Chronique de la quinzaine - 14 juillet 1870

La bibliothèque libre.

Chronique n° 918
14 juillet 1870


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 juillet 1870.

Le monde contemporain est destiné à éprouver d’étranges surprises, à voir entre un lever et un coucher de soleil passer de ces orages qui ébranlent tout, qui ravivent aussitôt le sentiment aigu de ce qu’il y a de fragile dans la situation de l’Europe.

Depuis un an, la France, tout absorbée dans ses transformations intérieures, ne songeait point à mal en vérité ; elle n’avait pas eu le temps de s’occuper de guerre ou de querelles diplomatiques, de campagnes d’hiver ou de campagnes d’été. Il y a quelques jours tout au plus, le corps législatif entrait dans la discussion du budget avec l’impatience d’une assemblée pliant sous la fatigue et aspirant au repos. Il n’y a pas deux semaines encore, M. Émile Ollivier, interrogé à propos du contingent militaire sur la situation de l’Europe et sur nos relations extérieures, se complaisait dans le spectacle d’une sérénité qu’il croyait sans doute avoir faite, et il disait en propres termes : « Je réponds que le gouvernement n’a aucune espèce d’inquiétude, qu’à aucune époque le maintien de la paix en Europe n’a été plus assuré. De quelque côté qu’on regarde, on ne voit aucune question irritante engagée… » M. Émile Ollivier assurait, et il le croyait certainement, qu’il avait fait pour la paix quelque chose de mieux que de se bien conduire diplomatiquement, qu’il avait fait le plébiscite, ce « Sadowa français » qui rendait maintenant toutes les négociations faciles au gouvernement. Sadowa, le mot était peut-être un peu vif, et allait être d’une opportunité douteuse ; mais il exprimait si bien le contentement de soi-même et le bonheur de s’égaler d’une certaine façon à M. de Bismarck ! Enfin rien de suspect n’apparaissait à l’horizon ; c’était ce « calme plat » dont parlait tout récemment à la chambre des pairs d’Angleterre lord Granville, le successeur du regrettable lord Clarendon au foreign office.

C’était un jour de l’autre semaine. Le lendemain, tout avait changé. La tranquillité de l’Europe n’était certes rien moins qu’assurée. Une émotion contagieuse passait du gouvernement dans les chambres et dans le public. On s’était endormi en pleine paix, on se réveillait au seuil de la guerre, au milieu de toutes les passions déjà frémissantes. Qu’avait-il fallu pour déterminer un changement si brusque et si grave ? Justement une de ces « questions irritantes » que la veille encore on n’apercevait pas, un de ces événemens qui éclatent tout d’un coup, la candidature d’un prince prussien, d’un Hohenzollern au trône d’Espagne. Le fait est que cette négociation avait été hardiment et très secrètement conduite, si bien que notre diplomatie à Berlin et à Madrid n’y a vu absolument rien ; elle a été surprise comme la France elle-même, comme l’Europe. Encore un instant, et tout était fini. La couronne espagnole avait été offerte, elle avait été acceptée ; il ne manquait plus que le consentement des cortès, que le général Prim, en vrai héros diplomate, espérait enlever au pas de charge. On avait bien sans doute l’idée que la présence d’un prince prussien sur le trône d’Espagne allait être profondément désagréable à la France ; mais on ne s’arrêtait pas pour si peu. L’essentiel était d’aller vite, de devancer la mauvaise humeur qui pourrait se produire à Paris, après quoi il n’y aurait plus qu’à s’arranger avec un fait accompli. C’est alors que le gouvernement, éclairé à l’improviste, se précipitait en quelque sorte à la tribune pour mettre hautement et publiquement son veto à la combinaison qui touchait au succès, pour montrer la pointe de l’épée de la France, si l’on voulait aller plus loin. C’est alors aussi que cet incident, violemment dégagé de l’obscurité et amené au grand jour, s’est dévoilé avec ce caractère de gravité redoutable qui n’a fait que s’envenimer d’heure en heure, en prenant les proportions d’une lutte possible entre la France et la Prusse. On peut dire que pendant quelques jours la guerre a été dans Pair, près d’éclater comme la foudre. Est-on parvenu du moins à conjurer cette redoutable extrémité ? On l’a cru un moment, la paix a semblé retrouver des chances ; cette lueur paraît s’évanouir de nouveau. De toute façon, la question ne reste pas moins grave par les intérêts qu’elle a mis en jeu, par les passions qu’elle a soulevées, par les fermens nouveaux qu’elle jette en Europe. Elle s’est abattue sur nous comme ces typhons des mers du sud où les meilleurs navires sombrent assez souvent. Pour cette fois, le navire ne s’est pas perdu, mais il n’est point impossible que les pilotes ne sortent de l’ouragan quelque peu endommagés.

D’où vient cet incident ? Comment a-t-il pu arriver à ce degré d’intensité et de violence ? C’est déjà un fait surprenant à coup sûr que cette espèce d’aventure nouée et combinée dans le mystère, cette candidature ourdie comme un complot, et éclatant au moment voulu sous les pieds des gouvernemens intéressés. Cette candidature, elle est née plus ou moins spontanément, plus ou moins artifîcieusement, d’une sorte de rencontre entre les embarras du gouvernement actuel de l’Espagne, toujours à la recherche d’un roi, et l’ambition de la Prusse, toujours à la poursuite des moyens d’étendre son influence. L’Espagne, on le sait bien, en est depuis deux ans à passer la revue des princes de l’Europe à qui elle peut offrir la couronne. Elle vit au milieu des candidatures qu’elle imagine ou qui se présentent d’elles-mêmes, et qui seraient toutes naturelles. Le roi dom Fernando de Portugal, celui de tous les princes qui, dès le premier moment, eût le mieux réussi, n’a pas voulu aller régner à Madrid. Les princes italiens, le duc d’Aoste, le duc de Gênes, ont refusé à leur tour ou l’on a refusé pour eux. Le duc de Montpensier est là toujours présent en Espagne, il a des partisans actifs, dévoués ; mais il n’a pu réussir jusqu’ici à enlever le succès. Le fils de la reine Isabelle, le prince des Asturies, est désormais un prétendant en titre par suite de l’abdication récente de sa mère ; mais les chefs de la révolution de 1868 se sont prononcés si souvent et si vivement contre une restauration bourbonnienne, que celui que l’on appelle Alphonse XII a pour le moment peu de chances de rentrer en Espagne, et don Carlos en a encore moins, de sorte que depuis deux ans l’Espagne est littéralement dans cette situation d’un pays qui s’obstine à maintenir la monarchie et qui n’a point de roi, qui ne peut pas obtenir les princes qu’il aurait acceptés et qui ne veut pas de ceux qui s’offrent à lui. Lorsqu’il y a un mois, les cortès, sur le point de se séparer et pressées d’en finir avec le provisoire, agitaient de nouveau cette question du choix d’un souverain, le général Prim, principalement chargé de ce rôle de faiseur d’un roi, prononçait un discours qui devient un trait de lumière aujourd’hui ; il racontait à mots couverts l’histoire d’une candidature mystérieuse sur laquelle il refusait de s’expliquer. Le prince dont il s’agissait et dont on ne disait pas le nom était tel que le voulaient les cortès, issu de race royale, catholique et majeur ; il réunissait, assurait-on, toutes les qualités. Malheureusement toutes les négociations engagées avec lui n’avaient conduit à rien. Une première fois le prince en question avait envoyé un plénipotentiaire, un « personnage distingué, » chargé de reconnaître le terrain ; mais le « personnage distingué » était arrivé à Madrid tout juste pour assister à une des séances les plus orageuses des cortès, et il avait pris immédiatement la fuite par le premier train sans regarder derrière lui. Bientôt cependant on obtenait l’envoi d’un second agent. Celui-ci, par une fatalité nouvelle, arrivait en Espagne au moment où éclatait la dernière insurrection de Barcelonne, et, comme le « personnage distingué » qui l’avait précédé, il repartait au plus vite, « fortement impressionné, » selon le langage du général Prim. On en était là le 11 juin ; tout semblait abandonné. Le général Prim avait tout l’air d’avoir raconté aux cortès une histoire picaresque. — Pas du tout, c’est au contraire à partir de ce moment que la chose devenait sérieuse, que la négociation se renouait et se hâtait au point d’arriver en quelques jours à son terme. Le 11 juin, rien n’était fait d’après le président du conseil de Madrid ; aux derniers jours du mois, tout était fini. La candidature mystérieuse, c’était celle du prince Léopold de Hohenzollern. Le gouvernement espagnol avait renouvelé ses offres, le prince avait accepté, le roi de Prusse avait autorisé le tout. Il ne manquait plus que deux choses, l’acquiescement des cortès, dont on ne doutait pas, et la complaisance débonnaire de la France en face d’un dénomment si bien fait pour la surprendre.

On peut certainement admettre que le gouvernement espagnol, à bout de moyens et ne sachant plus guère de quel côté se tourner, eût le droit de chercher un prince là où il espérait le trouver. Le prince de Hohenzollern était sa dernière ressource ; il réunissait d’ailleurs certaines conditions bien faites pour le désigner au trône d’Espagne. Il est catholique, comme on le dit ; il est majeur à coup sûr ; il est marié avec une princesse portugaise, et il apprend l’espagnol depuis quelque temps. Ce sont là des qualités fort recommandables, surtout si on ajoute que le prince passe pour jouir d’une fortune personnelle très considérable. Il faut en convenir cependant, le général Prim a fait preuve d’une singulière étourderie en se lançant ainsi dans une telle aventure sans savoir où il allait, en ne prévoyant pas que la France aurait quelque chose à dire, ou en se figurant qu’il n’y avait qu’à se presser pour déjouer tous les obstacles. La candidature du prince de Hohenzollern laissée à elle-même eût-elle réussi dans les cortès ? Cela est encore fort douteux. Le moins qui aurait pu arriver, c’eût été le déchaînement peut-être immédiat de toutes les prétentions rivales, c’est-à-dire la guerre civile, une guerre où l’on n’eût pas manqué d’irriter les passions nationales contre le roi étranger, contre un prince dont les bouches espagnoles peuvent à peine prononcer le nom. Ainsi voilà où les chefs de la révolution de septembre ont conduit en deux ans leur pays : une guerre civile menaçante et une rupture possible avec la France. Le général Prim, avant d’engager cette partie aventureuse, aurait dû prévoir qu’il préparait à son pays une inévitable déception, que sa combinaison ne pouvait pas réussir, non pas parce qu’on songerait à porter la moindre atteinte à l’indépendance espagnole, mais parce que le gouvernement français se sentirait blessé de la présence possible d’un prince prussien à Madrid, et des procédés qu’on avait employés pour faire triompher cette candidature.

Comment imaginer en effet que la France pût consentir tranquillement à se voir enveloppée d’une ceinture dont les deux bouts seraient dans la main de la Prusse, qu’elle pût accepter cette extension de l’influence prussienne, déjà prépondérante en Allemagne, et allant maintenant s’établir à Madrid sous le déguisement d’une royauté indépendante ? Ce qu’elle ne pouvait admettre davantage, c’est ce procédé de surprise auquel on a eu recours, c’est ce secret dont on s’est entouré pour hâter une combinaison évidemment dirigée contre elle. Dans toute cette affaire, le gouvernement espagnol a porté le sentiment de ses embarras, — l’impatience d’avoir un roi ; — la Prusse a porté ses vues particulières et son ambition. Le général Prim s’est caché peut-être, ainsi qu’il l’a dit, pour éviter le ridicule d’un échec nouveau dans cette recherche incessante et toujours inutile d’un souverain ; M. de Bismarck s’est tenu derrière le rideau pour ne pas montrer la main de la Prusse. Qu’on ait affecté et qu’on affecte encore de représenter le cabinet de Berlin comme entièrement étranger à cette négociation, c’est aisé à comprendre ; il n’est pas moins vrai qu’il a su ce qui se préparait, qu’il y a aidé, qu’il a facilité le dénoûment, — et si M. de Bismarck a été assez habile pour s’abstenir, comme il s’abstient encore, s’il n’a rien négligé pour laisser à tout ce qui se passait le caractère d’une affaire de famille entre le roi Guillaume et le prince de Hohenzollern, c’est qu’il sentait bien que c’était là une de ces tentatives qu’il faut se réserver de pouvoir désavouer au besoin. En faisant ce qu’il a pu pour réussir, il s’est arrangé de façon à pouvoir dire que la Prusse n’y est pour rien, que l’Espagne est seule juge du choix de son souverain. Au demeurant, c’est la clé de tout ce qui est arrivé. On n’a pas pu s’y tromper, et c’est ce qui a excité une émotion si profonde en France, c’est ce qui explique aussi comment le gouvernement français, mis tout à coup en demeure de prendre un parti, a laissé entrevoir dès le premier moment une nuance sensible dans son attitude vis-à-vis de l’Espagne et vis-à-vis de la Prusse.

La gravité de la question en effet ne tient ni à l’Espagne, ni même personnellement au prince Léopold ; elle a tenu à cette présence de la Prusse dans une affaire où nos intérêts étaient plus ou moins directement atteints. Un incident frivole et sans importance par lui-même a réveillé et a remis en pleine lumière toutes ces difficultés qui rendent la paix si laborieuse, si précaire entre la France et la Prusse. On a dit que c’était un prétexte, une occasion qu’on saisissait pour faire une querelle à la Prusse ; c’est bien possible, mais on ne voit pas qu’il y a des circonstances où tout est inévitablement occasion et prétexte, parce que l’antagonisme est dans le fond des choses, parce qu’il y a une logique désastreuse qui laisse toujours entrevoir la possibilité d’une lutte, parce qu’il y a une fatalité cruelle qui tient sous les armes des peuples faits pour s’entendre, pour travailler en commun à la civilisation générale. Oui, sans doute, il ne faut pas se faire d’illusions, tout est prétexte ; aujourd’hui c’est la candidature du prince de Hohenzollern au trône d’Espagne, hier c’était l’affaire du Luxembourg, demain ce sera autre chose : à la moindre apparence, c’est un frémissement universel, un perpétuel qui-vive, et il en sera ainsi tant que la situation respective de la France et de la Prusse restera ce qu’elle est depuis quatre ans. La Prusse elle-même ne s’y méprend pas, elle sait bien que, de tout ce qu’elle a fait en un jour de prodigieuse victoire, rien n’est définitif tant que ses relations avec la France sont incertaines et obscures, toujours exposées à ce coup de vent d’une querelle inattendue.

La Prusse a été heureuse dans une guerre habilement préparée, elle a tiré parti de sa victoire, ce n’est pas là ce qu’il y a d’extraordinaire ; mais n’est-il point visible que, depuis ce jour d’étonnante fortune, la Prusse n’a d’autre pensée que d’étendre par tous les subterfuges, par tous les artifices des interprétations captieuses, les résultats de ses victoires pourtant assez beaux ? Est-ce que ces traités militaires qui ont inféodé à la nouvelle confédération du nord les forces de la Bavière, du Wurtemberg, de Bade, sont bien réellement dans la limite de la paix de 1866, et laissent intacte la souveraineté indépendante de l’Allemagne du sud, consacrée par les traités ? Est-ce que la Prusse a trouvé ailleurs que dans sa volonté le droit d’occuper Mayence, qui est en dehors de la confédération ? Est-ce que M. de Bismarck ne s’est pas moqué mille fois de cette barrière du Main qu’on lui oppose sans cesse ? Est-ce que le Danemark n’en est pas encore, après quatre ans, à savoir quels sont les districts du Slesvig que lui assure la paix de Prague ? Et quand, la Prusse procède ainsi, lorsqu’elle saisit toutes les occasions de faire acte de prépotence, de prendre quelque gage nouveau ou de s’affranchir des obligations qu’elle a contractées dans la plénitude de la victoire, croit-on que la France n’ait pas le droit de s’émouvoir, qu’elle puisse rester indifférente devant une politique qui ne s’arrêtera évidemment que lorsque, par la guerre ou par la paix, elle aura réalisé tous ses desseins ? Tout ce qui est arrivé découle et devait découler de cette situation. La candidature du prince de Hohenzollern n’a plus été qu’un détail ; l’Espagne elle-même a disparu, le conflit s’est immédiatement précisé entre la France et la Prusse, et le gouvernement l’entendait ainsi lorsque, dans un premier mouvement, il allait faire devant les chambres cette déclaration retentissante et inusitée : « Nous ne croyons pas que le respect des droits d’un peuple voisin nous oblige à souffrir qu’une puissance étrangère, en plaçant un de ses princes sur le trône de Charles-Quint, puisse déranger à notre détriment L’équilibre actuel des forces en Europe, et mettre en péril les intérêts et l’honneur de la France. » C’était une sorte d’ultimatum qu’on lançait du haut de la tribune, sans trop prendre garde si on n’allait pas mettre le feu à l’opinion et préparer un de ces malentendus de passion publique qui aggravent toutes les situations.

Que s’est-il passé depuis ce moment ? Comment s’est traduite diplomatiquement cette déclaration du 6 juillet ? Nous entrons ici en vérité dans une confusion où les communications se brouillent sur les fils télégraphiques, et où les esprits font un peu comme le télégraphe. Il y a longtemps assurément qu’il ne s’était manifesté autour d’une négociation diplomatique un tel entraînement, une telle fièvre d’impatience. Il ne faut pourtant pas oublier que depuis le jour où M. le duc de Gramont prononçait les paroles par lesquelles le conflit se révélait dans toute sa gravité, huit jours sont à peine écoulés, et ce n’est que dimanche que M. Benedetti, ambassadeur de France à Berlin, pouvait voir le roi Guillaume à Ems, pour lui soumettre les réclamations de la France. Ce qu’on demandait au souverain prussien, c’était de retirer l’autorisation qu’il avait accordée au prince Léopold de Hohenzollern d’accepter la couronne d’Espagne, et, si nous ne nous trompons, on faisait aussi quelque allusion à des garanties pour l’avenir. La satisfaction réclamée par la France devait du reste être donnée dans le plus bref délai, et eu cela la France était mue surtout par l’idée d’éviter les complications nouvelles que pourrait créer la réunion prochaine des cortès à Madrid. Le gouvernement français tenait expressément surtout à écarter l’Espagne de cette délibération dont pouvait sortir la paix ou la guerre. Au premier moment, soit qu’il ne comprît pas d’abord toute la gravité de la question, soit qu’il voulût gagner du temps, le roi de Prusse ne répondait que d’une manière évasive. La guerre semblait dès lors imminente. Bientôt cependant une éclaircie survenait. Le père du prince Léopold, le prince Antoine de Hohenzollern, sans doute sous l’inspiration de la Prusse, déclinait au nom de son fils la candidature à la couronne espagnole, et peu après, à ce qu’il paraît, le souverain prussien adressait à l’empereur une dépêche télégraphique par laquelle, comme roi de Prusse et comme chef de la famille de Hohenzollern, il retirait l’autorisation qu’il avait accordée, de sorte que par le fait le point primitif du litige disparaissait. Ce qu’on avait demandé, le roi de Prusse paraissait le concéder ; la renonciation du prince de Hohenzollern qu’on avait pour objectif, on l’obtenait ; les chances de conflit semblaient diminuer par cela même. En quelques jours, on avait passé par toutes les émotions, par toutes les phases d’une négociation pleine d’ardentes péripéties, et l’on se retrouvait en face d’une paix possible.

C’est dans ces termes que la question était posée hier, lorsque M. le duc de Gramont allait faire aux deux chambres une communication à demi rassurante, quoique toujours incomplète et assez mystérieuse encore. C’est la paix vraisemblable, quoique toujours en péril. Il ne faut point en effet dépasser la vérité des choses. Au moment des dernières explications de M. le duc de Gramont, la renonciation du prince de Hohenzollern n’était point encore arrivée directement au gouvernement français. Ce qu’on en connaissait, on le savait par une dépêche du prince Antoine de Hohenzollern au général Prim, qui l’avait transmise à l’ambassadeur d’Espagne à Paris, M. Olozaga, lequel l’avait communiquée à M. Ollivier. La renonciation est donc de toute façon très indirecte, et par la manière dont elle est arrivée et par la qualité de celui qui l’a faite. Quant à la dépêche du roi de Prusse, elle existe, nous n’en doutons pas ; il est pourtant à remarquer que jusqu’ici pas un mot du gouvernement n’y a fait allusion. M. de Gramont s’est borné à déclarer que les négociations avec la Prusse n’étaient pas encore terminées.

La paix est assurément un assez grand bienfait, et elle puise dans les intérêts qu’elle protège une force assez efficace pour triompher de tout ce qui ne serait qu’irrégularité de forme dans une négociation. Le gouvernement n’ayant demandé qu’une chose, la renonciation du prince de Hohenzollern garantie par l’intervention du roi de Prusse, il est clair que, si cela était accordé, on ne pourrait excéder soi-même la limite des réclamations qu’on a élevées, qu’on ne pourrait greffer en quelque sorte sur un incident apaisé un incident nouveau qui rallumerait le conflit ; mais ici s’élève pour le gouvernement une question de responsabilité qui va être sans doute dans les deux chambres l’objet de discussions ardentes, où retentiront toutes les passions patriotiques. Ce qui peut inquiéter dans tous ces événemens qui se succèdent et se pressent sous nos yeux depuis quelques jours, c’est que tout marche véritablement d’une étrange allure, c’est que, par la manière dont on a procédé, cette paix qu’on souhaite, qu’on s’efforce de maintenir, pourrait bien n’être qu’une paix un peu plus précaire encore que celle qui existait il y a trois semaines, ou, pour mieux dire, cette paix pourrait n’être qu’un conflit ajourné. Le ministère français s’est lancé d’un tel bond dans cette affaire qu’il lui est difficile aujourd’hui de s’arrêter sur place et de contenir les ardeurs qu’il a déchaînées. Il y a une règle assez simple et assez naturelle en politique : il faut avoir soin de proportionner son élan et ses moyens au résultat qu’on veut atteindre. Si le ministère ne voulait rien de plus qu’une renonciation du prince de Hohenzollern au trône d’Espagne, il est clair qu’il aurait pu déjouer cette combinaison par des moyens moins bruyans, moins périlleux et tout aussi efficaces. Sa parole aurait pu avoir une autorité tout aussi décisive, et elle n’aurait pas été certainement moins écoutée, pour ne s’être pas produite au milieu des foudres et des éclairs ; — si sa parole n’avait pas trouvé l’accueil qui lui était dû, il aurait été alors d’autant plus fondé à tirer tout à fait son épée hors du fourreau, il aurait eu devant le monde l’avantage d’une tentative qui absolvait d’avance ses résolutions les plus inflexibles. Par la déclaration hautaine et incontestablement inusitée qu’il portait à la tribune, il s’exposait à dépasser le but et à frapper trop fort. En écartant l’Espagne pour concentrer le conflit entre la France et la Prusse, il permettait de croire qu’il allait à ce redoutable tête-à-tête avec l’intention de relever ce qu’il considérait comme un défi, comme l’expression de toute une politique. En un mot, qu’il le voulût ou qu’il ne le voulût pas, derrière cette candidature importune du prince de Hohenzollern, il laissait entrevoir tous les griefs de la France contre la Prusse ; il passionnait l’opinion, et il fomentait ce bruyant malentendu qui a tous ces jours-ci agité les esprits. Le ministère n’y a pas pris garde, il n’a pas vu qu’en donnant ce coup de fouet au pays il courait le risque de compromettre le résultat modeste qu’il poursuivait ; il s’exposait à ce que ce résultat, si on l’obtenait, fût considéré par l’opinion comme assez disproportionné avec l’agitation qu’on a créée.

C’est ce qui n’a pas manqué d’arriver. Ce sentiment de déception a fait déjà explosion au milieu de circonstances où tout le monde dans le gouvernement n’a pas gardé une contenance suffisamment discrète, et dans quelle alternative se trouve aujourd’hui le ministère ? Qu’on admette la meilleure chance, celle d’une négociation heureusement conduite ; si le cabinet français relevait trop ses avantages, il pourrait exciter la susceptibilité de la puissance à laquelle il vient de demander une concession, et c’est ici un autre côté de la situation qui n’est même pas le moins grave au point de vue de la durée de la paix. On a frappé un grand coup, et on a paru un instant avoir réussi, nous le voulons bien ; mais, dans l’hypothèse même de cette réussite, s’est-on demandé quelles conditions nouvelles allait créer cet incident ? Ces conditions sans nul doute vont être plus que jamais difficiles et précaires. Qu’on remarque le soin qu’a pris jusqu’ici M. de Bismarck de rester en apparence étranger à tout ce qui vient de se faire. Le chancelier a été appelé un instant ; il est parti de ses terres de Poméranie, il est allé jusqu’à Berlin sans se rendre à Ems, et il est aussitôt rentré à Varzin. M. de Bismarck est trop clairvoyant pour avoir voulu accepter une querelle dans les conditions qu’on lui offrait. Évidemment la candidature du prince de Hohenzollern était aux yeux de M. de Bismarck un mauvais terrain. Le chancelier s’est tenu à l’écart, et on ne peut guère douter de l’intention qu’on a elle en Prusse d’écarter au plus vite une question importune.

Est-ce à dire que le roi Guillaume, M. de Bismarck et la Prusse ne gardent aucun ressentiment de ce qui vient d’arriver, si une solution pacifique vient à triompher encore ? On le saura bientôt. Il est à craindre qu’au succès après tout négatif que nous pourrions obtenir, M. de Bismarck ne tînt à opposer quelque succès un peu plus palpable, et qu’après avoir refusé le combat sur l’ingrat terrain d’une candidature princière, il ne répondît par quelque pas décisif sur le terrain allemand. Il n’est point impossible que cet incident ne suscite au-delà du Rhin des sentimens qui, pour être plus tardifs, plus lents à se produire, ne seront pas moins sérieux. Tandis que l’opinion en France s’amortira, s’aigrira dans les incertitudes d’une situation mal engagée, l’opinion en Allemagne restera sous le coup de cette crise violente, et s’exaltera de telle sorte que cette paix d’aujourd’hui, si tant est que ce soit une paix, ne serait rien moins que sûre ; encore une fois, ce ne serait malheureusement peut-être qu’une guerre ajournée, qui pourrait éclater dans des conditions plus défavorables pour nous. Et voilà ce qu’aura produit une politique, — trop bruyante, trop impétueuse, si elle avait cette « passion de la paix » dont parlait M. Émile Ollivier, qui n’en sait peut-être rien, — trop irrésolue et trop aisément déconcertée, si elle acceptait l’occasion d’une affaire sérieuse et décisive avec la Prusse.

Le gouvernement a été surpris par cette redoutable explosion, cela n’est pas douteux, et le corps législatif n’a pas été moins étonné de se réveiller en face de la guerre. La chambre en était à commencer paisiblement la discussion du budget, et la veille même, par une coïncidence curieuse, elle discutait une question qui, a l’insu de tout le monde, n’était point en vérité sans un étrange à-propos dans la circonstance : c’était la question de la force nationale et de l’organisation militaire de la France. On ne savait pas alors, — les réductions de contingent acceptées par M. le maréchal Lebœuf et le langage confiant de M. Émile Ollivier en sont le témoignage naïf, — on ne savait pas encore qu’on n’était séparé que par quelques heures à peine d’une de ces crises où un peuple est contraint à l’improviste d’être à la hauteur de tous les événemens ; on savait du moins que depuis assez longtemps tout ne va pas le mieux du monde en Europe, et qu’il y a des momens où il ne faut pas toucher à ce que M. Gambetta appelait si bien récemment la prunelle de l’œil de la France, l’intégrité de l’armée, la puissance militaire.

Assurément rien n’est plus facile que de déclamer sur les rigueurs du service militaire, sur les besoins de l’agriculture, sur les déperditions du travail, sur l’exagération des dépenses improductives ; malheureusement on n’a pas trouvé jusqu’ici le secret d’être un grand pays sans se tenir prêt à jouer son rôle dans les affaires du monde, d’avoir une armée sans la préparer et sans se résigner pour cela à quelques sacrifices ; c’est ce que l’opposition ne comprend pas toujours. L’utopie la fascine ; sa chimère est l’abolition des armées permanentes. Elle a la prétention passablement contradictoire et même un peu ingénue de combattre l’esprit militaire en armant tout le monde, jusqu’aux élèves des lycées, de faire face à tout par les levées en masse, de rétablir l’équilibre du budget par la réduction des armemens réguliers. Elle ne s’aperçoit pas que la pire des choses après tout, c’est d’être battu, comme on le serait infailliblement avec ce système, et qu’il n’y a rien de plus ruineux que les économies qui atteignent la force nécessaire d’une nation. M. Garnier-Pagès proposait l’autre jour à M. le maréchal Lebœuf le problème suivant : « dépenser le moins possible et rester le plus fort possible, » en d’autres termes tenir tête à la Prusse ou à toute autre puissance, s’il le faut, et ne rien dépenser du tout. M. Garnier-Pagès n’est vraiment pas difficile, et il prenait bien son temps. Est-ce en multipliant les propositions de ce genre que la gauche arrivera sûrement à être un parti pratique ? Il a fallu que M. Thiers avec son expérience, avec son sentiment supérieur des grandes situations, prît sur lui de donner à l’opposition une leçon de politique, et eût le courage d’avertir le pays qu’on le trompait par des chimères de désarmement, — qu’un peuple comme la France a besoin d’une puissante armée, que pour avoir une armée il faut du temps et de l’argent, du temps pour former des soldats, de l’argent pour assurer l’efficacité d’une organisation militaire. M. Thiers a parlé ce jour-là en homme d’état uniquement préoccupé d’un intérêt national, agité d’une sorte de pressentiment instinctif, comme s’il entrevoyait dans les événemens des dernières années l’événement toujours possible du lendemain. Il s’est gardé, lui, de voir tout en rose à la veille d’une crise où l’on allait voir tout en noir, et il n’a rien exagéré non plus ; il a montré simplement, avec une invincible clarté, que la rançon des immenses fautes qui ont été commises, c’est ce contingent qu’il faut oser virilement demander à la France pour le soin de sa grandeur, dans l’intérêt même de la paix.

C’est dur, mais c’est nécessaire. De la part de l’illustre orateur qui a élevé cette discussion en l’éclairant, c’était un acte encore plus qu’un discours, et M. Thiers a tenu peut-être d’autant mieux à parler dans une question de patriotisme qu’on avait mis une malséante affectation à remarquer son silence récemment dans une occasion délicate, dans cette affaire de la pétition des princes d’Orléans qui a eu un dénoûment trop facile à prévoir. M. Estancelin a parlé avec une éloquence émue pour les princes exilés ; M. le garde des sceaux a parlé pour la raison d’état, déguisée sous cet euphémisme de la « justice sociale ; » la gauche a trouvé le moyen de se diviser encore un peu plus qu’elle ne l’était, et la pétition a été écartée par l’ordre du jour. Les princes restent exilés parce qu’ils sont princes, parce qu’ils sont d’une maison qui a régné en France. S’ils avaient été attaqués dans la dignité de leur vie, dans la politique dont ils ont été la personnification, M. Thiers ne se serait pas contenté, sans aucun doute, de déposer silencieusement dans l’urne un vote favorable à la pétition. Dès qu’il n’en était pas ainsi, il s’est tu, et il ne pouvait en vérité faire autrement. L’hommage le plus éloquent et le plus significatif que M. Thiers ait pu rendre au passé, c’est l’existence dans laquelle il s’est renfermé depuis vingt ans, c’est la retraite où il a vécu et d’où il n’est sorti que le jour où il a vu la possibilité de travailler à la renaissance des institutions libérales. Qu’avait-il à dire de plus ? Il ne pouvait que garder un silence respectueux qui mettait d’accord ses souvenirs et ses devoirs d’homme public, ses opinions et sa dignité. Ce n’est pourtant pas la faute de ceux qui ont joué un grand rôle dans les affaires de leur pays et qui ont toujours une influence considérable, si on les place dans, ces situations délicates où ils sont obligés de se taire parce qu’ils ne pourraient pas tout dire, et c’est là l’inévitable inconvénient de ces questions malheureuses qui ne sont que l’émotion d’un jour au milieu d’un mouvement public qui se hâte, qui se renouvelle sans cesse.

Comptez tout ce qui s’est succédé en si peu de temps. Il y a moins de deux semaines, cette pétition des princes d’Orléans passionnait pour quelques heures le corps législatif. Le lendemain éclatait à l’improviste cet incident franco-prussien qui est devenu instantanément l’unique, l’irritante préoccupation des esprits, qui, après avoir tenu quelques jours la chambre dans une fièvre d’attente et d’impatience, va retentir maintenant en débats parlementaires, — et à travers tout cela vient le budget, le premier budget préparé sous le nouveau régime ! Il est certain qu’il y a des momens où les chiffres manquent tout à fait d’éloquence, et n’ont pas le don de parler à l’imagination. Avec la meilleure volonté, les orateurs les plus instruits se sentent impuissans à ramener l’attention distraite d’une assemblée sur des affaires de finances. Allez donc parler du système des viremens, des inconvéniens des crédits supplémentaires, du fonds commun ou même de l’équilibre du budget, lorsqu’on est à interroger le télégraphe, à se demander si d’une heure à l’autre la guerre n’aura pas éclaté, et si le pays, sans s’inquiéter de tous les calculs d’une commission laborieuse, ne sera pas obligé de tendre tous les ressorts de sa puissance militaire et financière ! Une assemblée a besoin de plus de liberté d’esprit et de sang-froid que n’en avait le corps législatif ces jours passés pour entrer dans l’examen de toutes ces questions complexes, pratiques, quelquefois obscures et toujours difficiles, qui expriment et résument une situation économique. Aussi voit-on les débats se succéder sans exciter un intérêt bien vif. On parle et on vote, on n’écoute guère, et on ne fait pas surtout une véritable loi de finances. C’est pourtant fâcheux. La commission nommée cette année pour le budget s’est livrée à l’étude la plus soigneuse, la plus attentive de nos finances, elle a fait en conscience une œuvre difficile, et l’organe, l’orateur principal de cette commission, M. Chesnelong, a écrit un rapport remarquable d’intelligence et de lucidité. Si les circonstances avaient été plus favorables, s’il avait pu y avoir une discussion plus suivie, moins cahotée, c’eût été le moment d’aborder les questions financières, qui ne sont certes pas les moins sérieuses aujourd’hui. Un budget, c’est après tout le résumé de la vie d’un pays pour qui sait en pénétrer les secrets, et l’essentiel est moins d’y jeter pêle-mêle une multitude d’amendemens comme on le fait depuis quelques jours que d’y faire entrer un esprit supérieur d’ordre, d’économie intelligente et de régularité féconde.

P. S. C’est la paix entre la France et la Prusse qui a semblé l’emporter ces jours derniers ; de nouveau maintenant le vent tourne à la guerre. La dernière difficulté à surmonter semblerait devoir être le dernier écueil. Il s’agirait des garanties qu’on demande au souverain de la Prusse, et sur lesquelles le roi Guillaume refuserait de s’expliquer. Au moment suprême, l’esprit du vieux roi ne se laissera-t-il pas ébranler ? Telle est la question qui reste encore en suspens.

Ch. de Mazade.