Chronique de la quinzaine - 14 janvier 1920

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Chronique n° 2106
14 janvier 1920


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




La série des opérations électorales qui occupent la France depuis deux mois est enfin à la veille de s’achever. C’est le 17 janvier qu’aura lieu la dernière en date et la plus éclatante des élections. Le Congrès qui se réunira ce jour-là dans Versailles nommera le successeur de M. Raymond Poincaré à la présidence de la République. Par une rencontre exceptionnelle de circonstances, tous les pouvoirs élus de notre pays ont eu besoin d’être renouvelés en même temps. Les Assemblées sans exception, législatives, municipales, départementales, avaient dépassé la durée de leur mandat et en raison de la guerre avaient été prorogées. Seul le Président de la République a jusqu’à la fin tenu son pouvoir de l’application régulière de la Constitution. Élu pour sept années en 1913, il reste légalement en fonctions jusqu’au 17 février 1920. Mais la date même où son septennat se termine place l’élection présidentielle immédiatement après les autres scrutins. En huit semaines, la France se trouvera ainsi avoir exercé complètement sa souveraineté et nommé tous ses représentants. Le régime électif qui est le nôtre a fait ici paraître son fort et son faible. Il a permis à la nation d’exprimer après un grand événement historique son opinion et sa volonté, et cette consultation générale s’est accomplie avec calme et avec rapidité. Mais il a certainement aussi pesé sur notre vie publique depuis l’armistice, et personne ne pourrait assurer que la perspective d’élections multiples a facilité au cours de l’année écoulée la continuité des efforts et la conception des longs desseins. La Chambre nouvelle, malgré ses bonnes intentions, a été amenée nécessairement à ne faire qu’un début. Le travail politique ne commencera réellement que lorsque toutes les procédures électorales seront terminées.

Les élections sénatoriales viennent d’avoir lieu le 11 janvier : le résultat en est à peine connu au moment où ces lignes sont écrites. On peut avancer cependant qu’elles se ressentent à la fois du courant qui a marqué les élections législatives du 16 novembre et des courants parfois un peu différents qui ont caractérisé les élections municipales et cantonales. Le 16 novembre les électeurs avaient manifesté une volonté de renouvellement, dont les radicaux et les socialistes avaient grandement souffert. Dans les scrutins qui ont suivi, radicaux et socialistes ont fait un effort pour conserver leurs positions ; ils ont même rétabli dans certaines régions l’ancien pacte qui a jadis eu sur notre politique une si mauvaise influence et qui faisait du parti radical l’allié et le serviteur du parti révolutionnaire. Par l’effet de ces coalitions, les élections municipales et cantonales ont donné une impression d’ensemble moins nette que celles du 16 novembre, et les collèges formés de tous ces nouveaux élus, députés, conseillers municipaux et généraux, qui sont chargés de nommer les sénateurs, ont été, dans quelques départements, assez divisés. Jusqu’à quel point cette situation a-t-elle agi sur les élections sénatoriales ? C’est ce qu’une analyse minutieuse du scrutin qui n’est pas encore possible aujourd’hui permettra seule de déterminer. Le résultat essentiel, c’est que la Haute Assemblée, par sa composition et par ses tendances générales, puisse utilement collaborer avec la nouvelle Chambre et seconder l’œuvre que les députés se sont déjà montrés capables d’accomplir. Elle n’en aurait sans doute pas été incapable telle qu’elle était constituée avant le scrutin. Mais elle y sera mieux disposée encore après avoir senti par l’effet d« l’élection ou de la réélection, la volonté nouvelle du pays. Après la guerre, le Sénat n’avait pas moins besoin que la Chambre d’être vivifié par une consécration des électeurs. Depuis une quinzaine d’années, il avait pu garder sa réputation d’assemblée sage et pondérée, surtout grâce au prestige qu’il devait à la présence parmi ses membres des plus illustres parlementaires. En réalité, il n’a pas été pendant cet espace de temps à l’abri de quelques erreurs. Tout à fait dépourvu d’esprit révolutionnaire, il était fortement soumis à l’esprit de parti. Il lui est arrivé de voter par entraînement des lois dont il savait les défauts. Il lui est arrivé aussi en revanche de résister obstinément à la Chambre quand elle a voulu, pour améliorer les mœurs électorales, modifier son mode de scrutin, et il est allé dans cette occasion jusqu’à commettre un acte d’audace rare dans son histoire en renversant un ministère. Bien que les grands courants d’opinion, par la volonté même de la constitution, se fassent moins sentir dans les élections sénatoriales que dans les législatives, le scrutin du 11 janvier aura suffi à disperser ces vestiges d’un esprit ancien. L’Assemblée qui va siéger au Luxembourg est presque entièrement renouvelée, puisque deux tiers du Sénat étaient soumis à la réélection et que le dernier tiers, diminué par la disparition d’un certain nombre de sénateurs, a dû être complété. Elle aura certainement à cœur d’aider la Chambre, de combattre avec elle à la fois les partisans d’une dictature sociale, et les partisans des intrigues parlementaires, de participer à cette politique de reconstitution et d’ordre que veut toute la nation et dont le développement chez nous est suivi avec tant d’attention par toute l’Europe.

Les deux assemblées, étant l’une et l’autre constituées et ayant nommé leur bureau, formeront le Congrès qui doit voter le 17 janvier. Nos coutumes politiques évitent de soumettre l’élection présidentielle à de trop longues compétitions publiques. C’est généralement dans les derniers jours qui précèdent le Congrès que les candidats sont connus. Il est même arrivé souvent que le sort s’est seulement prononcé pendant le Congrès lui-même. L’histoire des élections présidentielles montre que dans la plupart des cas les réunions préparatoires et le travail des groupes n’ont pas empêché l’Assemblée nationale de demeurer souveraine et de fixer elle-même sa volonté, soit dès le premier tour de scrutin, soit après le premier tour. Les conditions générales de l’élection présidentielle abrègent encore davantage cette fois la période de discussion. Le Sénat n’ayant été élu que le 11 janvier et ce scrutin ayant une grande influence sur la composition du Congrès, il y a eu une sorte d’accord général dans le silence et il n’a pas été question publiquement de l’élection présidentielle. Les candidats ont été si discrets, qu’on se ferait scrupule de ne pas imiter leur réserve. Dans les conversations particulières tout le monde les nomme, et tout le monde parle d’eux. Mais aucun d’eux n’élève la voix. Comme le Sénat vient d’être nommé, il n’y a plus cependant de raison pour taire un secret si répandu. Il est généralement admis que si M. Clemenceau se présente aux suffrages du Congrès, c’est lui qui sera désigné pour aller à l’Elysée. Si M. le Président du Conseil décline cet honneur, le Congrès, certes, ne sera pas embarrassé : notre pays ne manque pas d’hommes qui accepteraient la mission de le représenter et qui la, mériteraient. Mais M. Clemenceau a joué un si grand rôle, il est environné d’un prestige si exceptionnel que, s’il en manifeste vraiment le désir, le Congrès ne lui refusera pas la chance d’accomplir jusqu’au bout son destin.

Le cycle des élections, selon le mot de M. Clemenceau, sera dès lors terminé : il restera cependant une opération essentielle à faire avant que le travail politique donne son plein rendement, il restera à constituer un ministère. M. Clemenceau a annoncé officiellement à la Chambre, dans la séance du 23 décembre, son intention de se retirer trois semaines après, c’est-à-dire le 17 janvier. Or la retraite de M. Clemenceau à cette date posera un problème. D’après la Constitution, M. Raymond Poincaré est président de la République jusqu’au 17 février. La Constitution a peut-être exagéré la prudence lorsqu’elle a fixé ce délai d’un mois entre le jour où est élu un nouveau président de la République et le jour où il entre en fonctions, mais elle l’a fait. C’est donc M. Poincaré seul qui aura qualité le 18 janvier pour faire appeler l’homme politique auquel il confiera le soin de former le ministère. Et c’est le successeur de M. Poincaré seul qui aura qualité le 17 février pour garder ce ministère, qui devra lui remettre sa démission. Le ministère serait d’une formation difficile, s’il ne devait vivre qu’un mois. Il serait en outre bien gêné, ce qui est beaucoup plus grave, pour entreprendre un travail utile, s’il n’était assuré du lendemain, et dans l’état actuel des affaires, rien ne serait plus impolitique qu’une perte de temps aussi lourde. Pour sortir de cet embarras, il est plusieurs moyens, et l’un d’entre eux a déjà servi. En 1913, M. Raymond Poincaré était Président du Conseil quand il a été élu Président de la République, et le lendemain de son élection, il a donné sa démission. C’est M. Fallières, Président de la République en fonctions, qui s’est occupé de la constitution du ministère. Il a confié la Présidence du Cabinet à M. Briand : mais il a agi en plein accord avec M. Poincaré, si bien que, lorsqu’il a quitté l’Elysée et lorsque M. Briand a remis sa démission à M. Poincaré, le nouveau Président de la République a immédiatement confirmé les pouvoirs du ministère. Sera-ce cette procédure qui sera reprise ? aura-t-on recours à une autre ? La méthode importe peu, mais le résultat à atteindre est d’une importance capitale : il ne faut pas qu’il y ait une sorte d’interrègne dans l’action gouvernementale. M. Clemenceau, dans un de ses discours, a proclamé que l’œuvre de demain, c’était toute une France à refaire. Pour une telle mission, on ne comprendrait pas qu’il y eût des délais ou des nonchalances possibles. Les régions libérées, le budget, l’emprunt, l’application du traité de paix, tout réclame un gouvernement qui se mette immédiatement au travail. Les hommes politiques qui ont la charge de faciliter sa tâche choisiront leur procédure : l’essentiel, c’est qu’au lendemain du 17 janvier, la France ait un gouvernement et reçoive d’en haut l’impulsion ferme qu’elle attend.


Le gouvernement et les Chambres ont été d’accord pour juger que, sans attendre la un des opérations électorales et la constitution d’un nouveau cabinet, il était indispensable d’indiquer les grandes lignes d’un programme financier. Nous n’avons pas encore de budget pour l’année 1920 et c’est regrettable. Mais il faut vivre, il faut assurer la marche des services publics, il faut payer les dépenses courantes, il faut pourvoir aux dépenses extraordinaires qui résultent de la guerre. Avant même de rien faire connaître du budget de 1920, M. le Ministre des finances a donc demandé au Parlement de voter trois douzièmes provisoires dont le total s’élève à douze milliards et d’autoriser le prochain emprunt. À la Chambre comme au Sénat, les rapporteurs n’ont pas manqué de signaler ce que cette méthode avait de contestable, mais cette remarque était toute théorique et semblait destinée à maintenir, au moins dans les circonstances exceptionnelles, le souvenir et le respect des règles dont l’époque présente n’a pas rendu l’application possible. Le débat qui a été très court a surtout eu pour objet de permettre au gouvernement de s’expliquer. M. Klotz a saisi cette occasion de faire au Palais Bourbon un exposé complet de notre situation financière : il s’est adressé non seulement à la Chambre, mais au pays tout entier, et il a eu bien raison.

Dans un régime d’opinion, la meilleure méthode consiste à expliquer les faits avec sincérité, et avant de demander un effort aux contribuables, de leur dire la raison des charges qui leur sont imposées. Le ministre a éclairci tout ce qui relevait directement de son département. Il a été beaucoup plus réservé sur tout ce qui touche la politique générale ; il a considéré que les explications de cet ordre ne lui appartenaient pas, et c’est un sentiment qui se comprend, mais certaines questions demeurent posées. La situation financière de notre pays, telle qu’elle paraît aujourd’hui, est en fonction de la guerre et de la paix. Elle est dominée par un fait : qu’avons-nous exigé de l’ennemi ? Que nous paiera-t-il ? C’est le point obscur de l’avenir, il faut l’avouer avec franchise. M. le ministre des Finances a posé en principe avec énergie que les gouvernements futurs avaient pour premier devoir d’assurer le remboursement des sommes qui nous sont dues. En fait, quels sont ces remboursements ? L’Allemagne doit verser une première somme fixée à 20 milliards de marks en or, soit 25 milliards. Cette somme est déjà absorbée par l’entretien des troupes qui occupent la rive gauche du Rhin, par les frais du ravitaillement de l’Allemagne depuis l’armistice qui sont imputables sur cette indemnité, par le paiement des pensions militaires : il ne nous en reviendra ensuite qu’une faible partie, s’il en revient quelque chose après ces prélèvements. Pour tout le surplus, personne n’est en état de prononcer de chiffre. Le traité de Versailles n’a réglé avec précision ni le montant ni la date de notre créance. Au lieu de procéder par une évaluation forfaitaire, que l’Allemagne aurait acceptée au lendemain de l’armistice, et qui aurait donné une base à nos calculs budgétaires, le traité a remis l’appréciation des dommages à une Commission internationale des réparations, qui aura une tâche extrêmement difficile. L’esprit juriste l’a emporté sur l’esprit pratique, qui aurait été l’esprit de justice. Nous ne savons pas ce qui nous sera donné par notre ennemi vaincu, et nous sommes obligés, en attendant, de nous faire ses banquiers. C’est nous qui devrons avancer les sommes nécessaires à la réparation des dégâts, aux pensions, à bien d’autres dépenses encore. Pour y parvenir, nous devrons avoir longtemps encore des budgets extraordinaires lourdement grevés et comme nous empruntons à plus de 5 pour 100, tandis que l’Allemagne nous paie un intérêt de 5 p. 100, nous sommes banquiers à perte. Cette situation a fait à la Chambre l’objet des remarques de M. André Lefèvre. Au Sénat, M. Ribot, qui a été dès l’armistice le premier à attirer l’attention sur nos difficultés financières, a donné les avertissements les plus nets au sujet du paiement de l’indemnité allemande.

On comprend que M. Klotz ait jugé que des explications sur ce point dépassaient le cadre d’un débat financier. Mais l’opinion publique les attendra un jour du gouvernement. Est-ce la guerre moderne qui ne paie pas ? Est-ce la paix qui n’a pas payé ? L’auteur de la Grande Illusion, M. Norman Angell, soutient que, dans les conditions présentes de la civilisation, la guerre ne peut aboutir qu’à un affaiblissement universel et que le vainqueur arrive difficilement à recouvrer ses créances. Même en admettant que l’Allemagne soit hors d’état de réparer toutes les ruines qu’elle a causées, il reste à savoir si elle paiera tout ce qu’elle est en mesure de payer. Les enseignements du passé font voir que le vaincu a toujours subi la volonté du vainqueur, et cette loi est incontestablement juste quand c’est le vaincu qui a provoqué la guerre. Les négociateurs qui défendaient les intérêts français ne l’ont pas méconnue ; s’ils n’ont pas réussi à mieux en assurer l’application, c’est qu’ils ont rencontré des difficultés sérieuses. Nous n’avons pas fait la guerre seuls ; nous n’avons pas seuls remporté la victoire ; nous n’étions pas seuls à rédiger les textes qui règlent la paix. La prochaine entrée en vigueur du Traité de Versailles va faire passer les pourparlers dans l’histoire ; nous serions étonnés si les gouvernements n’étaient pas amenés tôt ou tard à en révéler les grandes lignes, et à éclaircir ainsi le problème qui reste incertain pour le public. En tout cas, si le traité ne nous a pas donné avec précision toutes les garanties auxquelles nous avions droit, c’est une raison pour que les Alliés qui ont eu une part prépondérante dans les négociations ne nous laissent pas nous débattre seuls dans les difficultés qui nous sont imposées par ces négociations mêmes. L’insuffisance de l’indemnité allemande, telle qu’elle résulte du traité, doit être compensée par l’aide que nous donneront nos Alliés. Dans son bref discours du Sénat, M. Ribot a insisté avec raison sur la nécessité de négocier avec les États-Unis et l’Angleterre. C’est l’intérêt commun des Puissances associées que la France, qui a supporté la plus lourde charge de la guerre, puisse se relever le plus vite possible, avoir la force indispensable pour assurer l’exécution du traité par l’Allemagne, et jouer complètement son rôle de gardienne de la paix dans l’Europe nouvelle. Les conversations qui se poursuivent à ce sujet ont été signalées à la Chambre par M. Klotz et au Sénat par M. le président du Conseil lui-même. Elles ne paraissent pas avoir eu encore de résultat et peut-être ne pourront-elles en avoir qu’après la mise en vigueur du traité : nous sommes donc près de la date où elles peuvent aboutir.

Si nos Alliés pour nous aider attendent de connaître de quel effort nous sommes capables nous-mêmes, ils vont être renseignés. M. Klotz a donné tous les chiffres nécessaires. Pendant la guerre, nous avons eu besoin de crédits s’élevant à 209 milliards et demi. À peine avait-il prononcé ce chiffre qu’il a qualifié d’effroyable et qui est le prix de la guerre et de la victoire, que le ministre des Finances a voulu en rendre compte publiquement pour l’instruction du pays tout entier. Il l’a décomposé minutieusement ; il a indiqué que le matériel d’artillerie avait coûté 40 milliards, l’aéronautique 6 milliards, les dépenses navales 7 milliards, l’habillement, le campement, l’alimentation et la solde des troupes 59 milliards, les dépenses sociales et les allocations militaires 19 milliards, les services publics 20, les besoins de la dette 25 milliards, les premières dépenses pour les régions dévastées 12, etc. Sur ces 209 milliards de crédits, 190 ont été dépensés, et une dizaine de milliards hors budget doivent y être ajoutés : c’est 200 milliards qui ont été effectivement payés en cinq ans et demi. Pour suffire à ces dépenses, il fallait d’autres ressources que les recettes régulières. Si on avait voulu recourir à l’impôt, il aurait fallu en créer de considérables, et les gouvernements ont jugé qu’ils devaient attendre pour en accroître le poids que le pays fût délivré de l’invasion et pût reprendre son activité économique. Malgré l’énorme proportion des mobilisés en France, qui a atteint 89 pour 100 de la population masculine, les Chambres ont demandé aux contribuables en pleine guerre trois milliards de ressources nouvelles. Mais c’est surtout à l’emprunt que l’État a eu recours, sous des formes diverses : bons du Trésor, bons et obligations de la défense nationale ; emprunts à court terme à l’étranger ; grands emprunts en rentes consolidées ; avances de la Banque de France. Notre dette est par suite énorme. Sans parler des 15 milliards dus aux États-Unis et des 12 dus à l’Angleterre, notre dette flottante nationale atteint 50 à 60 milliards. Le premier acte de toute politique financière est de la consolider, afin de rembourser les avances faites par la Banque de France, de réduire la circulation fiducière, d’améliorer notre change, d’arrêter dans quelque mesure la hausse générale des prix, d’assainir en un mot notre situation. L’emprunt voté par les Chambres doit servir à cet objet. Mais un emprunt unique ne suffira pas. Les capitaux pour se formeront besoin de temps ; c’est par étapes qu’il faudra procéder, et il est nécessaire de prévoir des emprunts successifs. Ils seront d’autant plus utiles que nous devrons alimenter longtemps des budgets extraordinaires destinés à liquider les charges de guerre, à réparer les dommages et à exécuter de grands travaux.

Quant au budget ordinaire, nous ne le connaissons pas encore en détail, mais nous savons qu’il montera à 16 ou 17 milliards. Avant la guerre, il était de 5 milliards. Les dépenses civiles et militaires, par suite des nécessités de la guerre, du relèvement des traitements et de quelques autres causes, réclameront environ 7 milliards, et 10 milliards seront nécessaires pour les intérêts de la dette. Les impôts actuels fournissent une dizaine de milliards : c’est donc 7 milliards d’impôts nouveaux qu’il faudra créer. Ils seront demandés à la fois aux impôts indirects qui, modérément maniés, ont fait preuve de beaucoup d’élasticité et aux impôts directs. La matière en ce qui concerne les impôts directs est particulièrement difficile par suite des lois nouvelles de l’impôt sur le revenu global et de l’impôt dit cédulaire. Ces lois ont donné bien des déceptions. On attribue ces mécomptes à l’insuffisance du personnel, et à la complication des taxes. En fait, l’impôt sur le revenu a été jusqu’à présent un système inefficace et qui semble peu accordé à nos mœurs. Le Parlement qui, en pleine guerre, a cru devoir bouleverser tout un système fiscal qui avait fait ses preuves et qui avait tant de clarté, a obéi à des préférences politiques plutôt qu’à une idée bien définie. On est en droit de se demander aujourd’hui si la raison ne consisterait pas à revenir à ce système, en y faisant les modifications légères qui pourraient être utiles. M. le ministre des Finances doit exposer ses projets de taxes nouvelles dès la rentrée des Chambres. Le gouvernement se trouve dans une de ces conjonctures où la politique oblige à des impopularités nécessaires. Jamais un impôt n’est bien accueilli : s’il est de bons impôts, il n’en est pas de délicieux. Un gouvernement trop sensible aux réclamations qui ne manquent jamais de se produire de la part des groupements intéressés, se condamne à des changements continuels. Son rôle est de réfléchir avant de se décider, et de faire ensuite un énergique appel au Parlement. La Chambre nouvelle le soutiendra. Elle a vivement applaudi M. le ministre des Finances quand il a affirmé la nécessité pour l’État de comprimer sérieusement ses dépenses, pour tous les citoyens de se restreindre, et de contribuer, par un effort de volonté et de moralité personnelles, à améliorer le sort de tous. Tout ministère qui saura ce qu’il veut et qui proposera une politique financière ordonnée trouvera certainement auprès d’elle un appui solide. La situation présente de notre trésor public est de nature certes à faire réfléchir, mais non à inspirer le pessimisme. Toutes les nations souffrent en ce moment de budgets en déficit, de crises économiques et parfois de crises sociales. La nôtre a toujours montré une vitalité qui a été souvent admirée à l’étranger. Après les guerres de l’Empire, après la guerre de 1870, elle a eu un élan économique plein de force. Le pays par les élections et la Chambre nouvelle par ses premiers débats ont montré leur volonté de considérer virilement les faits dans leur vérité, de vivre, de travailler, et d’inspirer ainsi la confiance d’où naît le crédit.


Les affaires d’Orient demeurent très obscures et les nouvelles rares que nous en avons ne font pas prévoir que la situation soit près de s’améliorer. M. Clemenceau et M. Lloyd George s’en sont fort préoccupés à Londres le mois dernier : ils doivent s’entretenir encore de ce sujet ; le premier ministre d’Italie a quitté Rome pour participer à leur conversation ; toutes ces réunions donnent bien une idée de la difficulté des problèmes, mais non de leur solution. En Russie les alliés paraissent décidés à une politique d’attente ; ils éprouvent une profonde tristesse en constatant que les souffrances de la nation russe se prolongent, mais ils considèrent qu’aucun gouvernement n’est à l’heure présente qualifié pour traiter au nom de la Russie. Les bolchévistes pendant ce temps fortifient leur pouvoir ; l’armée rouge progresse ; la dictature du gouvernement de Lénine, au prix de terribles batailles, de massacres et de pillages, s’étend. On a pu croire, il y a quelques mois, que les armées de l’amiral Koltchak et de Denikine avaient peut-être chance de porter un coup à la puissance bolchéviste et de favoriser l’installation d’un gouvernement national. C’est le contraire qui est arrivé. Denikine est rejeté vers la Mer-Noire, et tout ce qu’il pourra faire, ce sera de se maintenir en Grimée. Koltchak est en pleine retraite, il a dû évacuer Omsk et il est repoussé jusque vers l’Iénisséi. Ce n’est pas la première fois depuis un an que les armées bolchévistes et anti-bolchévistes font beaucoup de chemin, tantôt dans un sens et tantôt dans un autre. Mais l’ampleur du mouvement oblige à penser que l’armée rouge dispose d’une force d’organisation réelle, et si singulier que le phénomène paraisse, elle profite de la présence dans ses rangs d’un certain nombre d’officiers de l’ancienne armée russe qui, bon gré mal gré, ont repris du service. Si les bolchévistes continuent leur avance et maintiennent leurs succès, quelle sera la situation au printemps ? Même s’ils apparaissent comme une force victorieuse, les bolchévistes ne s’attarderont pas à réaliser leur programme qui est irréalisable : . mais comme il leur faudra faire quelque chose, occuper leur force, avoir une politique, le moment est venu pour les Alliés de réfléchir à ce que Lénine pourra tenter. La Pologne et la Roumanie se sentent menacées ; la Sibérie, inquiète, compte sur des renforts japonais. Il est possible que le bolchévisme, entouré presque de toutes parts, essaie de se donner de l’air et profite de sa situation centrale pour attaquer l’un ou l’autre des États qui forment autour de lui une ceinture. Il est possible aussi que, laissant là ces États organisés, pourvus d’une armée, et défendus contre la propagande révolutionnaire par leur patriotisme, il use de sa situation sur la Mer-Noire et se tourne du côté des populations musulmanes de l’Asie : ce ne serait pas pour l’Europe la politique la moins grave.

Le monde musulman se trouve aujourd’hui en effet dans un état de trouble qui peut le rendre particulièrement vulnérable aux entreprises des révolutionnaires russes. Dans un discours qu’il a récemment prononcé à Sunderland, M. Winston Churchill, actuellement ministre de la guerre du Cabinet anglais, a reconnu publiquement le péril : « De nouvelles forces, a-t-il dit, sont en train de surgir en Asie-Mineure, et si le bolchévisme et le mahométisme turc venaient à se tendre la main, la situation serait grave pour la Grande-Bretagne. » Elle le serait en réalité pour tous les pays qui ont des intérêts en Orient. A l’heure présente, le monde turc souffre et il est en pleine crise. Une anarchie dont les conséquences peuvent devenir redoutables s’installe dans toute la Turquie d’Asie ; les populations sont découragées ; les troupes régulières commencent de se transformer par endroits en bandes indisciplinées qui pillent ; le ravitaillement est difficile ; des conciliabules ont lieu entre les éléments turcs et arabes qui s’entendent au moins sur les sentiments que leur inspire la perspective d’occupations étrangères ; des officiers turcs prennent du service chez les Arabes ; à Constantinople, au Caucase, au Kurdistan, se manifeste dans certains milieux un état d’esprit qui dérive du bolchévisme, tout en demeurant musulman. On devine aisément comment sont exploités tous les bruits venant de Londres, de Paris ou d’ailleurs qui touchent au sort futur de l’Empire ottoman. Les Alliés ont perdu depuis l’armistice un temps précieux. Ils avaient au lendemain de la victoire les moyens moraux et matériels de régler la question de Constantinople et les affaires d’Orient : ils ont laissé passer l’heure et ils ont à prendre aujourd’hui des décisions difficiles. Mais encore faut-il qu’ils aient une politique accordée aux circonstances présentes et aux intérêts traditionnels qu’ils ont en Orient. En est-il ainsi ? Quand on se reporte aux nouvelles données par les journaux depuis quinze jours, on se demande si les Alliés n’ont pas, au moins en conversation, une conception du problème ottoman qui risque de les mener à la plus dangereuse des aventures. M. Lloyd George passe aujourd’hui pour avoir l’idée de chasser les Turcs de l’Europe et d’installer le Sultan, désormais exilé de Constantinople, à Brousse et à Koniah. Ce projet est d’autant plus surprenant qu’au printemps M. Lloyd George s’était montré nettement hostile à tout dessein analogue. Il avait même invoqué les démarches faites auprès du gouvernement britannique par les représentants de l’Inde qui craignaient la répercussion sur l’Islam de desseins aboutissant à chasser le Sultan de Constantinople. Les raisons qui avaient fait alors réfléchir M. Lloyd Georges n’ont pas cessé d’être valables.

Si les Alliés ne veulent pas laisser la garde des détroits aux Turcs qui les ont trahis en 1914, il leur est possible de confier à une organisation internationale le droit de souveraineté sur les eaux des Dardanelles et du Bosphore. Tout le monde est d’accord pour accepter cette solution, mais personne n’entend qu’elle implique l’obligation d’expulser le sultan de Constantinople. Le sort de Constantinople est étroitement lié aux problèmes politiques, militaires et religieux de l’Orient. L’Europe n’a aucun intérêt à les régler par une méthode de morcellement et de partage, qui peut avoir l’apparence d’offrir des avantages immédiats, mais qui serait d’une hardiesse bientôt funeste, et qui préparerait un avenir de troubles et de conflits. Elle peut au contraire constituer une Turquie encore vaste et viable, en la soumettant à un contrôle international, muni de pouvoirs réels et de moyens d’action, capable de surveiller l’administration et donnant des garanties de sécurité aux communautés chrétiennes. Cette politique sera plus saine à tous égards pour l’Europe qu’une politique de démembrement, préface de toutes les complications. Et comment ne pas se souvenir qu’elle est conforme aux traditions séculaires de la France ? Notre pays est, par le rôle qu’il joue en Afrique et en Orient, une puissance musulmane ; il est lié à l’Islam par une amitié ancienne ; il vient d’entreprendre une grande œuvre en Syrie et en Cilicie ; il a eu de tous temps des intérêts moraux et matériels à Constantinople où le français est la langue officielle du sultan et de ses ministres. Il ne saurait rien oublier, ni rien laisser périr de ce passé : nous ne doutons pas que, au cours des conversations qui se poursuivent entre hommes d’État, notre gouvernement saura défendre énergiquement la politique française en Orient.


André Chaumeix.


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