Chronique de la quinzaine - 14 juillet 1847

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Chronique n° 366
14 juillet 1847


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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14 juillet 1847.

Depuis quelques jours, toutes les préoccupations, toutes les pensées se concentrent sur le drame judiciaire qui se déroule devant la pairie. Cet intérêt exclusif nous a rappelé ce qu’écrivait Mme  de Sévigné à propos du procès de Fouquet : « On ne parle d’autre chose, mandait-elle à M. de Pomponne, on raisonne, on tire des conséquences, on compte sur ses doigts, on s’attendrit, on craint ; on souhaite, on hait, on admire, on est triste, on est accablé. » Moins l’admiration, ces sentimens divers ont agité la conscience publique. Cette fois, la curiosité maligne qu’éveillent d’ordinaire les procès fameux a fait place à une douleur sincère, à une tristesse profonde. Le rang des accusés, la gravité des charges qui pèsent sur leur tête, la lutte inévitable qui, en dépit de leurs premières intentions, s’est engagée entre eux ; le contraste de leurs caractères, tout a concouru à porter à son comble l’émotion de chacun. Voici un lieutenant-général, pair de France, ancien ministre, placé entre deux accusations, dont l’une l’eût couvert d’ignominie, si elle eût été confirmée. Heureusement elle s’est évanouie. Tout le monde a respiré quand il a été prouvé que, si des préoccupations déplorables avaient poussé dans de grandes fautes un militaire qui avait porté, non sans honneur, l’épée du commandement, du moins le général n’avait pas à rougir d’un de ces actes que l’opinion ne pardonne pas, ne peut pas pardonner. A côté de lui, nous trouvons parmi les accusés un homme qui avait été élevé à l’une des premières dignités de la magistrature et qui a siégé aussi dans les conseils de la couronne. Celui qui est tombé de si haut dans un affreux abîme s’y est débattu avec une inconcevable énergie. De quelles ressources n’a-t-il pas fait preuve dans son interrogatoire ! quelle inépuisable verve d’avocat ! Les réponses de l’accusé formaient autant de plaidoiries successives. Plus l’accusation devenait pressante, plus elle gagnait de terrain, plus l’orateur qui cherchait à la repousser déployait tous les efforts d’un art consommé. Cependant il est un homme qui assiste à ces luttes si vives avec une sorte de calme sardonique : c’est le troisième accusé, c’est l’auteur de tout le mal. L’arrêt n’est pas rendu, et cet homme est déjà l’objet d’un jugement silencieux et unanime dont seul il a l’air de ne pas s’apercevoir. Enfin il est un quatrième accusé dont l’absence a été le texte de mille commentaires et, paraissait autoriser les plus injurieux soupçons il n’a pas voulu y rester en butte, et sans reparaître encore, il les a écartés par des communications adressées à la cour des pairs. On sait quelle triste lumière ces pièces mises sous les yeux de la cour ont jetée sur les débats, et à quel acte de désespoir s’est abandonné celui des accusés pour qui ces preuves nouvelles étaient accablantes. Est-ce assez de détails douloureux, de tragiques incidens ? Jamais depuis longues années affaire n’avait éveillé à un si haut point l’anxiété publique.

C’est que ce procès, si remarquable par la dramatique variété de ses aspects, a aussi une importance sociale qu’il y aurait de l’aveuglement à méconnaître. Ce procès est déjà et sera de plus en plus entre les mains des hommes de parti un acte d’accusation contre le pouvoir, contre la société. On a déjà dit, on dira plus encore quand un arrêt solennel aura donné un caractère d’authenticité à certains faits, que la corruption nous mine, qu’elle a pénétré dans les entrailles du corps social et dans les plus hautes régions du pouvoir. Il est permis de prévoir un redoublement d’accusations passionnées. Les uns demanderont avec un accent de triomphe si on a jamais vu rien de pareil sous la restauration, si, pendant les quinze ans qu’elle a duré, on a eu le spectacle de ministres du roi traduits devant la cour des pairs pour crime de corruption. On comparera les deux époques pour arriver à cette conclusion, que, sous le régime qui a précédé 1830, les mœurs publiques étaient plus pures, et que les questions qui alors préoccupaient l’opinion étaient plus hautes et plus nobles. D’un autre côté, les radicaux opposeront à certains scandales la pureté idéale des mœurs et des institutions démocratiques : ils diront que, si nous sommes à ce point corrompus, c’est la faute de la monarchie constitutionnelle. Voilà le thème ; on le développera de mille façons. C’est ainsi que, des deux côtés et comme prise entre deux feux, la société de 1830 sera chargée d’accusations par les partis extrêmes, qui revendiqueront pour eux seuls tous les honneurs de la moralité.

Si nous opposons la réalité à ces exagérations, nous voyons que depuis dix-sept ans la société française, que quelques esprits ardens auraient voulu entraîner dans la belliqueuse imitation de la république et de l’empire, a préféré la paix à la guerre, les travaux de l’industrie à la gloire des armes, le développement de sa prospérité intérieure à de périlleuses aventures. Maintenant tous les régimes ont leurs excès. Dans les sociétés industrielles, l’amour du travail ne se sépare guère de l’amour du gain, et ce dernier sentiment peut aller jusqu’à l’avidité. S’il est reconnu que la richesse est aujourd’hui pour les peuples modernes un instrument d’affranchissement en disséminant le bien-être parmi les masses, elle est aussi pour ceux qui veulent la conquérir, comme pour ceux qui la possèdent, une séduction et un écueil. Elle est à la fois un puissant mobile dans les destinées d’un grand pays, et pour les passions individuelles une provocation irritante. La France pacifique et industrielle de 1830 ne s’est pas préservée de quelques tendances mauvaises : elle a trop laissé l’égoïsme, les calculs de l’intérêt personnel donner à ses mœurs leur fâcheuse empreinte. Ce n’est pas la première fois que nous signalons ces inconvéniens. Quand l’année dernière, à la vue de la grosse majorité que l’urne électorale venait de donner au parti conservateur, quelques personnes avançaient que désormais il n’y aurait plus de débats politiques, mais seulement des questions d’affaires, nous disions que les débats politiques ne tarderaient pas à reparaître, et qu’il serait très fâcheux qu’ils pussent être supprimés par la prépotence d’un matérialisme uniquement préoccupé d’intérêts pécuniaires. Nous n’avons donc jamais flatté l’industrialisme dans ses prétentions immodérées ; mais, quand nous entendons des hommes de parti envelopper dans une réprobation sans réserve les actes et les mœurs de la France de 1830, et en dénoncer au monde la corruption monstrueuse, nous considérons comme un devoir de signaler tout ce que ce langage a d’inexact et d’excessif. C’est surtout dans la bouche des hommes qui jusqu’à présent n’avaient pas marché d’accord avec les partis extrêmes, que ce langage a le droit de surprendre. Dans leur ardeur pour faire la guerre au cabinet, ils ne se sont pas aperçus qu’ils dépassaient le but. Ce n’est pas sur le ministère que retombent leurs accusations, mais sur le pays, mais sur ces classes moyennes à la tête desquelles ils sont eux-mêmes placés. S’il était vrai que ces classes fussent si corrompues, que deviendrait la France ? Heureusement il n’en est rien : non, la France n’est pas la proie exclusive du mal ; loin de là : les bons instincts, les nobles tendances, les sentimens généreux, l’emportent sur l’égoïsme et les mauvaises convoitises. Qu’on compare les opinions des générations nouvelles avec celles des hommes qui étaient jeunes au temps du directoire, et l’on verra de quel côté est la délicatesse du sens moral !

Toutefois il ne faut pas se dissimuler que les exagérations que nous combattons, si dénuées qu’elles soient de fondement, ont leurs dangers. Les hommes éclairés, les hommes de bonne foi que n’aveugle pas l’esprit de parti en reconnaissent le néant, mais combien d’autres les répètent sans se donner la peine de les contrôler ! D’ailleurs, quand des partis crient bien haut qu’ils ont le monopole de la probité, quand ils mettent avec ostentation la vertu à l’ordre du jour, ce langage a une apparence de désintéressement qui peut finir par leur donner quelque autorité. Il ne faut donc pas que les représentans du pouvoir se laissent aller à trop dédaigner certaines déclamations, à penser que là où il n’y a point une exacte vérité dans les choses, il n’y a point de péril. L’erreur serait grande ; elle serait elle-même un nouveau danger. Lorsque des philosophes observent et jugent les choses humaines du fond de leur retraite, ils peuvent se renfermer dans une sorte de mépris contemplatif qui ne saurait convenir à des hommes politiques. Ceux-là sont obligés de s’émouvoir un peu plus de ce qui se dit et se passe autour d’eux. Le véritable rôle du gouvernement est de faire avec une sage mesure la part de l’exagération et celle de la vérité, celle des inquiétudes légitimes de l’opinion et celle des déclamations de l’esprit de parti. Des faits qui se sont multipliés d’une manière fâcheuse ont concouru à établir la conviction que quelques fonctionnaires avaient manqué à la première obligation de l’homme public, aux lois d’une stricte probité. Non-seulement il faut que le gouvernement se montre plus empressé que personne à constater la vérité dans les cas qui ont été signalés, mais il doit, par la sévérité de sa vigilance, par la fermeté de son langage, faire un appel énergique, chez ses agens, à ce que nous nommerions la religion du devoir. Les attaques dirigées contre l’administration ont été vives et retentissantes. Pourquoi le pouvoir ne ferait-il pas, par quelques circulaires, un usage judicieux et opportun de la publicité pour éclairer l’opinion sur des points où elle a pu être égarée, pour témoigner de sa propre sollicitude à maintenir au-dessus de tout soupçon l’intégrité de l’administration française ? À notre époque, il ne suffit pas que le pouvoir accomplisse le bien ; il faut qu’il le dise et le prouve ; agir autrement, ce serait se condamner à l’infériorité envers les partis, qui ne se font pas faute d’enfler la voix-, et de se vanter même des mérites qu’ils n’ont pas.

Répondre par une activité prévoyante à la difficulté des circonstances, préparer un ensemble de mesures qui puissent, l’hiver prochain ; occuper et satisfaire les chambres, voilà ce que recommandent au cabinet ses meilleurs amis, au risque d’éveiller quelques susceptibilités et de paraître un moment donner des armes à certains adversaires. Ces petits inconvéniens disparaissent, à notre avis, devant l’immense avantage qu’il y a toujours à conseiller le pouvoir avec franchise, à lui montrer le but qu’il doit atteindre, à lui indiquer ce que le pays attend de lui. Il y a plus : cette publicité loyale de la critique peut seule donner du prix, de l’autorité à l’approbation. De nos jours, l’impartialité qui s’exprime sans pusillanimité comme sans outrecuidance a seule du crédit.

Il sera d’autant plus nécessaire au gouvernement de prouver par ses travaux, par ses actes, qu’il a une pensée de progrès, des intentions de sage réforme dans tout ce qui tient à notre organisation administrative et financière, que sur deux questions politiques il a pris l’attitude de la résistance et de l’immobilité. L’opposition vient, par une manifestation récente, de lever le drapeau de la réforme électorale et parlementaire. Voilà désormais son mot de ralliement. L’opposition paraît invoquer aujourd’hui la réforme, comme sous la restauration elle criait : Vive la charte ! L’opposition soutient aussi que rien ne ressemble plus à 1827 que 1847, et qu’à vingt ans de distance nous sommes dans une situation qui reproduit les mêmes dangers et les mêmes devoirs. Ce point de vue rétrospectif nous semble plus ingénieux qu’exact ; toutefois il mérite quelque attention. Si nous sommes dans une position analogue à 1827, la France a devant elle un nouveau ministère Villèle, auquel elle doit vouloir substituer un autre cabinet Martignac. La conséquence est rigoureuse. Nous n’aurons pas la simplicité d’énumérer en détail toutes les différences qui distinguent les deux époques : l’opposition les connaît aussi bien que nous ; mais elle a pensé qu’il était habile, et sur ce point elle ne s’est pas trompée, de lancer dans la polémique une analogie spécieuse. En rapprochant l’adresse de cette tactique de tous les symptômes, de toutes les difficultés politiques que nous avons signalés, nous trouvons, pour le gouvernement, de nouveaux motifs de reprendre sur tous les points l’attitude et l’initiative d’un pouvoir actif et résolu. Il n’y a point encore de faits positifs qui doivent inspirer de craintes sérieuses pour l’avenir ; mais il y a des signes, des indices qu’il faut considérer, des avertissemens qu’il importe de comprendre. On est encore maître de la situation, c’est une juste cause de sécurité ; mais d’un autre côté toute négligence, toute perte de temps, pourraient être funestes, et voilà le péril.

La discussion du budget est finie à la chambre des députés, et n’a guère donné lieu qu’à des conversations sans importance. C’est qu’en effet il n’est pas aussi facile qu’on pourrait le croire, quand on n’est pas entré dans tous les détails des dépenses publiques, de retrancher quoi que ce soit sur ce chiffre, si énorme en apparence, de 1,500 millions, et qui est en réalité au-dessous des besoins du pays. La commission du budget, composée par exception cette année de dix-huit membres au lieu de neuf, a travaillé, pendant cinq mois entiers, avec un soin scrupuleux que tout le monde reconnaît et apprécie : elle a examiné une à une ces allocations si diverses et si multiples, qui ont pour but de satisfaire aux exigences tous les jours croissantes des services publics, et de cet immense travail il n’est sorti qu’une réduction de quelques millions sur le budget ordinaire, et une opération de simple report sur le budget extraordinaire. L’opposition elle-même renonce à aller au-delà, et ses observations ont porté en général beaucoup plus sur la marche des administrations particulières que sur les crédits qui leur sont alloués. C’est reconnaître implicitement que tous ces crédits sont suffisamment justifiés, et qu’il ne s’agit que de les bien dépenser.

Il est même à remarquer que, dans plusieurs occasions, la chambre, de l’aveu et quelquefois sur la provocation de l’opposition, a rétabli au budget des augmentations de crédit demandées par les ministres et supprimées par la commission du budget. Ces votes prouvent que les alarmes répandues au commencement de la session sur notre situation financière se sont singulièrement atténuées devant une étude plus approfondie des faits. Les finances de la France sont en ce moment embarrassées par l’entreprise des chemins de fer, mais il s’en faut bien qu’il y ait lieu de concevoir les inquiétudes qui ont été propagées par la malveillance. Il importe, en effet, de ne pas confondre ce que le pays dépense pour ses besoins ordinaires et ce qu’il avance extraordinairement, depuis quelques années, pour les travaux publics qui doivent l’enrichir. Ses dépenses ordinaires sont couvertes par ses recettes ordinaires et au-delà, car dans ses dépenses ordinaires sont comprises les sommes qu’il consacre annuellement à l’amortissement de ses anciennes dettes, et qui dépassent aujourd’hui 100 millions. Or, l’amortissement n’est pas une dépense ; c’est une épargne, un capital qui se reforme, et non un revenu qui se consomme.

Reste le budget extraordinaire. Celui-là est bien un excédant de dépenses, mais de dépenses productives, et qui ne devraient être considérées que comme un placement. L’état emploie annuellement, depuis 1840, environ 150 à 160 millions en travaux publics extraordinaires. Cette somme, il faut le reconnaître, est prise en dehors des recettes et ne peut être demandée qu’à l’emprunt, sous quelque forme que l’emprunt se produise, soit qu’on ait recours à une consolidation des réserves de l’amortissement, soit qu’on augmente le chiffre de la dette flottante, soit enfin qu’on en appelle à une nouvelle émission de rentes sur le grand livre. Ces trois formes de l’emprunt ont été employées avec succès depuis 1840. Elles seront mises encore en jeu toutes trois pour terminer l’œuvre que le pays s’est imposée. Deux à la rigueur auraient pu suffire. On peut évaluer environ à un milliard les travaux qui restent à effectuer en exécution des lois du 25 juin 1841 et du 11 juin 1842 ; ces travaux seront répartis sur six années au moins, c’est-à-dire qu’ils ne seront terminés que vers 1853. Si l’on n’avait consacré à les payer que les réserves de l’amortissement, ces réserves auraient été absorbées jusqu’en 1857 ; c’eût été beaucoup sans doute qu’une telle anticipation, mais enfin elle n’avait rien que de possible et qui ne pût être envisagé sans effroi, En attendant, la dette flottante aurait pu s’accroître assez pour suffire aux dépenses. Cette dette sera de 700 millions à la fin de 1847. Il suffisait, pour subvenir à tout, qu’elle s’accrût d’environ 100 millions par an jusqu’en 1853, époque où elle eût été de 1,200 millions. Les réserves de l’amortissement seraient venues ensuite, de 1853 à 1857, combler le déficit, et nous nous sciions retrouvés en 1857 avec notre dette flottante actuelle et 1 milliard de travaux publics exécutés de plus. Cependant le ministre des finances a pensé qu’il serait plus simple, pour moins charger l’avenir et pour moins exiger de la dette flottante, de contracter un emprunt. Cet emprunt n’était pas absolument nécessaire, nous venons de le montrer ; mais il sera utile, il fera cesser le désordre plus apparent que réel de nos finances, il rétablira l’équilibre entre les dépenses et les recettes. La quotité de cet emprunt a été fixée à 350 millions ; c’est plutôt trop que pas assez. Quant à l’époque où il devra être contracté, c’est à la sagesse du gouvernement de la déterminer ; rien ne presse, ainsi que l’ont fait remarquer dans les bureaux plusieurs orateurs de toutes les nuances.

Quelques personnes paraissent s’étonner et s’affliger que la France en soit réduite à emprunter en pleine paix pour subvenir à ses dépenses. Il ne faut pas oublier que les dépenses dont il s’agit n’ont rien d’obligatoire, et que le pays ne se les impose que pour augmenter sa richesse. Ce n’est point, à vrai dire, la somme totale de la dépense que le pays ajoute à ses charges ; c’est l’intérêt de cette somme. Quand il dépenserait 200 millions par an en travaux publics en sus de ses recettes, le pays se grèverait purement et simplement de 8 à 10 millions d’intérêts à payer. Or, qu’est-ce que 8 à 10 millions de dépenses de plus en présence de l’accroissement prodigieux que ces travaux donnent au commerce, à l’industrie, à l’agriculture, et qui se traduit par une augmentation de recette considérable ? Jusqu’ici ces augmentations de recette ont été de 25 à 30 millions par an, et une progression nouvelle dans les travaux publics déterminerait sang nul doute une progression plus rapide encore.

Augmenter ses charges annuelles de 8 à 10 millions pour augmenter ses recettes d’une somme quatre fois plus forte, n’est-ce pas faire une excellente affaire ? On a souvent dit qu’un particulier qui mènerait ses affaires comme la France mène les siennes se ruinerait infailliblement. C’est une erreur ; pour que la comparaison soit juste, il faut supposer un particulier qui emprunterait, comme les états, sans obligation de rembourser le capital et à la seule condition de servir les intérêts. Ceci posé, le propriétaire qui emprunterait tous les ans 200,000 francs à 4 et même à 5 pour 100, et qui, avec cette somme, ferait sur son bien des améliorations qui augmenteraient son revenu annuel de 30 ou 40,000 francs, serait-il donc si imprudent et si malhabile ? Emprunter à 4 ou même à 5 pour placer à 18 ou 20 pour 100, est-ce donc un si mauvais calcul ? Les adversaires du système financier suivi en France depuis quelques années affectent toujours de faire abstraction de cette augmentation progressive dans les recettes, ou, s’ils en parlent, c’est pour l’attribuer au hasard, à une sorte de bonheur particulier et inexplicable qui s’attache au gouvernement de juillet. Il n’y a pas de hasard et de bonheur qui se reproduise si invariablement ; la progression constante des recettes publiques, sans qu’il y ait eu aucune augmentation d’impôt et après même que des réductions ont été opérées et des impôts totalement supprimés, ne peut s’expliquer que par une augmentation constante de consommation et de production, c’est-à-dire de richesse, due au système financier qui a été suivi.

Sans doute une pareille progression a des bornes, et il ne faudrait pas espérer qu’elle pût se prolonger indéfiniment ; mais rien ne permet de supposer que la limite soit sur le point d’être atteinte en France. Bien loin de là, quand on jette un coup d’œil sur notre immense et magnifique territoire, et qu’on estime par la pensée tous les trésors qui y sont encore enfouis et qu’une administration intelligente peut en faire sortir, on est beaucoup plus tenté de trouver qu’on ne marche pas assez vite que de se plaindre qu’on va trop loin. Depuis 1830, la valeur des propriétés rurales, pour ne parler que de la terre, qui est en définitive l’intérêt principal, celui qui sert de base à tous les autres, s’est accrue généralement dans une proportion considérable. Sur le plus grand nombre de points, cette valeur a tiercé ; sur d’autres, elle a doublé et même triplé. Qui peut calculer ce que les chemins de fer ont déjà ajouté et ajouteront encore à la valeur des propriétés particulières le long de leur parcours ? Que de produits sans valeur, faute de débouchés, en ont acquis par ces communications perfectionnées qui suppriment l’espace et le temps, et qui ne sont encore, on peut le dire, qu’à leur début !

En présence des efforts inouis que fait tout le reste de l’Europe pour se couvrir de chemins de fer, en présence des résultats admirables obtenus en Angleterre par les lignes en exploitation, il n’est vraiment plus permis de reculer, et nous regrettons vivement, sous ce rapport, la préoccupation d’économie qui a porté la commission du budget, et après elle la chambre, à retrancher une portion considérable de l’allocation demandée pour les travaux publics de 1848. Nous savons que ce retranchement s’atténue par l’effet des sommes non employées sur les exercices précédens, et qui seront reportées sur l’exercice 1848 ; mais cette considération ne nous paraît pas suffisante pour justifier la mesure provoquée par la commission du budget. Tout ce qui peut gêner ou retarder l’exécution des travaux publics commencés, et particulièrement celle des chemins de fer, est une perte plutôt qu’un gain. Non-seulement on ajourne l’époque où les populations entreront en jouissance des avantages de tout genre que leur promet l’ouverture d’une ligne en exécution, mais encore l’état perd le revenu des capitaux engagés dans cette ligne, tant qu’elle n’est pas terminée. Un chemin de fer qui n’est pas fini est un obstacle à la circulation ; c’est un embarras et non un secours. Il faut donc finir, et finir vite ce qui est commencé ; tous les intérêts y sont engagés. Un amendement avait été présenté dans ce sens par M. Léon Faucher ; il n’a succombé qu’à un petit nombre de voix. On voit que, cette fois encore, les propositions d’augmentation dans les dépenses sont venues de l’opposition, et ce n’est pas nous qui lui en ferons un reproche.

Il serait d’ailleurs chimérique d’espérer que, lorsque les travaux publics ordonnés par la loi du 11 juin 1842 seront finis, il sera possible de s’en tenir là. On ne s’arrête pas dans cette voie, quand une fois on y est entré. Il s’en faut bien que, dans la distribution des lignes de chemins de fer, toutes les parties du territoire aient eu leur contingent naturel. Des portions notables du pays ont été mises à l’écart ; on se tait aujourd’hui à cause des difficultés momentanées p’a fait naître l’exécution de tous ces travaux à la fois ; mais, dès que ces difficultés s’atténueront, on verra recommencer les réclamations des localités intéressées. L’ouest et le midi ont notamment beaucoup à se plaindre. L’abandon, inévitable pour le moment, du réseau de l’ouest et de la grande ligne de Bordeaux à Cette ne peut pas se réaliser définitivement sans froisser les justes prétentions d’un bon tiers de la France. D’autres lignes encore seront infailliblement demandées et doivent l’être, pour que tous les points du pays participent également de l’effet utile d’une dépense dont tops les points du pays supportent le poids. Partout on paie pour les chemins de fer, partout on doit en sentir les avantages. Ceci est de la justice distributive la plus vulgaire, et on peut être certain que chaque département, chaque arrondissement, et pour ainsi dire chaque canton, ne manqueront pas de faire valoir leurs droits. On s’est beaucoup récrié contre ce qui s’est passé l’année dernière lors du vote des chemins de fer, des concessions réciproques que se sont faites les diverses parties de la France, des coalitions qui ont eu lieu ; c’est là un fait inévitable, et, nous dirons plus, légitime, qui se reproduira en toute occasion, car tous les arrondissemens de la France sont égaux devant le budget.

Dans les dernières discussions du parlement anglais, on a pu reconnaître que le moment des élections était proche au langage belliqueux et hautain tenu par lord Palmerston, notamment au sujet de la motion qu’avait faite lord G. Bentinck dans l’intérêt des créanciers anglais de l’Espagne. Lord Palmerston s’est efforcé de flatter l’orgueil national en exaltant la puissance de l’Angleterre, en la montrant armée des moyens « d’obtenir justice pour ses sujets de tous les pays, sur toute la surface de la terre. » En parlant ainsi, il est clair que lord Palmerston voulait se désigner aux électeurs comme le redresseur à venir de tous les torts, de tous les griefs dont chaque Anglais aurait à se plaindre. Sa harangue était une sorte de proclamation électorale ; cependant il y perce un autre sentiment, une irritation amère et profonde contre le gouvernement espagnol. Fidèle à ses habitudes, lord Palmerston a critiqué l’administration de la Péninsule avec la même vivacité qu’il contrôlait, il y a quelques mois, celle de la Grèce. Il s’est plaint des résistances qu’il a constamment rencontrées dans ses efforts, pour déterminer le gouvernement espagnol à suivre les directions que voulait lui imprimer l’Angleterre. — Il ne saurait être question ici d’agiter des thèses économiques ; ce qu’il faut constater, c’est que l’Angleterre, de l’aveu même de son ministre, a échoué dans sa prétention d’arracher au gouvernement espagnol les mesures qu’elle avait le plus à cœur. C’est peut-être la première fois qu’elle l’avoue avec tant de franchise. Le diplomate qui la représente à Madrid ne néglige rien cependant pour faire croire à l’influence qu’il prétend exercer sur le gouvernement espagnol. La réalité répond-elle aux apparences ? Sans remonter à ce fameux traité de commerce qui depuis tant d’années est comme l’idée fixe de la politique anglaise, qu’a obtenu cette politique ? Dans l’affaire des mariages, a-t-elle fait adopter ses combinaisons ? Dernièrement encore, le ministère Pacheco, à l’avènement duquel M. Bulwer laissait dire autour de lui qu’il avait puissamment concouru, n’a-t-il pas protesté par son attitude contre ce prétendu patronage britannique ? Au fond, la juste susceptibilité du caractère espagnol a toujours résisté aux exigences de l’Angleterre, et nous doutons que le dernier discours de lord Palmerston engage le cabinet de Madrid à plus de docilité pour l’avenir. N’est-il pas étrange de trouver aujourd’hui un langage aussi dur dans la bouche de l’un des signataires du traité de la quadruple alliance ? N’est-ce pas trop livrer le secret de ses désappointemens ?

Au moment où les parlemens de France et d’Angleterre vont se séparer, la diète helvétique ouvre sa session ; le moment est décisif pour les destinées de la Suisse. La majorité dans la diète appartient au parti radical ; quelle sera la conduite de ce parti ? Dans le discours par lequel le président du nouveau vorort et de la diète a ouvert la session, nous avons remarqué, à travers des généralités pompeuses, la pensée positivement exprimée qu’une réforme du pacte fédéral était indispensable. Évidemment le droit de modifier son pacte fédéral appartient à la Suisse et ne saurait lui être contesté. Sur ce point, il ne saurait s’élever de controverse, surtout de la part d’un pays constitutionnel comme la France, et il faut reconnaître que le langage de notre gouvernement a toujours été le même, soit dans les notes diplomatiques, soit à la tribune. Seulement la Suisse, dans son propre intérêt, ne saurait exercer ce droit d’une manière absolue sans avoir égard aux conditions fondamentales de son existence. La Suisse n’a jamais été un état unitaire, mais une confédération d’états qui, en déléguant à une diète générale certains pouvoirs, se sont réservé, pour leur régime intérieur, les droits de la souveraineté. C’est parce que la Suisse présentait ainsi à l’Europe une sorte d’agrégation d’individualités indépendantes, qu’elle en a obtenu la neutralité, et quelques acquisitions territoriales destinées à fortifier cette neutralité. Enfin il ne faut pas oublier que la situation de la Suisse est telle, qu’elle ne saurait être agitée par des troubles sans que plusieurs états de l’Europe qui lui sont contigus en reçoivent le contre-coup. C’est sur ces points essentiels que tout récemment encore le gouvernement français vient d’appeler l’attention du vorort dans une dépêche de M. Guizot à M. de Bois-le-Comte, en date du 2 juillet 1847. Quelques personnes ont cru voir là une insistance dont pouvait s’effaroucher la susceptibilité nationale de la diète helvétique ; mais dans quelles circonstances le gouvernement a-t-il adressé ces nouveaux conseils à la Suisse ? Quand il fut bien démontré, par les dernières élections du canton de Saint-Gall, que le parti radical aurait la majorité dans la diète, la cour de Vienne n’hésita pas à considérer comme imminente la guerre civile avec tous ses déchiremens. Aussi nous croyons qu’elle eût désiré que les puissances s’entendissent pour déclarer à la Suisse, avant toute résolution de la part de la diète, qu’elles ne souffriraient pas qu’il fût fait violence à la souveraineté cantonale. Il paraît que la cour de Vienne était convaincue qu’une semblable déclaration de la part des puissances était de nature à retenir la diète. Le gouvernement français n’a pas partagé cette conviction ; il a jugé au contraire qu’en adoptant un pareil parti, on pourrait être entraîné à une intervention immédiate, ce qu’il fallait surtout éviter. S’abstenir aujourd’hui non-seulement de toute intervention, mais aussi d’une médiation qui elle-même serait prématurée, adresser à la Suisse des communications amicales, et bien la convaincre qu’il y a entre les puissances un complet accord de vues et de pensées à son égard, telle est la ligne de conduite que paraît avoir adoptée le gouvernement français.

C’est pourquoi il a tenté de nouveaux efforts pour persuader à la Suisse que maintenir le principe de la souveraineté cantonale, c’est vraiment respecter et défendre son indépendance. M. Guizot a fait encore remarquer, dans sa dépêche du 2 juillet, que, si on abolissait en Suisse les bases constitutives de la confédération malgré les résistances d’un ou plusieurs cantons, une pareille abolition ne serait pas l’acte d’un peuple modifiant librement ses institutions ; ce serait plutôt l’asservissement d’états indépendans contraints de passer sous le joug d’états plus puissans. Cette dépêche du 2 juillet, communiquée par M. de Bois-le-Comte à M. Ochsenbein, a produit sur ce dernier une impression fort vive. M. Ochsenbein la communiqua sur-le-champ aux meneurs radicaux ; ceux-ci décidèrent que M. Ochsenbein garderait la dépêche pour lui, et que, s’il était interpellé sur ce point, la majorité radicale approuverait sa conduite. C’est ainsi que les chefs du parti radical n’ont pas craint de manquer au principe qui veut que toutes les communications que l’état vorort reçoit des puissances étrangères soient immédiatement portées à la connaissance des états confédérés, surtout quand la diète est réunie. Les radicaux redoutaient l’effet que devait produire la publicité de la dépêche ; aussi recommandèrent-ils à leurs journaux de garder sur ce sujet le plus profond silence. On nous mande de Berne que, si la dépêche du 2 juillet a été connue, c’est qu’elle a été communiquée par M. de Bois-le-Comte tant aux membres du corps diplomatique qu’à des députés de la diète. Cependant, à la faveur de cette demi-notoriété, les bruits les plus erronés ont circulé : on a prétendu que la dépêche annonçait l’intervention. Il n’en est rien. Nous désirons vivement que le gouvernement français se maintienne dans cette ligne de modération envers la Suisse ; nous voudrions aussi que les chefs du parti radical prissent en considération la situation délicate et difficile de leur pays. Il ne suffit pas de proclamer bien haut l’indépendance de la Suisse ; il ne faut pas la compromettre par d’imprudentes exagérations. Qu’ils n’oublient pas combien d’interprétations diverses l’acte du congrès de Vienne peut recevoir, tant en Suisse que de la part des puissances. Est-il de l’intérêt de la Suisse d’aborder témérairement des questions qui sont entendues diversement, et sur lesquelles les puissances signataires de l’acte de Vienne peuvent réclamer un droit d’examen ?

L’Italie se préoccupe de plus en plus de l’œuvre réformatrice entreprise par Pie IX, et Rome vient de traverser des jours de crise. Depuis le motu proprio du 14 juin, par lequel le pape instituait un conseil des ministres, l’opposition du parti rétrograde s’est montrée plus à découvert et s’est assez enhardie pour contrarier ouvertement les intentions et les projets de Pie IX. C’est cette opposition, on n’en a pas douté à Rome, quia arraché au cardinal Gizzi sa circulaire ambiguë du 22 juin, dans laquelle non-seulement le gouvernement pontifical désapprouvait les démonstrations tumultueuses de Pise et de Livourne à l’anniversaire de l’exaltation de Pie IX, mais où il semblait laisser percer l’intention de revenir sur ses pas et de retirer certaines concessions. C’est alors que le mécontentement publie éclata : on disait tout haut que le pape n’avait rien changé que le chef de l’administration, que, s’il avait remplacé le cardinal Lambruschini par le cardinal Gizzi, la segretaria di stato était restée composée des mêmes personnes, monsign. Santucci, MM. Sabattuci, Alessandroni, et d’autres qui, repoussés par l’opinion, avaient néanmoins gardé leurs places. Au milieu de l’effervescence générale, des rassemblemens se formaient et parcouraient les rues en criant : Viva Pio nono solo ! C’est le mot de ralliement du peuple romain, qui sépare le pape du reste de son gouvernement. Le 29 juin, il y avait fête à Saint-Pierre, et le peuple avait projeté d’arrêter les voitures des cardinaux au moment où, pour, s’y rendre, elles passeraient sur le pont Saint-Ange. Le cardinal Corboli, dont le père est un des chefs du parti libéral, fut averti et ne se montra pas ; le cardinal Lambruschini jugea à propos d’aller faire une tournée pastorale dans son diocèse de Civita-Vecchia. En présence de ces manifestations, les libéraux modérés de Rome ont rédigé une adresse au pape, dans laquelle ils lui ont dit sans détour qu’il était entouré de conseillers qui paralysaient ses bonnes intentions, que les réformes accordées ne s’exécutaient point, et qu’il était temps de mettre un terme à une pareille situation. En deux jours, ce manifeste a été couvert de cinq mille signatures ; il n’a pas encore été présenté à Pie IX ; quand même il ne le serait pas, il n’en aura pas moins produit un excellent effet, car il a calmé le peuple, et cette manifestation régulière de l’opinion publique a frappé d’une sorte de stupeur le parti rétrograde, qui ne s’attendait pas à cet accord entre les vœux du peuple et ceux des libéraux modérés. C’est alors que le pape a convoqué un conseil extraordinaire, auquel assistaient les princes Borghèse, Barberini, Rospigliosi et Gabrielli. Le gouvernement s’est décidé à ne pas refuser plus long-temps l’institution de la garde nationale, qui était vivement réclamée par la population. Plusieurs dispositions du décret, qui a dû paraître il y a quelques jours, ont été empruntées à la loi française. Les grades inférieurs jusqu’à celui de capitaine seront à l’élection des compagnies. Les autres grades seront conférés par le gouvernement. Cette mesure sera très utile à la ville de Rome. Elle donnera des habitudes d’ordre et de discipline au peuple, qui d’ailleurs, dans ces momens de crise, a montré une louable modération. On l’a vu obéir docilement à l’un des siens qui s’est donné le rôle de tribun. Angelo Brunetti harangue la populace et exerce sur elle une grande influence. C’est un de ces improvisateurs tels qu’on en rencontre souvent parmi les populations méridionales. C’est un autre Masaniello qui jusqu’à présent a sur son devancier le mérite de n’user de son autorité sur le peuple que pour lui prêcher l’ordre et le respect aux lois. Outre son éloquence, Angelo Brunetti a encore un autre genre d’influence ; il n’est pas sans argent : marchand de fourrage et de buis, il est assez riche pour changer quelquefois ses auditeurs en autant de convives. Chez un orateur populaire, voilà, pour capter l’auditoire, un moyen qui n’est pas sans puissance. C’est ainsi que Rome a traversé une crise périlleuse dans laquelle, au jugement de bons observateurs, il n’y a pas eu l’épaisseur d’un cheveu entre la contre-révolution et un coup d’état populaire. Les vœux de l’opinion ont été portés au pape par le comte Pianciani, qui lui a exposé avec une grande franchise le véritable état des choses, et paraît avoir produit sur l’esprit du vénérable pontife une impression profonde. Pie IX, Rome lui rend cette justice, est plein de bonne volonté et de douceur, il aime le bien ; mais il n’a pas toujours assez de fermeté et de décision. Souvent il manque du courage nécessaire pour éloigner des hommes notoirement contraires à ses vues. C’est ainsi qu’il court le risque, en ne voulant mécontenter personne, de mécontenter tout le monde. Pie IX a pu reconnaître cependant, surtout dans la dernière crise, que, s’il avait été plus sévère pour certains agens, il se serait épargné bien des embarras. Un réformateur a besoin d’énergie, et il doit savoir briser des instrumens dont il ne peut plus retirer aucun service. Pie IX ne saurait méconnaître ces conseils, ces exigences de la politique ; autrement il compromettrait son œuvre et l’honneur d’un règne si heureusement commencé.

L’Espagne offre quelquefois le spectacle de bien des agitations, insurrections violentes, crises ministérielles sans motif, brusques reviremens de pouvoir, et cependant, il faut le dire, ces mouvemens auxquels on est habitué, quelque affligeans qu’ils soient et funestes pour le pays, ont moins de gravité que l’espèce de calme qui règne aujourd’hui. La Péninsule, en effet, jouit en apparence de la plus grande tranquillité. La faction carliste, qui s’était relevée en Catalogne, a été vaincue ; quelques bandes qui ont parcouru la Castille sous ce drapeau sans force ont été dispersées. Le gouvernement n’a aucun embarras extérieur ; il n’a point à lutter contre les chambres, il a pris soin de s’en délivrer en les prorogeant, et il ne paraît pas songer à les rappeler. M. Salamanca continue à faire des règlemens, à réorganiser l’administration des finances pour placer ses amis de bourse, ses cliens ; il fait des emprunts, aggrave la situation du pays. Les impôts vont être illégalement perçus, puisque l’autorisation accordée par les pouvoirs législatifs pour les recouvrer expire en ce moment. Comme on voit, l’administration dont M. Pacheco est le chef n’a pas une existence fort brillante. Après avoir porté jusqu’à la rigueur le culte des principes constitutionnels, le président du conseil espagnol paraît les avoir singulièrement oubliés ; mais ceci ne serait rien encore, si le repos factice où le cabinet Pacheco maintient pour le moment l’Espagne ne cachait des désordres déplorables, plus tristes que les désordres de la rue. C’est dans les plus hautes régions du pouvoir, au sein du palais même, que s’est glissée l’anarchie. Ce sont des faits malheureusement trop notoires pour qu’il soit permis de les passer sous silence et de ne point examiner la situation étrange qu’ils font à la reine Isabelle elle-même et au ministère qui en accepte la responsabilité.

Nous ne voulons pas ajouter une foi entière à tous les bruits propagés par la presse d’Angleterre, de France et d’Espagne. Il y a cependant une circonstance que nul ne peut nier, c’est que depuis assez long-temps déjà le roi don Francisco vit entièrement séparé de la reine Isabelle ; il s’est retiré au Pardo, et n’a plus voulu reparaître au palais de Madrid, malgré les instances faites auprès de lui ; aucune démarche n’a pu vaincre sa résolution à cet égard. Cette mésintelligence s’est assez envenimée pour être aujourd’hui la principale question qui se débatte au-delà des Pyrénées, et il n’est pas besoin d’insister sur les résultats qu’elle peut avoir. Le cabinet actuel de Madrid cherche à attribuer cette mésintelligence au roi, aux prétentions qu’il aurait élevées, en un mot à des discussions intérieures d’autorité entre ce prince et la reine ; il insinue que les cabinets précédens ont vu naître ces discussions, et qu’ils ont voulu les résoudre contre la reine, contre la loi politique, en s’appuyant sur le parlement, qu’ils auraient saisi de cette affaire, mais qu’ils ont été arrêtés dans cette entreprise. Ces allégations, qui se sont produites dans un journal ministériel, ont reçu la dénégation la plus formelle de tous les hommes qui ont composé les cabinets précédens. La cause unique de la mésintelligence qui a éclaté entre Isabelle et don Francisco, il faut le dire, n’est point là ; le seul motif qui les tient encore divisés, c’est qu’il existe malheureusement aujourd’hui une influence auprès de la reine qui ne devrait point exister. Cette influence, tous les journaux modérés et progressistes s’accordent pour la signaler ; le ministère lui-même, dans un moment où il la redoutait, la fit dénoncer par un de ses amis dans des lettres datées d’Aranjuez et adressées au Tiempo ; l’influence est devenue propice depuis, et on n’a plus rien dit. Est-il nécessaire de démontrer ce qu’il y a d’étrangement méprisant pour le sentiment public et de périlleux dans l’existence de ce pouvoir occulte qui est parvenu à dominer tous les conseils, à se mettre au-dessus des ministres responsables ? On a eu souvent l’occasion de remarquer combien la politique en Espagne est mélangée de caprices, de passions vulgaires, d’entraînemens personnels ; en voilà un frappant exemple qui se manifeste par une scission publique au sein de la famille royale, et en vérité ce n’est point au roi qu’on peut imputer une telle situation, qui, nous le craignons bien, deviendra sans issue. Que cette situation ne soit pas d’une parfaite dignité pour cette triste influence dont nous parlions, et qui a un nom fort connu à Madrid, cela importe peu ; mais ce qui est véritablement affligeant, c’est de voir cette dissolution du pouvoir sous toutes ses faces. Quinze ans de guerre civile n’ont point altéré le sentiment monarchique, qui est si vivace en Espagne ; pense-t-on qu’il résiste long-temps au spectacle décourageant qui est donné en ce moment au pays ? Croit-on qu’une royauté qui publie sa faiblesse puisse conserver le respect d’un peuple ? La reine Isabelle a été pour la Péninsule le symbole de grandes espérances : elle avait devant elle le plus beau rôle qui puisse échoir à une tête couronnée. C’est à elle encore de voir si elle doit être la souveraine honorée d’un pays constitutionnel, ou si son règne doit rappeler le gouvernement absolu dans ses plus mauvais jours, par ses plus mauvais côtés. La scission qui s’est manifestée entre le roi et la reine n’est au surplus qu’un des épisodes des discordes intérieures de la famille royale. Ces dissensions se sont aggravées récemment par une découverte singulière. Il est devenu public que l’infant don François de Paule, le père du roi, qui vivait dans l’intimité de la reine Isabelle depuis son mariage, faisait partie d’une société secrète dont le but n’est rien moins que l’abolition de la royauté. Imbécillité ou folie, le fait n’en était pas moins étrange, et l’infant a subi un nouvel exil, une nouvelle disgrace, après toutes celles qu’il a subies pour des motifs à peu près semblables, qui tous prouvaient le peu de portée de son esprit. Ce sont là des symptômes qui certainement ne sont pas fort rassurans, et l’opinion publique commence à se préoccuper des suites que peuvent avoir ces désordres qui éclatent au sein de la famille royale. Il ne faut pas s’en étonner ; la question qui s’agite au palais de Madrid est une question de dignité, c’est-à-dire d’existence pour le pouvoir royal. Quant au ministère qui assiste à ces divisions, on dirait, en vérité, qu’il les entretient plutôt qu’il ne cherche à en effacer les causes. Cela peut s’expliquer par un mot, c’est qu’il sait que le gouvernement n’est pas véritablement dans ses mains, et qu’il se résigne à user du pouvoir dans les limites qui lui sont tracées. Quelle force propre et efficace aurait d’ailleurs ce cabinet, malgré la valeur de quelques-uns de ses membres ? Il n’a trouvé le moyen de vivre jusqu’ici qu’en éloignant les chambres, afin d’éviter ce qui était inévitable, la formation d’une majorité contre lui. Son existence est une existence de hasard. Arrivé au pouvoir on ne sait comment, contre toutes les règles constitutionnelles, il est fatalement contraint à suivre la voie où il s’est laissé pousser.

La Belgique, qui nous donne, depuis deux ans, le spectacle d’un ministère en lutte ouverte, officiellement constatée, avec toutes les forces électorales du pays, est à la veille de sortir de la situation anormale où l’entêtement des ultramontains et la neutralité systématique du roi l’ont placée. Les chambres belges, comme on sait, sont soumises à la réélection avec des combinaisons telles que les modifications qui s’opèrent dans l’esprit des collèges électoraux peuvent tarder deux ans, quatre ans, six ans, selon les circonstances, à se traduire par un déplacement de la majorité parlementaire. Les catholiques avaient espéré que la réaction libérale, déjà manifeste dès 1843, irait se calmant à travers ces délais successifs : après les élections de juin, il ne leur est plus permis de conserver la moindre illusion à cet égard. Leur persistance n’a servi qu’à entretenir, à surexciter le mouvement de l’opinion. Le parti libéral n’a pu, à la vérité, qu’entamer la majorité catholique du sénat, soumise qu’est cette assemblée à des conditions d’éligibilité qui la livrent presque exclusivement à l’aristocratie foncière ; mais, en revanche, il a obtenu un succès complet, décisif dans les élections de représentans. Aujourd’hui l’opposition et le parti ministériel se balancent dans la seconde chambre avec une précision mathématique, et c’en est assez pour condamner le ministère à l’impuissance. On peut donc considérer comme certaine, pour l’époque de la rentrée des chambres, la retraite de M. de Theux ; car il n’oserait pas recourir à une dissolution qui, dans l’état actuel de l’opinion électorale, aurait pour unique résultat de précipiter la ruine définitive du parti catholique. La dissolution des chambres sera prononcée peut-être, mais par le futur cabinet libéral, si celui-ci ne pouvait vaincre autrement la résistance du sénat.

Le parti catholique ne cherche plus à dissimuler sa défaite. Ses journaux, naguère si confians, si dédaigneux, si incrédules devant la possibilité éventuelle de l’avènement des libéraux au pouvoir, en sont aujourd’hui réduits à dépenser leur ironie dans l’énumération des difficultés qui attendent le futur ministère libéral. Leur thèse favorite, c’est que le parti libéral n’est pas assez homogène peur gouverner. Est-ce une véritable cause de faiblesse ? Un parti homogène, dans l’acception rigoureuse du mot, c’est un parti exclusif ; il ne laisse aucune porte ouverte aux opinions mixtes, aux adhésions douteuses, cet appoint de presque toutes les minorités ; il supporte enfin tout entière la solidarité des fautes, des écarts politiques de chacun de ses membres, de chacun de ses chefs. Les catholiques ne sont tombés, en six ans, du faîte de la puissance que pour avoir voulu être un parti trop homogène. Il ne faut pas outrer sans doute ce raisonnement. Certaine homogénéité est indispensable aux partis qui ne veulent pas se résigner indéfiniment au rôle d’opposition ; mais cette homogénéité existe à un degré suffisant dans la coalition libérale. Trois élémens, dont les deux premiers sont même bien près de se confondre, composent cette coalition les doctrinaires, renversés en 1841 par le clergé ; les mixtes, qui, jusqu’à l’avènement de M. de Theux, ont voté avec les catholiques sur presque toutes les questions, sauf toutefois les questions qui intéressaient visiblement la prépondérance du clergé ; les ultra-libéraux enfin, qui ne sont, à tout prendre, en désaccord avec les doctrinaires et les mixtes que sur le mode de résistance à opposer aux envahissemens du clergé. Si donc ces trois fractions diffèrent entre elles sur quelques points, elles s’entendent sur un point essentiel, l’abaissement de leurs adversaires. Quelles que soient les divisions intestines du parti libéral, les catholiques n’en profiteront pas.