Chronique de la quinzaine - 14 février 1857

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Chronique n° 596
14 février 1857


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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14 février 1857.

Les affaires de l’Europe, après l’étrange commotion qu’elles ont subie, et qui aurait pu devenir plus périlleuse encore, ont quelque peine à retrouver cet équilibre qui est le signe heureux du rétablissement des situations régulières. Même quand les orages sont dissipés, il reste des troubles vagues qui peuvent prendre une multitude de formes, et par une compensation singulière, des puissances qui ont marché d’intelligence dans les plus grandes entreprises ne réussissent pas toujours à s’entendre dans les suites de ces entreprises ou dans les affaires nouvelles qui s’élèvent. C’est ce qui s’est vu et c’est, ce qui se verra sans doute encore. Il y a eu un moment où la diplomatie européenne, à peine débarrassée d’un grand poids, a eu tout à la fois à tourner ses regards vers bien des points. En Orient, elle se débattait autour d’une ville, autour d’un îlot, sans pouvoir arriver à tracer la véritable limite de la Turquie et des possessions russes, et pendant ce temps les vaisseaux anglais restaient dans la Mer-Noire, les Autrichiens gardaient leurs positions du Bas-Danube, l’organisation nouvelle des principautés demeurait en suspens. La Grèce, toujours occupée par les soldats de la France et de l’Angleterre depuis plus de deux ans, offrait une autre difficulté à résoudre. Dans un rayon plus rapproché, l’Italie, agitée de secrets et profonds malaises, attirait les cabinets dans tous les embarras de la plus délicate intervention diplomatique. Comme si cela ne suffisait pas, au même instant surgissait la plus vive querelle entre la Prusse et la Suisse. C’étaient autant de questions propres à susciter les luttes et les divergences, ou tout au moins à laisser apparaître des dissentimens inévitables.

Certainement tout n’est point éclairci et absolument simplifié dans la situation de l’Europe. À un point de vue général surtout, plus d’un problème plane sur les peuples. Il est vrai pourtant de dire que de ces difficultés diverses qui se sont élevées depuis quelques mois il en est que la diplomatie à heureusement dénouées et qui tendent en ce moment même à disparaître, ou à rentrer dans le domaine des plus pacifiques débats. La question de Neuchâtel n’est-elle point de ce nombre ? Elle n’est pas résolue encore sans doute : il ne paraît y avoir jusqu’ici qu’un point bien acquis, c’est que la conférence appelée à régler irrévocablement la situation de Neuchâtel devra se réunir à Paris. Le roi Frédéric-Guillaume s’est évidemment trouvé soulagé de n’avoir point à disputer par les armes un droit qu’il est disposé à abdiquer ; mais quelles conditions met-il à la cession entière et définitive de ce droit, dont il s’est montré peut-être plus jaloux que son peuple ? Le cabinet de Berlin demande, dit-on, que le drapeau prussien continue à couvrir le château de Neuchâtel ; il voudrait assurer au roi la libre possession de ses domaines dans le canton ; il tiendrait enfin à la conservation de ce qu’on nomme les bourgeoisies, sortes de corporations féodales de création prussienne. Si c’est une entrée en négociation, rien n’est plus simple. Comment cependant le roi Frédéric-Guillaume attacherait-il un grand prix à voir flotter le drapeau prussien sur le château de Neuchâtel, au risque d’exposer ce drapeau, signe d’une puissance qui n’existe plus, à des manifestations populaires également compromettantes pour la Suisse et pour la Prusse ? Dans l’affaire des domaines, il ne peut y avoir une difficulté très sérieuse, s’il s’agit des biens possédés à titre privé par le roi. S’il s’agit des domaines de l’état, personne n’ignore que ces biens ne sont pas la propriété particulière du prince : ils restent attachés à la souveraineté, dont ils suivent la loi et avec laquelle ils se transmettent. Quant aux bourgeoisies, leur existence est peu importante, pourvu qu’elle ne soit pas en contradiction avec le droit public de la Suisse. Au fond, le roi Frédéric-Guillaume dispute avec lui-même pour se dessaisir d’un pouvoir qui n’existe plus en fait, et même, en cédant ses droits, il en voudrait peut-être retenir au moins l’ombre. C’est la politique de son imagination. Sa raison doit lui montrer qu’une complication de ce genre, une fois ramenée dans le domaine de la diplomatie, n’en peut plus sortir, et qu’une cession de souveraineté, admise en principe, a ses conséquences logiques, naturelles et inévitables.

La question de Neuchâtel a eu cela de particulier, qu’elle a été une diversion au moment où s’agitaient toutes les questions qui se rattachent à l’exécution du traité du 30 mars, aux destinées de l’Orient, et qui sont entrées elles-mêmes dans la voie des solutions régulières. Depuis que la conférence dernièrement réunie à Paris a prononcé sur tous ces différends obscurs, nés d’interprétations divergentes, il ne pouvait plus y avoir de doute. Le résultat des dernières décisions de la diplomatie se montre aujourd’hui : la Russie vient d’abandonner les points contestés soit à l’embouchure du Danube, soit sur la frontière de la Bessarabie ; l’Angleterre rappelle ses vaisseaux de l’Euxin, tandis que les Autrichiens vont quitter les principautés, et au même instant a été promulgué le firman de la Porte qui convoque les divans de la Moldavie et de la Valachie pour préparer l’accomplissement des dernières stipulations de la paix, c’est-à-dire l’organisation des deux provinces du Danube.

Ce n’est pas seulement la Turquie d’ailleurs que les troupes étrangères vont quitter en ce moment ; elles sont sur le point de se retirer aussi de la Grèce. Chose étrange, sans avoir pris part à la guerre, le royaume hellénique, pour une triste aventure, pour un oubli de ses intérêts et de sa vraie politique, est resté un des pays le plus longtemps occupés par des armées étrangères, par les forces de la France et de l’Angleterre. Le poids de l’occupation n’a point été lourd pour la prospérité et la tranquillité du pays, que nos soldats ont bien plutôt protégées ; il l’était peut-être pour la fierté nationale, et ce n’est point d’aujourd’hui que le gouvernement grec a cherché un moyen de faire cesser une protection qu’il subissait. Dès l’an dernier, il faisait une proposition, bizarre en apparence, mais qui était du moins dictée par une bonne intention : il offrait aux cours de Londres et de Paris d’affecter une somme annuelle fixe au service de l’emprunt grec ; seulement il demandait en même temps que cette somme restât entre ses mains pour être consacrée à des travaux d’utilité générale. Cette proposition n’a point été repoussée ; mais les gouvernemens y ont ajouté un complément : ils ont demandé à leur tour qu’une commission mixte fût instituée à Athènes par les trois cours protectrices de la Grèce pour veiller à l’emploi de la somme stipulée, pour voir de près l’organisation financière du pays et indiquer les réformes désirables, ce qui a été accepté par le cabinet du roi Othon. En se prêtant à cet arrangement, les gouvernemens de France et d’Angleterre ne s’étaient pas précisément engagés à faire cesser l’occupation ; ils rappellent spontanément leurs troupes aujourd’hui pour rendre à la Grèce son entière liberté, et pour mettre fin à une vieille difficulté qui ne saurait plus longtemps survivre aux événemens qui l’ont fait naître.

Ainsi disparaissent l’un après l’autre les vestiges de la guerre. Les occupations cessent, les complications s’effacent ; il ne reste plus qu’une question, la plus sérieuse, il est vrai, et la plus difficile peut-être, celle de l’organisation des principautés danubiennes. C’est dans cette question, intimement liée aux destinées de l’Orient, que vont se concentrer désormais tous les efforts de la diplomatie. Une note officielle du Moniteur est venue marquer la position que le gouvernement français entend conserver dans une affaire ont toutes les politiques sont en présence, où il s’agit de concilier les besoins des populations roumaines et les droits de suzeraineté de la Porte, où se débat enfin un grand problème, celui de l’union des deux principautés, c’est-à-dire de la création d’un état assez compacte et assez fort pour garantir par son poids l’intégrité de l’Orient et les intérêts de l’Occident. La politique de la France s’est prononcée ouvertement pour l’union des deux provinces. Quels sont les termes précis de cette question ? Comment s’est-elle déroulée depuis qu’elle existe ? comment s’est-elle trouvée engagée en particulier dans la conférence qui a été tenue récemment à Constantinople, et qui a préparé le firman de convocation des divans de la Valachie et de la Moldavie ? C’est une histoire qui a peut-être quelques côtés curieux. Qu’on le remarque bien : tout a son point de départ ici dans les transactions du 30 mars 1856. Le traité de Paris assure aux principautés la jouissance de leurs anciens privilèges, une armée nationale, une administration indépendante sous la suzeraineté de la Porte, et il prescrit la révision des statuts organiques des deux provinces. Une commission était instituée pour s’enquérir de l’état réel de ces contrées et préparer au nom de l’Europe les élémens d’une organisation nouvelle. En même temps des divans devaient être convoqués dans la Valachie et la Moldavie pour que les populations pussent librement faire connaître leurs besoins et leurs désirs. Dans ces dispositions, on le voit, il y a trois faits essentiels : la suzeraineté de la Porte est seule garantie, tout le reste est permis ; la participation de l’Europe est une condition obligatoire ; aucune limite autre que celle qui dérive de la suzeraineté de la Porte n’est imposée à l’expression des vœux des populations. — Dès l’été dernier, le cabinet turc, mû sans doute par la pensée d’exécuter le traité le plus tôt possible, se hâtait d’élaborer le firman de convocation des divans et d’expédier des circulaires où il repoussait d’avance l’idée d’une réunion des principautés, interdisant même aux divans l’expression de tout vœu à ce sujet. La Turquie oubliait qu’elle n’était plus seule désormais, que cette question appartenait à l’Europe, et qu’il existait une commission instituée pour intervenir dans tous les actes relatifs aux provinces danubiennes. Ces tentatives provoquèrent de péremptoires protestations, sous le poids desquelles a fini par tomber Aali-Padha, le grand-vizir de cette époque. Il en est résulté un travail nouveau, qui est l’œuvre de la conférence récemment tenue à Constantinople.

On a aujourd’hui sous les yeux les deux firmans, l’ancien et le nouveau ; on peut voir en quoi ils diffèrent, juger les modifications qui ont été accomplies. Ces modifications ont un objet essentiel, c’est de mettre plus de vérité et de liberté dans la représentation publique au sein des divans. Il y avait sans doute des intentions excellentes, même avec des vues étroites, dans le travail primitif de la Porte. Seulement ces intentions se produisaient confusément et sans précision. Des abus traditionnels étaient en quelque sorte consacrés ; des questions graves étaient passées sous silence, et celle de l’union des principautés était pour ainsi dire évincée. La position respective des commissaires ottomans et des autres commissaires européens se trouvait assez inexactement définie. Les premières améliorations introduites dans le projet portent sur deux points principaux qui touchent à la représentation du clergé et des boyards. Le firman primitif, en donnant au métropolitain et aux évêques le droit de siéger dans le divan, et aux administrateurs des biens ecclésiastiques, ainsi qu’aux simples prêtres, le droit de choisir trois représentans, — ce firman, disons-nous, oubliait une distinction essentielle. Il y a dans la Moldavie et dans la Valachie deux classes de maisons religieuses : il y a les monastères dédiés aux saints lieux et à des fondations qui relèvent soit des patriarches grecs de Constantinople et de Jérusalem, soit du mont Athos, et il y a ce qu’on nomme les monastères non dédiés, appartenant en propre au clergé régulier de la Moldavie et de la Valachie. Ces derniers sont soumis à un impôt qui consiste dans la retenue d’une somme fixe sur leurs revenus. Les monastères dédiés jouissent d’une fortune considérable, qu’ils ont souvent employée à entretenir la propagande russe dans le reste de la Turquie, et ils sont exempts de toute contribution. Le trésor des principautés a toujours réclamé et réclame encore contre cette exemption ; il n’a rien obtenu. La contestation s’est prolongée jusqu’à ce moment ; elle devra être abordée et réglée dans les divans, et c’était un motif de plus de faire intervenir d’une façon spéciale les monastères dédiés, qui ont d’ailleurs assez d’administrateurs indigènes pour se faire représenter. La distinction des deux classes de maisons religieuses a donc été rétablie. Une autre difficulté consistait dans la représentation des simples prêtres : on se Pouvait placé entre l’obligation de laisser aux évêques le choix des délégués du bas clergé, ce qui n’eût conduit à rien, et la nécessité de mettre en mouvement, pour les élections, dix ou douze mille popes, ce qui devenait une complication. On a décidé alors que les prêtres exerçant leur ministère dans les chefs-lieux des évêchés et réputés les plus capables, choisiraient parmi eux un représentant par diocèse. Ainsi le clergé sera représenté dans la Valachie par quatre évêques, dont un métropolitain, par quatre députés des monastères dédiés et des monastères non dédiés, et quatre délégués des simples prêtres. Le clergé ne compte que dix représentans dans la Moldavie, où il n’y a que trois diocèses.

Le mode de représentation des boyards soulevait des questions plus graves, et au milieu desquelles il n’est pas toujours facile de se reconnaître. Le firman primitif de la Porte faisait une position toute spéciale aux boyards de première classe, et leur attribuait un droit particulier de représentation. La Turquie obéissait à une tradition. Lord Stratford de Redcliffe lui-même peut-être s’était laissé prendre à cette idée. Il croyait voir dans les grands boyards, formant un comité spécial au sein du divan, une sorte de chambre des pairs ; mais il est évident que la Turquie ne faisait que consacrer un abus, et que l’ambassadeur d’Angleterre caressait une illusion fondée sur une appréciation inexacte de la boyarie telle qu’elle existe dans les principautés. Cette boyarie en effet n’a nullement le caractère d’une aristocratie véritable ayant l’illustration de la naissance : elle ne constitue pas une qualité transmissible par voie d’hérédité ; elle n’est qu’une fonction, un rang viager. Les enfans peuvent arriver à leur tour à occuper les positions que leurs pères ont acquises ; ils n’y ont point essentiellement droit. D’ailleurs, si on admettait à la représentation les boyards de première classe, comment repousser les boyards des classes suivantes ? Ceux-ci participent à la nomination des hospodars ; le droit de se faire représenter au divan n’était pas assurément moins important et moins précieux. Il, s’ensuit que les boyards de première classe, n’ont aucun titre particulier pour exprimer en leur qualité de boyards les vœux du pays ; mais s’ils n’ont pas le caractère d’une grande et sérieuse aristocratie, ils sont les propriétaires les plus considérables, et à ce point de vue ils ont droit à une part notable, prépondérante même si l’on veut, dans les divans. C’est de ces considérations qu’on est parti pour arriver à une nouvelle combinaison qui admet tous les boyards indistinctement à la représentation. En même temps le cens électoral a été réduit. Il fallait d’abord, d’après le premier firman, posséder cinq cents falches de terre pour être électeur, il ne faut plus posséder aujourd’hui que cent faiches. Ce cens d’éligibilité est attribué à la possession de trois cents falches de terre cultivable. Cette combinaison n’était pas seulement dictée par la justice, elle était très politique. Restreindre la représentation aux seuls boyards de première classe, c’était, évidemment livrer la place à l’esprit de caste. Comme tous les grands boyards sont plus ou moins candidats à l’hospodarat, ils se seraient hâtés, on le comprend, de rejeter l’idée de l’union des principautés. En élargissant la représentation dans le comité des boyards, on a offert au pays un moyen, sinon infaillible, du moins plus facile de manifester ses voeux.

Le grand-vizir Rechid-Pacha et le ministre des affaires étrangères turc, Ethem-Pacha, ont d’abord hésité un peu devant ces innovations, qu’ils n’ont point tardé cependant à accepter, et lord Stratford, après avoir demandé à réfléchir, a fini lui-même par se rendre de bonne grâce. Si on les examine bien, les autres dispositions relatives à la représentation des autres classes de propriétaires, des villes, et même des paysans soumis à la corvée, ont subi des modifications analogues dictées par un libéralisme compatible avec l’état et les mœurs du pays. Il n’y a certes aucune raison pour dissimuler la haute et sérieuse influence qu’a exercée dans ces délibérations l’ambassadeur de France, M. Thouvenel, dont l’esprit net et décisif s’est heureusement employé à faire prévaloir les solutions les plus larges et les plus équitables.

Ce n’était pas tout cependant. Dans les travaux préliminaires de la réorganisation des principautés, il y avait à résoudre une difficulté qui était dans l’esprit de tout le monde, parce qu’elle conduisait en quelque sorte au seuil de la grande question, celle de l’union possible de la Valachie et de la Moldavie. Dans son firman primitif, le cabinet turc interdisait aux divans de s’occuper de toute matière contraire aux droits de suzeraineté de la Porte-Ottomane ou aux anciens privilèges des deux provinces, ce qui voulait dire qu’on ne devait pas s’occuper de la fusion des deux principautés. En outre le commissaire ottoman à Bucharest était chargé de veiller a l’efficacité de cette interdiction, et il lui était assigné une place à part entre l’administration des provinces et la commission européenne. À quel titre le commissaire ottoman eût-il exercé une action toute spéciale ? Le traité de Paris ne la lui attribue pas ; il ne lui confère pas un droit et un rang particuliers dans la commission européenne. Cette prétention était donc inadmissible. Quant à l’interdiction formulée dans le premier firman, la France s’était trop nettement prononcée pour qu’il fût possible de laisser subsister quelque ambiguïté, et la conférence de Constantinople n’a point hésité à accepter une rédaction nouvelle qui ne prescrit rien, qui n’interdit rien, qui laisse toute liberté. C’était là l’essentiel. On a dit que le nouveau firman semblait contenir encore une prohibition dissimulée, qu’il y avait tout au moins une défense par prétention. Il n’en est rien certes, et Rechid-Pacha lui-même a admis la pleine liberté des divans dans l’expression de tous leurs vœux. Le grand-vizir s’est borné à réserver son opinion sur le fond de la question, et les représentans des autres puissances ont adhéré à cet avis, ajournant tout débat jusqu’aux délibérations du congrès qui s’ouvrira après les travaux de la commission européenne des principautés. La question demeure donc intacte ; elle est renvoyée au seul juge compétent, à la population roumaine. On a fait quelque bruit de l’article publié par le Moniteur à la suite du dernier firman, et même cet article a retenti jusque dans le parlement anglais. Quel est cependant le sens de cet article ? Il reconnaît la juridiction souveraine de l’Europe ; il publie une opinion professée par la France dès l’origine, et il dit aux populations des principautés : Vous avez le droit de faire connaître vos besoins et vos vœux dans toute leur extension, même le vœu de la réunion de la Moldavie et de la Valachie. Toute la question est de savoir si cette réunion est conforme aux intérêts des principautés aussi bien qu’aux intérêts de l’Europe, et si elle est possible. Quelques journaux étrangers ont affecté de ne voir dans cette combinaison que la pensée de placer un prince étranger sur un trône indépendant. Rien de semblable n’a été proposé et n’est soutenu. — Mais alors, objecte-t-on, comment trouver un prince national pour commander à cet état nouveau ? On nous permettra de faire observer que s’il est difficile de trouver un prince, il doit être plus difficile encore d’en trouver deux. Apparemment, si l’Europe adoptait une telle combinaison, elle prendrait les moyens de la rendre sérieuse et durable. Il a été fait, nous le savons, une objection à double face, pour ainsi dire. — D’un côté, l’union porterait atteinte aux droits de suzeraineté de la Porte ; de l’autre, elle serait une infraction aux anciens privilèges des provinces, privilèges parmi lesquels serait celui d’une existence séparée. — Les droits de suzeraineté de la Porte ont été au contraire expressément réservés, et on ne peut voir sérieusement en quoi ils seraient affaiblis parce qu’ils s’exerceraient sur un seul état, au lieu de s’exercer sur deux provinces. Quant aux anciens privilèges des principautés, les populations roumaines sont les mieux placées pour se prononcer. C’est là qu’il faut toujours en revenir. La France n’a point voulu autre chose ; elle a voulu assurer aux principautés les moyens d’exprimer sincèrement et librement leurs vœux. Que si les populations de la Moldavie et de la Valachie se montrent contraires à l’union, la France ne peut évidemment se montrer plus roumaine que les Roumains eux-mêmes.

C’est dans ces circonstances que le parlement d’Angleterre vient de s’ouvrir. Chose étrange, les grands conflits de l’Europe se sont apaisés, et jamais l’Angleterre n’a été engagée dans un plus grand nombre d’affaires, dont quelques-unes sont des plus graves. La Grande-Bretagne soutient une guerre avec la Perse ; ses flottes sont dans le Golfe-Persique, et elle vient de prendre Bushir. D’un autre côté, en Chine, un de ses amiraux vient de bombarder Canton à la suite d’une violation de traité par les autorités chinoises. Sur le continent même, une certaine obscurité plane sur la politique anglaise, dont on recherche les affinités et les tendances. Le discours de la reine se ressent nécessairement de cette situation. Il constate les conflits, il est réservé sur la politique générale. Déjà des débats se sont élevés dans le parlement ; il est visible cependant que les grandes discussions n’ont pas commencé : elles se préparent, elles s’ouvriront sans doute à l’occasion de tous ces démêlés, qui sont nés à la fois. Parmi les premiers incidens parlementaires, il en est un assez curieux, quoiqu’il n’ait qu’un intérêt rétrospectif. Le chef de l’opposition dans la chambre des communes, M. Disraeli, est venu révéler qu’il y aurait eu, il y a deux ans, un traité secret signé entre l’Autriche, la France et l’Angleterre, traité garantissant à la première de ces puissances l’intégrité de ses possessions en Italie. Lord Palmerston a contesté le fait d’abord ; puis, toute information prise, il l’a avoué en ajoutant que la convention signée avait un caractère purement militaire, et n’aurait eu de valeur que dans le cas où l’Autriche aurait pris part à la guerre. Il ne paraît point douteux en effet qu’il y a eu des engagemens de cette nature entre les trois états, et même l’Autriche avait, dit-on, demandé non-seulement la garantie de ses possessions italiennes, mais encore l’entrée d’un corps auxiliaire français en Allemagne. Un article du Moniteur de cette époque indiquait suffisamment ces combinaisons secrètes. Si lord Palmerston l’a oublié, c’est qu’il n’y portait point alors un grand intérêt, et que l’état actuel de ses relations avec le cabinet de Vienne l’empêche peut-être de se souvenir d’un temps où il avait plus de sévérité pour l’Autriche. Maintenant quelle sera l’attitude des partis dans les luttes qui s’ouvriront sur la politique étrangère ? On ne peut guère le pressentir encore. Toujours est-il qu’à ces démêlés qui embarrassent la politique anglaise se lie une question intérieure très sérieuse, celle de l’income-tax, qui a provoqué une sorte d’agitation. La situation économique de l’Angleterre est encore aggravée aujourd’hui par la misère qui affame des masses d’ouvriers, et les jette dans les rues de Londres sans travail et sans pain.

N’est-ce point un trait des plus caractéristiques ? Au sein des prospérités réelles ou apparentes, il survient parfois un fait qui montre ce qu’il y a d’inquiétant, d’irrégulier ou de fragile dans ces vastes déploiemens extérieurs de là force d’un peuple, qui laisse apercevoir des faces obscures et moins rassurantes de la civilisation moderne. On invoque souvent la statistique pour montrer la richesse dans son essor, et la statistique ne peut mieux faire que d’offrir complaisamment ses chiffres grossissans. Quelquefois aussi la statistique se charge elle-même de rectifier des chiffres par des chiffres et de les opposer les uns aux autres, en laissant les esprits en suspens devant tous ces problèmes de l’économie publique : c’est ce qui vient d’arriver en France à l’occasion du dernier recensement de la population. De toute façon, il est bien clair que le développement de la population se ralentit en France. En 1846, le recensement présentait un accroissement de près de 1,200,000 âmes dans la période quinquennale qui expirait ; en 1851, l’augmentation tombe à près de 400,000 âmes ; en 1856, elle n’est plus que de 257,000. Plus de cinquante départemens ont vu diminuer leur population dans ces cinq années. L’Isère perd 26,000 âmes ; la Haute-Saône a perdu 36,000 habitans, assez pour peupler une grande ville, et d’après ce calcul la Haute-Saône devrait avoir aujourd’hui un député de moins. La diminution est de 25,000 âmes dans la Meuse, de 7,000 dans l’Oise, de 4,000 dans la Somme, de 10,000 âmes dans les Basses-Pyrénées, de 15,000 âmes dans l’Ariège, de 5,000 âmes dans la Manche, de 3,000 âmes dans l’Aisne. Ce ne sont là que des chiffres, peu faits pour passionner, et qui n’ont, si l’on veut, aucun caractère politique. Tels qu’ils sont, ils ont plus d’importance peut-être qu’un fait politique ; ils ont eu assez de gravité pour retentir à l’Académie des Sciences morales, où cette question du dénombrement de la population a été soulevée par M. de Lavergne ; ils ont été discutés au sein de la Société d’économie politiques. Dans les départemens surtout, les esprits commencent à se préoccuper de cette décroissance, qui atteint principalement les campagnes, et dont les progrès deviennent sensibles d’année en année. Un député des Basses-Pyrénées, M. O’Quin, sans généraliser ses recherches, en se bornant au contraire à son pays, a publié des études minutieuses, pleines d’observations précises, et telles qu’il serait utile d’en faire dans chaque département.

La guerre, les épidémies qui se sont succédé, les émigrations peuvent sans doute avoir leur part dans ce ralentissement de la population ; mais en dehors de ces faits, dont quelques-uns sont accidentels et d’autres purement locaux, comment expliquer ce phénomène, qui apparaît avec un caractère trop général et trop permanent pour n’être pas dû à des causes plus profondes ? Si ce n’était qu’un effet de cette loi bien connue qui tend à maintenir ou à rétablir un certain équilibre entre là population et les moyens d’existence, rien ne serait absolument extraordinaire. La population, étant moins nombreuse, jouirait d’une plus grande aisance. En est-il ainsi aujourd’hui ? N’est-il pas sensible au contraire que depuis quelques années une misère d’une espèce particulière sévit de toutes parts ? Les difficultés de vivre s’accroissent. On multiplie les preuves de l’augmentation inouïe de la richesse et du bien-être, on montre que la proportion de la mortalité est bien moins forte qu’elle n’était autrefois ; puis voici tout à coup un chiffre qui prouve que la population est au moins stagnante. Cela ne laisse-t-il pas comprendre qu’il a beaucoup de factice dans ces supputations, ou qu’il y a ici quelque cause inconnue agissant par des voies secrètes sur les générations contemporaines ? Observés dans leurs détails, ces chiffres du dénombrement de la population en France révèlent un fait qui n’est pas moins grave, et que les esprits réfléchis remarquent depuis longtemps avec tristesse. Évidemment cette diminution, qui est sensible en certains départemens, n’est pas le résultat d’un appauvrissement de l’espèce humaine dans ces contrées. Les populations se déplacent, et elles se déplacent chaque jour davantage, comme le montre le dernier recensement. Quelles sont les populations qui s’accroissent ? Ce sont celles des villes, celles de Paris, de Lyon, de Lille. Paris, avec sa banlieue, selon un rapport même de M. le préfet de la Seine, a gagné plus de 300, 000 âmes depuis cinq ans, Lyon en a gagné 50, 000. En quelques années, la population accumulée dans les principales villes de France a augmenté de plus d’un million d’habitans. Quels sont au contraire les départemens où la décroissance se fait sentir ? Ce sont en particulier les départemens agricoles. Les campagnes se dépeuplent au profit des villes, l’agriculture est sacrifiée à l’industrie ou à d’autres travaux. La question serait de savoir si ces déplacemens sont le résultat d’un mouvement naturel tendant à transporter des bras là où ils sont nécessaires en les retirant des contrées où ils sont inutiles, s’ils ont pour effet de donner du bien-être à ceux qui mènent cette vie vagabonde en augmentant la puissance de la société tout entière, si en un mot cet accroissement de population dans certains foyers industriels, et notamment à Paris, correspond à un mouvement semblable de richesse réelle et productive. Il est douteux qu’il en soit ainsi. Les malheureux qui sont allés s’entasser dans les grands centres y ont vécu peut-être, ils y campent ; ils ont contribué à la gêne universelle sans améliorer leur condition, et ils ont laissé un vide dans les contrées qu’ils ont quittées. C’est, à ce qu’on dit, une loi de la civilisation d’attirer les populations vers les villes, et on invoque l’exemple de l’Angleterre, où l’agriculture, quoique plus florissante, emploie beaucoup moins de bras. On oublie que l’agriculture anglaise est toute différente, et il faudrait n’avoir pas mis le pied dans les campagnes de France pour ignorer que la difficulté des travaux de culture s’accroît tous les jours. Les populations obéissent à une sorte d’enivrement : elles trouvent la culture de la terre ingrate lorsqu’elles peuvent gagner davantage dans des travaux publics ou dans l’industrie ; elles vont dans les villes, où elles se laissent entraîner par les séductions d’une vie artificielle, et les personnes aisées donnent elles-mêmes l’exemple de cet abandon de la campagne. Qu’importe ? dit-on ; c’est le progrès ! Peut-être faudrait-il rendre à ce mot sa signification primitive. Le siècle marche, progreditur, il va même en avant, si l’on veut ; mais où va-t-il ? Est-ce vers l’amélioration véritable de la condition morale et matérielle des hommes ? Là est la question. C’est dans un ordre supérieur qu’il faudrait aller chercher les causes, les secrets de tant de mouvemens obscurs, inexpliqués, souvent contradictoires, et qui peuvent prêter à toutes les interprétations de l’intelligence.

Au milieu des diffusions de notre temps, l’Académie française est assurément un des refuges naturels de l’esprit. Parmi tant de choses qui passent, elle a l’avantage de ne point passer et de rester une représentation toujours vivante, toujours présente, de l’intelligence. On peut la railler parce qu’elle met de l’éclectisme dans ses choix, de la diplomatie dans ses combinaisons, parce qu’elle fait trop de politique ou n’en fait pas assez, selon le point de vue où l’on se place. L’Académie à la fin a raison de tout ; elle est patiente parce qu’elle a le temps devant elle et derrière elle, parce qu’elle dure : elle ne meurt pas, elle se renouvelle sans cesse. Il y a quelque temps, elle perdait un homme d’une généreuse nature et d’un esprit élevé, que les lettres avaient donné à la politique, que les révolutions avaient rendu aux lettres, M. de Salvandy, dont le fauteuil resté vide est déjà l’objet de plus d’une ambition. Bientôt viendra la réception de M. de Falloux, l’heureux élu de l’an dernier. L’autre jour, l’Académie recevait M. Biot, un savant de premier ordre, succédant à M. Lacretelle. C’est M. Guizot qui était chargé de répondre au discours de M. Biot. Rien ne pouvait donc manquer à cette fête nouvelle, où se retrouvait toute une réunion choisie attirée par la science et l’éloquence. Ces séances académiques ont parfois d’ailleurs plus d’un genre d’intérêt. Ce n’est que là désormais, en certains jours, qu’on peut entendre des hommes rappelant avec autorité tout un passé dont ils ont été les témoins. On se sent porté à faire silence et à écouter de plus près lorsqu’un de ces hommes, d’une voix affaiblie par l’âge, évoquant ses souvenirs sur la première assemblée constituante, sur Mirabeau ou sur Robespierre, peut ajouter : « J’ai vu cette époque et j’ai vu ces hommes, moi qui vous parle ! »

Le prédécesseur de M. Biot, M. Lacretelle, datait déjà lui-même du XVIIIe siècle ; il avait vécu sous tous les régimes, depuis l’ancienne monarchie jusqu’au second empire, non sans avoir eu ses jours d’épreuve et sans avoir risqué sa vie comme journaliste à côté d’André Chénier. Peu tenté par l’ambition, il y a longtemps qu’il s’était réfugié dans les lettres ; il y avait trouvé la paix de l’esprit et une vieillesse heureuse. Ses histoires du XVIIIe siècle, de la révolution et de l’empire sont moins des œuvres de science et de jugement définitif que le témoignage sincère d’un contemporain exprimant cette impression spontanée des honnêtes gens sur les événemens qui s’accomplissent. Le nouvel académicien, M. Biot, est également de cette époque ancienne. Il y a plus de cinquante ans qu’il entrait à l’Institut comme membre de la section des sciences. Il a eu le général Bonaparte pour juge de ses premiers travaux. Il a connu de près ces savans éminens du commencement du siècle ou de la fin du siècle dernier, Monge, Bertholet, Laplace, dont il a été l’élève avant d’être à son tour ce que M. Guizot a appelé un des législateurs de la science, un de ces esprits qui mettent de l’ordre dans les grandes découvertes. Le grand âge de M. Biot se faisait sentir l’autre jour dans sa voix et donnait plus d’autorité à sa parole, car ils ne sont plus bien communs, ceux qui, rassemblant tous leurs souvenirs, peuvent ajouter ce que M. Biot disait après une longue expérience : « Combien n’avons-nous pas bâti de statues de neige au pied desquelles nous avons écrit esto perpétua ! » mot charmant, qui commence, hélas ! à n’être plus seulement le mot des vieillards. Ce que l’Académie française a voulu évidemment honorer en M. Biot, c’est le dévouement d’une longue vie à la science à travers les événemens les plus propres à troubler une vocation scientifique ou à la détourner. C’est là le sens de cette nomination de M. Biot, et c’était aussi l’intérêt de cette dernière fête académique, où était scellée de nouveau l’alliance des sciences et des lettres. Voilà bien des années déjà qu’il se propage des idées singulières ; ces idées ne tendraient à rien autre chose qu’à faire descendre les sciences de leur sphère pour les réduire à des applications pratiques et industrielles. Il semblerait qu’on dût être plus savant parce qu’on est moins lettré, comme le disait spirituellement M. Biot. D’un autre côté, on n’est pas loin de penser peut-être qu’on est plus homme de gouvernement et d’action parce qu’on a moins de connaissances générales et qu’on cultive moins son intelligence. M. Biot, ainsi que M. Guizot, — et c’est le mérite des discours qu’ils ont prononcés, — ramènent les esprits vers des régions plus élevées. L’un et l’autre ont voulu montrer ce qu’il y a de salutaire et de fécond dans l’alliance des lettres et de l’esprit scientifique, dans le désintéressement de l’étude, dans l’indépendance de la pensée. Aux yeux des générations contemporaines, souvent éblouies par les spectacles matériels, ils ont relevé l’image des grandeurs intellectuelles.

La grandeur intellectuelle ! c’est la seule chose qui n’ait point péri au milieu de ces catastrophes de la fin du premier empire que le duc de Raguse raconte à son tour dans le sixième volume de ses Mémoires. C’est M. de Salvandy, si nous ne nous trompons, qui disait un jour que les lettres françaises n’avaient point subi de traités de 1815. Au moment où la France était violemment rejetée dans ses frontières, l’esprit littéraire mûrissait en quelque sorte et se préparait à rayonner de nouveau sur l’Europe, à reconquérir par l’influence de la pensée le terrain perdu par les armes. M. Guizot a dit quelque chose de semblable dans la dernière séance académique en montrant que Napoléon, par le rétablissement des études classiques, avait préparé une génération qui devait lui échapper et lui survivre en faisant prévaloir d’autres influences. Telle est la loi secrète des œuvres humaines au milieu des plus grandes catastrophes. L’auteur des nouveaux Mémoires, le maréchal Marmont, jette-t-il quelque lumière inattendue sur cette terrible année 1814 ? Il se montre dans ce volume ce qu’il est dans les précédens, vif et coloré dans ses récits, tranchant dans ses assertions, frondeur et injuste à l’égard de ses compagnons de guerre, dur pour Napoléon, et il cherche avant tout à se justifier, car cette année 1814 fut, on le sait, un des défilés de sa vie. Une chose est certaine, c’est que Marmont ne se ménagea point dans ces dernières luttes de l’empire. Il fit la campagne blessé, obligé souvent de mettre l’épée à la main pour sa défense personnelle. En quatre-vingt-dix jours, il eut à livrer soixante-sept combats. Et avec quels moyens d’action fallait-il soutenir cette lutte ? Le major-général prince de Neuchâtel avouait en confidence à Marmont qu’il fallait armer les gardes nationales avec de vieux fusils peu propres au service, parce qu’il n’y en avait plus de neufs. Des corps d’armée étaient réduits à deux ou trois mille hommes, et des divisions à six cents hommes. C’étaient des troupes mal liées, tirées des divers corps et rassemblées à la hâte sous le coup d’une nécessité suprême. — Cela, dira-t-on, ne fait que rehausser les miracles de cette défense. Le génie du chef et l’héroïsme des soldats suppléaient au nombre, il est vrai ; mais cela n’annonçait-il pas en même temps que tout était fini, qu’on ne se battait plus que pour payer une dernière dette au sol sacré, comme l’appelait Napoléon ? Marmont lui-même brûlait la dernière poudre sous Paris le 30 mars. Ici commence pour lui le passage périlleux. Pour dire le grand mot en effet, le duc de Raguse à cette extrémité a-t-il trahi l’empereur ? est-il coupable de la défection de son corps d’armée campé à Essonne, et en définitive ce mouvement militaire lui-même a-t-il hâté la chute de l’empire ? Marmont se justifie de son mieux. On aime souvent à placer sur une seule tête la faute d’événemens qui sont bien au-dessus d’une responsabilité individuelle, et qui sont le fruit de tout un ensemble de circonstances. Sans doute Marmont et bien d’autres dans l’armée s’étaient refroidis pour Napoléon. Ils ne doutaient point de son génie militaire, ils jugeaient ses conceptions, et ils desservaient mal, parce qu’ils les condamnaient, parce qu’ils étaient las de la guerre comme tout le monde. Qu’on remarque de plus que leur caractère, trempé dans toutes les luttes de la vie militaire, était peu fait pour se mesurer avec des circonstances politiques toutes nouvelles pour eux ; c’est ce qui explique bien des mouvemens qui ressemblent à des défaillances, ou, si l’on veut, une certaine facilité de résignation en présence de l’irréparable. Napoléon lui-même avait préparé leur défense le jour où il avait cessé d’être le vrai et inattaquable souverain de la France pour se faire le chef d’un vaste système dont la France n’était plus qu’une partie, de telle sorte qu’il est arrivé un moment où les intérêts de l’homme et du pays n’étaient plus identifiés. Napoléon défendait Dantzig lorsque le sol de la France était envahi ; il tournait encore ses regards vers la Vistule, quand l’ennemi était sur la Marne ; il mettait son orgueil de dominateur de l’Europe à ne point traiter, et peut-être ne le pouvait-il pas, lorsque la France ne demandait pas mieux que de retrouver la paix, même au prix de conquêtes trop anormales pour être durables. Dès-lors Napoléon devenait un obstacle. Il était trahi par lui-même, non par ses lieutenans, et c’est ce qui couvre ce rôle ingrat que des soldats ont toujours à jouer dans la chute d’un empire et d’un homme qui ont eu leur dévouement. Ce serait là peut-être la moralité à tirer des Mémoires du maréchal Marmont. ch. de mazade.


REVUE DRAMATIQUE
La Question d’Argent, de M. A. Dumas fils.

Si notre génération ne devient pas le modèle des générations futures, ce ne sera pas la faute des poètes dramatiques. Dieu merci, les avertissemens, les leçons ne lui auront pas manqué. Comment la cupidité, qui s’est emparée de notre société, sortirait-elle victorieuse de la guerre engagée contre elle en prose et en vers ? M. Ponsard, on s’en souvient, a écrit deux comédies contre ce vice honteux, qui n’est pas encore aussi méprisé qu’il devrait l’être, l’Honneur et l’Argent et la Bourse ; c’est une seule et même pensée remaniée que le public a bien voulu prendre pour deux pensées diverses. Les amis de la morale, et surtout ceux qui préfèrent l’excellence des intentions à la finesse du dialogue, ont applaudi les Pièges dorés, qui ne laisseront certainement aucune trace dans notre littérature. Jusqu’ici pourtant, je suis forcé de l’avouer, la cupidité a tenu bon, elle a fait tête contre tous ses adversaires ; mais sa défaite et sa mort ne sauraient tarder, car voici contre elle un nouvel ennemi qui lui assène de rudes coups. Ni M. Ponsard, ni M, de Beauplan n’avaient songé à traiter le côté comique des nouveaux enrichis. M. Dumas fils, en écrivant la Question d’Argent, s’est préoccupé du ridicule négligé par ses devanciers, et tous les hommes de goût lui en sauront gré. La comédie en effet, telle que l’entendent les moralistes de nos jours, devenait lugubre à force de vouloir se montrer sérieuse. Elle prêchait, elle enseignait, et trouvait à grand’peine dans une soirée trois ou quatre mots plaisans. M. Dumas fils, dont la gaieté ne s’était pas encore révélée d’une manière éclatante, paraît aujourd’hui décidé à ne pas séparer l’enseignement de la raillerie. Il a pris le bon parti, et je m’empresse de l’en féliciter.

La Dame aux Camélias, Diane de Lys et le Demi-Monde sont plutôt des drames que des comédies. Dans la Question d’Argent, la ferme volonté de frapper le ridicule en même temps que le vice donne à l’ouvrage entier un double attrait. Cependant je ne pense pas que la Question d’Argent obtienne le même succès que le Demi-Monde. Ce n’est pas qu’il y ait dans le nouvel ouvrage moins de talent, moins d’esprit ; seulement le talent et l’esprit ne sont pas aussi heureusement employés. Je rends pleine justice aux intentions comiques de l’auteur, je crois très sincèrement qu’il a compris son sujet beaucoup mieux que M. Ponsard ; mais en écrivant la Question d’Argent il s’est trop souvenu du Demi-Monde, et comme il se proposait de peindre un monde sérieux, régi par le devoir, par les traditions, par les affections de famille, l’obstination de ses souvenirs a jeté de la confusion dans le tableau qu’il vient d’achever. Si tous les éloges prodigués au Demi-Monde sont l’expression de la vérité, si tous les personnages de cette comédie sont dessinés d’après nature, comme l’affirment les initiés, il est difficile d’accepter comme des portraits fidèles, toutes les figures réunies dans la Question d’Argent. Entre le demi-monde et le monde sérieux, il n’y aurait donc que l’épaisseur d’un cheveu ; franchement je répugne à le croire. Ceux qui traitent avec un dédain superbe tout ce qui s’appelle devoir, obligation morale, qui sourient, lorsqu’on parle du respect des aïeux et des leçons données aux vivans par les morts, ne peuvent ressembler aux esprits timides qui sont encore infatués de ces vieilles idées. La différence morale qui les sépare doit se traduire dans leurs discours, et je crains que M. Dumas ne soit pas assez vivement pénétré de cette vérité. Il paraît penser que, dans le monde des honnêtes gens comme dans le demi-monde, l’esprit sert d’excuse et de passe-port aux idées les plus dangereuses, à celles même qui blessent tous les cœurs délicats. C’est une méprise que je suis obligé de signaler, et qui explique pourquoi la Question d’Argent, malgré la sympathie bien légitime qui entoure l’auteur, n’a pas été accueillie avec autant de faveur que le Demi-Monde. Il y a des plaisanteries fort spirituelles qui sont déplacées dans la société des honnêtes gens, et qui sont applaudies dans une société où le luxe et le plaisir tiennent le premier rang. M. Dumas a trop de bon sens pour le contester, mais il écrit comme s’il l’ignorait. Ses premières études ont peut-être duré trop longtemps. Maintenant qu’il s’est résolu à tenter des études nouvelles, le souvenir des modèles qu’il voudrait oublier ne lui permet pas de peindre fidèlement les modèles d’une autre nature qui posent devant lui. Réussira-t-il à se dégager ? pourra-t-il reconquérir la liberté de son esprit ? Je me plais à l’espérer ; mais s’il fallait juger de l’avenir par le présent, il serait condamné à peindre éternellement le demi-monde. Je ne veux pas accepter un si fâcheux présage. Le présent sera démenti par l’avenir. L’auteur comprend dès aujourd’hui et prouvera plus tard qu’il comprend le vrai caractère de la société sérieuse. Le silence gardé par l’auditoire pendant les trois quarts de la soirée doit lui prouver qu’il n’a pas touché le but, et que pour obtenir les applaudissemens il faut absolument changer de langage. L’avertissement ne sera pas perdu. Le public écoute la Question d’Argent avec une attention qui ne languit pas un seul instant ; mais il demeure immobile, il s’étonne au lieu d’applaudir, toutes les fois que l’auteur, égaré par ses souvenirs, prête à ses personnages une expression qui ne s’accorde pas avec leur caractère, et les auditeurs les plus indulgens sont obligés d’avouer que cette méprise se renouvelle bien souvent.

Dans le monde des honnêtes gens, l’esprit n’est pas une mise de fonds impérieusement exigée ; mais les bons mots déjà connus, qui circulent depuis quelques années comme une monnaie courante, n’obtiennent pas grande faveur : on aime assez les bons mots nouveaux, les plaisanteries originales. Le demi-monde n’est pas si exigeant ; il s’accommode volontiers des vieilles plaisanteries. Un instinct mystérieux lui dit qu’il aurait tort de se montrer difficile, qu’il doit accueillir avec empressement les railleries qui ne sont plus neuves. Et puis l’affaiblissement des idées morales entraîne l’affaiblissement du goût, et le demi-monde, en applaudissant comme neuves des vieilleries qui ont fait leur temps, qui souvent même sont effrontées plutôt que spirituelles, ne fait pas preuve de générosité. Il ne souhaite, il ne conçoit rien de mieux ; pour tromper son ennui, pour rompre la monotonie de son désœuvrement, il prend de toute main les distractions qui lui arrivent, M. Dumas, en écrivant la Question d’Argent a méconnu la distinction que je viens de rappeler, et que sans doute il n’ignore pas ; il a réchauffé de son haleine des mots qui semblaient morts à tout jamais. Pour plaire au monde qu’il a voulu peindre, il eût mieux fait d’imaginer à ses frais. Le conseil que je lui donne pourrait passer pour une ironie, si l’auteur n’avait prouvé en mainte occasion qu’il est en mesure de le suivre. Il a bien assez d’esprit par lui-même pour se dispenser d’emprunter l’esprit d’autrui ; c’est une faiblesse dont il se corrigera sans effort. Si je croyais qu’elle fit partie de sa nature, je me contenterais de l’indiquer. J’insiste à dessein, parce que l’auteur de la Question d’Argent peut renoncer aux emprunts sans tomber dans le dénûment. J’espère qu’il ne prendra jamais au sérieux l’opinion accréditée parmi les fournisseurs habituels de nos théâtres, qu’il ne choisira pas comme excellentes pour la scène les pensées qui lui sembleraient trop vieilles pour réussir dans un livre. Qu’il écoute un peu moins ce qui se dit autour de lui, ce sera pour lui un profit tout net. En négligeant l’exercice de sa mémoire, il retrouvera la liberté de son intelligence. Dans la Dame aux Camélias, dans le Demi-Monde, l’abus des souvenirs était déjà facile à découvrir, mais il se pardonnait sans peine ; dans la Question d’Argent, il se révèle avec la même évidence et n’obtient pas une indulgence pareille. Nous avons devant nous d’autres personnages, nous voulons qu’ils parlent une autre langue, qu’ils se montrent plus sévères dans le choix de leurs maximes.

Si les personnages mis en scène par M. Dumas ne s’expriment pas toujours comme ils devraient le faire, je m’empresse de reconnaître qu’ils sont heureusement inventés, et demeurent fidèles au caractère que l’auteur leur a prêté, ce qui n’est pas, à mon avis du moins, un médiocre mérite. J’avouerai que je n’ai pas réussi à deviner ce qui a déterminé le choix du titre imposé à cette comédie. J’aurais compris : Monseigneur l’argent ; je ne comprends pas : la Question d’argent. C’est une expression qui ne devrait pas quitter les études de notaire. Que les pères de famille discutent la question d’argent quand ils marient leurs enfans, c’est un terme consacré ; dans la comédie nouvelle, je ne vois rien de pareil. Je n’aperçois qu’une course au clocher vers la richesse. Ce n’est là pourtant qu’un détail sans importance, et si je l’ai signalé, c’est que M. Dumas réussit habituellement à nommer les choses d’une façon claire, intelligible pour tous. Je reviens aux personnages.

René représente le désintéressement ; il n’est pas riche, et ne souhaite pas la richesse. Les principes qui gouvernent sa vie ne sont pas contagieux. C’est ce qu’on appelle dans le monde un original. Un modeste revenu suffit à ses besoins, et jamais il ne songerait à l’augmenter par le travail, si le bonheur d’une affection partagée ne le tentait comme une légitime ambition. Assez riche pour vivre seul, il est trop pauvre pour soutenir une famille, et le travail, je veux dire le travail lucratif, qu’il avait d’abord dédaigné, devient pour lui un devoir impérieux. Si son langage se maintenait à la hauteur de son caractère, René prendrait place parmi les meilleurs types du théâtre moderne ; malheureusement il lui arrive plus d’une fois de laisser échapper des railleries qui semblent inspirées par la paresse plutôt que par un sentiment de dignité personnelle. Un homme qui embrasse le travail avec ardeur pour ne pas s’enrichir par un mariage ne devrait jamais donner à penser qu’il confond le loisir avec l’oisiveté. Cependant René a réuni de nombreux suffrages, et c’était justice.

Durieux exprime fidèlement ce mélange ridicule de défiance et de crédulité que la bourgeoisie appelle tantôt habileté, tantôt bonhomie, et qui n’a pour les esprits sensés qu’un seul nom : niaiserie. Pour rattraper trente mille francs qu’il a perdus à la Bourse dans une spéculation qui dépassait les bornes de son intelligence, il confie cent cinquante mille francs à un homme qu’il connaît depuis quelques jours et qui ne lui offre aucune garantie. Puis, à peine engagé dans une affaire dont il ne sait pas le premier mot, il s’inquiète, il s’étonne, il s’attache comme une ombre à celui qu’il prenait tout à l’heure pour son sauveur : il espérait s’enrichir, il craint d’être dépouillé. Ce personnage, dont le type n’est pas difficile à rencontrer, fait honneur à M. Dumas, qui l’a très nettement dessiné. Il est si vrai, qu’il dessillerait bien des yeux, si la fièvre de l’or n’enflammait l’imagination et ne troublait le bon sens de ceux mêmes qui par la médiocrité de leurs facultés semblaient prémunis contre un tel danger.

Jean Giraud le financier, qui sert de pivot à la comédie entière, tient à la fois du portrait et de la caricature. Tant qu’il demeure dans la vérité, tant qu’il parle de ses millions avec orgueil, avec ivresse, et propose à ceux qui l’écoutent de les enrichir, comme s’il voulait se faire pardonner sa richesse, il intéresse l’auditoire, et ses moindres paroles sont recueillies avidement ; mais quand il exprime lui-même sur son compte la pensée qu’il devrait éveiller tout en l’ignorant, quand il prend plaisir à signaler ses ridicules, il sort de la comédie pour tomber dans la farce. M. Dumas, qui jusqu’à présent a toujours ménagé ses forces, qui ne produit qu’à son heure, et comprend le rôle du temps dans les créations littéraires, s’est laissé tenter, en dessinant la figure de Jean Giraud, par le désir d’égayer les ignorans ! il n’a pas eut le courage de renoncer à la caricature, et de s’en tenir à l’approbation des esprits délicats. Il a jeté sur le dialogue quelques poignées de gros sel qui pétillent et amusent la foule. Il y avait, dans le personnage, dégagé de toute enluminure, de quoi égayer toute la soirée. L’admiration naïve de Durieux, qui l’écoute comme un homme supérieur, qui le croit doué de seconde vue, son profond respect pour le fils du jardinier qui est venu à Paris en sabots et qui maintenant remue l’or à la pelle, sont des traits heureux, et plairaient encore plus sûrement, si Jean Giraud, dont les spectateurs se moquent volontiers, ne s’avisait de se moquer de lui-même. Que le personnage mis en scène par M. Dumas soit ou ne soit pas tracé d’après un modèle réel, que nous pouvons rencontrer chaque jour, c’est une question sans intérêt pour la littérature dramatique. Si le modèle manque d’unité, s’il n’est pas logique dans ses ridicules, s’il touche au bon sens par les railleries qu’il s’adresse, à la probité par la franchise de ses aveux, s’il pousse la bonhomie jusqu’à la témérité, il appartient au poète d’effacer ou d’amoindrir ces contradictions, afin de mettre en relief ce que j’appellerai les ridicules harmonieux, les ridicules qui se donnent la main, et se groupent pour composer un caractère vraiment comique. Rire de soi-même n’est pas le moyen d’exciter le rire. Si Jean Giraud était plus sérieusement sot, il serait dix fois plus gai.

Le personnage de M. de Roncourt est peut-être un peu trop idéalisé. La conviction qui l’anime est excellente, mais II pratique la probité avec une confiance qui va jusqu’à l’imprudence. Qu’il s’engage à payer toutes les dettes de son frère, dont il pourrait décliner la responsabilité, je le conçois, s’il est seul ; je m’en étonne dès qu’il ruine sa fille pour sauver le nom de son frère. Personne ne songerait à le blâmer s’il partageait son avoir entre les créanciers, qui n’ont aucun droit contre lui, et sa fille, que la pauvreté va livrer sans défense à tous les dangers. La vertu poussée à ce point dépasse les limites de la vraisemblance, et pour la faire aimer il ne convient pas de la présenter sous un aspect aussi rigide. Entre le dévouement au nom de famille et la tendresse paternelle, le cœur peut hésiter sans être accusé de faiblesse. Qu’il fasse une part égale à ces deux sentimens également honorables, et l’estime publique ne lui manquera pas. Le plus sûr moyen de propager les idées morales, c’est de les rendre acceptables, et la conduite de M. de Roncourt, excellente en elle-même, a de quoi décourager les plus hardis. Est-il bien sûr d’ailleurs qu’il n’obéisse qu’au sentiment de la justice et de la probité ? est-il bien sûr que l’orgueil soit étranger à sa conduite ? On me permettra d’en douter. Ce qui s’appelle pauvreté pour un homme bien élevé, à qui toutes les carrières sont ouvertes s’il a du courage, armé contre les chances mauvaises de l’avenir par les études de sa jeunesse, s’appelle misère et dénûment pour une femme qui le mariage peut seul assurer le bonheur et la paix morale. Je crois donc que la plupart de spectateurs, en écoutant M. de Roncourt, ont ressenti presque autant d’étonnement que d’admiration. Les caractères conçus tout d’une pièce ne séduisent guère que les intelligences enfantines.

M. de Cayolle représente l’esprit de progrès et de philanthropie. Je rends pleine justice au but qu’il se propose. Il souhaite, il espère le bonheur de la société tout entière. Cependant je ne crois pas que son projet de conscription civile réunisse de nombreux partisans. En admettant avec les moralistes que l’oisiveté soit mère de tous les vices, que le travail soit la source de toutes les pensées généreuses, on peut ranger parmi les rêves le programme de M. de Cayolle. Qu’il ait raison dans le domaine purement théorique, j’y consens ; qu’on arrive à établir la conscription civile aussi régulièrement que la conscription militaire, j’ai grand’peine à le croire. La société se porterait-elle mieux, si les oisifs enrichis par le hasard de la naissance fournissaient des remplaçans pour l’agriculture, pour l’industrie ? Les âmes les plus candides peuvent mettre en doute l’efficacité d’un tel remède, et ceux qui ont appris par la pratique de la vie ce que valent les théories absolues dans le gouvernement des sociétés ne s’en tiendront pas à la raillerie. D’ailleurs, si les oisifs étaient obligés de fournir des remplaçans pour l’agriculture et l’industrie, pourquoi les professions libérales seraient-elles traitées moins généreusement ? Pourquoi la magistrature ? le barreau, la littérature, la peinture, la statuaire, ne s’adresseraient-elles pas à leur tour à la conscription civile ? Ou le projet de M. de Cayolle ne signifie rien, ou il doit pouvoir s’appliquer à toutes les professions dont se compose l’activité sociale ; l’agriculture et l’industrie n’épuisent pas les facultés humaines.

Mme Durieux nous offre un type finement observé. Mariée sans dot à un homme riche, elle s’est habituée à croire qu’elle n’avait plus le droit de penser, ou du moins de penser tout haut. Elle confond sa condition avec celle d’une femme de charge. Elle administre son ménage sans s’attribuer aucun pouvoir, aucune autorité, et quand son mari dans un jour d’embarras lui demande conseil, elle se trouve désorientée, son intelligence hésite, sa langue balbutie. Elle ne sait plus ni penser, ni parler. Bien des femmes qui se disaient heureuses en signant leur contrat se reconnaîtront dans le portrait de Mme Durieux.

Mlle Élisa de Roncourt, fière et digne dans sa pauvreté, n’est pas aussi heureusement dessinée que le personnage dont je viens de parler. Elle a aimé une fois en sa vie, et son espérance a été trompée. Tout entière à ses souvenirs, on a peine à comprendre qu’elle accepte un riche mariage après avoir porté sa pauvreté avec tant de courage. Espère-t-elle adoucir la vieillesse de son père en donnant sa main à un homme qu’elle n’aime pas ? Son père, à qui elle doit sa détresse, ne peut lui imposer un tel sacrifice. La générosité de ses sentimens la prémunit contre les offres périlleuses de Giraud. Le luxe et l’opulence n’ont pour elle aucun attrait, et sa résignation ressemble trop à un coup de tête.

Mathilde Durieux est une espiègle charmante, pleine de grâce, de coquetterie et de bon sens. Ce n’est pas une fille passionnée, mais une fille capable d’aimer, et que tout le monde aimerait ; spirituelle et maligne, elle réjouirait les plus moroses, et si elle ne parlait pas des terrains de la Sologne comme un élève de l’École destines, elle ne soulèverait aucune objection. Malgré ce péché véniel, c’est une des créations les plus ingénieuses et les plus vraies de M. Dumas.

Quant à la comtesse Savelli, qui possède des villas aux quatre coins de l’Europe, dont le patrimoine s’élève à dix millions, j’avouerai qu’elle me semble un peu dépaysée dans son opulence, et que son langage, très bien placé dans la rue de Bréda, étonne chez une femme dont la vie se partage entre Gênes et Palerme, entre Naples et Florence. Si la richesse héréditaire n’agrandit pas l’intelligence, elle interdit du moins certaines réponses qui ne conviennent qu’aux femmes enrichies par une aventure bien menée.

L’action imaginée par l’auteur n’est pas aussi vraie que les caractères attribués aux personnages qu’il a mis en scène. Au premier aspect, je ne l’ignore pas, cette distinction paraîtra singulière, et pourtant je la crois facile à justifier. À quoi se réduit en effet la fable dramatique dont nous avons à parler ? M. Durieux, qui par son étourderie a entamé sa fortune à la Bourse, confie à Giraud cent cinquante mille francs. Une fois engagé dans la spéculation, qui pour lui demeure lettre close, il n’a plus un seul instant de repos, et serait ruiné sans rémission, si Giraud ne trouvait son compte à ne pas sortir de la probité, car pour Giraud la probité même est une spéculation. Les angoisses de Durieux pourraient nous égayer, s’il n’essayait déjouer au fin avec l’homme habile qui tient dans ses mains le sort de sa dupe. Ses efforts impuissans pour deviner les projets du financier qu’il appelait tout à l’heure son ami, et qui n’est plus maintenant que son adversaire, nous inspirent plus de pitié que d’hilarité. Pour être vraiment comique, Durieux devrait se montrer plus crédule ; dès qu’il trahit sa défiance, dès qu’il veut faire la partie de Giraud, dont il n’a pas mesuré les forces, il sort de la comédie, et ne peut plus amuser que les compères de Giraud, je veux dire ceux qui agissent d’après les mêmes principes et se proposent la richesse à tout prix. Et ce n’est pas chez moi une opinion purement théorique : toutes les fois que l’argent est en cause au théâtre, on est sûr de trouver à l’orchestre des juges parfaitement étrangers aux questions littéraires, mais en mesure de contrôler toutes les témérités d’un banquier ou d’un agent de change, toutes les imprudences d’un bourgeois qui se fait actionnaire. Cette fois-ci encore mon espérance n’a pas été déçue : j’ai entendu discuter derrière et devant moi d’une manière très pertinente la conduite de Durieux et de Giraud. Des hommes dont j’ignore le nom, mais devant qui je dois m’incliner, qui connaissent bien mieux que moi la question des primes et des reports, qui n’ont pas cru à l’éternelle prospérité des chemins de fer autrichiens, et ne s’engageraient pas légèrement dans le réseau russe, trouvaient Jean Giraud un peu trop déboutonné à, l’endroit des garanties. Un homme vraiment habile ne livre pas ainsi son secret : il peut penser ce qu’il dit, il ne doit pas dire ce qu’il pense. La défiance de Durieux n’est que trop justifiée par les aveux étourdis de Giraud, Ce n’est pas mon avis personnel que j’exprime ici, c’est l’avis des hommes du métier, qui en savent plus long que moi sur cette matière délicate. À la Bourse comme ailleurs, pour faire de bonnes affaires, il faut se montrer discret ; une parole de trop équivaut à l’offre exagérée d’une valeur : la dépréciation devient inévitable. Voilà ce qu’on disait autour de moi, et ces argumens m’ont paru assez clairs pour mériter d’être exposés. En pareils cas, l’étude des plus grands modèles ne vaut pas la conversation des financiers patentés ou non patentés.

La scène du contrat entre Mlle de Roncourt et Giraud, d’abord très bien conduite, soulève une objection du même genre. Que le fils du jardinier, enrichi par des spéculations de bourse, donne à sa future une corbeille de vingt-cinq mille francs, un écrin de cent mille francs ; qu’il lui reconnaisse dans le contrat un apport imaginaire d’un million, rien de mieux, rien de plus naturel ; mais à l’étonnement de sa future il ne devrait pas répondre par un aveu imprudent. Lui dire que ce million qu’elle ne voit pas, qu’elle n’a jamais tenu, qu’elle ne tiendra jamais dans ses mains, doit lui servir de garantie contre les héritiers de son mari, si elle devenait veuve, c’est déjà bien hardi, car Mlle de Roncourt, élevée dans les principes d’une austère morale, doit refuser une telle garantie, qui repose sur un mensonge ; mais que Giraud, pressé de questions, s’oublie au point d’avouer que ce million, en cas de ruine, lui offrira le moyen de refaire sa fortune, voilà ce que j’ai peine à comprendre, ce que les compères de Giraud ne comprendront jamais. Il y a des vérités honteuses qu’on doit garder pour soi, et quand Mlle de Roncourt, effrayée de cette confidence, se lève, déchire le contrat et répond froidement : « Pour qui me prenez-vous ? » le financier malavisé n’a pas le droit de se plaindre. Amasser six millions par des procédés plus ou moins légitimes peut passer pour une preuve d’intelligence ; attribuer d’un trait de plume à la femme qu’on épouse, et qui n’a pas un sou de dot, un de ces bienheureux millions dont l’origine échappe à toute investigation, c’est peut-être une finesse ; mais pour que cette finesse garde sa valeur, il ne faut pas s’en vanter, et Giraud s’en vante.

René, qui d’abord nous intéresse par la générosité de ses pensées, déconcerte un peu notre admiration par la mobilité de ses sentimens. Il aime Mathilde, il aime Mlle de Roncourt, pendant un moment il paraît aimer la comtesse Savelli, si bien qu’il n’aime personne. C’est Mathilde qui lui enseigne la nécessité du travail, et il épouse Mlle de Roncourt à la requête de Mathilde. Que les choses se passent ainsi dans le demi-monde, je ne dis pas non ; qu’elles se passent ainsi dans le monde sérieux, je me permettrai d’en douter. La comtesse Savelli, qui devrait tourner le dos à Jean Giraud quand’ il lui offre pour rien un hôtel aux Champs-Elysées qu’il a payé cinq cent mille francs, se contente de lui répondre que c’est trop cher, ou quelque chose d’équivalent. Dans la rue de Bréda, cette réponse sera peut-être applaudie comme très spirituelle ; rue de Varennes, je crois que les femmes seront d’un autre avis. Mais pourquoi nous étonner, puisque Jean Giraud demande si la vertu de Mlle de Roncourt est encore au pair ? En présence d’une telle question, toutes les hardiesses pâlissent ; la réponse de la comtesse Savelli est presque timide, si nous la comparons à la curiosité de Giraud.

Je n’ai pas à démontrer la faiblesse de cette fable dramatique. Giraud rapporte à Durieux cent cinquante mille francs, à la comtesse Savelli cinq cent mille francs, et chacun d’admirer sa probité, car le bruit de sa fuite s’était répandu ; mais ce bruit même n’était qu’un coup de bourse imaginé par le financier. Tandis qu’on le croyait parti pour Le Havre, c’est-à-dire pour les États-Unis, il attendait à Paris l’effet de cette nouvelle ; il profitait de la baisse opérée par sa déconfiture imaginaire et réalisait un beau bénéfice sur son infamie supposée. On n’est pas plus ingénieux. Durieux et la comtesse Savelli, gens de vertu romaine, refusent avec indignation un profit de 50 pour 100 : ils ne veulent accepter que 5. C’est un bel exemple, qui trouvera sans doute de nombreux imitateurs.

Le succès de cette comédie, sans être éclatant, mérite cependant qu’on en tienne compte. Si la fable n’est pas nouée aussi habilement que dans le Demi-Monde, elle a réussi, et l’auditoire, sans témoigner sa joie par de bruyans applaudissemens, a paru satisfait. Nous sommes donc amené à penser que, pour le public, la Question d’Argent a toute la valeur d’une véritable invention. Qu’il nous soit permis de ne pas nous associer à cette opinion. Il y a deux manières d’écrire un livre ou une pièce de théâtre. La première consiste à raconter, à mettre en dialogue ce que le public sait déjà depuis longtemps. Les écrivains qui suivent cette méthode : profitent des idées qui circulent autour d’eux, sans le vouloir, sans le savoir, comme de l’air qu’ils respirent. Leurs ouvrages réussissent d’autant plus facilement qu’ils ne peuvent rencontrer aucune résistance, puisqu’ils sont l’écho de la pensée générale et ne suscitent aucune pensée nouvelle. Personne ne s’avise de contester un sentiment que tout le monde partage. Les auditeurs applaudissent d’autant plus volontiers ou approuvent avec d’autant plus d’indulgence qu’ils retrouvent sur la scène les traits d’esprit qui leur sont familiers. La seconde manière, qui ne compte pas d’aussi nombreux partisans ; exige une plus grande dépense d’intelligence et de volonté. Les écrivains qui la professent, au lieu de profiter des idées en circulation, se proposent d’enseigner à la foule des idées nouvelles ; ils essaient d’incarner dans une fable vivante la vérité qu’ils ont découverte par une étude laborieuse. Leur ouvrage rencontre souvent une résistance tumultueuse. La foule, en écoutant les pensées qu’ils prêtent à leurs personnages, se trouve dépaysée, et n’accepte pas le premier jour la vérité, qui plus tard deviendra populaire quand elle aura subi le contrôle du temps. Les vingt premières représentations sont pleines d’orages, les protestations se multiplient, souvent même les sifflets répondent aux applaudissemens ; mais, la lutte épuisée, l’auteur a pris rang parmi les athlètes de l’intelligence, il a marqué sa place dans l’histoire, et son nom laisse, une trace profonde dans la mémoire humaine. Entre ces deux manières, M. Dumas a choisi la première : il rend au public ce que le public lui a donné, et le public, émerveillé de tout l’esprit qu’il avait sans le savoir, accepte la restitution comme un vrai cadeau. Il ne faut pourtant pas que l’auteur s’abuse sur la durée d’un tel succès. Les idées prises dans la foule et renvoyées à la foule sous la forme de roman ou de comédie sont bientôt oubliées, parce qu’elles étaient connues d’avance, ou plutôt, pour parler plus exactement, l’œuvre s’efface, et les idées dont l’œuvre est faite s’éparpillent et redeviennent ce qu’elles étaient la veille, la monnaie courante de la conversation. La Question d’Argent, qui révèle chez l’auteur une excellente mémoire, n’est pas une création poétique dans le vrai sens, du mot, et quand le modèle qui a posé devant lui n’occupera plus la curiosité publique, la caricature ingénieuse du financier aura le même sort que le financier même. Les fortunes qui poussent comme les champignons étonnent les badauds, et tout le monde en parle ; la ruine est l’affaire d’un coup de râteau, et personne ne se souvient de Jean Giraud.

Si M. Dumas veut marquer sa place dans la littérature contemporaine et conquérir une solide renommée, il abandonnera la méthode qu’il a suivie jusqu’ici et ne mettra plus en œuvre les idées qui appartiennent à tout le monde. Aura-t-il le courage de suivre ce conseil ? Je le souhaite sincèrement, je n’ose dire que je l’espère. Il aurait écrit les Femmes savantes, qu’il ne compterait pas un plus grand nombre de courtisans. Ses bons mots sont répétés comme s’il s’appelait Rivarol, et souvent on lui attribue des mots qui ne sont pas bons et qu’on vante à outrance comme des merveilles. Pour résister à la flatterie, il faut une forte dose de bon sens. M. Dumas est-il armé contre ce danger, qui se renouvelle chaque jour ? Saura-t-il dire à ceux qui recueillent ses moindres paroles : Si vous avez pour moi une amitié sincère, ne m’applaudissez pas en toute occasion, ne me prêtez pas tant d’esprit, ou je croirai que vous voulez vous moquer de moi ? Ce serait le seul parti sage, mais peut-être aujourd’hui est-il bien tard pour le prendre. L’auteur de la Question d’Argent, comme la plupart des écrivains applaudis, que la foule traite en enfans gâtés, s’est habitué à vivre en public, et la retraite, qui lui serait nécessaire pour produire des œuvres originales, l’obligerait à renoncer aux applaudissemens, aux sourires complaisans. L’air qu’il respire est plein de bruit. Il distingue à grand’peine ce qu’il dit de cequ’il écoute. S’il veut mériter le nom de poète comique, qu’il fasse deux parts de sa vie : qu’il se mêle au monde pour l’observer, et qu’il se recueille pour transformer ses souvenirs par la méditation.

Gustave Planche.


ÉTUDES LITTERAIRES ET MORALES DE RACINE, publiées par M. le marquis de La Rochefoucauld[1]. — Une des salles les plus curieuses et les moins fréquentées du musée du Louvre est celle où se trouvent réunis les esquisses et les cartons des grands maîtres. Ces ébauches incomplètes, à demi effacées par le temps, ces coups de crayon jetés à la hâte dans le feu d’une première inspiration ou dans un quart d’heure de loisir et de fantaisie, réminiscences d’autrefois ou promesses pour l’avenir, offrent un riche sujet d’étude à l’amateur et à l’artiste. Tel est le genre d’attrait qui s’attache aux deux volumes publiés par M. de La Rochefoucauld. À l’aide des documens qu’il a recueillis, rien n’était plus facile que de composer un véritable ouvrage, une thèse en règle avec prémisses, développemens et conclusion. Il ne l’a pas voulu. Plus soucieux de la gloire de Racine que de la sienne propre, il s’est contenté de vider devant nous le portefeuille du poète, et dans ce curieux inventaire pas une phrase, pas un mot, pas un bout de papier égaré n’a été omis : il a recueilli, annoté, étiqueté toutes ces reliques littéraires avec la fidélité scrupuleuse, nous dirions presque avec la touchante superstition d’un fervent adorateur. C’est un musée d’esquisses, de copies, dénotes manuscrites qu’il étale à nos yeux. Ne nous en plaignons pas ; il y a là encore de quoi nous intéresser.

De ces deux volumes, le premier contient l’histoire intellectuelle, le second l’histoire morale de Racine, écrite par lui-même et recueillie çà et là par son studieux compilateur. Avec cet esprit d’ordre et de discipline particulier aux écrivains du XVIIe siècle, Racine s’était habitué de bonne heure à tenir note de ses lectures, à les résumer en peu de mots comme l’écolier laborieux qui rédige le soir la leçon du maître. Chemin faisant, il amassait des richesses pour l’avenir, ut magni formica laboris, recueillant çà et là dans Homère les traits de son Achille, puisant auprès de la Déjanire de Sophocle, de l’Hippolyte d’Euripide, de la Didon de Virgile, son rôle incomparable du Phèdre. Dans ce travail tout personnel et tout intime, son admiration n’est jamais ni bruyante, ni prolixe : elle se ramasse, se condense pour ainsi dire dans une courte note ou dans une épithète expressive. Ainsi il écrira à la hâte : « Entretien divin d’Andromaque et d’Hector. » Divin, ce mot seul dit tout. Ou bien, à propos de l’Ajax d’Euripide : « Ceci est fort beau. — Cela est fort pathétique. » Ailleurs c’est un jugement général comme celui-ci, qui eût pu servir de texte à tout un développement : « L’Iliade est pour les actions publiques, l’Odyssée pour les affaires domestiques. » Plus bas, une légère épigramme dont il s’égaie tout seul dans son cabinet : « Jupiter fit l’amour à Protogénée, femme de Locrus, de peur que Locrus ne mourût sans enfans. Cette charité de Jupiter est fort plaisante. » Ou bien encore un parallèle délicat entre l’amour d’Andromaque et d’Hector et celui d’Hélène et de Paris : « Hélène est obligée de prêcher son devoir à Paris, tandis qu’Andromaque fait tout ce qu’elle peut pour retenir Hector. Pourquoi ? Andromaque était possédée par Hector à la différence d’Hélène, dont Paris dépend. » Puis viennent des traductions de certains vers remarquables, des comparaisons, des discussions grammaticales.

Ces notes rapides nous expliquent comment Racine lisait et comprenait les anciens ; elles nous révèlent en même temps à quelle source il est allé puiser. Les Grecs furent ses premiers maîtres. Il trouvait chez eux les qualités les plus conformes à son génie tendre et subtil, la flexibilité, la richesse, les grâces fines et délicates, et par-dessus tout un parfum d’atticisme mêlé à l’heureuse simplicité du monde naissant. Virgile aussi l’enchantait ; mais Virgile n’est-il pas lui-même un élève des Grecs à Rome ? Ainsi Racine est un enfant d’Athènes au milieu des splendeurs monarchiques de Versailles : on le rangerait volontiers parmi cette belle et poétique jeunesse des Dialogues de Platon, à la voix douce, au front rêveur et charmant, entre Phèdre et Agathon, et près d’Alcibiade dans ses jours de vertu. À l’étude des Grecs vint se joindre celle de l’Écriture. Homère et la Bible furent les deux livres chéris de son enfance et de son âge mûr : l’un l’initia à la poésie ; l’autre le nourrit, le fortifia, le consola durant ces douze années d’exil passées loin du théâtre, et lui inspira ses deux derniers chefs-d’œuvre, Esther et Athalie.

La seconde partie du premier volume est intitulée Études de Racine sur ses propres ouvrages. Ici encore le titre promet plus que le livre ne donne. On pourrait croire qu’il s’agit d’examens comme ceux que Corneille a composés sur ses propres pièces : il n’en est rien. Cette partie, du reste fort remplie et fort attachante, contient l’histoire des deux premières et des deux dernières tragédies de Racine, de son éducation poétique et de ses progrès, avec un recueil de notes, de variantes et de documens précieux pour la critique. Entouré d’un formidable arsenal de manuscrits et d’éditions de toutes les époques et de tous les formats, M. de La Rochefoucauld attaque vigoureusement les commentateurs, les éditeurs, les libraires, les acteurs, et toute cette bande d’officieux maladroits qui depuis bientôt deux siècles ont pris à tâche d’interpréter, de corriger, c’est-à-dire de défigurer Racine. Il restitue d’abord au poète un de peut-être aussi problématique que celui dont Béranger se moquait si gaiement en disant de lui-même :

Je suis vilain et très vilain.

Quoi qu’il en soit, il paraît que les éditions publiées du vivant de l’auteur portent réellement : la Thébayde par M. de Racine. Cette question de gentilhommerie intéresse peu la gloire de l’auteur de Phèdre. Une autre discussion, plus sérieuse et plus amusante, est celle qui roule sur ce malheureux page de Jocaste, presque aussi célèbre que celui d’une complainte populaire trop connue : Geoffroy s’en est longtemps diverti ; M. Aimé Martin a cru devoir le rétablir dans son édition de Racine comme un trait curieux d’anachronisme. Or qu’y a-t-il de vrai dans tout cela ? C’est que le page en question est de l’invention des éditeurs et des acteurs. « Le plus ancien, dit spirituellement M. de La Rochefoucauld, est né trente-six ans après la mort de Racine. » Il a donc bien le droit d’en répudier la paternité. Une fois en veine de réfutation, l’infatigable critique ne s’arrête plus : armé de sa terrible édition princeps, il met à néant toutes les objections, les chicanes grammaticales soulevées contre Racine, et démontre, preuves en main, que la plupart du temps les éditeurs semblent s’être donné le mot pour altérer le texte, afin d’avoir plus tard à le corriger. Tout en vengeant la gloire de son cher poète, il n’oublie pas non plus ses devanciers. Ainsi, à propos d’Esther, il répare une grosse ignorance de La Harpe et une petite ingratitude de Racine, en rappelant que ce même sujet, si attaqué au XVIIIe siècle, avait été déjà traité non-seulement par Du Ryer, mais par un autre vieux rimeur assez estimé de son temps, Antoine de Montchrétien. Pour être juste envers tout le monde, M. de La Rochefoucauld aurait pu rappeler aussi qu’une tragédie latine d’Athalie avait été jouée quelques années auparavant au collège des jésuites. Loret en fait mention dans sa Muse historique. Les variantes d’Athalie, les observations de l’Académie sur cette pièce et le discours prononcé par Fénelon au sein de cette savante société pour en provoquer l’examen terminent la première série de ces documens inédits ou peu connus.

Avec le second volume, nous arrivons aux Études morales. Ces études ne sont guère plus l’œuvre d’un moraliste proprement dit que les Études littéraires ne sont celle d’un critique de profession. Cependant elles ont leur valeur ; elles forment pour ainsi dire les confidences de Racine, l’histoire intime de ses pensées les plus secrètes, même de celles qu’il n’a jamais avouées tout haut. De bonne heure Racine s’était composé un petit cours de morale privée que venaient grossir incessamment ses lectures et les leçons de l’expérience. Dès l’âge de quinze ans et demi, il écrivait en tête de ce recueil confident de toute sa vie : « O mon esprit, la matière est assez belle,… mais dans quelle navigation étrangère t’engages-tu ? » Cri de colombe solitaire et plaintive qu’on croirait échappé à l’un des auteurs de l’Imitation. Son âme tendre et mystique s’abreuve aux sources les plus pures de la philosophie et de la religion, les conciliant l’une et l’autre sans effort et sans violence. « L’âme a besoin d’un philosophe… » Elle garde sa douce sérénité, transparente et limpide comme ce beau lac de Port-Royal auprès duquel s’écoula son enfance. Dans cette même enceinte, un autre élève des solitaires avait senti s’éveiller les premiers orages de sa pensée. Racine n’a jamais connu comme Pascal ces rudes combats de la raison et de la foi, ces effroyables terreurs de la justice divine, ni ce mépris superbe et désolant de l’humanité. Il croit à la bonté de Dieu : « Si Dieu était auteur du mal, il ne serait plus Dieu. » Il croit à la bonté de l’homme : « L’homme n’est pas méchant. »

Peut-être M. de La Rochefoucauld exagère-t-il un peu et prête-t-il à Racine ses propres idées philanthropiques, quand il voit dans les strophes naïves composées à Port-Royal une protestation instinctive et anticipée contre la guerre et le luxe des constructions royales, deux passions ruineuses où Louis XIV faillit engloutir la fortune de la France, et dont il se repentit trop tard. Cependant, il faut l’avouer, ces pensées de Racine portent l’empreinte d’un sincère amour de l’humanité, et parfois même d’une certaine indépendance. Comme beaucoup d’esprits honnêtes et timides, il dut plus d’une fois se dédommager, par quelque trait de hardiesse clandestine, des servitudes et des complaisances que lui imposait la cour. Quand il n’est plus sous l’œil sévère de Mme de Maintenon, il s’émancipe : sa pensée, naturellement vive et moqueuse, prend un tour épigrammatique à la façon de La Bruyère. Il se permet sur les flatteurs, sur la congrégation de l’Index, sur la superstition et l’hypocrisie, des phrases qui l’auraient fait passer en certains lieux pour un frondeur et un libertin. « Il y a autant de flatteurs à la cour des princes que de mouches dans leurs jardins… Les fils de grands seigneurs n’ont besoin que d’apprendre à monter à cheval… La superstition est la cause de l’athéisme. » Sa piété douce et éclairée répugne aux violences d’une religion impitoyable, qui damne au lieu de pardonner. « Il n’est permis aux prêtres de maudire personne. » Dans le prologue d’Esther, il pourra se croire obligé de célébrer les victoires du roi sur l’affreuse hérésie ; mais quand il oublie les voix du dehors pour n’écouter que celle de son cœur, il laisse échapper cette apostrophe miséricordieuse : O prêtres, prêtres, priez sur eux ! O prêtres, soyez doux et modérés envers ceux à qui Dieu n’a pas donné la grâce d’une véritable pénitence. Ces aspirations libérales de son esprit, ces cris du cœur, Racine dut bien souvent les étouffer par crainte et par sagesse de courtisan. Une fois pourtant, enhardi par les malheurs publics, il osa les laisser éclater ; on sait quelles en furent les suites : un coup d’œil du maître le foudroya.

Comment de ces études morales passons-nous subitement aux fragmens sur l’histoire de France et du règne de Louis XIV, aux notes et aux corrections de la correspondance ? La transition est un peu brusque et difficile à expliquer ; mais, nous l’avons déjà dit, M. de La Rochefoucauld ne s’est pas tracé de plan bien déterminé. Renonçant à l’amour-propre d’auteur, il a voulu seulement nous faire part de ses richesses, sans nous indiquer toujours, il est vrai, d’où il les tire, et préparer une édition complète et authentique de Racine qu’il nous donnera peut-être un de ces matins. « Ces deux volumes sont, dit M. de La Rochefoucauld en terminant, un hommage qu’il a voulu rendre à la mémoire du poète et à l’ancienne Académie. » Racine, si sensible aux fines jouissances de l’amour-propre, n’eût pas souhaité de témoignage plus flatteur, ni venant d’une plus digne main. La nouvelle, nous n’osons dire la jeune académie, ne peut manquer d’être touchée de tant de respect pour les arrêts de son aînée. De notre côté, nous remercions sincèrement l’auteur du plaisir qu’il nous a procuré, de la peine qu’il épargne aux futurs éditeurs de Racine, et du bon exemple qu’il donne à tous.


CH. LENIENT.


V. DE MARS.


  1. 2 vol. in-8o, imprimerie Dondey-Dupré.