Chronique de la quinzaine - 14 février 1867

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Chronique n° 836
14 février 1867


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 février 1867.

Le discours de l’empereur à l’ouverture de la session législative était cette année attendu avec une curiosité bien naturelle. Au dehors et au dedans, des changemens remarquables ont été accomplis depuis la fin de la dernière session, et l’empereur et les chambres se retrouvaient en présence dans des circonstances toutes nouvelles. Le discours du chef de l’état a répondu en effet aux doubles préoccupations qui animaient ses auditeurs et agitent l’opinion publique. L’empereur a parlé des événemens qui ont modifié la situation de l’Europe, et il a caractérisé le développement constitutionnel annoncé dans la lettre du 19 janvier. Nous sommes peu enclins à commenter l’appréciation des événemens d’Allemagne par laquelle s’ouvre le discours impérial. Nous ne sommes point de ceux qui se résignent à tous les faits qui pourraient se classer sous les prédictions vagues, flottantes, emphatiques, du prophète de Saint-Hélène. Quand il était en état de dicter des lois à l’Europe, Napoléon n’avait jamais eu l’idée de laisser concentrer l’Allemagne géographique dans l’agglomération prussienne ; il avait l’habitude, et nous ne l’en louons point, de mériter la Prusse par un autre chemin, et ne se serait certes jamais attendu à devenir le précurseur de : M. de Bismark. L’empereur a eu parfaitement raison de dire que le désir de la France avait été de rester étrangère à la guerre d’Allemagne ; c’est pour cela qu’elle n’avait point entendu sans une certaine inquiétude le mâle appel du discours d’Auxerre. Cependant, tout en voulant la paix, la France avait une si haute idée du prestige de son gouvernement qu’elle espérait que nous pouvions prévenir la guerre germanique par une décision opportune de notre politique. Si d’ailleurs la voix de la France a eu assez d’influence pour arrêter le vainqueur aux portes de Vienne, nous n’avons pas été sans ressentir à notre tour l’influence de la révolution accomplie en Allemagne, puisque cette révolution nous oblige à réformer nos institutions militaires, et nous impose des sacrifices aussi onéreux qu’inattendus.

Nous lisons d’un cœur plus léger la partie du discours impérial où le souverain entretient la France du développement des institutions. C’est en bon langage qu’il définit notre tâche présente et nous invite à former nos mœurs publiques à la pratique d’institutions plus libérales. L’empereur associe fermement les succès de la liberté à l’honneur du pays. « Il est digne, dit-il, de vous et de moi, de faire une plus large application de ces grands principes qui sont la gloire de la France. » On ne peut que faire des vœux pour que de telles paroles exercent une influence persuasive sur les agens grands et petits du pouvoir et sur les sénateurs et les députés à qui elles ont été spécialement adressées. Il y a longtemps en effet que l’opposition a fait son profit des vérités qu’elles expriment, et l’on ne prêche point de vieux convertis. L’allusion de l’empereur au mouvement libéral était attendue par les initiés comme le point dramatique de la séance d’ouverture. D’avance on parlait d’une satisfaction que l’empereur donnerait au sénat et à la grosse majorité de la chambre, qui se sont trouvés un peu distancés par le libéralisme du 19 janvier. Les blessures de ces retardataires involontaires seraient, disait-on, pansées avec sollicitude par la harangue impériale. On donnerait à ceux que leurs adversaires appellent des réactionnaires de tels témoignages que la manifestation en équivaudrait à une défaite complète du tiers-parti. Les correspondances des journaux étrangers annonçaient déjà ces jeux de scène. Le discours impérial n’a point réalisé ces futiles prédictions. Il confirme et accentue la lettre du 19 janvier. On nous rapporte en effet que les réactionnaires se sentent battus, et que le tiers-parti se tient pour triomphant.

Au fait cependant, après le discours de l’empereur comme après les actes du 19 janvier, le problème politique posé au pays est toujours le même : quelle est la portée réelle des mesures inaugurées ? Par quels moyens ces mesurés, exactement interprétées et sincèrement appliquées, établiront-elles l’action du pays sur le pouvoir exécutif ? Quel usage y a-t-il lieu de faire dans cette session des prérogatives du corps législatif pour l’étude, la direction ou la solution des questions pendantes ?

Seules, les discussions du corps législatif pourront édifier le pays sur la signification pratique du programme du 19 janvier. Laissons de côté, pour l’instant, les questions relatives à la presse et au droit de réunion, qu’on ne pourra apprécier avec justesse et utilité que lorsque les projets de loi du gouvernement auront été publiés. La question de premier ordre que l’initiative impériale a voulu établir sur de nouvelles bases est celle des rapports qui doivent unir l’action du gouvernement à l’action des corps délibérans, et notamment de l’assemblée représentative. Ce que l’on a voulu faire et ce que l’on aura fait réellement sur ce point ne sera bien compris et ne pourra laisser d’idée nette dans l’esprit du public qu’après un grand débat contradictoire. C’est là qu’il faut, avant tout, que le terrain soit affermi et déterminé, c’est là qu’est la question intérieure par excellence. Cette investigation et cette prise de possession nous paraissent donc devoir être l’objet de la première interpellation qu’il y ait lieu de poser dans la chambre.

Peut-être le gouvernement eût-il pu à cet égard devancer déjà les enseignemens qui résulteront du débat parlementaire et éclairer l’opinion publique sur ses dispositions générales par diverses révélations indirectes. Le personnel ministériel eût pu être changé en même temps que la politique était modifiée et élargie ; le style des communications des agens administratifs eût pu prendre dès le lendemain du 19 janvier un accent plus libéral. Les informations de cette nature ont jusqu’à présent manqué complètement au public. Il n’y a aucun changement ministériel présentant une signification politique, et la note libérale n’a certes point dominé dans certains documens administratifs qui ont eu récemment un retentissement si regrettable. Nous sommes fort à l’aise pour parler de la question ministérielle au point de vue des personnes. Nous n’avons point d’amis politiques dont nous ayons à encourager ou à soutenir les prétentions au pouvoir. Nous n’avons aucun motif d’exclusion contre les possesseurs actuels des portefeuilles. Nous sommes obligés cependant de constater, comme observateurs désintéressés des faits, qu’il eût été logique que la présence d’hommes nouveaux au pouvoir coïncidât avec l’inauguration d’une politique nouvelle. Des ministres nouveaux appelés aux postes essentiellement politiques eussent été liés par une solidarité plus étroite aux destinées des réformes entreprises. Le changement, en s’exprimant par les personnes, eût acquis une force plus solide dans les choses. Le sentiment public a visiblement justifié cette impression. On a cru généralement par exemple pendant plusieurs jours que M. Émile Ollivier, qui, suivant la renommée, n’a point été étranger au travail préparatoire d’où sont sorties les mesures du 19 janvier, serait chargé d’en suivre la réalisation au ministère. D’autres allaient plus loin encore ; remarquant les concordances apparentes entre les résolutions impériales et les idées qui avaient l’année dernière inspiré l’amendement des quarante-cinq, ils désignaient dans le groupe du tiers-parti tels noms, ceux entre autres de MM. Buffet et de Talhouet, dont on eût pu se servir pour rajeunir le personnel gouvernemental et colorer avec plus de netteté le programme réformiste. Nous le répétons, nous n’attachons point, en ce qui nous concerne, une grande importance à ces questions de personnes qui se sont pour ainsi dire mollement soulevées d’elles-mêmes. Nous constatons seulement, pour le présent, qu’elles pouvaient fournir l’occasion de marquer la situation politique d’une nuance plus précise, et que cette occasion n’a pas été mise à profit. Nous posons seulement une réserve : on doit s’attendre qu’à l’avenir les questions de personnes occuperont dans la politique une place beaucoup plus large à mesure que la vie parlementaire deviendra plus active et plus forte. Désormais en effet les hommes publics devront avoir leur politique propre, et leur fortune dans les fonctions gouvernementales ne pourra plus être séparée des idées, des principes, des intérêts à la défense desquels ils auront consacré leurs talens.

Ce n’est point non plus par le libéralisme des documens administratifs ou des déclarations officielles que s’est manifesté l’esprit nouveau qu’on aimait à entrevoir dans les promesses du 19 janvier. La circulaire aux receveurs des postes relative à la lettre de M. le comte de Chambord, la note du Moniteur annonçant qu’il ne serait ajouté aucune garantie au contrôle du budget de la ville de Paris, révèlent un état d’esprit que n’a point encore pénétré le sentiment libéral. Il y a encore dans certaines argumentations officielles un relâchement de logique, une inconsistance d’idée, quelque chose d’irréfléchi, de précipité, de décousu, qui étonne, et ne pourrait plus être toléré dans un état de choses où le sens libéral aurait repris entièrement son empire. Tous ceux qui connaissent et estiment l’éminent directeur-général des postes n’ont pu que déplorer qu’un fonctionnaire de ce mérite et de cette distinction ait été placé dans la nécessité d’envoyer à ses agens des instructions qui ont eu un retentissement si fâcheux ; mais ce qui a été plus choquant encore que la circulaire, c’est l’impossible justification qu’un communiqué ministériel en a voulu faire. L’écrivain officiel a commis l’inadvertance incroyable de vouloir étendre jusqu’aux plus infimes agens de l’administration postale des attributions de police qu’une jurisprudence déjà fort contestable ne reconnaît dans des cas limités qu’aux organes de la justice. La conscience publique a été plus froissée encore de la bévue du communiqué que de la triste méprise de la circulaire. La note du Moniteur relative au budget de la ville de Paris a été un autre symptôme de la sérénité étrange que peuvent donner à l’administration l’usage et l’habitude du pouvoir discrétionnaire. De vulgaires logiciens avaient pensé que, puisque l’empereur voulait renoncer pour lui-même aux facultés du pouvoir discrétionnaire, l’administration des finances de Paris allait être promptement replacée sous les garanties d’un contrôle régulier exercé par une assemblée vraiment représentative. Le principe cardinal de la liberté, c’est qu’il ne puisse y avoir de taxes imposées et levées, si elles n’ont été consenties par les représentans mandataires des contribuables. L’administration et les finances de la ville de Paris, qui équivalent par leur importance à celles d’un état véritable, sont depuis quinze ans en dehors de cette règle essentielle des constitutions modernes. Des esprits excessivement modérés, croyant que la situation exceptionnelle de Paris ne comporte point une représentation municipale ordinaire, pensaient du moins qu’on y pouvait suppléer en soumettant le budget de la ville à l’examen et au vote du corps législatif. C’est à ces bonnes âmes qu’a répondu la note du Moniteur. Le gouvernement, dit cette note, s’est livré à une étude approfondie de la question ; « mais une telle dérogation aux règles législatives qui président à l’établissement et au vote des budgets municipaux ne lui a paru commandée par aucun intérêt considérable. » Les placides auteurs de cette déclaration ne songent-ils donc point que la gestion financière de la ville de Paris dans les conditions actuelles est elle-même la dérogation la plus flagrante et la moins justifiée aux règles qui doivent présider à l’établissement et au vote des budgets municipaux ? Cette gestion au point de vue de la violation des principes constitutionnels et de l’art d’éluder les lois les plus positives, est un vrai tour de force miraculeusement prolongé. Le système, au point où il a été poussé, empiète réellement aujourd’hui sur les droits du corps législatif. La chambre des députés n’est point appelée, il est vrai, dans les circonstances ordinaires, à voter des budgets municipaux ; mais sans son vote aucun emprunt municipal ne saurait être légal. Or, que d’énormes engagemens de l’administration financière de Paris soient l’objet depuis au moins un an de négociations qui ont l’importance et le caractère d’emprunts considérables, sans être soumis au contrôle et au vote du corps législatif, c’est un fait que personne n’a plus le droit d’ignorer. Dans le courant de l’année 1866, l’institution du Crédit foncier a fait une masse de prêts communaux s’élevant à environ 240 millions. Les emprunts des communes autorisés, suivant la loi, par le corps législatif ne se sont pas tout à fait élevés dans cette période à la somme de 30 millions. Il est hors de doute que le Crédit foncier n’a point subvenu à la totalité des emprunts communaux légalement autorisés. Il est donc naturel de se demander quelles sont les communes dont le Crédit foncier a couvert les emprunts non votés par le corps législatif, jusqu’à concurrence de cette somme énorme supérieure à 200 millions ? Il n’est pas besoin d’être grand sorcier pour le deviner. L’emprunteur du Crédit foncier n’a pu être que la ville de Paris. Voilà donc l’administration financière de Paris, qui peut, en une année, prendre des engagemens aussi considérables que ceux que l’état dans de graves circonstances pourrait lui-même contracter. On sait quelle grande affaire est pour l’état un emprunt de 200 millions. C’est la besogne d’une session. Le projet est soumis au conseil d’état ; il est ensuite l’objet de l’examen d’une commission législative imposante ; il devient l’occasion de discussions politiques et financières approfondies ; il est voté enfin par le corps législatif. Quelle solennité, quelles précautions, qu’elle abondance de lumières, quelle vigilance et quelle efficacité de contrôle ! Et quand il s’agit de l’administration financière de Paris faisant d’aussi grosses opérations de crédit que l’état lui-même ; quand il s’agit d’engagemens immenses de la ville de Paris contractés pour des travaux qui sont le point de départ obligé de nombreuses et vastes spéculations particulières ; quand il s’agit d’hypothéquer les excédans futurs des revenus parisiens pendant une série d’années suivant une méthode qui rappelle les expédiens des systèmes financiers de l’ancien régime ; quand on ignore où s’arrêtera cette série d’emprunts, et si les prêts communaux du Crédit foncier ne se développeront point cette année dans la même proportion que l’année dernière, — peut-on se tenir pour satisfait de la note du Moniteur, qui nous signifie le maintien pur et simple de l’état de choses exceptionnel qui règne à Paris ? Il n’est évidemment point possible que le corps législatif, lésé ici dans ses attributions vraiment constitutionnelles, se contente d’une déclaration aussi sommaire, ne prie point le gouvernement de lui communiquer le résultat de ses études sur les finances parisiennes, et ne se mette point en mesure de juger par lui-même si en effet un changement dans la direction et le contrôle de ces finances n’est commandé par aucun intérêt considérable.

La politique extérieure fournira sans doute au corps législatif le motif des interpellations les plus intéressantes. Il n’y a point à s’y méprendre : c’est l’influence des événemens extérieurs qui a changé pour nous les conditions de la politique intérieure. Il est donc d’une haute importance que les accidens des entreprises étrangères ou des conceptions diplomatiques qui ont produit la situation présente soient complètement élucidés dans les chambres. Il faudra porter un jugement définitif sur la malheureuse affaire du Mexique ; il faudra apprécier le nouvel aspect des affaires allemandes avec sang-froid, avec impartialité pour les peuples engagés dans le nouveau mouvement européen déterminé par la dernière guerre, avec une prévoyance pénétrante des intérêts et des devoirs de notre pays. Pour nous qui avons étudié les événemens au moment où ils s’accomplissaient, et sur le vif pour ainsi dire, nous n’avons plus à revenir sur des controverses que nous avons épuisées ; nous attendons seulement avec curiosité les lumières nouvelles que la discussion parlementaire pourra répandre sur ces vastes et difficiles questions. Tout d’ailleurs dans ces débats ne sera point absorbé par les considérations rétrospectives. Un grand enseignement pratique en sortira pour le présent et pour l’avenir. La France y pourra, y devra apprendre le danger des desseins et des combinaisons inspirés par une initiative personnelle trop isolée, et rendue trop puissante par l’absence d’une contradiction constitutionnelle constamment et librement assise sur l’opinion publique.

L’état de l’Europe, tel qu’il se présente en ce moment à nos yeux, ne laissera point manquer les occasions où nous aurons à mettre cette leçon à profit. Tout est en l’air en Europe, et tout le monde y a le sentiment de l’instabilité des choses. Dans cette confusion mêlée de ténèbres, on donne partout aux armemens une impulsion extraordinaire. Jamais on ne s’est préparé avec une telle précipitation contre des ennemis inconnus et invisibles. Où éclatera le premier conflit ? Contre qui faudra-t-il combattre ? de qui sera-t-on l’allié ? Nul ne peut répondre. Cet effarement universel ne nous effraierait pas ; nous sommes convaincus qu’on serait bientôt ramené au sang-froid par le cours naturel des choses, par la répugnance que la guerre inspire aux peuples modernes, par la vertu pacifique des intérêts du travail et du commerce, si l’on était maître du hasard, si l’on pouvait répondre que du côté le moins prévu ne partira point le brandon capable de mettre le feu aux élémens inflammables. La cause de la tranquillité du monde nous parait gagnée, si l’on a la sagesse et le pouvoir de maintenir la paix quelques mois encore. Nous avons en effet devant nous une période où sont réunies les assemblées représentatives de la plupart des peuples européens, où des hommes politiques autorisés pourront étudier publiquement les difficultés dont l’obscurité alarme les foules déconcertées, où les vrais sentimens des nations pourront se faire entendre par de sages et éloquens organes, où la force des intérêts économiques pourra se faire sentir. Si l’on a ainsi le temps de se reconnaître, d’examiner de près les choses, de calculer la portée des actes, de faire face aux événemens, on saura se soustraire aux fatalités dont on se laisse vaguement obséder ; la raison, le bon sens, l’humanité, reprendront certainement leur empire sur la marche des choses.

Il est des personnes dans le monde politique qui semblent croire que les affaires d’Orient ne nous laisseront point le temps de rentrer dans cette paisible possession de nous-mêmes. Nous ne partageons point, on le sait, cette opinion ; nous sommes cependant forcés d’en tenir compte. Il est certain que les affaires d’Orient sont en ce moment non-seulement une cause de préoccupation pour le public, mais l’objet du travail diplomatique le plus actif des grandes puissances.

Le discours de la reine d’Angleterre à l’ouverture du parlement n’a fourni que de très maigres informations sur la forme et le résultat de cette action diplomatique. D’après ce discours, l’Angleterre, en commun avec ses alliées la France et la Russie, s’est abstenue de toute intervention dans les troubles intérieurs de la Turquie, et s’est appliquée à obtenir dans les rapports de la Porte avec ses sujets chrétiens des améliorations qui ne fussent point incompatibles avec les droits souverains de la Porte. Il n’est guère permis d’accepter cette vague assurance comme l’expression exacte des efforts de la diplomatie européenne. On assure que la froideur et la lenteur de la politique anglaise ont été pour d’autres cabinets une cause de surprise et de désappointement. On prétend que, l’Angleterre se mettant sur le second plan, on l’y laisserait, qu’on chercherait ailleurs les élémens d’un concert européen capable de modifier dans un sens favorable aux chrétiens leur situation vis-à-vis de la Porte. On assure que, pour arriver à ce résultat, on n’aurait point regardé comme chimérique une entente où s’uniraient la France, la Russie et l’Autriche. On ne pouvait assurément imaginer une combinaison moins vraisemblable. Il y a eu en Turquie, depuis un siècle, peu de crises intérieures où la main de la Russie n’ait été mêlée. Si le langage de la presse russe doit être considéré comme conforme à l’opinion moscovite et à la pensée du cabinet de Saint-Pétersbourg, on ne saurait méconnaître l’influence que la Russie exerce sur les troubles actuels de l’empire ottoman. L’expérience historique démontre que toutes les fois que la politique russe a soulevé une question d’Orient, elle avait en vue quelque entreprise qui était pour elle d’un intérêt européen. La Russie en 1772 faisait à la Turquie une guerre qui inspirait des craintes sérieuses à Marie-Thérèse et à Joseph II, craintes que révèlent les curieuses correspondances nouvelles de la reine de Hongrie et de l’empereur, qui viennent d’être publiées par M. d’Arneth. Quelle fut la solution de la question d’Orient de 1772 ? Ce fut le premier partage de la Pologne et la paix ménagé entre la Russie et la Turquie par les bons offices des deux autres co-partageans, la Prusse et l’Autriche. Si le cabinet de Pétersbourg prend à cœur aujourd’hui les agitations des chrétiens de Turquie, quelle peut être son arrière-pensée ? Les Polonais de Galicie, si on leur posait la question, y feraient une réponse qui surprendrait plus d’un homme d’état de l’Europe occidentale. À en juger par les lettres les plus récentes de ce pays, les Polonais galiciens se figurent être à la veille d’une invasion russe ; ils la redoutent pour l’été de cette année ; ils se sentent pressés sur leurs frontières par des arméniens, — au sein de la population ruthénienne par des menées moscovites où ils croient voir la menace d’un choc prochain. Ils croient la Russie bien plus préoccupée de la pensée d’achever la conquête totale de la Pologne par un nouveau démembrement de l’Autriche que de l’amélioration du sort des populations chrétiennes de la Turquie, Ils ne sont peut-être point les seuls qui pensent ainsi parmi les grandes races politiques et guerrières qui adhèrent encore à la monarchie autrichienne. Il est certain que l’esprit politique et la sollicitude patriotique des Hongrois ont été vivement touchés par des appréhensions de même nature. L’approche formidable de la domination russe, que rien n’arrêterait plus si l’Autriche était détruite, a fortement ému et éclairé dans ces derniers temps les intelligens et sincères patriotes qu’entoure la confiance du peuple hongrois, et cette politique prévoyance a certainement hâté la réconciliation qui vient de s’opérer entre la cour de Vienne et la Hongrie. C’est bien plus parmi les races qui forment la fédération autrichienne et danubienne que dans les montagnes de l’Épire et de la Thessalie qu’une puissance comme la France, essentiellement impartiale, qui n’a aucun agrandissement à poursuivre pour son propre compte, dont l’unique intérêt est d’empêcher l’extension d’empires déjà excessifs, devrait placer en ce moment la défense énergique de l’équilibre oriental. Ne cherchons donc point sur le terrain de Constantinople des combinaisons diplomatiques qui ne seraient conformes ni à la nature des choses ni à nos intérêts, et deviendraient pour nous une source de nouvelles déceptions. Une révolution ministérielle vient de s’accomplir à Constantinople. Le sultan a mis à la tête du divan deux hommes, Aali-Pacha et Fuad-Pacha, qui ont l’esprit ouvert aux lumières européennes, et dont la capacité a été depuis longtemps éprouvée. Que les influences occidentales, que l’influence française surtout, soutiennent ces nouveaux ministres, et il sera possible de donner aux populations chrétiennes des satisfactions légitimes, et de prévenir encore une fois l’explosion d’une crise orientale.

À ce point de vue, on doit tenir grand compte de ce qui vient de se passer à Vienne. La réconciliation de la Hongrie et de ses chefs avec la monarchie autrichienne peut devenir le commencement de la reconstitution naturelle, libérale et solide de la force que la civilisation européenne est si intéressée à maintenir dans les régions danubiennes contre les développemens d’une Allemagne prussienne et du gréco-slavisme russe. Des esprits élevés. Inspirés d’une sorte de patriotisme oriental particulier aux populations danubiennes, épris d’ailleurs des grandes formes du progrès politique, entrevoient déjà et réclament même tout de suite une réorganisation des régions sud-orientales de l’Europe en un système de groupes fédératifs. Un Hongrois, qui s’était plus fait connaître jusqu’à présent par ses qualités d’homme d’action que par des conceptions de théorie politique, le général Türr, vient d’exposer dans un journal français un plan de ce genre qui a été remarqué. Sans doute, si les affaires de ce monde obéissaient à une inspiration philosophique, si de grands voisins s’abstenaient d’agir par des voies directes ou indirectes sur les petites populations qu’on voudrait associer, — si ces populations elles-mêmes étaient suffisamment éclairées et pénétrées du même esprit, on pourrait, dans une convention de sages, décréter les systèmes fédératifs que propose le général Türr. Malheureusement, tout en marchant vers un idéal qui doit bien être pour cette partie de l’Europe l’agrégation fédérative, il est indispensable de partir des faits existans et d’aller chercher la force où elle se trouve. Jusqu’à présent, il n’y a point sur le Danube de force supérieure à celle que donne l’union de l’Autriche et de la Hongrie. La tentative essayée par les Hongrois sous la direction de M. Deak, et à laquelle l’empereur d’Autriche s’associe de son côté en confiant le premier ministère à M. de Beust, est donc l’effort le plus sensé et le plus pratique qui se puisse accomplir aujourd’hui pour le rétablissement d’une puissance nécessaire à l’équilibre dans les régions danubiennes. D’après le nouveau plan, l’Autriche sera bien une monarchie double, un dualisme politique. La Hongrie ou le pays transléithan aura son gouvernement constitutionnel, l’Autriche allemande et ses anciens appendices ou le pays cisleithan auront également leur autonomie distincte. L’union des deux grands faisceaux de l’empire se fera, pour les affaires générales qui leur seront communes au point de vue diplomatique et militaire, au moyen du lien fédéral conservé au centre par une organisation suprême. Ce nouvel ordre de choses sera-t-il aisé à établir ? L’élément germanique de l’empire habitué à la suprématie se résignera-t-il à l’égalité et au partage ? Ceux qui ont échoué dans leurs expériences de centralisation arbitraire entreprises sous toutes les formes s’opposeront-ils à la réussite d’un dualisme équitable, sensé, pratique, et précipiteront-ils par une résistance jalouse et aveugle la chute de l’Autriche ? L’avenir le montrera. En attendant, il faut souhaiter bon courage à M. de Beust, à la diète hongroise et aux nobles représentans du patriotisme magyar. Ils font une œuvre honorable, libérale, opportune, conforme aux intérêts généraux de l’Europe.

L’Italie ne se remet point vite à l’expédition régulière de ses affaires sous le régime de la paix. C’est qu’en effet le gouvernement et le parlement Italien n’ont point devant eux une tâche aisée. La majorité a manqué au ministère dans la chambre sur une question d’ordre public, et l’on se trouve pris entre les deux pointes du dilemme : démission du cabinet ou dissolution de la chambre. Ce n’est pas, à proprement parler, la question du droit de réunion et l’interdiction des meetings, en Vénétie qui ont fait perdre la majorité au cabinet Ricasoli. La majorité doit avoir été entamée par le système ministériel de la séparation de l’église et de l’état, et surtout par l’insuffisance de la combinaison financière que l’on avait unie avec une affectation d’habileté subalterne à la réalisation d’une réforme politico-religieuse. Inaugurer un état de choses tout nouveau dans les rapports de l’état avec l’église, et à la faveur d’une expérience si élevée par sa nature, si importante par ses conséquences, brusquer un marché d’argent sur les biens de l’église avec une maison financière d’une force au moins douteuse, c’était se jeter dans une confusion inextricable et s’exposer à une série de déconvenues et d’échecs. La question politique et religieuse de la séparation de l’église et de l’état était en elle-même assez difficile et assez compliquée ; elle demandait le sacrifice d’habitudes trop invétérées pour qu’il fût sage de ne point l’étudier et la résoudre séparément et toute seule. Y joindre une affaire d’argent avant d’avoir tranché la difficulté théorique, c’était dénaturer la question et l’abaisser ; la subordonner aux chances des finances italiennes, c’était la noyer dans des difficultés dont le débrouillement rapide était impossible. On ne peut pas faire à la fois par un acte simultané des choses si nombreuses et si diverses. Le budget hétérogène et mystique de M. Scialoja devait donc amener inévitablement la dissolution de la majorité. Si le ministère obtenait du roi le droit de dissoudre la chambre et entendait maintenir le budget Scialoja, c’est-à-dire du même coup fonder l’église libre dans l’état libre et combler les déficits du budget au moyen de la convention Laugrand, nous ne pensons point que les élections générales pussent prolonger son existence. Cependant l’état de l’Italie n’admet point les lenteurs d’une crise ministérielle ou parlementaire. Il faut que le pouvoir prenne rapidement son parti, et qu’on forme un ministère vivifié par des élémens nouveaux et capable de rassurer les intérêts par sa force évidente.

L’Angleterre elle-même n’est point à l’abri des secousses désagréables et des incertitudes déplaisantes. Le fenianisme lui donne des alertes jusque sur le sol anglais. Il faut que cette aimable confrérie ait dans les grandes villes anglaises une organisation très complète, pour qu’à un jour donné Liverpool et Manchester aient pu envoyer à Chester des centaines de fenians qu’on disait convoqués et rassemblés pour le pillage d’un dépôt d’armes. On ne comprend rien à ces émeutes muettes de déguenillés, qui ne créent point, si l’on veut, de périls graves, mais qui interviennent ainsi comme un intermède repoussant dans la vie sociale et politique de l’Angleterre. Bien au-dessus du fenianisme et ouvrant à la politique intérieure du royaume-uni des perspectives plus dignes d’elle, se présente la réforme électorale avec ses luttes oratoires dans la chambre des communes, et l’agitation des masses dans les grands centres de population. Le cabinet tory s’est décidé à mettre activement la main à la solution de la question électorale. M. Disraeli a déjà fait connaître la tactique, la procédure que compte suivre le ministère plutôt que le plan, même de distribution du pouvoir politique auquel il s’est arrêté. La procédure adoptée par M. Disraeli peut être très utilement employée dans une assemblée politique quand il s’agit de faire concourir des opinions très diverses ; à la solution d’une question très complexe. Elle consiste à poser dans une série de résolutions les principes généraux d’après lesquels devront être réglés les détails de la mesure préparée. Si l’on peut mettre les sections de la chambre formant la majorité d’accord sur les principes formulés en résolutions ; l’économie de la loi est trouvée et le détail va de soi. Telle est la méthode que M. Disraeli veut appliquer à la loi sur la réforme, et jusqu’à présent dans le spirituel et ingénieux discours qu’il a prononcé sur la question, il n’a fait encore que justifier le procédé auquel il a recours. Il a communiqué à la chambre ses résolutions, mais il ne les expliquera et ne les développera qu’à la fin de ce mois. Nous ne savons si cette tactique de M. Disraeli est aussi habile au fond qu’elle semble l’être en apparence. L’éminent leader des communes déplace ici l’initiative législative, il abandonne comme ministre cette initiative et la transporte à la chambre des communes. Il veut que la réforme électorale soit non la combinaison préférée d’un ministère ou d’un parti, mais l’œuvre collective de la chambre tout entière. Peut-être, pour que la nouvelle loi électorale qu’il s’agit de construire ait un caractère plus définitif, et puisse fournir la carrière d’une génération d’hommes sans donner prétexte à des récriminations violentes et à des agitations tumultueuses, est-il bon que le vote de cette loi n’ait pas le caractère d’un triomphe de parti. Un ministère tory qui ne dispose point de la majorité dans la chambre des communes, et qui ne peut compter sur les faveurs de la popularité, a le droit de prendre ces précautions prudentes quand la destinée l’oblige à présenter un bill de réforme ; mais la chambre des communes acceptera-t-elle les avances du ministère, entreprendra-t-elle volontiers la tâche à laquelle on la convie en dehors de la stimulante impulsion des compétitions de partis ? Cela est loin encore de paraître certain. La construction d’une loi électorale complexe et surchargée de minuties ne sera jamais entreprise de bon cœur et conduite avec bonne grâce par la chambre des communes.

Des hommes de mérite que la mort frappe au milieu de nous, ceux de qui nous tenons le plus à porter les noms à l’attention du public sont justement ceux qui n’ont pas pu donner toute la mesure de leur valeur, et à qui une fin prématurée dérobe une légitime réputation. Parmi ces morts frappés ayant l’heure et avant que leurs compatriotes aient eu le temps de les connaître assez, nous citerons l’amiral Page, qu’une maladie foudroyante a détruit en quelques heures dans la plénitude des forces de son intelligence et de son caractère. L’amiral Page fut un des collaborateurs distingués de la Revue ; il écrivait avec une chaleur merveilleuse. L’éloquence des récits de navigation qu’il a publiés ici il y a bien des années n’a point vieilli ; mais il était mieux encore qu’un puissant écrivain de nature : il avait le génie et l’âme d’un guerrier, et s’il eût pu être mêlé à une de ces luttes nationales dont la pensée faisait tressaillir ses nerfs héroïques, ceux qui l’ont connu ne doutent point qu’il n’eût immortalisé son nom par les actions les plus éclatantes. Nos lecteurs le croiront sans peine si nous leur disons que c’est l’amiral Page qui a écrit ce magnifique récit de la bataille de Lissa dont toute l’Europe s’est émue. La main héroïque qui a tracé cette grande scène de guerre est maintenant glacée à jamais. e. forcade.



ESSAIS ET NOTICES.

LE COQ AUX CHEVEUX D’OR,
récit des temps fabuleux, par Maurice Sand[1].

Voici un livre étrange, un fougueux caprice d’artiste enté sur l’érudition d’un chercheur patient. S’il y a anomalie, il n’y a pas bizarrerie. Le bizarre est ce qui n’a pas sa raison d’être. La logique de l’esprit, quelque dissimulée qu’elle soit sous la fiction, donné toujours une réelle solidité à un ouvrage d’art, et constitue l’originalité sans s’égarer dans le burlesque.

Il y a pourtant du comique dans ce livre, mais il y a surtout de la terreur et de la poésie, du savoir et de l’invention. Il fallait tout inventer en effet sur ces âges fabuleux, mais en même temps il ne fallait rien inventer qui ne fût dans la donnée, dans la forme et dans la couleur de la légende.

Grand et aride travail en apparence, travail abondant et facile pour celui qui, nourri d’études substantielles et doué d’une heureuse mémoire, puise dans son propre fonds et y trouve les matériaux tout prêts pour construire en se jouant l’édifice de la fantaisie.

La fantaisie ! n’y a-t-il pas un point par lequel elle touche à la connaissance positive, comme la fable confine à l’histoire ? Les mythologues ne sont-ils pas déjà des historiens ? S’ils racontent des faits erronés, s’ils affirment des choses impossibles, ne font-ils pas à leur insu le récit fidèle des idées et des émotions que subissait avec eux le monde de leur temps ? La légende est bien la peinture intellectuelle de nos existences, comme les créations de l’artiste sont l’histoire de sa pensée.

Le Coq aux cheveux d’or est la reconstruction de toutes pièces d’un monde qui n’est plus. A-t-il jamais existé, ce monde perdu de l’Atlantide, dont toute l’antiquité atteste la splendeur et déplore le désastre ? Les érudits de nos jours, frappés de la coïncidence de ces chroniques traditionnelles, cherchent encore la trace évanouie du royaume des Atlantes à travers les brumes obscures de l’âge antéhistorique et les dislocations géologiques qui révèlent l’histoire de la planète.

Quoi qu’il en soit, et en attendant une découverte toujours possible, le rêve d’une civilisation disparue est toujours dans les notions de l’homme qui se reporte à la contemplation de ses origines religieuses et sociales, et il n’y a rien là qui choque la raison. Les derniers bouleversemens considérables de l’écorce terrestre ont pu engloutir une contrée vaste ou florissante, une antique Albion de l’Orient, ou une petite république comme celles de la Grèce, qui firent tant de bruit en occupant si peu de place. A cet écroulement d’un monde, centre relatif des lumières de nos ancêtres, a pu succéder une longue période de barbarie au sortir de laquelle l’homme, croyant commencer son histoire, ne fit que la recommencer, et se nourrir des mythes vaguement conservés dans ses traditions, en s’imaginant fonder des dogmes et se servir de symboles nouveaux.

De tous les sujets qui piquent la curiosité et font travailler l’imagination, la catastrophe de l’Atlantide est peut-être le plus saisissant. Les anciens avaient esquissé ce drame horrible et prodigieux. Notre déluge de Noé en est une version merveilleusement empreinte du caractère positif de la race sémitique. Le patriarche emmagasine dans son arche les dons et les fléaux de Dieu, sans autre motif qu’un esprit d’ordre qui va jusqu’à la passion de l’inventaire. Dans la légende du Coq, le mage Xizouthros exprime des idées plus hautes et des vues plus profondes :

« Comme les laboureurs et les femmes se plaignaient de ce fléau (les rats et les souris qui avaient pénétré dans l’arche et menaçaient les provisions) :

— Sachez, leur dit le mage, que j’ai embarqué le tigre, le vautour et le serpent qui sont des ennemis plus redoutables.

« — Pourquoi as-tu fait cela ? lui dit Pyrrha, la femme de Deucalion,

« — Apprends, répondit Xizouthros, qu’Aboura-Mazda n’a rien créé d’inutile, et que nul n’a le droit de lui dire : Ceci est nuisible, ou : Cela est de trop. Le sage qui se voue à la connaissance des secrets divins arrive à découvrir dans les venins et les poisons de puissans remèdes ; si vous ne savez pas encore tirer le bien du mal apparent, ne vous en prenez qu’à vous-même, et n’accusez pas le souverain bien de n’avoir pas su ce qu’il faisait. »

S’il y avait déjà de tels rayons de lumière dans l’esprit des sages, — nous ne voulons pas chicaner l’auteur après avoir cité cette courte et forte leçon, — il était bien permis de ressusciter un instant l’empire des Atlantes pour nous y faire pénétrer, de le placer au pied du Caucase, puisque c’est la région où la vraisemblance géographique le fait apparaître, et d’y introduire des personnages doués des éternelles aspirations et assujettis aux éternels appétits de l’homme. D’ailleurs le plus grand nombre des personnages de ce livre appartient au monde qui a survécu. Alliés, voisins ou ennemis des Atlantes, ils ont le droit de représenter les mœurs, les idées, les costumes, les croyances des peuples qui ont laissé non-seulement des traces confuses de leurs origines, mais des témoignages éclatans de leur existence.

Selon nous, Maurice Sand a tiré de ce sujet un parti des plus heureux. Il a su être intéressant, dramatique et amusant en peignant des sites, des monumens, des êtres qui ont leur physionomie réelle au sein d’un milieu fantastique. On en jugera par une rapide analyse.

Disons d’abord que l’auteur place son récit dans la bouche d’un narrateur relativement moderne, un certain Psammos, qui occupe une des charges de l’empire à Trébizonde sous Valentinien. Psammos s’est trouvé en rapports fréquens avec les prêtres et les mages de l’Arménie et de la Chaldée, qui prétendent descendre des Atlantes. Depuis dix ans, il parcourt l’extrême Orient de l’empire romain, les monts Caucase ou de Kaf, la Colchide ou pays de Cos, la Chersonèse taurique, les bords du Palus-Meotis, les rives de l’Hypanis et du Tanaïs. Il est convaincu que « ces contrées firent jadis partie de l’Atlantide dont l’île principale est maintenant au fond du Pont-Euxin. » Il est curieux et très érudit pour son temps. Il a lu avec amour tous les auteurs qui parlent de l’Atlantide ; il a peut-être surpris, sans vouloir avouer son sacrilège, quelques indices dans les archives sacrées des mages ; enfin il a « recueilli, dit-il, assez de fragmens et de légendes ayant rapport à cette antique civilisation, » pour se croire capable « de recoudre une fable dont par la suite les héros sont devenus des dieux chez les peuples issus des races échappées au désastre. » « Tel, ajoute-t-il, Satourann, qui doit être Saturne, — Bolkaï, Vulcain ; Thor, divinisé chez les Scythes, Némeith, le père de la race celtique, etc. C’est assez te dire, ô lecteur, que ce récit est antérieur à ce que nous connaissons de plus ancien. »

Voyons le récit attribué à ce Psammos.

L’Atlantide est la terre des prodiges qu’enfante la richesse. On croit voir l’agglomération des satrapies d’Orient sous la pression d’un prince absolu. La corruption règne sur ce monde gorgé d’or, et son roi Satourann est le type de la ruse et de la cruauté. Hemla est la fille unique de ce roi des rois. Elle a seule survécu aux quatorze enfans nés du mariage de Satourann et de Bahavani. Pour préserver ses jours, sa mère l’a fait sacrer ziris, c’est-à-dire euménide, vouée au culte du feu. Par ce vœu, Hemla est fiancée au redoutable Ptah, le dieu des feux souterrains, qui réside dans le temple Atanor, merveilleux édifice bâti ou plutôt forgé par les cyclopes du roi sur le cratère même du volcan, au centre de l’opulente cité de Sisparis, capitale de l’Atlantide. Ptah, malgré ses rugissemens et ses flammes, est adoré comme une divinité secourable, dont la lueur entretient en l’absence du soleil l’éternité du jour sur l’heureuse ville des Atlantes.

Cependant la politique de Satourann s’accorde mal avec le célibat imposé à sa fille. Dès que la reine est morte, il déclare à la ziris qu’elle ait à faire choix d’un époux parmi les plus puissans rois ses alliés. De grandes fêtes sont ordonnées, tous les chefs des nations environnantes y sont conviés. Les prétendans arrivent au milieu de bizarres splendeurs. L’un offre à la ziris cent coursiers anoplothères, portant chacun un collier d’or ; un autre cent mammouths à longs poils, montés par des sagittaires qui sèment l’épouvante ; un troisième croit lui plaire en lui montrant ses cent concubines couronnées de fleurs.

Mais un autre a touché le cœur d’Hemla, c’est le Gète aux cheveux roux, Némeith le monothéiste, le preux, le chevalier des temps primitifs, celui qui ne possède rien que la confiance et l’amour de sa tribu, et qui, pour tout luxe, a planté sur la table du festin l’emblème de sa race, un coq de bois peint en rouge au bout d’un bâton. Némeith rêve aussi de la ziris, mais il a juré amitié à Thor, le chef des Scythes, son frère d’armes. Ils ont bu le sang l’un de l’autre. Thor, emporté, farouche, s’est pris d’une violente passion pour la jeune Atlante, et Némeith le généreux a renoncé à elle.

Après le festin, la ziris doit déclarer son choix en envoyant une corbeille de feuilles de palmier à chacun de ses prétendans. Toutes ces corbeilles contiennent des cadeaux, une seule renfermera l’anneau des fiançailles, Thor ne trouve dans la sienne qu’une hache de fer, don précieux pour un homme qui ne connaît encore que la lame de pierre, mais dont il s’indigne comme d’un affront ; Némeith a reçu l’anneau, et, craignant la douleur de son ami, il a caché ce gage dans sa ceinture. Il retourne sa corbeille pour faire croire qu’elle était vide. — Que lui as-tu donc envoyé ? dit le Scythe jaloux à Hemla. — Ma haine, répond la princesse irritée.

Tous les prétendans se croient joués. Le noir Surtur, roi de Cos, Arhimaz, prince d’Our, le louche Kaïs, roi des Ombos, se querellent avec les Scythes et les Gètes. Thor veut enlever la ziris. On se bat, le sang coule. Les éléphans effarouchés foulent aux pieds les vases d’or et les femmes éperdues. Un personnage vénérable se présente, c’est le grand-mage qui prédit la colère céleste, c’est Xizouthros qui construit l’arche du salut. Il menace et commande. A sa voix, tout se calme ou se tait.

Dans la nuit, Hemla voyant son père décidé à la contraindre pour qu’elle épouse le noir Surtur, prend la fuite et tombe dans les mains de Thor, qui l’enlève ; le Gète est avec eux.

Poursuivi, on se réfugie sur les montagnes d’Our. Après mille dangers et mille désastres, la ziris se trouve seule sous la protection du coq aux cheveux d’or, et plus que jamais elle l’aime et se sent aimée ; mais ils ne peuvent être l’un à l’autre : Némeith respecte le serment de l’amitié, et le dieu Ptah, jaloux de sa fiancée, secoue la terre, déchaîne les vents, vomit des monstres et apparaît sous la forme d’un cône de laves ardentes qui surgit du sein de la mer bouleversée et furieuse. Hemla, pour l’apaiser, lui jette l’anneau que le Gète lui a rendu, et lui jure de retourner dans Atanor. À ce prix, le volcan épargne son rival.

Mais le Gète, qui ne croit qu’à Heimdall, le dieu père, méprise les forces brutales de la nature. Il obéit à sa conscience en reconduisant la ziris à son temple. Là, au moment de renoncer à elle, il est saisi de colère et de douleur. Il pénètre dans Atanor, et, de sa hache de jaspe, il coupe audacieusement la flamme qui s’exhale du cratère sacré, puis il s’éloigne pour rejoindre Thor, qui revient assiéger Sisparis.

Les rois alliés de Satourann sont vaincus et découragés. Le peuple attribue les désastres de l’empire à l’impiété du roi, qui a offensé le dieu Ptah. On se révolte, le roi comble de victimes humaines la gueule béante du volcan.

La fureur et le désespoir règnent dans Sisparis. Thor y pénètre et réclame la main d’Hemla, que son père épouvanté lui a promise. La ziris le hait et le repousse. Alors le Scythe accuse son ami, l’insulte et le frappe. Ils se battent. La hache de fer du Scythe pénètre dans le flanc de Némeith. Ses guerriers l’emportent sur la montagne, où ils le placent à la manière de leur pays, dans un cercueil de pierre, la face tournée vers l’orient.

Thor exaspéré veut contraindre la ziris à le suivre, II viole l’enceinte du temple et crache à la figure de Ptah, l’idole aux yeux de verre. Un bruit formidable répond à cette insulte. La grande tour des astres, où Hemla s’était réfugiée, croule, engloutit le Scythe et le broie sous les décombres.

Hemla reste cramponnée au chambranle d’une porte d’airain qui s’ouvre maintenant sur le vide, au flanc de la muraille éventrée. Elle est perdue, elle va céder au vertige, elle va lâcher prise. Un inconnu sorti de la foule gravit le long de cette ruine qui chancelle comme un homme ivre. Il saisit Hemla, la sauve, l’emporte et disparaît avec elle au milieu de la confusion où se débat dans les horreurs de l’agonie la ville déplorable des Atlantes.

Cette secousse de tremblement de terre, c’est la fin de Satourann et de son peuple, et cet homme prodigieux qui emporte la ziris, c’est Némeith revenu à la vie. Gorgo, la belle fille aux dents pointues, l’avait déterré pour le dévorer. Elle l’a caché dans les profondeurs des cavernes où vivent encore de leurs hideuses rapines quelques-unes de ces goules ou kères, derniers restes des gorgones qui suçaient le sang des blessés sur les champs de bataille et rongeaient les os des morts. Elles avaient jadis ravagé l’Atlantide. Vaincues par les vaillantes Amazones, elles erraient encore autour des mourans et enlevaient les nouveau-nés dans leurs berceaux. Némeith a pu échapper aux effroyables embrassemens de la kère ; mais une autre femme aussi féroce aux vivans que Gorgo l’est aux cadavres, c’est Arthémis, la reine des Amazones, qui est éprise de Némeith et jalouse d’Hemla. Elle rencontre et poursuit le couple fugitif. Némeith lui échappa, emportant sur son cheval la ziris percée d’une flèche et mourante. Ils fuient toujours au hasard, poussés par l’ouragan qui souffle derrière eux et renverse les forêts sur leur route. La terre s’enfonce et disparaît à mesure, qu’ils franchissent les bois et les plaines. Ils cherchent la montagne ; mais Hemla se sent mourir. Elle dit à Némeith de la conduire vers le fleuve Léthé, qui guérit tous les maux.

Némeith obéit, quoique le déluge commence, et, quand il arrive au Léthé un brouillard épais enveloppe la terre et se résout en pluie chaude. Pourtant Hemla est glacée, et cette fois Némeith la crut morte.

« Il s’élança dans l’eau avec son cheval et plongea la ziris à trois reprises. Elle but l’onde bienfaisante, respira, ouvrit les yeux et parla.

« — Sortons d’ici, dit-elle. Qui es-tu, toi qui me tiens dans tes bras ? »

Elle avait perdu la mémoire. Ils gagnèrent le rivage, et, sous la pluie qui tombait toujours, lourde, incessante, Némeith s’écria en se roulant de désespoir sur la terre détrempée : — Heimdall lui a envoyé la folie !

« Que fais-tu là ? lui dit la ziris en riant. »

Quelques-uns des compagnons et amis du Gète l’avaient rejoint avec leurs guerriers. « Coq, lui dit Hu-Gadarn, prends courage et partons. La plaine se remplit d’eau, et la lumière du jour s’éteint dans des nuages de cendre.

« — Ce fleuve d’oubli va-t-il déborder et nous priver tous de raison ? dit Némeith.

« Il reprit Hemla sur son cheval, et tous s’éloignèrent dans la direction des montagnes de la Scythie.

« Elles sont loin, et les terrains délayés par la pluie deviennent impraticables.

« Les chevaux enfoncent dans une vase toujours plus profonde. Exténués de fatigue, ils ne peuvent lutter contre les courans de boue qui bientôt les entraînent avec les rochers, les prairies et les forêts.

« Un cavalier s’enfonce, puis quatre, puis vingt, puis cent.

« Hu-Gadarn crie :

« — Némeith ! si tu revois nos steppes, fais de mon fils un guerrier.

« Et il disparaît.

« Le Gète sent son cheval s’engloutir, il s’empare d’Hemla, il nage et fend les flots impitoyables.

« Ils sont seuls au milieu d’un océan sans rivages.

« — Hemla, te souviendras-tu au moins de ce que tu vois là, si nous en sortons ?

« — Je ne comprends pas, mais j’ai peur.

« Il rencontre le cadavre flottant d’un mammouth. Il s’y cramponne et reprend haleine ; le mammouth disparaît. »

Némeith heurte un autre cadavre, c’est celui d’Herser, son ami. Les torrens l’entraînent. La nuit vint longue et cruelle.

Ils ont trouvé une poutre, puis un tronc d’arbre :

« La pluie qui la veille est tombée en gouttes plus grosses que le poing, tombait maintenant en gouttes plus grosses que la tête d’un taureau. Le froid les perçait de ses flèches. La faim se fit sentir, impérieuse, dévorante. …………

« Le jour suivant, une troupe de léviathans leur barra le passage et menaça de les engloutir. Némeith chercha par habitude sa hache de caillou à son flanc, il l’avait laissée dans sa tombe.

« — O Dieu père, dit-il, quand pourrai-je façonner une nouvelle arme dans mes montagnes ?

« Pendant trois jours, ils furent le jouet des flots.

« — Il n’y a donc plus de terre ? disait Némeith avec désespoir.

« Une nef passa dans le lointain, elle était haute comme un palais. Il reconnut l’arche de Xizouthros. Il appela, mais, la maison flottante disparut dans les brouillards.

« La ziris pleura.

« Si les hommes nous abandonnent, lui dit Némeith, le grand Dieu nous voit.

« Encore six jours, et Némeith, prêt à défaillir, se rappela le talisman que portait Hemla.

« — Qu’y a-t-il dans ce sachet doré ?

« Elle ne s’en souvenait pas. »

Némeith l’ouvrit. C’était une amulette donnée à la ziris par sa mère mourante. Que contenait-elle ? Cherchez, lecteur. — C’est une des plus jolies inventions de ce poème rempli d’idées originales et brillantes.

Mais pourquoi ne vous le dirais-je pas ? Le livre est si riche d’événemens et de personnages dont je ne vous ai rien dit, que mon analyse ne vous privera pas de mille autres surprises.

Le talisman de la reine des Atlantes contenait un rayon de soleil. Ils ne trouvèrent rien dans le sachet doré, mais « à l’instant même, le rayon perça les nuages et vint réchauffer le couple perdu au sein des eaux. »

……………

Quand ils abordèrent, « le jeune guerrier cueillit une petite plante. — C’est une fleur des montagnes de Kaf, dit-il, nous sommes en Scythie.

« — Quel dieu dois-je remercier, Némeith ? N’es-tu pas dieu toi-même, et n’est-ce pas toi seul que je dois adorer ?

« Némeith n’osa lui rappeler la colère de Ptah et les sermens dont le fleuve Léthé l’avait enfin déliée.

……………

« Un an après, lorsque les anciens guerriers de Némeith et ceux qui avaient échappé aux feux de Ptah eurent rejoint leur chef, deux beaux jumeaux aux cheveux d’or voyaient le jour devant la hutte de feuillage, sous les grands arbres de la forêt.

« La première fois qu’ils sourirent à leur mère, elle se souvint confusément du passé et dit à Némeith :

« — Ai-je rêvé que j’étais une grande princesse et qu’un peuple immense m’adorait comme une divinité ?

…………… « Hemla, qui, dès son enfance, avait lu dans les livres sacrés, recouvra peu à peu la mémoire des événemens ; mais les mystères du temple Atanor lui furent à jamais voilés, et le dieu unique des géans et titans barbares, qui avait béni son amour, fut celui qu’elle transmit à sa postérité.

«… Elle enseigna à ses fils les arts de la civilisation, et tandis que Némeith détruisait les monstres vomis par le déluge, Amphion bâtissait une ville en pierres blanches qui fut appelée Ataba ou Thèbes, la ville mère. Zéthus retrouva dans l’herbe les débris du vieux monde et releva au pays d’Our la ville d’Asgard où avait régné Arhimaz. »

On voit par ces fragmens avec quelle simplicité de formes l’auteur raconte ce drame immense. La vision terrifiante d’Un monde qui s’écroule gagne, selon nous, à n’être pas chargée de détails et d’épithètes. Où Psammos, écrivain de la décadence, a-t-il puisé ce mélange d’élégance grecque et de sobriété biblique ? Dans les traditions recueillies chez les barbares ou dans la fréquentation des pâtres de la Chaldée ? Je l’ignore, mais il me semble qu’il a dû lire souvent aussi le ferme et pur récit des prêtres de Saïs rapporté par Platon. À cette salutaire étude de la forme antique, l’auteur a joint adroitement, et sans qu’on sente l’intrusion, les qualités de l’art moderne, l’habileté de composition, la rapidité des événemens, l’heureuse influence du sentiment de la peinture sur le procédé descriptif.

Nous avons suivi la ligne principale du roman ; à cette arête se rattachent les ramifications de nombreuses aventures, et une foule de personnages indiqués avec une grande fermeté de main. Une figure neuve, horrible et charmante est celle d’Ized, l’Atalante qui remporta tous les prix dans les jeux publics, et qui a été vaincue à la course par le coq de la Gétie. Ized vit avec les péris qui, au pays atlante, ne sont nullement méprisées ; mais elle vit chaste, fière et triste. Elle vide d’un trait les larges coupes de vin et reste impassible et froide. Quel secret amer cache donc sa douleur ? Il semble qu’elle aime Némeith ; mais elle aime aussi la belle et douce Hanaïd, dont elle a voulu être la servante et qu’elle fait périr dans un accès de fureur et de désespoir. Elle l’ensevelit et fuit en dérobant ses longs cheveux qu’elle a coupés et réunis en une seule tresse. Elle va se cacher dans la grotte d’Our et roule un rocher à l’entrée. Là elle ralluma le feu, monta sur une pierre, passa la tête dans le nœud coulant formé par la tresse, « et, ayant appelé trois fois Hanaïd, elle s’élança dans le vide. Un instant le bout de ses pieds agiles effleura le sable comme si elle eût voulu fuir devant la mort ; mais bientôt ils pendirent immobiles et glacés. Le feu de genévrier pétilla une dernière fois et s’éteignit.

« Tout rentra dans l’ombre et le silence.

« Elle avait vingt ans et avait reçu le jour dans cet antre. »

Qu’était-ce donc qu’Ized ?

Une descendante de l’antique race androgyne issue des anges, persécutée par les hommes et qui passait pour disparue.

Cette figure, celle de la gorgone, celle de Mouza l’avaleuse de gemmes et plusieurs autres non moins étranges semblent nous faire assister à une époque de crise où l’humanité veut en vain se dégager du cycle antérieur des créations divines devenues impossibles et monstrueuses. L’Atlantide est encore le refuge des fantômes que rêve, ébauche, lance et abandonne au destin la force créatrice exubérante, goules, hermaphrodites, géans, peuples lithophages, plantes colossales, animaux indomptables, constructions extravagantes, ouvrages délirans de l’homme et de la nature, c’est un monde ou le grotesque et l’horrible étreignent sans solution possible le beau et le vrai. Il faut que ce monde mixte entre le ciel et l’enfer finisse sans retour ou en éprouve le besoin. Il faut que l’androgyne, ange ou bête, se donne la mort, que la goule voie les cadavres se ranimer sous sa dent venimeuse, que les mangeurs de salamandres crèvent d’intempérance, que le peuple abruti par la peur des feux souterrains soit dévoré par son dieu, que les tours de Babel s’écroulent sans avoir touché aux astres ; il faut que la mer passe son niveau sans pitié sur toutes les énormités d’une société aux prises avec les énormités de la création primitive. C’est aux peuples réputés barbares qu’il appartient, là comme partout dans l’histoire des civilisations corrompues, de régénérer la race condamnée et d’infuser dans ses veines un sang jeune et vivace.

Hemla est l’emblème de cet hyménée rédempteur. Par une fiction ingénieuse, l’auteur lui ôte la mémoire de ses croyances manichéennes. Elle échappe ainsi à la vengeance de ses dieux cruels et stupides. Elle oubliera jusqu’à leur nom, et c’est en vain que quelques survivans de sa race jureront encore devant elle par Niroutka, l’ancien dieu.

Elle a perdu ses titres et son prestige ; elle n’est plus la ziris, la fille sacrée, la vierge du feu, la grande euménide. Plus de richesse, plus de puissance tyrannique. Elle vit sous la hutte de feuillage. Dégagée de ses vœux impies, elle est aimée, elle est mère, elle s’est élevée à la dignité de femme, Elle est utile, elle enseigne, elle travaille, elle existe. La nature humaine est réhabilitée, purgée de ses aberrations, délivrée de ses épouvantes. La notion d’une providence intelligente, ou tout au moins d’une volonté humaine capable de braver et de dominer les forces aveugles de la matière, est entrée dans son esprit. Les élémens ne sont plus déifiés. L’homme n’est plus ni dieu ni esclave. La femme, sœur et compagne, n’est plus fatalement vestale ou courtisane.

La Gaule continuera et développera ces préceptes longtemps gardés dans les chariots de voyage et enseignés autour des feux de bivouac de la race nomade celtique.


GEORGE SAND.



L’INVENTEUR, par M. Yves Guyot,
1 vol. in-8o, Armand le Chevalier, éditeur, Paris 1867.

Il paraît que nos sociétés bourgeoises sont condamnées à renfermer toujours, sans s’en douter, des martyrs dans leur sein : il y a trente ans, c’était le poète, victime désarmée de l’indifférence stupide des hommes d’affaires et des hommes d’état, pour qui l’on réclamait le pain et le temps, afin qu’il pût attendre comfortablement l’inspiration ; aujourd’hui c’est l’inventeur dont on nous décrit les luttes, les déceptions, les souffrances toujours proportionnées à ses bienfaits. — Sa destinée est-elle vraiment aussi triste qu’on la fait ? Nous ne saurions comprendre alors qu’aucun homme l’affrontât jamais, s’il était en lui de se soustraire à la tyrannie de son idée ; mais de même que nulle perspective de gloire ou de fortune n’est capable de susciter dans un homme qui ne l’a pas reçu du ciel le génie de l’invention, nul obstacle ne peut le stériliser chez celui qui en est possédé. Voilà ce qu’il importe de ne pas perdre de vue, non pas pour se tranquilliser sur le sort de l’inventeur, rester insensible à ses mécomptes, laisser subsister à son égard des injustices réparables ou des embarras qu’il ne serait pas impossible d’aplanir, mais au moins pour ne pas craindre que le génie se décourage avant que nous soyons parvenus à constituer un état de choses où l’invention ne se fera jamais attendre, où jamais elle ne sera mêlée d’illusion et de chimère, où elle sera tout d’abord accueillie sans lésinerie, assurée à son véritable auteur comme un titre perpétuel, réalisée avec le concours empressé de toutes les volontés et de toutes les forces.

A vrai dire, nous avons quelque peine à croire que l’inventeur soit si maltraité de nos jours, au moment où l’on élève dans le Champ-de-Mars au génie de l’invention le plus vaste sinon le plus beau des palais, et où des quatre coins du monde on s’apprête à venir payer un juste tribut d’admiration au moindre perfectionnement apporté dans la conservation des légumes ou dans la manière de déboucher les bouteilles. Beaucoup de gens, en lisant le livre véhément de M. Yves Guyot, seront un peu surpris de ce bruyant appel à la conscience publique sommée de mettre un terme aux iniquités de toute nature qui pèsent encore aujourd’hui sur l’inventeur. M. Yves Guyot peint la situation sous de sombres couleurs. Il montre le génie, avant même qu’il soit éclos, étouffé dans son germe par notre éducation routinière et uniforme. Lorsqu’est venue pour lui la période laborieuse des recherches et des tâtonnemens, on le voit obsédé par les avis décourageans de ses amis, par les timides inquiétudes de la femme, par les prophéties moqueuses des indifférens ou des rivaux. Est-il en possession de son idée, d’autres difficultés surgissent, l’opposition de sa routine, les objections de la fausse science, l’autorité toute-puissante des corps savans, dont la consécration est encore indispensable à toute vérité nouvelle. Celle-ci triomphe enfin : alors intervient l’état, non pour reconnaître comme il le devrait, la plus sacrée des propriétés, mais pour mettre l’inventeur à l’amende en lui délivrant à prix d’argent un brevet qui le garantit pendant quinze ans, pas un jour de plus, contre la spoliation. Cette longue et pathétique peinture est semée d’exemples très variés et très curieux : ils seraient plus instructifs, s’ils étaient mieux analysés et interprétés avec plus d’exactitude ; mais l’auteur se laisse emporter par son raisonnement, et, à force de vouloir démontrer puissamment sa thèse, il n’échappe pas au pire des défauts, la déclamation. Il se met trop souvent en colère, il ne comprime pas assez l’indignation que lui inspirent soit un état de choses qui lui déplaît, soit des manières de voir qu’il ne partage pas ; il y a telle objection très naturelle qui l’exaspère, telle erreur des plus excusables qui lui crispe les nerfs. Cette façon d’écrire est désagréable ; elle a de plus l’inconvénient de nuire à la justesse.

Dans les conclusions de l’auteur, il y a des idées assez rebattues et qui ont une apparence plausible, il en a de nouvelles et que nous avouons ne pas comprendre. Il semble toutefois que l’opinion craigne de se laisser entraîner par une analogie trompeuse, tant elle hésite à mettre cette propriété de fraîche date sur la même ligne que l’antique propriété de la terre et des choses. Quand M. Yves Guyot revendique la liberté des recherches au nom de l’inventeur et de la science, il nous étonne : qu’est-ce donc qui s’y oppose aujourd’hui ? Il n’y a plus de Sorbonne ni d’inquisition pour mettre l’esprit d’aventure en interdit ; libre à chacun de passer sa vie et de se ruiner à chercher le grand œuvre. Nous ne voyons pas du tout ce qui peut empêcher l’inventeur de chercher dans toutes les voies, à ses risques et périls, d’éviter les grandes routes et de préférer les sentiers non frayés ; nous ne voyons pas ce qui peut l’empêcher de poursuivre partout la vérité, de la proclamer lorsqu’il croit l’avoir saisie, de la démontrer, de la défendre, et, quand il aura fait des adeptes, c’est-à-dire trouvé des capitalistes, de la réaliser à son profit et au nôtre. Les inventeurs ont à combattre, nous le savons bien, l’inertie naturelle de l’esprit humain, les résistances de la tradition et de la routine, l’opposition des intérêts menacés, les partis-pris aveugles. On ne désarme pas tout cela sans combat. Que les académies aient leurs préjugés, personne ne l’ignore, et qu’elles se soient trompées plus d’une fois en traitant de chimère ou d’erreur des inventions dont les académiciens profitent comme tout le monde maintenant, il n’y a pas là de quoi se mettre en courroux. Les académies représentent la règle et la discipline dans la science, l’esprit de conservation, la résistance. La discipline est quelquefois gênante sans doute, la résistance aveugle et maladroite ; mais est-ce une raison pour demander la suppression des académies ? Leur autorité est-elle vraiment si tyrannique ? Et pour qui n’ambitionne pas leurs couronnes, ne suffit-il pas qu’il y ait à côté d’elles le grand tribunal du bon sens public, auquel chacun peut faire appel ?

Il est bizarre qu’au moment où il se déclare contre les académies, M. Guyot s’abandonne à un dithyrambe en faveur de l’association. A l’entendre, l’association est le salut du genre humain et en particulier de l’inventeur ; elle seule peut le protéger, l’aider, l’affranchir, mettre à sa portée les lumières dont il a besoin, réunir dans sa main tous les fils de la tradition, lui assurer le profit et la gloire légitimes qui lui manquent trop souvent. Il y aura de cette façon des séminaires et des collèges d’inventeurs qui répondront à point, nommé à tous les besoins de l’humanité, si même ils ne les devancent. Sans regarder l’association comme un remède à tous les maux, nous la tenons en grande estime ; mais nous ne voyons pas trop ce qu’elle peut faire ici. Nous nous étions figuré que les inventeurs étaient toujours clairsemés et jetés au hasard dans le monde. Il nous semblait que la puissance du génie inventif était avant tout dans la réflexion solitaire, qu’il avait d’ordinaire ses voies à lui, souvent fort imprévues, et qu’il se jouait volontiers de méthodes. Il nous apparaissait en un mot comme un accident individuel et comme un don fortuit. Nous ne demandons pas mieux que de nous être trompés, et nous serons fort heureux d’apprendre qu’on peut élever les inventeurs à la brochette, comme on fait des héros avec des enfans de troupe et des saints avec des enfans de chœur.

Une autre observation qu’il convient de rappeler est que l’inventeur le plus heureux ne trouve guère du premier coup et qu’il se trompe bien des fois avant de rencontrée juste. Le propre du génie n’est pas de courir les aventures, il est d’en sortir heureusement. Nous ne contestons pas qu’une seule chance heureuse compense souvent, et fort au-delà, d’innombrables méprises : mais pour un seul à qui elle échoit, combien d’autres qui l’attendent inutilement jusqu’à la fini M. Guyot a-t-il l’idée de demander que ses associations fassent les frais de toutes les tentatives ? C’est risquer beaucoup, et nous craignons que l’esprit de recherche, qui n’est pas précisément le même que l’esprit d’invention, n’épuise bien vite le capital social. Le véritable inventeur est condamné à chercher et à trouver seul, et c’est cette destinée qui fait sa gloire.

L’histoire des inventeurs nous montre du moins que les choses se sont passées ainsi dans le monde jusqu’à présent, et cette histoire souvent affligeante est justement ce qui indigne M. Guyot : peut-être n’en sera-t-il plus de même à l’avenir. Plus la science fait de progrès, plus l’industrie s’y subordonne ; l’invention industrielle se rapproche chaque jour davantage de l’expérimentation scientifique, c’est-à-dire que la méthode préside de plus en plus à ce qui est resté si longtemps le domaine d’une divination inexplicable ; en un mot, la découverte se substitue à l’invention. Ce n’est pas que la pénétration d’esprit, le génie des combinaisons, l’audace de l’imagination, qui voit de loin les résultats et crée des moyens propres à les atteindre, soient désormais inutiles, mais les recherches ne relèvent plus du caprice, les tâtonnemens mêmes se font selon certaines règle, il n’est plus permis de s’égarer que dans une latitude donnée. On comprend dès lors que des associations puissent se proposer pour but de se livrer à la poursuite de certaines vérités d’un ordre déterminé. Ces associations existent partout, et nous ne voyons pas d’inconvénient à ce qu’elles se multiplient. Ce n’est pas là toutefois une révolution qu’il fût nécessaire de réclamer à si grand bruit. Multipliera-t-elle les inventeurs et les inventions autant que M. Yves Guyot se le figure ? Nous ne savons pas en vérité si nous devons le désirer ou le craindre ; ce progrès quotidien serait notre ruine ; c’est fait de nous si nous n’avons pas le temps d’appliquer une invention et d’en tirer parti avant qu’elle soit vieillie et distancée par une autre.


P. CHALLEMEL-LACOUR.


— L’art musical vient de faire, à l’insu du public, une perte vraiment irréparable, non que ce soit aujourd’hui chose rare qu’un beau talent de pianiste : notre époque en ce genre est tellement féconde et les virtuoses se succèdent avec si peu d’interruption, qu’à peine a-t-on le temps de regretter ceux qui nous quittent, tant ils sont vite remplacés ; mais ce n’était pas une pianiste comme une autre que Mme Chabouillé Saint-Phal, récemment enlevée à ses admirateurs dans la maturité de son talent. L’agilité, l’égalité, la sûreté de l’exécution, l’excellence du mécanisme, n’étaient chez elle que des dons accessoires ; elle en possédait un de plus haut prix, plus difficile à retrouver, le sentiment traditionnel de la musique des grands maîtres. Personne à notre connaissance n’avait su conserver plus intact cette sorte de dépôt, personne ne traduisait avec un accent plus vrai, plus sobre et plus chaleureux tout ensemble, avec une fidélité plus respectueuse et plus intelligente, les œuvres d’Haydn, de Mozart et de Beethoven. C’était surtout le rhythme d’Haydn qu’elle semblait tenir de lui-même : elle avait le secret de cette franche allure, de cette vivacité limpide, de cette candeur animée qui, pour peu qu’on altère le moins du monde les mouvemens, pour peu qu’on les retarde ou qu’on les précipite, perd aussitôt tout caractère, toute distinction et tout esprit. C’était vraiment un cours pratique, une occasion d’étude, une sorte d’initiation à la connaissance des maîtres que ces matinées qui depuis quinze ou vingt ans se renouvelaient chaque hiver, et où, devant un groupe d’élus, dans un local devenu trop étroit par l’empressement de ceux qui s’y faisaient admettre, ce talent vraiment original développait les ressources de son savoir, de son goût et de ses souvenirs.

Trop musicienne pour n’être que pianiste, sans la moindre ambition de briller seule, elle s’était exclusivement vouée à l’interprétation de la musique d’ensemble, et avait contracté une sorte d’alliance avec deux autres talens dignes d’elle, MM. Allard et Chevillard, qui lui prêtaient le plus fidèle et le plus excellent concours. Assurément l’œuvre des maîtres, la musique sérieusement écrite, notamment cette musique de chambre qui parle si doucement et si profondément à l’âme, est aujourd’hui tout autrement goûtée qu’à l’époque où Mme Saint-Phal commençait à s’y consacrer ; mais ceux qui la cultivent, même les plus habiles et les plus convaincus, s’effacent-ils toujours assez ? Ne les voit-on pas sans cesse, et comme malgré eux, substituer à l’expression collective et simultanée d’une même pensée, d’un même sentiment, de perpétuels monologues ? L’art suprême Chez les artistes concertais est de lutter d’abnégation et de n’avoir à cœur que le succès commun. C’était chez Mme Saint-Phal comme un don naturel que cet oubli de sa personnalité ; le secret maintenant n’en est-il pas perdu ? Qui nous rendra de tels exemples, un si parfait enseignement ? Et ce n’est pas le seul regret que nous pourrions faire entendre, si nous voulions sortir du domaine de la musique. Que de pauvres artistes pourraient dire, eux aussi : Qui nous rendra l’active bienfaisance dont nous fûmes si souvent soulagés ? Mme Saint-Phal était en possession d’une fortune qui lui avait permis de s’occuper de l’art seulement par amour, mais personne n’avait le cœur plus ouvert et plus charitable à ceux qui ne l’exercent que par nécessité. Ce cœur était infatigable et entièrement dévoué à ses amis, comme son talent aux grands maîtres. C’était une nature généreuse et vaillance : il appartient à ceux qu’elle a charmés, à ceux qui voudraient perpétuer ses exemples, de ne pas laisser fermer la tombe où ses restes reposent, sans honorer au moins son souvenir.


L. VITET.


L. BULOZ.

  1. Au moment où nous corrigeons cette épreuve, des amis bienveillans nous font observer que nous allons contre l’usage, peut-être contre la modestie, en signant George Sand l’analyse d’un livre signé Maurice Sand. Nous n’avons pas voulu nous rendre à cette opinion. Il ne nous parait pas juste que, seul entre tous, nous n’ayons pas le droit de dire notre pensée sur un ouvrage soumis à la critique de tous. Nous accusera-t-on de partialité ? On pourrait nous en accuser aussi à l’égard de tout autre livre dont nous aurions à rendre compte. Croira-t-on que l’auteur manque de modestie parce qu’il est content d’avoir notre avis sur son travail ? Il nous semble au contraire qu’il y aurait de l’orgueil de sa part à vouloir s’en passer, et que, de la nôtre, il y aurait une fausse timidité à craindre l’accusation de népotisme littéraire. (G. S.)