Chronique de la quinzaine - 14 janvier 1903

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Chronique n° 1698
14 janvier 1903


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 janvier.


On a beaucoup disserté dans la presse sur les élections sénatoriales du 4 janvier : ce qu’on peut en dire de plus exact, c’est qu’elles n’ont rien changé à la situation. Le Sénat restera le lendemain ce qu’il était la veille, et si la politique ministérielle s’est renforcée de quelques adhérens nouveaux, le nombre en est négligeable, la majorité du Sénat ne tenant pas à une demi-douzaine de voix. Les journaux du « bloc » affectent de chanter victoire à tue-tête ; mais où est leur victoire ? Ils aiment mieux la proclamer que la démontrer. Quant à nous, nous ne l’apercevons pas. On doit même être surpris que le parti radical-socialiste, qui est aujourd’hui au pouvoir depuis plus de quatre ans, et qui, certes, use sans scrupule de tous les moyens d’action qu’il y trouve, n’ait pas fait plus de progrès dans le corps électoral du Sénat. Ce corps est, en effet, particulièrement sensible aux influences administratives. Il se compose des délégués des Conseils municipaux, c’est-à-dire, neuf fois sur dix, des maires et des adjoints. La loi de 1884 a cru affranchir les maires en décidant qu’au lieu d’être nommés par le gouvernement, ils seraient élus par les Conseils municipaux ; mais la réforme n’a pas produit, au point de vue de la décentralisation communale, tous les résultats qu’on en attendait. Les maires ont besoin des sous-préfets, et dès lors, ils dépendent d’eux. Le lien qui rattache les communes à l’administration préfectorale est resté très étroit. On pouvait donc croire que le corps électoral du Sénat subirait, dans une beaucoup plus large mesure qu’il ne l’a fait, l’impulsion gouvernementale. Il l’a subie, en effet, mais très faiblement.

La vie politique a été suspendue pendant six semaines pour donner à ces élections insignifiantes le temps de se faire : arrêt inévitable, mais regrettable dans la situation où nous sommes. A la vérité, on ne voit pas bien ce que la Chambre aurait pu faire d’utile si elle avait siégé pendant tout le mois dernier : le budget n’était pas prêt à être discuté, et c’est à peine s’il le sera huit jours après la rentrée. On attend encore le rapport général de M. Berteaux. Il est fait sans doute, puisque les journaux le commentent, mais la Chambre ne le connaît pas encore. Nous souhaitons vivement que la discussion du budget ne soit pas retardée davantage, car tous les jours perdus portent atteinte à son futur équilibre. En effet, quoiqu’on ne cesse pas de répéter qu’il n’y a pas d’impôts nouveaux, il y en a puisqu’il y a des recettes nouvelles prévues dans le futur budget, et qu’elles ne viennent pas du simple accroissement de la richesse publique. En conséquence, chaque douzième provisoire diminue d’un douzième les augmentations de recettes sur lesquelles on avait cru pouvoir compter. Or, il. a déjà deux douzièmes votés, pour les mois de janvier et de février, et tout fait craindre qu’on ne s’en tienne pas là. Ce serait merveille si le budget était voté le 28 février ! Cependant la chose n’est pas impossible, pour peu que le « bloc » consente à opérer comme nous l’avons vu faire quelquefois, c’est-à-dire sans regarder autour de lui et sans parler. La majorité ministérielle est si bien disciplinée que, sachant d’avance comment elle doit voter, elle ne prend plus la peine de discuter. Le mot d’ordre préalablement donné rend tout débat inutile. C’est la nouvelle façon de comprendre le gouvernement parlementaire : elle est sans doute fort mauvaise en général, mais elle peut avoir quelques avantages en ce qui concerne le budget, au moins dans les circonstances présentes, la tendance de la Chambre étant d’augmenter les dépenses au moyen d’amendemens dispendieux, et de diminuer les recettes, ou de les rendre aléatoires au moyen de prétendues réformes. Escamoter la discussion est donc aujourd’hui un moindre mal, et si la majorité s’y prête, ce n’est pas nous qui nous en plaindrons : elle se rendra justice à elle-même.

On aurait tort, toutefois, de trop compter sur le budget pour la fin de février : il faudrait pour cela une rapidité de mouvemens dont le « bloc » lui-même n’est pas susceptible. Il le sera peut-être lorsqu’il s’agira des congrégations religieuses. L’œuvre à accomplir étant plus simple, se présentera à l’esprit de l’assemblée dans des conditions plus rudimentaires. A la façon dont le gouvernement a engagé l’affaire, la question posée se réduit à savoir si on autorisera un tout petit nombre de congrégations, ou si on les dissoudra toutes. Il est probable que cette question sera traitée sans délai, car plusieurs interpellations ont été déposées à ce sujet, et le gouvernement paraît désireux d’y répondre tout de suite. Il hésite un peu, il tâtonne en ce qui concerne les demandes que les congrégations déjà autorisées ont faites au profit de leurs succursales ; il a besoin d’une règle pour savoir comment il doit procéder à l’égard du Conseil d’État, qui est juge de ces demandes. Enfin, la Chambre elle-même a nommé une commission chargée d’examiner les demandes d’autorisation qui lui ont été adressées, et cette commission ne serait probablement pas fâchée de connaître, elle aussi, d’une manière précise les tendances de la majorité. Aussi ne serions-nous pas surpris qu’un débat sur les congrégations eût lieu immédiatement, et que la Chambre y consacrât un des jours dont elle n’a rien à faire en attendant le budget. L’esprit sectaire qui souffle sur nos assemblées, aussi bien que sur le gouvernement lui-même, préjuge la conclusion d’un pareil débat. On a allumé des passions dont on n’est plus maître aujourd’hui. Gouvernement et parlement iront jusqu’au bout, comme M. Léon Bourgeois le leur a prédit naguère, ou plutôt le leur a enjoint. Nous n’avons aucun doute sur les votes qui seront émis par les deux Chambres, non plus que sur les décisions qui seront prises par le Conseil d’État. Quant à l’effet que produira sur le pays l’exécution de toutes ces mesures, c’est l’histoire de demain : nous ne l’écrirons pas d’avance.

Quoi qu’il en soit, la session parlementaire s’ouvre dans les conditions les plus inquiétantes. Elle sera vraiment la première de la Chambre actuelle, car celle de l’année dernière ne compte pour ainsi dire pas : la Chambre a approuvé docilement tout ce que faisait le ministère, sans rien faire elle-même. Elle avait sans doute besoin de se reconnaître et de se constituer. Ce travail préalable étant terminé, elle va enfin montrer ce dont elle est capable. Quand on songe à la prodigieuse stérilité de sa devancière, on est bien sûr qu’elle ne fera pas moins : mais fera-t-elle plus, et alors que fera-t-elle ? Nous aurons dans peu de jours des indications à ce sujet.


L’incident le plus considérable depuis quelques semaines est à coup sûr la défaite du sultan du Maroc par des troupes insurgées. L’Europe en a éprouvé, au premier moment, une inquiétude très vive, qui commence à se calmer un peu, mais qui pourrait bien se ranimer et prendre un caractère plus grave, si la marche des événemens, suspendue pendant plusieurs jours, se précipitait tout d’un coup. Une leçon ressort cependant de ce qui vient de se passer, à savoir qu’il ne faut pas se presser de prendre trop au tragique des faits que nous connaissons généralement assez mal, et dont l’évolution, beaucoup plus lente que nous ne sommes tout d’abord portés à le croire, obéit à des lois particulières, assez obscures à nos yeux. Nous devons observer longtemps avant d’agir, à supposer que nous ayons à agir à une heure quelconque, ce qui est douteux, et n’est nullement désirable.

Lorsqu’on a appris que les troupes du sultan Abd-el-Aziz avaient été battues par celles d’un prophète nommé Bou-Hamara, la première impression qu’on a eue en Europe a été que le sultan était perdu. Son empire est si peu homogène, et, comme on dit, si chaotique, qu’au moindre ébranlement il semblait devoir s’effondrer. Ce défaut d’organisation est peut-être ce qui l’a sauvé. Un empire fortement centralisé, s’il est frappé au centre, s’écroule : il n’en est pas de même d’un empire composé de pièces et de morceaux indépendans les uns des autres. L’insurrection, même un moment victorieuse, ne trouve pas tout de suite plus de ressources pour l’attaque que le gouvernement régulier n’en trouve pour la défense, et une assez longue immobilité succède au premier choc. C’est le point où nous en sommes. Le prophète seul, s’il y en a un de vrai, pourrait dire ce qui arrivera demain. Peut-être n’arrivera-t-il rien de décisif, et la situation restera-t-elle, pendant un certain temps encore, incertaine. Ce sera un grand inconvénient pour le Maroc mais, pour l’Europe, le danger réel ne commencera que le jour où elle voudrait intervenir : espérons que ce jour ne se lèvera pas.

Les causes du mouvement sont aujourd’hui assez bien connues. Elles ne tiennent pas, comme on l’a dit : des contestations qui se seraient produites sur la légitimité du pouvoir actuel, car on ne connaît guère, dans le monde arabe, que les gouvernemens de fait. Le fait lui-même, c’est-à-dire la force, est le véritable signe de la légitimité. Abd-el-Aziz est arrivé au trône comme beaucoup d’autres l’avaient fait avant lui et le feront après. Son malheur est que, très jeune et encore dénué, non pas d’intelligence ni de volonté, mais d’expérience, il n’a pas tardé à se rendre impopulaire par des défauts qui n’en étaient que pour lui, c’est-à-dire pour un homme dans sa situation, et où nous serions plutôt tentés, avec nos idées européennes, de voir des qualités. On a remarqué que sa mère était Circassienne, et qu’il n’avait pas un atavisme tout à fait pur ; mais d’autres que lui se sont trouvés dans le même cas et n’en ont pas éprouvé les mêmes inconvéniens. Il a naturellement l’esprit ouvert, curieux, actif, et, au lieu de rester étroitement et aveuglément enfermé dans les vieilles traditions chérifiennes, il s’est épris de notre civilisation, non pas sans doute par ses côtés les plus sérieux, mais par ceux qui pouvaient le mieux l’intéresser, ou peut-être seulement l’amuser. Son intelligence, quelque vive qu’elle soit, est restée à beaucoup d’égards celle d’un adolescent. Tous nos jeux, tous nos sports lui sont devenus familiers, avec les mouvemens brusques et désordonnés qu’ils comportent, et qui conviennent si mal à la lenteur et à la gravité orientales. On a vu avec scandale le descendant du prophète jouer au tennis. On l’a vu monter en automobile, et faire pour cela des routes dont il aimait ensuite à soulever la poussière. La photographie l’a passionné : il s’y est même exercé sur les femmes de son sérail. Et quand on lui a montré un cinématographe, son étonnement et son admiration n’ont plus eu de bornes. Nous concevons sans peine l’état d’âme du sultan, mais c’est parce que nous avons nous-mêmes des âmes européennes. L’impression n’a pas été la même sur ses sujets. Les Ulémas en particulier, gardiens inexorables de l’antique orthodoxie, ont été d’abord choqués, puis alarmés et indignés. Ils ont tremblé pour l’Empire ; et comme ils représentent, en somme, l’opinion publique dans un pays profondément imbu du fanatisme religieux, leur mécontentement n’a pas tardé à devenir un péril redoutable pour le jeune souverain. Une insurrection a éclaté. On n’y a pas d’abord attaché beaucoup d’importance, parce que l’insurrection est pour ainsi dire endémique au Maroc. La vie du sultan ressemble un peu à celle de nos vieux rois francs, obligés sans cesse de guerroyer, tantôt sur un point, tantôt sur un autre de leur royaume. La fortune des armes ne lui est pas toujours favorable, sans qu’on s’en émeuve beaucoup. Mais, cette fois, la défaite qu’il a subie a dépassé les proportions ordinaires. Ses troupes se sont, paraît-il, complètement débandées. Il a dû lui-même se replier sur Fez à la hâte, et on a cru au premier moment que l’insurrection l’y suivait victorieuse et menaçante, balayant tout devant elle.

L’alerte a été donnée à l’Europe par le correspondant du Times, M. Harris, qui a joué un rôle prépondérant dans toute cette aventure. C’est lui, en effet, qui a été le principal initiateur du sultan à nos arts et à nos industries. Il s’était complètement emparé de l’esprit d’Abd-el-Aziz ; il l’inspirait, il le guidait ; par lui l’influence britannique s’exerçait avec une puissance presque absolue sur un jeune homme qui ne savait pas s’en défendre. M. Harris était un très grand personnage, et il savait faire bénéficier son pays de sa faveur personnelle. Malheureusement, il a dépassé la mesure ; il a tendu la corde jusqu’à ce qu’elle se rompît. Alors, pris de peur, il a télégraphié à son journal que, dans quelques heures, Fez serait au pouvoir des insurgés, et il s’est enfui le premier de tous sans regarder derrière lui jusqu’à ce qu’il fût arrivé à Tanger. Ses prédictions alarmistes ne s’étaient pas réalisées. Bou-Hamara, tout vainqueur qu’il était, n’avait pas pu entrer à Fez. Le sultan y était et y réorganisait ses forces. L’état de sa fortune ne semblait déjà plus aussi désespéré. Enfin tout était remis en question, et la diplomatie européenne avait, elle aussi, le temps de respirer.

Qu’est-ce que Bou-Hamara ? Nul ne le sait au juste, et bien des gens se demandent s’il n’est pas un mythe. On lui a appliqué quelques-unes des légendes qui courent dans le monde arabe et servent d’une manière assez banale à la plupart des prophètes. Son nom, qui signifie, paraît-il, « l’homme à l’ânesse, » ne le distingue pas de beaucoup d’autres de ses devanciers, dans l’histoire desquels cette humble monture a joué un rôle plus ou moins considérable. Si nous ne craignions pas d’employer une expression par trop européenne, nous dirions de Bou-Hamara qu’il est au Maroc le syndic des mécontens, emploi si facile à remplir qu’il n’est pas, pour cela, tout à fait indispensable d’exister. Qu’il existe ou non, Bou-Hamara est le drapeau de l’insurrection. A défaut de lui, tout autre pourrait servir au même objet : nous n’avons par conséquent aucun préjugé qui lui soit favorable ou défavorable. S’ il finit par l’emporter, les puissances étrangères s’entendront peut-être avec lui aussi bien qu’avec le sultan actuel. Si, au contraire, Abd-el-Aziz se maintient sur le trône, la leçon lui aura probablement servi et il sera un autre homme qu’auparavant. M. Harris n’aura plus ses grandes entrées auprès de lui comme autrefois ; il le trouvera tout changé. L’influence britannique s’en ressentira-t-elle ? Qui sait ? L’Angleterre a de multiples moyens d’action ; elle se sert de tout et tout lui sert. Quoi qu’il en soit, la première phase de la vie d’Abd-el-Aziz sera terminée. Il aura compris que l’art de photographier ne sert pas de grand’chose à celui de gouverner, que ses sujets sont profondément réfractaires aux innovations européennes, et que, pour conserver son empire, il doit l’y tenir soigneusement fermé. On a voulu faire entrer trop vite et très maladroitement le Maroc dans la voie du progrès ; on n’aura réussi qu’à le rejeter dans l’immobilité du passé.

Tout cela n’a pas une importance capitale pour les nations européennes, et en particulier pour la France, si elles ont la sagesse de comprendre qu’elles n’ont rien à faire dans les révolutions marocaines. Nous devons y assister en spectateurs attentifs, mais désintéressés de leur résultat, sans nous attacher particulièrement à une dynastie ou à un prince. Que la volonté d’Allah maintienne Abd-el-Aziz sur le trône chérifien, ou qu’elle y place un autre souverain, nous aurions grand tort de nous mêler à cette question de personne : ce serait la compliquer à plaisir. Après une période d’anarchie plus ou moins longue, un gouvernement quelconque finira par prévaloir. Il n’est même pas impossible qu’il y en ait plusieurs, c’est-à-dire que le pouvoir et le territoire se démembrent, comme cela s’est déjà vu dans l’histoire du pays. Que nous importe, pourvu que la vie et les intérêts de nos nationaux soient respectés, et que les traités soient observés ? Or, nous avons des moyens de faire respecter la vie et les intérêts de nos nationaux, et d’assurer l’observation des traités, et ces moyens seront tout aussi efficaces demain qu’ils l’étaient hier.

Nos motifs d’inquiétude sont moins dans la situation du Maroc, quelque troublée qu’elle soit d’ailleurs, que dans l’incertitude de l’opinion au sujet de ce pays, contigu à notre empire algérien. Il n’est question dans les journaux que de savoir comment on pourra partager le Maroc, s’il tombe définitivement en décomposition. Heureusement, nous n’en sommes pas encore là, et nous n’y serons sans doute pas de longtemps. En tout cas, s’il y a une puissance qui soit plus intéressée que toute autre au maintien du statu quo marocain, incontestablement c’est nous. Le voisinage d’un État aux trois quarts barbare peut avoir des inconvéniens au point de vue de la civilisation qui y reste en souffrance ; au point de vue de notre sécurité politique, il n’en a pas. On a fait beaucoup trop de bruit autour de quelques incidens de frontière, qui n’ont d’autre gravité que celle que nous voulons bien leur donner : ils ont existé de tout temps, et nous en sommes toujours venus à bout sans grande peine. Notre influence et notre domination même n’ont pas cessé de s’étendre et de s’affermir. Sans doute la situation changerait si nous étions menacés au Maroc, comme nous l’avons été il y a quelque vingt ans en Tunisie, par l’introduction à côté de nous d’une autre puissance européenne : mais c’est un danger que les yeux les plus perspicaces n’aperçoivent pas, même à un horizon lointain. Les autres puissances cherchent seulement à développer au Maroc leurs intérêts commerciaux, comme nous le faisons aussi, et comme nous avons tous le même droit de le faire. Cette situation est la meilleure que nous puissions souhaiter. Le jour où nous aurions sur notre frontière occidentale algérienne développée le voisinage immédiat d’une autre puissance européenne, quelle que soit d’ailleurs cette puissance et quelque fond que nous puissions faire sur son amitié, nous aurions plus perdu que] gagné. Il faudrait d’ailleurs commencer par une période de conquête, qui serait longue et difficile pour tous, mais qui le serait d’une manière inégale pour les uns et pour les autres, et on voit immédiatement à quelle délicate épreuve nous serions dès lors exposés. C’est là une éventualité à laquelle un homme de bon sens ne peut pas songer sans anxiété.

Il faudrait pourtant l’envisager si l’imprudence d’autrui nous en imposait l’obligation ; mais tout le monde en Europe semble sincère dans la résolution d’écarter des complications dont chacun sent le danger. L’opinion dont nous avons parlé plus haut juge les choses d’une manière superficielle ; il n’en est pas de même des gouvernemens, qui sont plus sages, parce qu’ils sont mieux informés et avertis. S’ils surveillent le Maroc, ils se surveillent aussi entre eux, et on peut être sûr que l’initiative de l’un serait immédiatement suivie de celle des autres. Cela suffit pour les maintenir dans une réserve qui est pour tous la meilleure des politiques.


Avons-nous une question des détroits ? Cela aurait suffi, il y a un demi-siècle, pour ressusciter la question d’Orient tout entière ; mais aujourd’hui, tant de choses ont changé dans le monde, que les détroits des Dardanelles n’ont plus le don de passionner les esprits, du moins au même degré. Il ne faudrait pourtant pas trop s’y fier. Le gouvernement anglais a adressé une protestation à la Porte, parce que la Russie a été autorisée à faire passer à travers les détroits quatre contre-torpilleurs se rendant de la mer Egée dans la Mer-Noire. Il a soutenu qu’il y avait là une violation flagrante des traités. La neutralisation des détroits est un vieux principe du droit public européen, qui a été consacré par maint traité, et qui repose encore sur des intérêts sérieux. Il faut pourtant y introduire quelques distinctions.

C’est au mois de septembre dernier que la Russie a obtenu l’autorisation dont il s’agit, et qu’elle en a usé pour deux de ses contre-torpilleurs. Comment se fait-il que le gouvernement britannique ait mis aussi longtemps pour énoncer sa plainte ? Il semble qu’il ait été pris d’une émotion toute rétrospective, ce qui n’est pas dans ses habitudes : il n’attend pas d’ordinaire trois mois et plus pour protester, quand il considère un de ses intérêts comme compromis. Le Parlement est en vacances ; il n’a donc pas pu s’expliquer sur l’utilité de l’intervention du gouvernement à Constantinople ; mais il aurait pu le faire, depuis le mois de septembre, sur le fait même qui a donné prétexte à cette intervention, c’est-à-dire sur le passage des contre-torpilleurs à travers les détroits, et il s’en est abstenu. Cela donne à croire qu’il n’y attachait pas, lui non plus, une extrême gravité. Et, en effet, cette gravité n’est pas bien grande. Mais il est piquant de constater qu’au Congrès de Berlin, en 1878, les plénipotentiaires anglais ont déclaré qu’à leur sens le sultan était seul juge et seul maître de la clôture des détroits, tandis que les plénipotentiaires russes ont soutenu qu’il y avait là une obligation d’un caractère international que le sultan, comme toutes les autres puissances, devait absolument observer.

L’incident vaut la peine d’être rappelé. Il s’agissait de l’avant-dernier article du traité, qui est ainsi conçu : « Le traité de Paris du 30 mars 1856, ainsi que le traité de Londres du 13 mars 1871, sont maintenus dans toutes celles de leurs dispositions qui ne sont pas modifiées ou abrogées par les stipulations qui précèdent. » Lord Salisbury, second plénipotentiaire britannique, demanda à propos de cet article l’insertion au Protocole de la déclaration suivante, qui n’engageait, disait-il, que son gouvernement : « Considérant que le traité de Berlin changera une partie importante des arrangemens sanctionnés par le traité de Paris de 1856, et que l’interprétation de l’article 2 du traité de Londres, qui dépend du traité de Paris, peut aussi être sujet à des contestations, je déclare de la part de l’Angleterre que les obligations de Sa Majesté Britannique concernant la clôture des détroits se bornent à un engagement envers le sultan de respecter, à cet égard, les déterminations indépendantes de Sa Majesté, conformes à l’esprit des traités existans. » Cette phrase n’est pas bien claire : elle ne peut toutefois avoir qu’un sens, à savoir que l’Angleterre reconnaît l’indépendance du sultan en ce qui concerne les détroits, et s’engage à respecter à cet égard les déterminations qu’il prendra. Nous ignorons quelle suite a été donnée à Constantinople à la plainte récente de l’Angleterre : on aurait pu se borner à répondre par la déclaration de lord Salisbury. Mais cette déclaration n’est pas passée purement et simplement au Congrès de Berlin. Le comte Schouvaloff dressa l’oreille en l’entendant, et se réserva aussitôt de faire insérer au Protocole une contre-déclaration s’il y avait lieu. Il trouva qu’il y avait lieu de le faire effectivement, car le lendemain il apporta la rédaction que voici : « Les plénipotentiaires de Russie, sans pouvoir se rendre exactement compte de la proposition de M. le second plénipotentiaire de la Grande-Bretagne, concernant la clôture des détroits, se bornent à demander, de leur côté, l’insertion au Protocole de l’observation : qu’à leur avis, le principe de la clôture des détroits est un principe européen, et que les stipulations conclues à cet égard en 1841, 1856 et 1871, confirmées actuellement par le traité de Berlin, sont obligatoires de la part de toutes les puissances, conformément à l’esprit et à la lettre des traités existans, non seulement vis-à-vis du sultan, mais encore vis-à-vis de toutes les puissances signataires de ces transactions. » Ainsi, en 1878, l’Angleterre, en ce qui la concernait, déliait le sultan de l’obligation de tenir la main à la clôture des détroits, et la Russie la lui imposait strictement. Aujourd’hui, c’est la Russie qui demande au sultan et qui obtient de lui l’autorisation de faire passer des contre-torpilleurs à travers les détroits, et c’est l’Angleterre qui proteste. Il y a là, semble-t-il, une interversion des attitudes respectives, et comme un chassé-croisé.

Mais si on néglige les apparences pour aller au fond des choses, il est à croire que l’Angleterre et la Russie n’ont pas changé d’avis depuis 1878. Elles savaient fort bien ce qu’elles voulaient à cette époque, et elles le veulent encore. L’Angleterre proteste contre l’autorisation accordée à la Russie, beaucoup moins pour interdire à la Porte d’en accorder de nouvelles que pour se réserver le droit d’en réclamer à son tour le bénéfice. Lorsque le comte Schouvaloff disait, au Congrès de Berlin, qu’il ne se rendait pas exactement compte de la proposition de lord Salisbury, il dissimulait sa perspicacité. La situation de la Mer-Noire était complètement changée depuis sept ans déjà, c’est-à-dire depuis le traité de Londres de 1871. À cette date, la Russie, profitant de la guerre franco-allemande qui nous réduisait provisoirement à l’inaction diplomatique, dénonçait l’article il du Traité de Paris, en vertu duquel la Mer-Noire était neutralisée, et d’un seul coup de plume elle s’affranchissait des obligations qui avaient été pour elle la conséquence de la guerre de Crimée. C’est ce dont la France pouvait se consoler et se consolait en effet sans peine ; mais il n’en était pas de même de l’Angleterre. La Russie reconquérait le droit d’entretenir et de construire dans la Mer-Noire autant de navires de guerre qu’elle le voudrait : dès lors, la question de savoir si elle pouvait, ou non, en introduire quelques-uns par les Dardanelles, perdait beaucoup de son intérêt pratique. L’Angleterre le sentait si bien qu’elle se préoccupait surtout de pouvoir elle-même, avec le consentement qu’elle espérait obtenir de la Porte, y introduire les siens pour faire contrepoids. C’est ce qui explique la déclaration de lord Salisbury au Congrès de Berlin. Quant à celle du comte Schouvaloff, elle s’explique par l’intérêt contraire qu’avait la Russie, et qu’elle a toujours, de maintenir close une mer dont elle est riveraine, et où elle a repris toute sa liberté. Son intérêt se confond ici avec celui de la Porte.

On peut trouver dès lors qu’elle commet quelque imprudence en réclamant, fût-ce à titre tout exceptionnel, une faculté qu’elle serait très fâchée de voir accorder à autrui. Mais sa situation dans la Mer-Noire est unique. Elle est dans cette mer ; elle y a des eaux territoriales, ce qui n’est le cas, ni de l’Angleterre, ni d’aucune autre puissance chrétienne ; de sorte que, si une de ces puissances, et l’Angleterre, par exemple, demandait l’autorisation d’introduire un navire de guerre dans une mer ou elle n’a rien à faire, la Porte pourrait lui demander des explications embarrassantes. Néanmoins, le point de vue anglais se comprend très bien, au Congrès de Berlin et depuis. Les journaux de Londres ont paru un peu divisés au sujet de la protestation adressée par leur gouvernement à la Porte ; ils ne le sont que pour la forme. En réalité, ils pensent tous ce qu’ont dit quelques-uns d’entre eux, à savoir que les stipulations relatives à la clôture hermétique des détroits se rapportent à un état de choses antérieur, et qu’il y a lieu de les modifier. Il est douteux toutefois que la Porte y consente, et la Russie l’aiderait au besoin dans sa résistance. L’incident, on le voit, ne pouvait pas avoir de portée, ou du moins de suite immédiate : mais il est significatif.


M. Sagasta n’a pas survécu à sa chute du ministère : il est mort au bout de quelques semaines, laissant le souvenir d’un homme habile, souple, conciliant, un peu désabusé par une longue expérience des hommes et des choses, n’ayant pas eu les grandes facultés d’un homme d’État de premier ordre, mais largement doué des qualités moyennes et solides, en somme, avec lesquelles on fait vivre longtemps un régime politique. Sa vie se partage en deux périodes distinctes. Dans la première, il a été un révolutionnaire ardent, condamné à l’exil, conspirant à l’étranger contre le gouvernement de son pays ; dans la seconde, après la révolution de 1868, et encore plus après la restauration de 1874, c’est-à-dii-e après l’avènement d’Alphonse XII, il a été un des plus fidèles et des plus utiles serviteurs de la monarchie. La génération actuelle n’a connu que sa seconde manière. Elle a vu en lui un libéral assagi, mais resté libéral, homme de gouvernement, capable de fermeté au besoin et pourvu qu’on ne lui en demandât pas une trop longue continuité, recherchant avec une préférence de plus en plus marquée les solutions transactionnelles et les ministères de conciliation. Pendant plusieurs années, il a été, avec M. Canovas del Castillo, le facteur le plus important de la politique espagnole. Quand le parti libéral avait été assez longtemps au pouvoir, il y était remplacé par le parti conservateur, c’est-à-dire par M. Canovas ; et quand le parti conservateur y était à son tour resté suffisamment, il y était remplacé par le parti libéral, c’est-à-dire par M. Sagasta. Ces deux hommes, éminens l’un et l’autre, avec des qualités très différentes, ont personnifié toute une période historique. M. Canovas était supérieur par le caractère ; M. Sagasta était plus délié. Mais tous les deux avaient épuisé leur système lorsqu’ils sont morts, et ils ont laissé leurs partis dans un état qui ressemble un peu à la décomposition.

Cela est vrai surtout du parti libéral aujourd’hui. Après la mort tragique de M. Canovas, M. Silvela était assez naturellement indiqué pour lui succéder : on ne saurait dire la même chose d’un quelconque des lieutenans de M. Sagasta. Il y en a plusieurs de très distingués, comme M. Moret, sans qu’aucun ait un ascendant qui s’impose aux autres. On parle d’un directoire qu’on mettrait, au moins provisoirement, à la tête du parti, ce qui est un fâcheux expédient. Au reste, l’autorité de M. Sagasta lui-même avait cessé d’être reconnue par tous les libéraux, de même que celle de M. Silvela ne l’est plus par tous les conservateurs. Le schisme est partout, et c’est en cela que le temps actuel ne ressemble plus à celui où MM. Canovas et Sagasta étaient les chefs incontestés de tout leur parti. Mais ce temps est déjà lointain. M. Sagasta avait donné sa démission il y a quelques semaines, parce qu’il sentait l’impossibilité gouvernementale de vivre. Tout était usé autour de lui et en lui-même. Sans prévoir sa mort imminente, tout le monde a eu alors le sentiment que sa carrière était finie. Au surplus, il était le doyen des hommes politiques de l’Europe, et les longs services qu’il a rendus, parfois au milieu de catastrophes dont il n’était pas responsable, comme la perte des Antilles et des Philippines, lui vaudront une place très honorable dans l’histoire de son pays.


FRANCIS CHARMES.


Le Directeur-Gérant,

F. BRUNETIERE.