Chronique de la quinzaine - 14 janvier 1913

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Chronique n° 1938
14 janvier 1913


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




Le 17 janvier, le Congrès devra élire un nouveau président de la République. Quel sera-t-il ? La question reste enveloppée de nuages. Les candidats sont nombreux ; plusieurs tours de scrutin seront nécessaires. Au premier, les voix se diviseront beaucoup, et c’est à peine si on commencera à y voir un peu clair au second. Le caractère même du corps électoral augmente la confusion et l’incertitude. Le Congrès se compose de tout près de 900 membres qui n’ont pas l’habitude de siéger, de délibérer, de manœuvrer, de voter ensemble : une assemblée aussi nombreuse et aussi peu exercée devient facilement une foule. On essaiera d’y mettre d’avance un peu d’ordre au moyen d’une réunion préparatoire où le parti républicain désignera son candidat ; mais le parti, républicain n’y sera pas représenté tout entier, puisqu’on en a arbitrairement exclu une partie des progressistes. L’autorité de cet organe de fortune est déjà contestée ; elle ne s’imposera fortement à personne. Chacun ira au Congrès avec ses préférences et, comme le vote est secret, les conservera et s’en inspirera jusqu’au bout.

S’il y a beaucoup de candidats, deux seulement ont jusqu’ici posé officiellement leur candidature ; mais deux autres sont connus et, s’ils ont cru devoir s’abstenir jusqu’à nouvel ordre de toute démarche publique, leur résolution ne fait de doute pour personne. Les deux premiers sont M. Ribot et M. Poincaré, les deux autres M. Antonin Dubost et M. Paul Deschanel. Ces deux derniers sont présidens du Sénat et de la Chambre et rééligibles à leurs hautes fonctions aussitôt après la rentrée du Parlement : c’est pour ce motif qu’ils n’ont pas encore fait acte de candidats à la présidence de la République : ils n’ont pas voulu qu’un premier vote en leur faveur parût empiéter sur le second. On parle encore d’autres candidats, et nous ne voulons pas paraître ignorer l’un d’eux. M. Pams, dont le nom a rencontré une certaine faveur. M. Pams est ministre de l’Agriculture ; sa personne est très sympathique ; mais il n’a joué jusqu’à présent aucun rôle politique important, et il serait difficile de donner à sa candidature un caractère un peu précis. On répète volontiers, dans les conversations et dans les journaux, que la tendance des Chambres est d’élire à la présidence de la République un homme honorable, mais effacé, sur la docilité ou même sur la soumission duquel on compte pour la suite. Il faut bien reconnaître que nos présidens, par la manière dont ils ont compris et exercé leur magistrature, ont donné quelque créance à cette opinion. Ils ont cru qu’étant les arbitres des partis, ils devaient planer dans une région supérieure où leur personnalité est devenue un peu indistincte. Mais avant d’être présidens de la République, ni M. Fallières, ni M. Loubet, pour ne citer que les deux derniers, n’avaient été des hommes politiques et parlementaires sans relief. Doués l’un et l’autre d’un talent de parole très réel, ils avaient su faire effet sur les assemblées ; ils avaient été plusieurs fois ministres ; ils avaient été présidens du Conseil ; ils avaient été présidens de la Chambre ou du Sénat. Il n’est donc pas vrai qu’on les avait choisis parce que, n’étant jamais sortis de la pénombre parlementaire, on comptait qu’ils conserveraient à l’Elysée la couleur un peu terne qui plaît aux yeux de nos radicaux. A la vérité, ils n’y ont jeté qu’un éclat atténué, se contentant de remplir leurs fonctions avec une grande probité politique, sans prendre une part personnelle aux affaires. Il semble bien, aujourd’hui, que l’opinion générale désirerait que le Président de la République jouât un rôle plus apparent. Sans doute il ne doit pas se substituer à ses ministres, et, le voulût-il, il ne le pourrait pas, puisqu’il ne peut rien faire sans le contre-seing d’un d’entre eux. Les ministres ayant la responsabilité devant les Chambres doivent avoir la réalité du pouvoir. Si le Président de la République réussissait, par nous ne savons quel procédé, à s’en emparer pour lui-même, à son tour il deviendrait responsable et ne durerait pas plus que ne le font les Cabinets. Ce n’est évidemment pas ce qu’a voulu la Constitution, qui lui a attribué une durée septennale. Placé entre des devoirs différens, il ne peut les concilier que s’il possède ce moyen d’influence, d’essence un peu mystérieuse, mais d’efficacité certaine, qu’on appelle l’autorité. L’autorité s’exerce doucement, sans bruit, sans étalage ; elle est acceptée et non pas imposée ; sa forme la plus naturelle est le conseil qui est suivi parce qu’il est jugé bon, et que celui qui le donne, animé d’un désintéressement sincère, n’a aucune prétention d’en faire tourner l’avantage à son profit. Cette autorité, quelques-uns des candidats qui se présentent à la Présidence de la République la possèdent : ils la doivent à un long passé où ils ont fait leurs preuves, aux services qu’ils ont rendus, à ceux que notoirement ils peuvent rendre encore, à la pratique des grandes affaires à laquelle ils ont excellé, à l’estime de l’Europe qu’ils ont su acquérir et dont, plus que jamais peut-être, ils ont besoin aujourd’hui.

Il ne faut pas se dissimuler, en effet, que la situation présente est très sérieuse, soit au dedans, soit au dehors. A l’intérieur, les fautes accumulées depuis quelques années sont sur le point de produire leurs conséquences fatales. L’anarchie commence à pénétrer partout et nos administrations publiques, placées sous l’influence désorganisatrice de l’esprit de parti, corrompues par le favoritisme, insoucieuses de la hiérarchie, sans règles fixes et sans méthodes, négligent de plus en plus l’intérêt général pour ne songer qu’aux intérêts particuliers d’une clientèle politique et surtout aux intérêts personnels de leurs membres. L’intérêt de la fonction a fait place à celui des fonctionnaires, et le mal s’est introduit par là, à des degrés divers, dans toutes nos administrations. Que dire de la situation financière ? Elle est en ce moment la principale préoccupation de ceux qui la connaissent et, au surplus, tout le monde la connaîtra bientôt, car, quelque effort qu’on fasse, on ne peut pas la dissimuler beaucoup plus longtemps. L’équilibre, dans nos derniers budgets, a été obtenu par des expédiens au bout desquels on devait arriver bientôt, et nous y sommes arrivés. Les plus-values de ces dernières années ont permis d’entretenir quelque temps encore des illusions qui se dissipent à mesure que croissent nos dépenses, et elles croissent toujours. Aussi notre déficit actuel est-il d’environ 300 millions : que fera-t-on pour y pourvoir ? Le gouvernement radical aura, dans tous les sens du mot, coûté cher au pays. Le danger crève les yeux : s’occupe-t-on d’y remédier ? On voudrait le faire, certes ; nous n’accusons pas la bonne volonté de nos ministres ; nous accusons la politique qui rend leur bonne volonté impuissante. Il suffit que les instituteurs ou les postiers élèvent la voix pour qu’on leur abandonne les millions par douzaines. On les blâme, on leur inflige des peines dérisoires, on exprime l’assurance qu’ils ne recommenceront pas. Et pourquoi ne recommenceraient-ils pas puisqu’ils visent à la bourse et qu’on la leur ouvre ? Malheureusement, elle se vide. Le désordre administratif et le déficit budgétaire sont, à l’intérieur, les deux principales difficultés avec lesquelles le gouvernement va être aux prises. Comment les résoudra-t-il ?

Quant à l’extérieur, on sait combien la situation s’y est compliquée depuis quelque temps. Déjà le septennat de M. Fallières a été, sinon troublé, au moins agité par des questions très graves : aucune n’est complètement résolue, et celles mêmes qui paraissent l’être peuvent se poser à nouveau du jour au lendemain. Mais il ne s’agit pas seulement aujourd’hui de celles qui nous touchent d’une manière directe et que nous avons soulevées nous-mêmes ; il en est d’autres, qui sont nées en dehors de nous et dont les contre-coups peuvent nous atteindre subitement en vertu de la solidarité qui, bon gré mal gré, unit toutes les nations de l’Europe, dans quelque combinaison politique qu’elles se trouvent engagées. La grande secousse qui vient de se produire en Orient sera certainement suivie de plusieurs autres. Nous entrons dans une période historique dont les péripéties seront nombreuses et longues avant de nous conduire à un ordre de choses à peu près stable. Il importe donc d’avoir, non seulement un gouvernement chargé de la besogne quotidienne, mais à côté de lui, pour maintenir la fixité de notre politique, un homme qui connaisse l’Europe, qui en soit connu, qui ait pratiqué les affaires, qui inspire confiance, qui ait assez vécu dans le passé pour avoir, suivant une expression chère à M. de Talleyrand, quelque avenir dans l’esprit. Parmi les candidats à l’élection présidentielle, plus d’un assurément offrent à cet égard des garanties sérieuses, mais il importe que le vote du Congrès se porte sur un de ceux-là. Quelle ne serait pas la responsabilité du régime lui-même si, les circonstances venant à s’aggraver encore, notre personnel gouvernemental n’était pas constitué de manière à y faire face ? Les hommes ne nous manquent pas : il s’agit seulement, pour qu’ils aient toute leur valeur, de mettre chacun à sa place. Le miracle serait grand si, avant sept ans, l’occasion ne se présentait pas pour notre gouvernement de faire preuve de vigilance, d’intelligence, de fermeté, au milieu d’événemens qui ne font que commencer et dont la fin nous échappe. Le Président de la République ne sera pas le directeur de notre politique, soit ! mais il peut en être très utilement le régulateur.

Il serait peu convenable de notre part de vouloir indiquer celui qu’il faut élire, ou même de tracer le portrait des candidats avec la prétention de mesurer exactement le mérite des uns et des autres. Des notes parues dans les journaux, avec le consentement de MM. Ribot et Poincaré, les seuls jusqu’ici dont la candidature soit officielle, ont dit que, quel que fût l’élu, la République serait en bonnes mains. Tous les deux ont rempli les plus hautes fonctions. M. Ribot a été ministre des Affaires étrangères et c’est alors, — M. de Freycinet était au même moment président du Conseil et ministre de la Guerre, — que l’alliance russe a été négociée et fixée dans ses grandes lignes. L’histoire dira plus tard la grande part personnelle que M. Ribot a prise à cet acte politique qui a déterminé depuis lors toute notre politique internationale. A son tour, M. Poincaré est ministre des Affaires étrangères et il marqué son passage au quai d’Orsay en traits trop brillans pour que nous ayons besoin de les rappeler. Que M. Poincaré nous permette pourtant de l’avouer : s’il est élu, nous regretterons son absence à la présidence du Conseil, car son ministère sans lui sera décapité. Nous la regretterons aussi au quai d’Orsay, car il lui restait encore beaucoup à y faire. Ce que nous avons dit plus haut du rôle qui appartient au Président de la République montre que ce rôle est très limité et que l’action principale lui échappe. Mais les deux candidatures sont posées maintenant ; elles seront sans nul doute maintenues jusqu’au bout ; au Congrès de choisir. Quelle est celle des deux qui a été posée la première ? En apparence, c’est celle de M. Poincaré ; en fait, celle de M. Ribot l’avait été déjà en vertu d’une décision à laquelle M. Poincaré lui-même n’avait pas été étranger. Le groupe du Sénat auquel ils appartiennent l’un et l’autre en avait eu connaissance. Au reste, il ne s’agit pas ici de priorité et, pour s’être produites les premières, ces deux candidatures n’excluent pas les autres. La grande situation des présidens du Sénat et de la Chambre est une force pour MM. Antonin Dubost et Paul Deschanel. Ils seront réélus sans difficulté, probablement sans concurrens, et on verra une fois de plus à quel point ils ont la confiance de leurs collègues. M. Dubost a été ministre dans le Cabinet Casimir-Perier. M. Deschanel a été longtemps président de la Commission des Affaires étrangères à la Chambre des députés et rapporteur du budget de ce même département. Leur résolution est naturelle ; elle est attendue.

Toutes ces candidatures se présentent avec des titres divers, mais certains, et qui ne sont nullement opposés les uns aux autres. Autour d’elles, la curiosité du public est extrêmement vive ; on se demande laquelle l’emportera ; c’est la préoccupation du moment et, si cette préoccupation n’est pas sans un mélange d’anxiété, c’est qu’on a le sentiment très net que l’élection d’un président de la République, qui n’a jamais été chose indifférente, l’est aujourd’hui moins que jamais. Mais à quoi bon insister ? Dans quelques jours, dans quelques heures même, nous serons fixés.


Nous avons fait allusion à la situation extérieure à propos de l’élection présidentielle : elle n’est malheureusement pas moins préoccupante qu’il y a quinze jours ; il semble même qu’elle le soit davantage ; en tout cas, elle n’est pas dénouée. A mesure qu’on avance, on aperçoit plus distinctement les difficultés qu’elle recèle, aujourd’hui celle-ci, demain celle-là, puis cette autre encore, à laquelle l’opinion mal avertie n’avait pas songé. Il est impossible de tout dire, ou même de dire toutes les choses essentielles dans une chronique : à chaque quinzaine suffit sa peine. Le fait saillant, à l’heure où nous sommes, est que la Conférence des délégués balkaniques et turcs est arrivée à Londres à une impasse ou, comme on dit, à un point mort. On l’appelait la Conférence de la Paix, parce qu’elle était chargée de la conclure : en réalité, elle l’a mise en péril et, sachant sa responsabilité, elle a, qu’on nous pardonne le mot, passé la main à la Commission des ambassadeurs. On a vu alors combien sir Edward Grey avait été bien inspiré en formant cette dernière, comme un moyen de sauvetage préparé en prévision de l’événement qui vient de se produire. Si la Commission des ambassadeurs n’avait pas existé, nous ne dirons pas que la rupture se serait produite ni qu’elle aurait amené nécessairement la reprise des hostilités. L’Europe aurait été là tout de même, mais elle n’aurait pas été aussi proche, aussi prête ; elle n’aurait pas pu opérer aussi vite, dans un moment où les heures, les minutes même sont précieuses et où il importe de n’en rien perdre. Voici, en traits rapides, comment les choses se sont passées.

Les représentans des alliés balkaniques ont eu les premiers la parole à la Conférence. Ils étaient demandeurs, on attendait leurs demandes. Elles ont été exorbitantes et, de l’aveu commun, inacceptables pour les Turcs auxquels elles ne laissaient en Europe que la ville de Constantinople et sa banlieue d’une part, et la péninsule de Gallipoli de l’autre, c’est-à-dire, très strictement, les rives du Bosphore et des Dardanelles. Entre ces deux tronçons de territoire, celles de la mer de Marmara devaient appartenir aux alliés. On demandait tout aux délégués turcs ; ils ont cédé à la tentation de répondre qu’ils n’accorderaient rien, ou peu s’en fallait, pensant qu’ils servaient ainsi aux alliés la monnaie de leur pièce ; mais la situation entre vainqueurs et vaincus n’était pas égale. Les délégués ottomans ont cru mettre de l’esprit dans leur réponse en rappelant qu’avant la guerre, les grandes puissances avaient déclaré que, quel qu’en fût le résultat, le statu quo territorial des Balkans serait maintenu, et que les pays balkaniques eux-mêmes, affirmant qu’ils n’avaient aucun esprit de conquête, réclamaient seulement des réformes pour leurs frères de Macédoine. Déférens envers les volontés de l’Europe, disaient donc les Turcs, et soucieux de donner aux alliés les seules satisfactions qu’ils ont revendiquées avant l’ouverture des hostilités, nous allons faire des réformes. S’il y avait là de l’ironie, elle était poussée un peu loin ; la guerre avait eu lieu ; elle avait coûté cher aux alliés, mais leur avait donné la victoire ; ils étaient en droit d’augmenter leurs exigences et ils étaient d’ailleurs en force pour les imposer. Le gouvernement ottoman le savait fort bien et n’attachait aucune importance à ses premières propositions : elles n’étaient pas sérieuses ; elles étaient peut-être même d’un à-propos douteux. Naturellement, les délégués balkaniques les ont repoussées et ont demandé aux Turcs de faire des propositions nouvelles.

On a pris date pour cela : le jour venu, les délégués turcs ont déclaré n’avoir pas pu déchiffrer intégralement les instructions qu’ils avaient reçues par télégramme, et ont demandé un nouveau délai qui leur a été accordé ; puis ils ont fait connaître qu’ils abandonnaient toute la Macédoine et une partie de la Thrace, ne se réservant que le vilayet d’Andrinople et les îles de la mer Egée : une réserve était faite pour la Crète qu’ils étaient disposés à abandonner ; mais comme elle était, disaient-ils, en dépôt entre les mains des puissances, c’est avec celles-ci qu’il y avait lieu de s’entendre tout d’abord. Ce jour-là a été le plus beau de la Conférence de la paix ; les délégués turcs cédaient ; ils cédaient même beaucoup en une seule fois, montrant par là qu’ils désiraient conclure et renonçaient aux procédés dilatoires dont leur diplomatie est coutumière. Aussi les délégués balkaniques les regardaient-ils avec complaisance : pour un peu, on se serait donné le baiser Lamourette. Les Turcs avaient annoncé d’abord qu’ils cédaient les territoires « occupés » par les alliés en Macédoine ; ce n’était pas assez ; on le leur a fait remarquer et ils n’ont pas fait beaucoup de façons pour substituer le mot de « situés » à celui d’ « occupés, » abandonnant ainsi aux alliés des territoires et des villes qu’ils n’avaient pas encore conquis. Un très grand pas était donc fait et il y avait lieu d’espérer que ce ne serait pas le dernier. Mis en appétit, les délégués balkaniques ont bientôt demandé davantage : ils ont revendiqué la totalité du vilayet d’Andrinople, c’est-à-dire la fille avec le territoire, et toutes les îles de l’Archipel sans exception. Les Turcs ont été invités, non sans rudesse, à présenter des propositions dans ce sens. Ils ne l’ont point fait : à la séance suivante, ils se sont contentés d’offrir une plus large bande de territoire dans le vilayet d’Andrinople, mais en conservant la ville et toutes les îles. Alors, les délégués des alliés ont perdu patience, plus, certainement, qu’il ne convient à des diplomates, et sous une forme brève, sèche, dure, ils ont enjoint aux Turcs de présenter à la prochaine séance des propositions définitives par lesquelles ils abandonneraient purement et simplement Andrinople et les îles, faute de quoi les négociations seraient rompues. C’était un ultimatum ; c’était un sic volo, sic jubeo qui coupait court à toute négociation nouvelle ; les alliés exigeaient une réponse par oui ou par non. Des mots extrêmement vifs ont été échangés, et le premier délégué ottoman, Rechid pacha, qui ne s’était jamais départi jusque-là des formes les plus courtoises, les plus doucement polies, a pris à son tour un ton sec et cassant. Si on l’en avait pressé, il aurait répondu par un refus immédiat d’ « obtempérer, » comme le lui demandait M. Venizelos, aux injonctions des alliés. On en a d’ailleurs eu tout de suite l’impression très claire : la conférence ayant assigné aux délégués turcs un délai de quatre ou cinq jours pour leur donner le temps de solliciter de nouvelles instructions de leur gouvernement, ils ont répondu que c’était inutile et ont proposé que la prochaine séance eût lieu le surlendemain. Les Turcs pressés de conclure ! Les Turcs refusant des délais ! Le phénomène était nouveau : il indiquait de leur part une résolution prise sur laquelle ils ne reviendraient pas, peut-être aussi une exaspération dont ils n’étaient plus maîtres. Si les choses avaient suivi leur cours normal dans la voie où on les avait imprudemment engagées, c’était la guerre certaine, et il faut bien dire, comme les Turcs n’ont pas manqué de le faire, que toute la responsabilité en serait retombée sur les alliés. L’ultimatum de ceux-ci commençait par les mots : « Les délégués alliés constatent avec regret que les délégués ottomans ne tiennent pas compte des résultats de la guerre. » On aurait tout aussi bien pu leur répondre que c’était eux qui n’en tenaient pas compte puisqu’ils revendiquaient des territoires et des villes qu’ils n’avaient pas conquis. Mais à quoi bon ? Les choses étaient déjà assez compromises pour qu’on ne les aggravât pas encore davantage par des polémiques devenues inutiles. On en était à la rupture ; on y touchait. Seule une intervention de l’Europe pouvait l’empêcher de se faire, et heureusement cette intervention a eu lieu.

Sir Edward Grey, qui a joué le principal rôle dans cette affaire, a commencé par conseiller aux délégués turcs d’accepter le délai qui leur avait été proposé : on en avait besoin pour prendre le temps de se retourner. L’événement n’avait d’ailleurs rien d’imprévu ; il s’était seulement produit plus vite et plus brusquement qu’on ne s’y était attendu. S’il n’était pas inévitable, il était dès le début probable et c’est comme tel que M. Poincaré en avait parlé aux Chambres dans son dernier discours. Alors, avait-il dit, il y aura sans doute lieu de revenir au projet de médiation qui a déjà été présenté par les puissances et qui est resté en suspens. Chaque chose a son heure ; présenté prématurément, le projet de médiation trouvait enfin la sienne. On sait d’ailleurs que la Porte l’avait acceptée, sollicitée même ; les atermoiemens étaient venus du côté des alliés. Le détail des négociations poursuivies par sir Edward Grey n’est pas encore connu, mais l’opinion n’a pas tardé à se répandre que la rupture serait évitée. On assurait qu’au fond personne ne la voulait ; ni les alliés balkaniques, ni les Turcs n’étaient disposés à rouvrir des hostilités qui leur ont coûté fort cher aux uns et aux autres et qui, suivant toutes les vraisemblances, ne sauraient plus leur apporter des avantages nouveaux ; on s’appuyait sur ces présomptions ; on était optimiste.

L’intervention de sir Edward Grey sera-t-elle efficace jusqu’au bout ? nous l’ignorons : quoi qu’il en soit, il en est résulté un ajournement et c’est bien par là qu’il fallait commencer. Lorsque la Conférence s’est réunie de nouveau, le scénario en était connu d’avance. Les Turcs étaient d’autant plus résolus à ne céder ni sur Andrinople, ni sur les îles, qu’ils comptaient sur la médiation de l’Europe ; les alliés y comptaient aussi pour échapper à la rupture trop brusque qu’ils avaient imprudemment provoquée. En somme, la séance n’a eu lieu que pour la forme, et le président a annoncé que les travaux de la Conférence étaient suspendus. — Qu’est-ce que veut dire : suspendus, ont demandé les Turcs ? — Suspendu veut dire suspendu, leur a-t-on répondu avec mauvaise humeur. — En vain ont-ils voulu avoir d’autres explications et poser d’autres questions qui auraient pu être embarrassantes. On leur a tourné le dos et on est parti. Ils ont protesté, ils se sont plaints d’un procédé discourtois ; on ne leur a pas répondu. En fait, les alliés et les Turcs, étant arrivés à une impasse, laissaient à l’Europe le soin de les en tirer ; mais ils se réservaient les uns et les autres de ne rien céder sur les points qui leur tenaient le plus au cœur, de n’accepter la médiation que si elle leur donnait raison. On voit par là à quelles difficultés, peut-être insurmontables, l’Europe devait se heurter.

Depuis ce moment, les ambassadeurs travaillent sans qu’on connaisse encore le résultat de leur effort : on sait seulement qu’il porte sur Andrinople et sur les îles. Au sujet d’Andrinople, le gouvernement turc ne peut se faire aucune illusion sur la solution que l’Europe lui proposera, lui imposera même peut-être ; elle la connaît d’avance, puisque toutes les Puissances ont fait des démarches plus ou moins pressantes auprès de lui, pour lui conseiller de céder la ville avec le vilayet. Rien de plus pénible pour la Porte ! La ville résiste encore et cette résistance acharnée, héroïque, il faut le dire, est, du côté de la Turquie, l’épisode le plus honorable de cette guerre, celui qui en rachète beaucoup d’autres. Exiger l’abandon d’Andrinople avant qu’elle ait succombé est un acte très dur, d’autant plus que la ville est, dit-on, à bout de ressources et que sa résistance ne peut pas se prolonger au delà de quelques jours. Alors pourquoi n’avoir pas attendu ces quelques jours ? La situation des alliés aurait été meilleure et la tâche de l’Europe plus aisée. Les Turcs, il est vrai, disent que, même si la ville succombe, ils ne la céderont pas ; mais, comme ils ne pourront pas la reprendre, il faudra bien qu’ils s’inclinent finalement devant le fait accompli, avec la résignation du fatalisme. C’est du moins ce qu’on a dit, ce qu’on a cru, ce qu’on veut croire encore. En est-on tout à fait sûr ? L’affirmation contraire est si obstinée, si énergique, si péremptoire de la part des Turcs qu’un doute reste dans les esprits. Il est possible que la Porte résiste et alors, de deux choses l’une, ou l’Europe fera prévaloir sa volonté, ou la guerre recommencera, avec les conséquences extrêmes que M. Poincaré a fait entrevoir. Quant aux îles, la question est complexe. Si l’accord est fait sur Andrinople entre les grandes puissances, s’il est connu, si la Porte ne peut pas l’ignorer, en est-il de même des îles ? La question de Crète est tranchée : l’objection des Turcs ne portait que sur la forme, elle ne pouvait pas tenir longtemps. Mais les autres îles ? Si la Porte renonce à quelques-unes, il faut s’attendre de sa part à une résistance tenace au sujet des autres, de celles qui sont les plus voisines de la côte d’Asie, et dont quelques-unes sont parmi les plus importantes, Mitylène par exemple, Chio et Rhodes. L’argument qu’elle invoque est, à son point de vue, très fort. On l’exclut, ou bien peu s’en faut, de l’Europe ; on lui dit que, désormais, son domaine sera l’Asie, mais qu’elle y sera puissante et qu’on désire qu’elle l’y soit effectivement : elle répond que sa sécurité y sera menacée dès le premier jour, si les îles qui commandent les côtes asiatiques ne lui appartiennent pas. Qui pourrait soutenir que cela n’est pas vrai ? Il y a toutefois des moyens de diminuer la valeur de l’argument, en décidant que les îles seront neutralisées entre les mains de la puissance qui les occupera, la Grèce évidemment ; qu’on ne pourra y élever aucune fortification et qu’elles ne serviront jamais de base militaire. Ces îles, à en juger d’après les populations qui les habitent, ne sont pas turques, elles sont grecques ; elles le sont au même titre que la Crète et, si elles restent entre les mains ottomanes, on verra s’y renouveler et s’y multiplier de nouvelles questions crétoises qui seront un embarras pour l’Europe et entretiendront entre la Grèce et la Turquie une hostilité permanente. Les Puissances de la Triple-Entente se placent à ce dernier point de vue ; mais celles de la Triple-Alliance se placent au premier, et il ne sera peut-être pas facile de trouver une combinaison qui concilie tout. Quant aux îles, au nombre de quatre ou cinq, qui sont dans la région des Dardanelles, la Porte les revendique aussi sous prétexte qu’elles importent à la défense du détroit : puisqu’on lui laisse le détroit, il faut lui laisser les îles, c’est toujours le même argument. Peut-être se fait-on, de part et d’autre, des illusions sur la valeur militaire de ces îles, mais il y a là, évidemment, une question sur laquelle on peut transiger, et pour laquelle il ne vaut pas la peine qu’on mette en cause la tranquillité générale. On transigera sans doute encore sur d’autres points plus importans, la transaction étant l’âme des négociations et des solutions de ce genre. C’est peut-être regrettable parce que, par là, on ne résout rien d’une manière définitive et qu’on sacrifie, en quelque mesure, la sécurité de l’avenir au repos du présent ; mais le présent a des droits, lui aussi, et la liquidation à faire est si grande, si laborieuse, si dangereuse, qu’on est excusable de ne pas l’opérer en une seule fois. Avant tout, il faut obtenir l’accord de l’Europe, ce qui ne se fera pas sans des concessions réciproques. Cet accord est indispensable pour que la médiation ait toute la somme d’autorité possible et nous nous demandons même, avec une incertitude, une anxiété qui augmentent chaque jour, si toute cette somme sera suffisante. L’opinion publique, très surexcitée à Constantinople, ne s’apaisera, si elle doit s’apaiser, que devant une Europe unie. Le problème, aujourd’hui, est donc d’assurer l’union de l’Europe, quelles que soient les conditions qu’il faille accepter pour cela : car si, après ce qu’on a appelé la faillite de la Conférence de la paix, venait celle de la Commission des ambassadeurs, c’est-à-dire de l’Europe elle-même, la voie serait ouverte aux pires aventures.

L’union de l’Europe est d’autant plus indispensable que, après cette première épreuve, d’autres viendront qui ne seront pas moindres : on est effrayé quand on les énumère. Quels que soient les conseils qui lui aient été donnés, l’Autriche n’a pas désarmé, et la Russie se voit obligée de prendre à son tour ou de maintenir en les développant des mesures militaires dont le poids matériel pèsera sur elle et le poids moral sur tous. Le litige pendant entre l’Autriche et la Serbie n’est pas réglé, et il est d’autant plus inquiétant que les termes en sont encore mal connus. Dans une intention qu’on ne saurait trop louer, la Serbie a annoncé officiellement que, dès le lendemain de la paix, elle évacuerait les rives de l’Adriatique. L’Autriche justifiait le maintien de ses armemens par l’incertitude qu’elle conservait à ce sujet. L’incertitude est dissipée : que fait l’Autriche ? Rien, elle maintient ses armemens. L’Albanie n’est pas délimitée et on prévoit qu’elle ne le sera pas sans de très grandes difficultés, dont la première est celle de Scutari : les Monténégrins revendiquent la ville, bien qu’ils ne l’aient point prise et la plupart des puissances la leur accordent, mais l’Autriche la leur refuse. La Roumanie n’est pas encore parvenue à s’entendre avec la Bulgarie sur la rectification de frontières qu’elle réclame et, devant le caractère dilatoire et fuyant des négociations qu’elle a engagées à ce sujet, elle s’apprête à mobiliser en vue de profiter des occasions nouvelles qui pourraient se présenter et de réparer ses omissions passées. Après les armemens de l’Autriche et de la Russie, ceux de la Roumanie nous apportent un nouveau et très grave sujet d’inquiétude. Si la Roumanie passe de la menace à l’acte, que fera la Russie, patronne des Bulgares ? Et si la Russie appuie la cause des Bulgares, que fera l’Autriche, qui semble bien avoir des engagemens avec les Roumains ? Le danger se déplace, il ne diminue pas. On annonce que l’Allemagne, à son tour, prend des mesures militaires insolites. Les unes après les autres, grandes ou petites, les puissances s’engagent sur une pente glissante. Très sincèrement, nous en sommes convaincu, aucune ne veut la guerre, toutes même la redoutent, mais à tout hasard elles s’y préparent et, par la manière dont elles s’y préparent, elles s’y exposent. C’est ainsi que se présente l’Europe au seuil de l’année 1913.


FRANCIS CHARMES.


Le Directeur-Gérant,

FRANCIS CHARMES.

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