Chronique de la quinzaine - 13 février 1898

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Chronique n° 1580
13 février 1898


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




13 février.

La discussion du budget des affaires étrangères, à la Chambre des députés, a été presque immédiatement suivie de déclarations importantes, faites à Londres par lord Salisbury et à Berlin par M. de Bulow. Si on rapproche les discours des ministres anglais et allemand de celui qu’a prononcé M. Hanotaux, on aura sur l’ensemble de la situation politique en Europe, en Asie et en Afrique, un si grand nombre de renseignemens qu’il est parfois difficile d’y voir très clair : trop de lumière éblouit, comme l’a dit Pascal. La lumière qu’on nous distribue est abondante, mais un peu dispersée. Elle porte successivement sur beaucoup de sujets, sans en pénétrer profondément aucun ; elle distrait les regards encore plus qu’elle ne les fixe. On a parlé de tout, en effet, à la Chambre des députés de France, au Parlement anglais, au Reichstag allemand : pas plus ici que là, on n’a rien précisé, et les questions sont restées dans les esprits un peu flottantes. Chez nous, une partie assez considérable de la discussion a été rétrospective. Ainsi M. Denys Cochin a traité, avec beaucoup plus de talent que d’opportunité immédiate, du rôle que nous avons joué en Orient entre la Grèce et la Porte. À Londres et à Berlin, les orateurs qui ont pris la parole se sont placés in medias res, négligeant le passé pour se préoccuper surtout du présent et de l’avenir. Ils ont demandé compte au gouvernement moins encore de ce qu’il avait fait, que de ce qu’il comptait faire, et le gouvernement a répondu toutes les fois qu’il a pu le faire sans compromettre des négociations en suspens. C’est en cela que les discours de lord Salisbury et de M. de Bulow sont encore plus instructifs que celui de M. Hanotaux. Pour n’en donner qu’un exemple, on chercherait en vain, dans le discours de notre ministre des Affaires étrangères, une indication quelconque sur ce qu’il pense de la candidature du prince Georges de Grèce au gouvernement de la Crète, — et nous ne lui reprochons pas sa réserve, puisqu’il a pu l’observer. Lord Salisbury, au contraire, et M. de Bulow ont donné sur ce point particulier, le plus important de tous aujourd’hui, des renseignemens qui ne laissaient rien à deviner. On sait maintenant que l’Angleterre s’est montrée, quoique sans aucun enthousiasme, favorable à la candidature du prince Georges, et que l’Allemagne a pris une attitude franchement opposante. Mais nous ? Il est à croire que, dans cette question comme dans beaucoup d’autres, nous avons suivi la Russie, car c’est elle qui a mis en avant la candidature du prince Georges. Il n’en est pas moins un peu surprenant qu’aucune question directe n’ait été posée à M. Hanotaux à ce sujet, comme si la Chambre avait redouté de mettre en discussion un problème aussi délicat. Délicat, il l’est sans doute : cependant les Parlemens étrangers n’ont pas hésité à y toucher ; ils y ont moins mis de scrupules que nous ; et les déclarations de lord Salisbury et de M. de Bulow, dans leur opposition même, ont jeté un jour très intéressant sur la politique de leurs gouvernemens respectifs.

Nous disions, il y a quinze jours, que cette candidature du prince Georges était traitée un peu comme les précédentes, à savoir qu’on n’en parlait pas assez, qu’on fournissait insuffisamment aux discussions qu’elle soulevait, enfin qu’elle risquait de dépérir d’inanition. Si elle dépérit dorénavant, ce sera d’autre chose. La vérité d’il y a huit jours n’est plus celle d’aujourd’hui. La candidature du prince Georges est sortie de la pénombre des chancelleries, pour entrer dans le grand jour de la publicité. Si elle a continué, en France, d’être passée sous silence, il n’en a pas été de même en Angleterre et en Allemagne. Les journaux de toute l’Europe en ont discouru, et il n’y a pas, en ce moment, de question internationale qui excite l’attention d’une manière plus vive. Le bruit qui s’est fait autour d’elle lui sera-t-il finalement plus utile que le silence qui avait été d’abord observé ? C’est ce que nous n’oserions dire : mais enfin on s’en est occupé, ce qui est déjà quelque chose.

Lord Salisbury lui a consacré un passage important de son discours dans la discussion de l’adresse. Il est impossible de ne pas acquiescer à ce qu’il dit de la situation de la Crète, situation qui se prolonge sans s’améliorer, et qui ne peut même que s’aggraver en se prolongeant. Déjà, le discours de la Reine avait qualifié d’excessive la longueur des négociations entamées entre les puissances, et personne ne trouvera que l’épithète soit excessive elle-même. En attendant que ces négociations aboutissent, la Crète est soumise à une espèce d’anarchie, heureusement tempérée par la présence des troupes européennes, et, ne l’oublions pas, par celle des troupes ottomanes. Lord Kimberley a demandé le retrait de ces dernières, en affirmant qu’aussi longtemps qu’elles resteraient dans l’île, la question Crétoise ne serait pas résolue. C’est bien possible ; mais il y a d’autres raisons encore qui rendent cette question pour le moment insoluble, et il ne suffirait pas du départ des troupes turques pour qu’elle cessât de l’être, comme par enchantement. Lord Salisbury a déclaré que, sans ces troupes, le maintien matériel de l’ordre serait impossible dans la plupart des villes. Il a mis le doigt plus directement encore sur la véritable difficulté, en disant que ce qui manquait à la Crète, c’était un gouvernement régulier, et qu’il fallait avant tout lui en donner un. Or, on ne comprend pas un gouvernement sans un gouverneur. Le choix du gouverneur aurait dû être la première préoccupation de l’Europe. M. Hanotaux a toujours été de cet avis, et, dans les propositions qu’il a faites à l’Europe au mois de mai dernier, il avait mis en première ligne la nomination d’un gouverneur pour la Crète. Le Livre Jaune qu’il vient de publier fait, sous ce rapport, honneur à sa perspicacité. Malheureusement, l’Angleterre n’a pas partagé sa manière de voir. Lord Salisbury a estimé, au contraire, qu’il fallait commencer par donner une organisation, une constitution à la Crète, et que le gouverneur viendrait ensuite couronner de sa personne l’édifice construit par l’Europe. On a perdu beaucoup de temps : il a servi, si l’on veut, à éliminer un certain nombre de candidatures plus ou moins parasites. Enfin, dans ces dernières semaines, les ambassadeurs des grandes puissances à Constantinople ont élaboré une espèce de charte à octroyer à la Crète. Dès lors, — la paix étant d’ailleurs signée entre la Porte et la Grèce, — aucune objection sérieuse, aucun prétexte même ne pouvait plus s’opposer au choix du gouverneur. C’est à ce moment que la Russie a prononcé le nom du prince Georges.

a produit au premier abord quelque surprise. Comment, en effet, aurait-on pu prévoir que l’aventure dans laquelle la Grèce s’était si étourdiment lancée, et qui avait si mal tourné, aurait finalement pour elle une aussi heureuse conclusion ? Certes, l’événement était inattendu. Si, toutefois, il était possible de le réaliser, ce n’était pas à la France de s’y opposer. Ce n’était pas non plus à l’Angleterre. L’Angleterre, au cours de toutes les complications orientales, n’a pas cessé, comme nous-mêmes, de manifester ses sympathies à la Grèce, et si, toujours comme nous, elle a dû se résigner à ce que ces sympathies restassent platoniques, c’est qu’elle plaçait au-dessus de tout la nécessité de maintenir le concert européen. Mais ses sentimens n’en étaient pas modifiés. À Paris et à Londres le nom du prince Georges sonnait donc agréablement aux oreilles : peut-être devait-il éveiller quelques appréhensions dans les esprits. Serait-il adopté aussi volontiers par les autres puissances ? On devait prévoir qu’une au moins d’entre elles s’y opposerait énergiquement ; nous voulons parler de la Porte ; et, en effet, des objections graves sont venues d’Yldiz Kiosk. Peut-être y avait-il moyen de les vaincre. Le Sultan, quelles que soient ses préférences ou ses répugnances personnelles, s’est toujours montré fort sensible aux conseils de l’Europe, lorsque l’Europe est vraiment unie, que tous les cabinets tiennent le même langage, qu’aucune note discordante ne perce dans le concert. Mais si cette union parfaite n’existe pas, et si même, à travers l’apparente harmonie des instrumens, on peut distinguer des tendances divergentes, la docilité du Sultan devient hypothétique, pour ne rien dire de plus. Où en sommes-nous aujourd’hui, à tous ces points de vue ? L’hostilité naturelle du Sultan contre la candidature du prince Georges s’est manifestée tout de suite : en a-t-il été de même de l’union de l’Europe ?

Le même jour, lord Salisbury et M. de Bulow parlaient à Londres et à Berlin, où ils tenaient, nous l’avons dit, un langage très différent. Il n’est pas dans la nature du premier de s’échauffer facilement, et, même lorsqu’il se montre favorable à une solution, il aime à en parler avec quelque détachement personnel. Il reconnaît, — mieux vaut tard que jamais, — la nécessité, l’urgence même de donner un gouvernement et un gouverneur à la Crète. Pourquoi pas le prince Georges ? Faute de mieux, lord Salisbury veut bien accueillir cette candidature. Il pourrait, d’après lui, y en avoir de meilleures, et le prince Georges n’est pas à ses yeux « le candidat idéal ». Vaille que vaille, il acceptera pourtant celui-là, puisque enfin il en faut un, et qu’on pourrait plus mal tomber. C’est dans cette mesure, assurément discrète, que lord Salisbury s’est rallié à la candidature hellénique. On devait s’attendre, d’après cela, à ce qu’il ne fit rien pour l’empêcher de réussir ; mais on aurait eu tort de compter de sa part sur un concours énergique et confiant.

Passons à M. de Bulow. De quelque façon qu’on tourne et qu’on retourne son discours, il est impossible de ne pas y voir une condamnation définitive de la candidature du prince Georges. Et cela ne surprendra personne. Dès l’origine, l’Allemagne s’est montrée défavorable à la Grèce dans les dernières complications de l’Orient, et cela pour beaucoup de raisons, que M. de Bulow ne résiste pas à la tentation d’énumérer encore. Dans le nombre, le regret amer, le mécontentement grondeur du créancier qui a vu diminuer sa rente tiennent une place considérable, et le secrétaire d’État aux Affaires étrangères n’a pas laissé échapper cette occasion d’exprimer une fois de plus sa très mauvaise humeur. C’est même la partie la plus sérieuse de son discours, ou plutôt du passage de ce discours qui est consacré aux affaires crétoises. Pour le reste, M. de Bulow a affecté un langage détaché, plutôt gai, spirituel sans doute, qui a provoqué à maintes reprises, de la part de son auditoire, des accès de la plus bruyante hilarité. Évidemment, M. de Bulow est un orateur d’un genre nouveau et original au Reichstag, qui, n’étant pas habitué à entendre parler des choses graves sur un ton plaisant et enjoué, s’est montré aussi charmé que surpris de ce langage alerte et vif, sans prétention apparente et sans pédantisme morose. Le dédain des questions traitées est une partie de cette éloquence. Sur ce point, comme sur quelques autres, M. de Bulow est un bon élève de M. de Bismarck. On n’a pas oublié de quel ton le vieux chancelier aimait à parler des affaires d’Orient. Elles ne valaient pas à ses yeux qu’on leur sacrifiât la solide ossature d’un soldat poméranien. Il se déclarait tout à fait insensible aux malheurs des petites nationalités balkaniques, sur lesquels l’Europe éprouvait quelquefois des accès d’émotion un peu ridicules. Et, même depuis sa retraite, interrogé un jour sur ce qu’il pensait des Crétois et de la Crète, il a répondu que saint Paul, dans une de ses Épitres, avait très sévèrement traité les premiers, et que, quant à la seconde, il s’en souciait beaucoup moins que d’une motte de son jardin. M. de Bulow doit éprouver des sentimens à peu près analogues. Il a fait rire tout le Reichstag par l’accent avec lequel il a qualifié la Crète d’ « île intéressante », et l’assemblée a manifesté, comme lui, qu’elle ne s’y intéressait pas du tout. — En soi, a-t-il dit en substance, il nous est très indifférent que tel ou tel candidat ait la satisfaction de présider, en qualité de gouverneur, aux destinées des Crétois. Que ces derniers soient chrétiens ou musulmans, que nous importe ? Les seconds, quoiqu’en minorité, ont le même droit que les premiers à obtenir des garanties pour leur existence et leurs propriétés : mais la paix de l’Europe nous tient encore plus à cœur que les musulmans, ou même que les chrétiens candiotes. Nous n’avons eu d’autre préoccupation que de maintenir la paix, à travers la complexité des affaires d’Orient, auxquelles nous avons toujours pris d’ailleurs la plus faible part possible. Lorsqu’on nous a demandé d’entrer dans le concert européen, nous y avons consenti, toujours en vue de la paix générale. Mais il n’est pas nécessaire que, dans un concert, tout le monde joue du même instrument. Le nôtre a volontairement fait le moindre bruit. Toutefois, au moment opportun, nous avons fait entendre à Constantinople un léger air de flûte, qui avait pour objet d’amener le Sultan à s’entendre avec la Grèce, et à se montrer déférent envers les représentations collectives de l’Europe. Nous avons agi sur lui par la douceur et la persuasion. S’il faut exercer aujourd’hui une action plus forte, une pression positive, nous n’en sommes plus. Si la Porte s’était mise d’accord, spontanément et à l’amiable, avec toutes les puissances, au sujet de la candidature du prince Georges, nous n’y aurions pas vu d’inconvénient. En cas de désaccord, nous nous retirerons : nous déposerons tranquillement notre instrument, et nous quitterons la salle du concert. Quant à ce qu’il adviendra de la Crète, les dieux seuls en ont le secret ; mais nous ne nous laisserons pas impliquer dans des complications pour si peu de chose. Encore une fois, notre concours pour les affaires d’Orient n’est assuré qu’à ce qui touche au maintien de la paix et à sa consolidation. Et si nous ne voyons pas volontiers des peuples se battre au fond de la Turquie, le premier souci du gouvernement n’en est pas moins, quoi qu’il puisse d’ailleurs en advenir pour la Crète, d’assurer aux Allemands, dans leurs foyers, la tranquille jouissance des bienfaits de la paix.

Un tel langage est assurément peu propre à fortifier la candidature du prince Georges auprès de la Porte ; mais il l’est à fortifier à Constantinople l’influence allemande. Si le discours de lord Salisbury était peu pressant, celui de M. de Bulow ne l’est pas du tout. Il est même le contraire. Il met le Sultan très à son aise. Mais il y a autre chose encore dans ce morceau oratoire qui, sous une forme humoristique, présente une politique très méditée et très arrêtée. À propos de la candidature du prince Georges de Grèce, l’Allemagne se montre prête à quitter le concert européen. Ce concert, objet depuis quelque temps de critiques et aussi d’éloges également vifs, serait-il donc sur son déclin ? Les critiques ont consisté principalement dans le reproche d’avoir paralysé en Orient la bonne volonté des puissances qui auraient voulu agir ; les éloges à attribuer au concert le mérite de tout le mal qui n’a pas été fait. À quelque point de vue qu’on se place, ce n’est pas un instrument d’action : tantôt il empêche le bien, et tantôt il empêche le mal, mais il empêche toujours quelque chose. Qu’il ait contribué au maintien de la paix, on ne saurait le nier sans injustice ; qu’il soit indispensable à ce maintien, c’est une vérité plus contestable. Dans les velléités de retraite qu’elle fait entrevoir, l’Allemagne ne cesse pas de parler de la paix. Croit-elle mieux l’assurer en rompant le concert européen ? Ce serait une proposition difficile à soutenir. Croit-elle la paix compromise par la candidature du prince Georges ? Cette seconde proposition, excessive à coup sûr si on la présente sous une forme absolue, est faite néanmoins pour attirer l’attention. On a tellement dit et répété, au début des affaires d’Orient, qu’il était impossible d’accorder une extension territoriale à la Grèce, soit sur le continent, soit même en Crète, sans s’exposer à faire naître dans les Balkans des incidens redoutables ; l’affirmation de tous les ministres des Affaires étrangères a été à cet égard si tranchante ; les craintes témoignées par l’Europe ont été dès lors si sincères, qu’on éprouve un peu d’étonnement en présence de ce qui se passe aujourd’hui. Ce qu’on nous a dit autrefois était-il vrai, oui ou non ? Si cela était vrai avant la guerre, est-ce que cela a cessé de l’être depuis ? Pourquoi ? Nous avouons ne pas le comprendre très bien. Si on voulait finir par donner la Crète à la Grèce, il aurait mieux valu commencer par là. On aurait évité une guerre certaine, puisqu’elle a eu lieu, tandis que l’autre, qu’on prétend avoir évitée, reste hypothétique, et le deviendrait encore davantage si on réalisait aujourd’hui sans danger la solution devant laquelle, il y a quelques mois, tout le monde a reculé avec épouvante. Nous savons bien qu’il ne s’agit pas de donner dès maintenant la Crète à la Grèce ; mais personne ne se tromperait sur l’avenir réservé à la grande île, le jour où on lui enverrait pour gouverneur un fils du roi Georges. On aurait beau répéter que ce gouverneur représenterait le Sultan et non pas le roi, personne ne se méprendrait sur le caractère provisoire et transitoire de cette combinaison. En tout cas, la Grèce l’aurait acceptée avec reconnaissance avant la guerre ; elle s’en serait contentée. Comment expliquer qu’on ait dû la lui refuser alors, si on la lui accorde à présent ?

L’état des Balkans est-il donc fait pour inspirer plus de sécurité qu’à cette époque ? Non, certes : nous serions tentés de dire plutôt le contraire, tout en recommandant à nos lecteurs de ne pas exagérer notre pensée. La Serbie s’est dérobée à l’influence russe pour retomber sous l’influence autrichienne. C’est là un fait qui s’est renouvelé trop souvent pour qu’on le regarde en lui-même comme inquiétant. La Bulgarie et la Serbie ont obéi l’une et l’autre à des oscillations si nombreuses, tantôt dans un sens et tantôt dans l’autre, qu’il ne faut ni s’étonner, ni s’effrayer de voir l’une d’elles se livrer une fois encore à un de ces mouvemens alternatifs. Mais enfin elles acceptaient toutes les deux, il y a peu de temps, les directions de Saint-Pétersbourg, et cette entente est rompue. Ce n’est même pas assez de parler de la Bulgarie et de la Serbie : le Monténégro était entré dans ce qu’on a appelé la Ligue balkanique, ligue qui a contribué, elle aussi, au maintien de la paix. On a vu ces petits souverains, princes ou rois, se faire mutuellement des visites dont quelques-unes au moins auraient paru impossibles quelque temps auparavant. Et cet état de choses avait peut-être été le chef-d’œuvre politique du prince Lobanof, le ministre habile, à la main prudente et adroite, que la Russie a perdu. Naguère encore, l’empereur François-Joseph, dans la visite qu’il a faite ou qu’il a rendue à l’empereur Nicolas, a échangé, dit-on, avec lui des assurances en ce qui concerne les Balkans. Ces assurances ont-elles été tout à fait respectées ? Il faudrait, pour le dire, savoir exactement en quoi elles ont consisté, et nous l’ignorons ; mais tout donne à supposer qu’elles avaient pour objet essentiel le maintien du statu quo. Il est peu croyable que la Russie ait renoncé bénévolement au bénéfice d’une situation aussi précieuse pour elle. Pourtant une petite révolution de palais s’est produite à Belgrade, par l’intervention du roi Milan, qui arrivait de Vienne, et qui, fût-il arrivé d’ailleurs, n’en aurait pas moins évidemment obéi, comme il l’a fait toujours, aux suggestions autrichiennes. Le roi Milan a pris aussitôt une attitude militaire ; il s’est fait nommer par son fils généralissime de l’armée serbe ; après quoi, il est revenu à Vienne, et il a été reçu en uniforme de général par l’empereur François-Joseph, qui s’est prêté à cette manifestation au moins inutile. On se moquerait de nous, si nous disions que le roi Milan, à la tête d’une armée, est un danger pour l’Europe ; il a prouvé déjà qu’il n’en était un que pour son pays. Mais les manœuvres multiples, tant politiques que militaires, auxquelles il vient de se livrer, dénotent des intentions dignes d’être observées.

Le roi Milan, après avoir renversé du pouvoir le parti radical dont on connaît les tendances russophiles, veut l’en écarter pour longtemps grâce à des élections nouvelles, où il exercera sur le corps électoral une pression formidable. Il le faudra, d’ailleurs, car la majorité du pays est incontestablement radicale. Les prétextes ne manqueront pas pour provoquer quelque mécontentement dans l’opinion. Ce mécontentement existe déjà, il suffira de le développer. La Serbie croit avoir à se plaindre des résultats de la dernière guerre. On a fait appel à sa sagesse, comme à celle des autres États balkaniques, pour éviter les conflits qui auraient pu amener des complications générales. On a dit très haut que, la guerre une fois terminée, chacun serait traité suivant sa conduite, et que la Grèce, fût-elle victorieuse, ne retirerait aucun profit de son agression contre la Turquie. Le prince de Bulgarie avait pris, de son côté, des engagemens envers le roi de Serbie, engagement qu’il n’a peut-être pas tenus d’une manière tout à fait stricte, à la suite et par le fait même des rapports qu’il a eus avec le Sultan. Quoi qu’il en soit, le prince Ferdinand a obtenu trois bérats pour les évêques bulgares en Macédoine, et on connaît, dans ces pays où la religion se confond intimement avec la nationalité, l’importance politique d’une concession de ce genre. Est-ce assez ? Non ; il est question maintenant de nommer le prince Georges gouverneur de la Crète. La Grèce serait donc récompensée de ses défaites ; la Bulgarie aurait obtenu une satisfaction précieuse ; et la Serbie n’aurait rien du tout ! On comprend qu’il y ait de la mauvaise humeur à Belgrade. Tout, depuis quelque temps, a servi de prétexte à ce sentiment, même d’assez menus faits, qui sont passés inaperçus et ignorés du grand public, tels que l’incident de Kilendar, mais qui n’en ont pas moins laissé des traces. Kilendar est un monastère situé près du mont Athos et qui, d’après l’histoire ou la légende, a été construit du temps des rois serbes. Aussi lorsque le roi Alexandre, en 1895, est allé voir le Sultan à Constantinople, il n’a pas manqué de passer par Kilendar et de visiter pieusement le monastère. Sa visite avait produit un grand effet en Serbie. Le bruit a couru récemment que le prince Ferdinand avait l’intention d’aller à son tour visiter le monastère de Kilendar : on avait peut-être trouvé, dans l’histoire ou dans la légende, de quoi justifier aussi ses prétentions éventuelles sur ce sanctuaire intéressant. Le roi de Serbie s’est ému de ce projet, et il a fait savoir au prince Ferdinand qu’il regarderait une visite faite par lui à Kilendar comme une offense personnelle. Le prince Ferdinand est trop habile pour commettre une démarche compromettante. Il a répondu à Belgrade qu’il n’avait pas eu l’intention qu’on lui prêtait : mais, en même temps, il a pris du côté de la frontière bulgaro-serbe quelques mesures militaires, qui en ont aussitôt provoqué d’analogues en Serbie. Tout cela s’est passé discrètement, et n’aura sans doute aucune conséquence ; ce sont des avertissemens qui sont compris seulement de ceux qui se les adressent ; il n’en résulte pas moins une situation tendue entre Belgrade et Sofia, et le concert balkanique a été rompu avant le concert européen.

Les conséquences de ce nouvel état de choses ne sont pas sans importance. En temps de paix, et quelque solide que la paix puisse paraître, il faut toujours penser à la guerre, car elle reste toujours possible. M. Albert Decrais, ancien ambassadeur de la République à Vienne, a prononcé sur le budget des affaires étrangères un discours très documenté, dans lequel il a touché rapidement, trop rapidement parfois, à un grand nombre de questions. Il n’a pas manqué d’appeler l’attention de la Chambre sur les dangers qui résulteront, un jour peut-être prochain, des événemens qui ont eu lieu naguère en Autriche, soit à Vienne, soit à Prague, et qui sont malheureusement le début d’une évolution presque fatale. Le parti allemand, après avoir été tout-puissant autrefois, aspire à le redevenir avec l’aide des Hongrois ; il n’a jamais montré plus d’activité impatiente qu’aujourd’hui, et il n’influe pas moins sur la politique étrangère que sur la politique intérieure de la monarchie ; il se préoccupe passionnément des questions balkaniques, et de toutes les éventualités qui pourraient en sortir, afin d’y faire face et, à l’occasion, d’en profiter. Cette poussée politique échappe peut-être à la surveillance directe de l’empereur. François-Joseph a été certainement sincère dans les promesses qu’il a pu faire à l’empereur Nicolas ; mais ses mains fatiguées par l’âge, son esprit découragé par le malheur, ne sont plus les seuls à diriger les affaires de l’Empire. Beaucoup de choses se font en dehors de lui. On comprend l’intérêt qu’il y avait, en prévision d’un certain avenir, à ramener par tous les moyens la Serbie dans le giron austro-hongrois. La Serbie, en effet, lorsqu’elle est d’accord avec les principautés balkaniques, immobilise le corps d’occupation autrichien en Herzégovine et en Bosnie, et de plus les deux corps d’armée qui ont leur centre militaire à Agram et à Temesvar. Ces forces redeviennent disponibles dès que la Serbie rentre docilement sous l’hégémonie du cabinet de Vienne, et c’est là, pour parler franchement, tout l’intérêt de l’opération. L’Autriche-Hongrie recouvre la disposition d’une partie de ses forces ; par contre-coup, ses alliés voient diminuer d’autant leurs propres charges ou leurs préoccupations ; la Russie, au contraire, voit les siennes augmenter. En cas de guerre, la situation actuelle de la Bulgarie serait moins rassurante qu’elle ne l’était il y a quelques mois, entourée qu’elle est au nord de la Roumanie, à l’ouest de la Serbie, à l’est et au sud de l’Empire ottoman, toutes puissances plus ou moins solidement inféodées à la Triple Alliance. On voit se dessiner, comme sur un immense tableau, la ligne de démarcation des divers groupemens politiques et militaires de l’Europe, avec leurs annexes et dépendances, si, ce qu’à Dieu ne plaise, un conflit venait, sur un point quelconque, à éclater entre eux.

On doit tout faire pour éviter, non pas seulement ce conflit, que rien ne fait craindre actuellement, mais tout ce qui, de près ou de loin, pourrait y conduire. La candidature du prince Georges de Grèce, malgré toute la sympathie qu’elle devait rencontrer en France, était peut-être, pour tous les motifs que nous venons de donner, médiocrement opportune à l’instant précis où elle s’est produite. Loin de nous la pensée d’interdire à la Grèce de conserver des vues et des espérances sur la Crète ! Nous avons toujours dit que c’est du côté de la mer qu’étaient ses véritables destinées. Un jour ou l’autre, à moins de très grandes maladresses de sa part, la Crète lui appartiendra. Pour le moment, cette solution aurait le double défaut d’être mal justifiée par les événemens antérieurs, et de se présenter au milieu des circonstances dont nous venons d’indiquer les périls : encore ne l’avons-nous fait que d’une manière incomplète. Il faut rendre à la Russie la justice qu’elle l’a compris. Elle a mis l’intérêt général très au-dessus de son amourpropre. Au moment où la polémique était la plus vive sur la candidature du prince de Grèce, et où lord Salisbury faisait entendre son discours tiède, pendant que M. de Bulow prononçait le sien, à la fois glacé et glacial, le Messager du gouvernement publiait à Saint-Pétersbourg une note évidemment officieuse, d’où il semble bien résulter que la candidature hellénique est dès maintenant retirée. « La Russie, dit cette note, a exprimé franchement au Sultan et aux grandes puissances son opinion sur l’état actuel de la question crétoise ; mais elle ne persistera pas du tout à demander que l’on accepte la solution proposée par elle, si quelque autre puissance européenne parvient à trouver un autre moyen par lequel on puisse mettre un terme aux difficultés présentes, et qui, tout en répondant à la fois aux désirs du Sultan, et à ceux des puissances et des Crétois, fournisse une base pour résoudre dans l’avenir la question crétoise. » La note officieuse ajoute que la Russie ne fera pas de proposition nouvelle ; elle laisse maintenant cette initiative à d’autres ; elle se borne, ce qui est son droit, à décliner toute responsabilité dans de nouveaux retards. De plus, elle ne tolérera pas qu’un gouverneur soit imposé par la force ; mais qui songe à le faire ? Enfin, elle ne permettra pas qu’on augmente l’effectif des troupes turques dans l’île ; mais qui aurait la faiblesse de le permettre ? Sur tous ces points, les puissances sont d’accord, sans qu’aucune mésintelligence soit possible entre elles et la Russie. On comprend d’ailleurs très bien que celle-ci, après avoir mis en avant une candidature qui n’a pas réussi, laisse à ceux qui l’ont repoussée le soin d’en imaginer une autre. Nous nous sommes trouvés précisément dans le même cas. Le gouvernement de la République n’avait sans doute pas pris aussi directement sous son patronage la candidature de M. Numa Droz, que le gouvernement russe a pris sous le sien celle du prince Georges ; mais enfin il l’avait suggérée, et c’est une initiative dont il n’a pas à rougir. L’insuccès de tant d’autres pourrait servir d’excuse, sinon même de justification à la sienne. M. Hanotaux a jugé avec raison qu’il avait suffisamment fourni sa participation à une œuvre aussi difficile, et que le tour des autres était venu ; il est naturel que le gouvernement russe éprouve aujourd’hui le même sentiment.

En somme, sur quatre candidatures connues jusqu’à ce jour, deux seulement, la première et la dernière, ont eu des parrains avoués : les autres sont venues on ne sait d’où, et ont disparu de même. Celles de M. Droz et du prince Georges ont rencontré également l’opposition du gouvernement allemand : ce serait donc à celui-ci que le soin reviendrait de faire aujourd’hui des suggestions. Pourquoi n’en fait-il pas ? Il ne suffit pas d’écarter celles des autres : ce rôle purement négatif ne convient pas à un aussi grand pays. Il est vrai que ce pays, ou du moins son gouvernement, affecte, nous l’avons vu, une merveilleuse indifférence pour les affaires d’Orient. Mais ce sentiment est-il bien sincère ? Il s’accorde mal avec le perpétuel veto mis aux propositions d’autrui, veto qui a été énoncé avec si peu de ménagemens dans le discours de M. de Bulow. Nous voudrions bien connaître le candidat de la chancellerie allemande. D’abord, il serait d’avance accepté par la Porte, ce qui serait déjà un grand point : on n’aurait plus à compter avec les objections du Sultan, et il n’aurait garde d’en faire. Et qui sait si les autres puissances ne s’empresseraient pas aussi de donner leur adhésion ? Qui sait si l’Angleterre ne découvrirait pas enfin dans le pupille de l’Allemagne ce « candidat idéal » que lord Salisbury ne reconnaissait pas encore dans le prince Georges ? À moins pourtant que lord Salisbury lui-même ne tienne en réserve le candidat-phénix au profit duquel il a fait à l’égard de tous les autres une moue si dédaigneuse ! À défaut de l’Allemagne, on serait bien aise d’entendre l’Angleterre prononcer un nom quelconque. La France et la Russie ont été mises hors du concours, et s’y tiennent elles-mêmes volontiers. Voyons maintenant l’Allemagne ; voyons l’Angleterre. Le moment de parler est venu. On ne peut pas laisser la Crète se morfondre plus longtemps dans l’attente, sans rien faire pour l’en tirer ; sinon, il faudra répéter sur elle le mot mélancolique : Quidquid delirant reges plectuntur Achivi.

Francis Charmes.


Le Directeur-gérant,
F. Brunetière.