit un virtuose de premier ordre, possède les plus rares qualités du violoniste sévère, un style grandiose, une puissante sonorité, une justesse remarquable et une netteté parfaite dans les difficultés les plus ardues. Son coup d’archet est vraiment magistral ; il se promène avec noblesse sur la corde frémissante, qui chante toujours et ne crie jamais. Les effets de la double corde accompagnés de pizzicato, les sons harmoniques les plus aigus, les grands arpèges qui embrassent presque simultanément deux et trois octaves, enfin tous les artifices du mécanisme semblent un badinage sous les doigts de l’artiste. Au milieu de ces prodiges d’exécution, on regrette de ne pas trouver chez M. Vieuxtemps une sensibilité plus expansive et plus pénétrante, une imagination plus colorée, quelques rayons de cette spontanéité divine qui est le signe des vocations supérieures. Les compositions de M. Vieuxtemps, sans atteindre, ainsi qu’on a osé l’affirmer étourdiment, à la hauteur de la musique des maîtres, se font remarquer cependant par des qualités solides. Le Concerto en ré mineur qu’il nous a fait entendre à ses deux soirées renferme des parties excellentes, l’andante religioso et le scherzo, et l’on peut dire que dans M. Vieuxtemps le compositeur et le virtuose s’étaient et se complètent d’une manière tout à fait remarquable.

M. Sivori est Italien. Il est de Gênes, de la ville même qui a vu naître Paganini, dont il est l’élève. Aussi, de tous les violonistes qui se sont précipités sur les traces de l’admirable virtuose, M. Sivori est-il celui qui approche le plus de son modèle. Le la fougue, du brio, de la passion, une sensibilité exquise, une bravoure extraordinaire, et tout cela avec une justesse, un fini, une désinvolture vraiment incroyables, telles sont les principales qualités du talent de M. Sivori. Il chante, il pleure, il rit sur son violon comme un vrai démon. Il faut lui entendre jouer le grand concerto en si mineur de son maître Paganini. Quel charme, quelle bonne humeur, quelle gaieté franche et naïve ! Il y a du poète dans l’imagination de M. Sivori, quelque chose de cet estro lumineux et enfantin qu’on trouve dans l’Arioste ou dans les fabbie de Gozzi. M. Sivori est né violoniste, et il joue tout aussi bien la musique de Mozart et de Beethoven que celle des Corelli, des Tartini, des Viotti et des Paganini. MM. Vieuxtemps et Sivori sont aujourd’hui les deux plus habiles et plus célèbres violonistes qu’il y ait en Europe. Un jeune allemand nommé Joachim, qui est venu à Paris en 1849, qui a longtemps habité Leipzig, et qui réside maintenant à la cour de Weimar, ne tardera pas à s’élancer aussi dans la carrière, où il ne sera pas facile de le vaincre et de lui disputer le premier rang auquel aspire son ambition.

Bien que né en Belgique, M. Vieuxtemps est un violoniste de l’école française, dont il possède les qualités les plus saillantes, tandis que M. Sivori ne saurait récuser l’Italie pour sa mère, qui l’a nourri de ses mamelles fécondes. S’il nous fallait caractériser en quelques mots ces deux artistes et les deux pays qu’ils représentent, nous dirions que l’un joue du violon en grand professeur et en musicien consommé, l’autre en enfant gâté de la nature, qui l’a doué des dons les plus précieux. Lutteurs intrépides tous les deux et maîtres de leur instrument, ils s’en servent chacun d’une manière différente. M. Vieuxtemps ne vous laisse jamais oublier qu’il joue du violon, que les merveilles de mécanisme qu’il accomplit sous vos yeux sont de la plus grande difficulté et lui ont coûté bien de la peine, tandis que M. Sivori a l’air d’ignorer qu’il tient à la main l’un des instrumens les plus compliqués qui existent, et il vous chante comme une Malibran ou comme un fanciullo :

Che piangendo e ridendo pargoleggia.

P. Scudo.


REVUE LITTÉRAIRE.


L’HISTOIRE ET LA LITTÉRATURE EN DANEMARK.


Nous avons signalé tout récemment[1] quel ascendant avait acquis en Danemark, pendant l’année qui vient de s’écouler et pendant celles qui l’ont précédée immédiatement, les études d’archéologie et de statistique. La littérature religieuse, et celle qu’on peut appeler la littérature d’imagination, c’est-à-dire le poème, le roman, le théâtre, n’y sont pas restées stériles. Sincèrement protestante, la presse danoise publie chaque année un grand nombre de dissertations théologiques, de sermons et d’exégèses, sans égaler pourtant sous ce rapport l’activité un peu diffuse des presses américaine et anglaise. Cette littérature religieuse a surtout produit dans les dernières années les nombreux ouvrages de MM. Kierkegaard et Martensen, le premier animé d’une foi profonde et appliquant la méthode socratique à l’enseignement d’un dogme rigoureusement observé, le second se rapprochant davantage des méthodes du rationalisme, tous deux ennemis des systèmes sceptiques de l’Allemagne et tous deux popularisant leurs idées par le charme d’un style pur et élevé. Avec ces deux écrivains de talent, des hommes de mérite, comme le fougueux M. Grundtvig et le vénérable évêque de Copenhague, M. Mynster, donnent à la parole évangélique en Danemark la dignité et l’éclat. L’histoire religieuse, étudiée par de nombreux théologiens, y produit de nombreux mémoires, destinés soit aux différens recueils théologiques, soit à la section historique et philosophique des Actes de la société royale danoise. C’est dans ce dernier recueil qu’a paru tout récemment, pour être ensuite publié à part, un beau travail de M. Scharling, professeur de théologie à l’université de Copenhague, sur les doctrines, l’influence et la vie si peu connues de Molinos[2].

Le livre de M. Scharling mérite qu’on s’y arrête. Les luttes religieuses de l’époque dont il s’occupe ont été trop rarement étudiées. Le XVIe siècle avait été pour l’église une époque d’agitations et de déchiremens : le siècle suivant amena un grand mouvement de ferveur et de foi. Parmi les protestans, c’était une ardeur de néophytes ; quant à l’église romaine, elle s’était réformée elle-même en présence de la réforme luthérienne : de part et d’autre, les âmes se rattachaient plus fortement au dogme et à toutes les prescriptions du culte extérieur. Contre cet ascendant qui semblait ennemi de toute liberté d’esprit, on vit s’élever, pendant la seconde moitié du XVIIe siècle, une réaction dont les effets, qui se sont produits dans le protestantisme aussi bien que dans le sein de l’église romaine, ont pris les différens noms de quakerisme, piétisme, jansénisme et quiétisme. Le quiétisme en particulier, sans offrir la même élévation de doctrine que la plupart des systèmes mystiques sur lesquels il croyait cependant renchérir, en offrait tous les dangers. Il n’atteignait pas à leur hauteur, car il ne donnait pas à l’âme le ressort nécessaire pour un pareil élan ; mais il la détachait également des liens qui lui sont salutaires. L’âme a besoin, non à cause de sa nature tout indépendante et divine, mais à cause sans doute de son alliance avec le corps, que certaines attaches la maintiennent dans la voie où notre intelligence peut l’accompagner et la suivre. C’est justement le sens précis du mot religion de signifier que le dogme et le culte extérieur sont destinés à remplir ce rôle nécessaire. M. Scharling, habile théologien, nous semble pourtant avoir tenu trop peu de compte de ces principes dans son récent travail sur Molinos. Le théologien danois ne refuse pas à l’église catholique le droit dont elle a usé de condamner et de réprimer les erreurs du quiétisme, mais il considère volontiers Molinos comme une sorte de saint qui tenta, au XVIIe siècle, d’introduire dans l’église romaine une réforme consistant à ramener les âmes du culte extérieur à la religion intérieure. M. Scharling appellerait volontiers Molinos un protestant au milieu de l’église romaine ; il pense que Molinos a dissimulé, afin d’échapper le plus longtemps possible à toute condamnation. Il va jusqu’à croire qu’il n’était pas véritablement mystique ou quiétiste, et qu’il a feint cette hérésie pour faire passer sous une apparence peu redoutée les doctrines destinées à régénérer l’église catholique dans le sens protestant. Il le nomme un Hamlet religieux. — Cependant M. Scharling sait fort bien que Hamlet, à force de contrefaire la folie, est devenu fou lui-même, et que la contagion de sa démence a coûté la vie à la pauvre Ophélia. Que Molinos ait feint ou non d’être quiétiste, ce serait donc tout un pour ce qui le concerne et pour ses disciples. L’a-t-il été en effet, et ses doctrines étaient-elles réellement dangereuses ? Nous ne croyons pas qu’il soit possible de le nier.

Une chose entr’autres peut expliquer que M. Scharling soit devenu partial pour son héros, c’est qu’il en a étudié la vie et toutes les pensées avec un soin curieux. Nous ne possédions pas de biographie exacte de Molinos avant ce travail si complet, dont la lecture éclairera plusieurs points de l’histoire religieuse du XVIIe siècle. M. Scharling s’est montré, dans ce travail, non pas seulement théologien disert et délié, mais historien sévère. Il a recueilli dans des livres et des manuscrits peu connus nombre de témoignages sur Molinos qui voient le jour pour la première fois, et, ce qui ne gâte rien, il met habilement en scène les épisodes dramatiques de la vie de son héros, qu’il suit jusqu’aux derniers momens.

Le sentiment religieux, toujours présent, donne au livre de M. Scharling sur la vie de Molinos une valeur plus grande encore que celle qu’il emprunte à l’étendue et à l’exactitude des documens nouveaux rassemblés par l’auteur. C’est ce même sentiment, souvent profond, presque jamais mystique, chez les écrivains danois, qui a plus d’une fois inspiré les poètes contemporains. Il a dicté tout récemment à M. C.-H. Thurah une intéressante paraphrase du Cantique des Cantiques, Sarons Rose. Nous le retrouvons surtout comme le trait principal d’un curieux poème : l’Adam Homo, de M. Paludan-Muller. M. Muller s’est surtout appliqué à donner, dans son récit presque épique, une peinture exacte et piquante de la vie réelle ; mais, malgré les spirituelles couleurs et la finesse de son pinceau, souvent satirique, j’aime mieux relever d’abord ce que la pensée religieuse donne d’élévation à sa conception poétique. Adam Homo, après une enfance naïve et un pur amour contracté au village, voit la ville et le grand monde ; il y perd ses croyances et le sentiment d’une passion qui était généreuse et que partageait la douce Alma. Ses aventures dissipent ses belles années et lui ravissent, après l’espoir du bonheur, celui de la fortune. Il retrouve à son lit de mort cette Alma qu’il a abandonnée, qui s’est vouée au soin des malades, et qui, devenue son bon ange, inspire les dernières comme les premières pensées de son âme. Il meurt avec la conscience amère d’une vie perdue, il meurt misérable, mais du moins il emporte aux cieux le souvenir de cette amie qu’il avait délaissée sur la terre. Alma le suit elle-même de près, et ici vient se placer, dans le douzième et dernier chant, l’épisode le plus curieux du poème. Adam Homo est appelé pour le jugement. L’avocat de l’enfer vient l’accuser, et son plaidoyer est une curieuse satire de la société mortelle au milieu de laquelke Adam a vécu. Un céleste avocat défend sa cause, l’excuse en rappelant sa bonne volonté, ses bonnes intentions, difficiles à mettre en pratique entre tous les périls de la terre. Les argumens de l’accusation l’emportent ; déjà l’âme coupable se sent entraînée par la force irrésistible du châtiment vers les ténèbres éternelles, quand tout à coup brille à ses yeux une belle étoile ; elle approche : c’est l’âme d’Alma, qui vient d’échapper à ses liens mortels ; elle aussi vient plaider la cause de celui qui l’a aimée, ou plutôt elle l’absout et le sauve en s’offrant pour lui, en déversant sur lui les mérites de son véritable et constant amour, de son dévouement et de son sacrifice, et elle l’entraîne victorieuse vers le purgatoire, d’où elle saura encore lui faire conquérir les cieux. — Voilà l’issue singulière de cette épopée, inspirée plus d’une fois par la vraie poésie. Elle a surpris, elle a ému les compatriotes protestans de M. Paludan-Muller. Nous ne voyons cependant pas que, pour s’être approchée du dogme catholique, elle se soit éloignée du type éternel de l’élévation poétique et de la beauté morale.

L’esprit de nationalité, plutôt que l’idée religieuse, a guidé M. Goldschmidt dans la composition de son roman le Juif. Son héros abandonnerait sans doute la loi de Moïse, si ses coreligionnaires n’étaient persécutés. Ce spirituel ouvrage nous fait connaître une des faces, non la moins singulière, de la question religieuse dans le Nord. Le sentiment d’une nationalité menacée récemment et sauvée par des prodiges de valeur est devenu d’ailleurs pour le Danemark, depuis 1850, la source de toute une littérature, comprenant beaucoup d’écrits de polémique, — tels que la série des Fragmens anti-slesvig-holsteinois, publiée par les soins de M. Krieger, et dont la plupart des livres de M. Wegener font partie, — puis des ouvrages de stratégie sur chacune des batailles gagnées ou perdues, des récits anecdotiques, dont quelques-uns sont devenus promptement populaires, comme les Tableaux de guerre, Krigs-Billeder, de M. W. Holst ; enfin des chansons et des poésies, comme la marseillaise danoise intitulée : le Vaillant Fantassin danois (d’en Tappre Landsoldat), et encore le joli poème de M. H.-P. Holst, le Petit Trompette (den Lille Hornblœser). Ce petit ouvrage doit autant sa popularité à l’élégance de son style et au charme de ses descriptions qu’aux circonstances qui l’ont fait naître, et puisque le texte en est danois, sans que des traductions soient venues encore, que nous sachions, le répandre en Angleterre ou en Allemagne, il convient ici de compléter l’analyse par quelques citations. Jean-Pierre s’est engagé pour aller sonner de la trompette contre les Allemands. « Le roi, lui a-t-on dit, lui donnera sa nourriture, 12 skillings, et le galon sur la manche. D’ailleurs le roi a besoin de lui… Je ne te ferai pas honte, petit père. Toi, bonne mère, ne pleure pas. La mauvaise herbe ne meurt pas facilement, et puis je ferai bien attention à moi. — Dès le lendemain, le navire l’Hékla enfle ses voiles pour aller à Slesvig. Il tarde au beau navire d’essayer vraiment ses forces. Il ne s’est encore abandonné qu’en jouant à des périls imaginaires ; il ne connaît pas le déchirement furieux des gros canons tonnans. Il n’a pas tremblé sous la bordée ennemie ; le boulet ennemi n’a pas encore béni sa carcasse pour les combats. Il n’a pas entendu à travers le fracas les cris des mourans, et son blanc tillac n’a pas vu le sang couler dans les flots. Comme la jeune fille qui va pour la première fois à la danse, il est impatient et rejette l’écume à droite et à gauche. — Écoutez ! Du fort un salut d’adieu résonne, et du navire la réponse retentit, pendant qu’on agite les chapeaux. Jean-Pierre, au premier rang, crie hourra pour son père et sa mère, hourra pour son beau vaisseau. Il part ; à travers les larmes, sa mère suit le navire, jusqu’à ce que le haut des mâts disparaisse sous la courbe des flots. — Jean-Pierre a pleuré, lui aussi ; mais le vent sèche ses larmes, et son jeune courage triomphe de son cœur. Pendant qu’il s’élance dans la vie pour y disperser son chagrin, sa mère retourne lentement chez elle, et conserve fidèlement sa douleur. Le chagrin fuit le pied rapide et léger du jeune homme ; mais il alourdit la marche de ceux que la vie a fatigués. Il s’envole loin de celui qui se lance gaiement sur la scène mobile de la vie, tandis qu’il établit sa demeure chez celui qui vit seul et abandonné… » - On aborde au nouveau rivage. Alors commence la vie des camps et des bivouacs… « Pendant qu’un feu clair, qui pétille dans le silence de la nuit, se reflète sur les arbres de la forêt et sur les vedettes placées à l’entour, tout à coup on entend à distance un pas pressé ; c’est un officier qui s’approche. Chacun de secouer le sommeil et de se lever aussitôt. C’est un grand et bel homme, son œil brillant sourit avec majesté et douceur ; mais sur ses lèvres repose une expression de tristesse. Il remplit un des gobelets qui sont encore à terre : — Buvons cette nuit, mes enfans, demain nous nous battrons… - Nous nous battrons demain ? s’écrie toute la troupe. Eh bien ! hourra pour la bataille ! — À notre première victoire ! dit l’officier, et souhaitons à qui tombera au sort une joyeuse mort de soldat. — Puis il s’en alla, doux et grave ; nos soldats entonnèrent le chant national. Le chant s’élevait sous la voûte des arbres, la flamme montait claire et pétillante ; tous s’endormirent avant le matin, mais celui qui dormit le dernier, ce fut Jean-Pierre. Plus les autres avaient chanté, plus il était devenu silencieux. Il songeait aux paroles du capitaine, à son regard profond, et mille diverses images se présentaient à ses yeux. Il écoutait ces chants du Danemark, il les avait chantés bien souvent dans son enfance ; cependant combien ils lui paraissaient nouveaux, et comme il les comprenait pour la première fois ! Puis sa pensée fatiguée se réfugia en arrière, vers sa mère et son foyer… et, lasse de réflexion, elle jeta l’ancre dans la maison paternelle, dans Nyboder… et il sommeilla doucement, jusqu’à ce que le bruit du camp et la fraîcheur du matin vinssent le tirer du sommeil… » Suivent les récits de la bataille, de la captivité, de la trêve, enfin du retour dans la patrie, écrits avec âme et avec une connaissance parfaite des circonstances locales qui fait dire à chaque Danois : « J’y étais ! mon fils, mon frère, mon père y était ! » De pareilles qualités font vite un bon livre, et un livre pareil, qui s’apprend par cœur et inspire le plus humble, ressemble fort à un acte de patriotisme, à une bonne action.

L’année 1852 a vu se multiplier en Danemark, à la suite de celles que nous venons de citer, les publications relatives à la guerre des duchés. Outre un petit recueil de nouveaux Contes, par M. Andersen, et quelques œuvres dramatiques originales, comme un Episode (de la vie d’Ewald), par M. Ch. Juul, et la Jeunesse de Tycho-Brahé, par M. Hauch, — l’année littéraire a vu aussi se produire de nouvelles et belles éditions, comme celles des œuvres d’OEhlenschlseger et d’OErsted[3], d’Ewald et de Hauch[4]. On a continué d’importans ouvrages, comme le Dictionnaire des auteurs danois, par M. Erslew. Si on ajoute à ces travaux les incessantes recherches des sociétés savantes du Danemark, si justement renommées, on reconnaîtra dans ce petit royaume une singulière activité littéraire, au moment où, à peine délivré des tristes diversions d’une guerre redoutable, il rencontre encore dans la politique intérieure une nouvelle cause de préoccupations.


A. GEFFROY.


V. DE MARS.

  1. Voyez la livraison du 15 janvier.
  2. Michael de Molinos, Et Billede fra det 17 de Aarhundredes Kirke Historie (Michel de Molinos, Épisode de l’Histoire ecclésiastique du dix-septième siècle), in-4o, Copenhague, 1852.
  3. Chez le libraire Hœst à Copenhague.
  4. Chez le libraire Reitzel.