Chronique de la quinzaine - 14 juin 1877

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Chronique n° 1084
14 juin 1877


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 juin 1877.

Le jour du mois de mai où a éclaté en France une révolution de pouvoir si imprévue, M. le président de la république disait dans le message par lequel il annonçait aux chambres ses résolutions et la formation d’un nouveau ministère : « Pour laisser calmer l’émotion qu’ont causée les derniers incidens, je vous inviterai à suspendre vos séances pendant un certain temps. Quand vous les reprendrez, vous pourrez vous mettre, toute autre affaire cessante, à la discussion du budget, qu’il est si important de mener bientôt à terme. D’ici là, mon gouvernement veillera à la paix publique… » Cette trêve, qui sous la forme d’une prorogation parlementaire a suivi « l’acte du 16 mai, » est maintenant près d’expirer. D’ici à deux jours, les chambres vont se retrouver à Versailles pour discuter le budget ou pour toute autre chose. Un mois s’est écoulé, un mois entier laissé à l’apaisement des esprits, à la réflexion, aux négociations et aux combinaisons. Les partis ont eu le temps de s’interroger et de se consulter, d’organiser la campagne qu’ils se proposent d’engager dès la première heure de la session. Le ministère, lui aussi, a eu le temps de s’établir, de changer des préfets et des sous-préfets, de se préparer aux éventualités dont son avènement peut être le prélude, et, grâce à Dieu, il n’a pas eu à doubler les patrouilles pour protéger la « paix publique » sur laquelle il avait promis de veiller. Le pays lui-même à son tour, le pays enfin a eu le temps de voir le spectacle de loin, d’écouter les commentaires sans trop comprendre peut-être le secret de tous ces mouvemens inattendus.

Oui sans doute, pendant ce mois de prorogation tout le monde a eu le temps de voir, de réfléchir, et, à tout prendre, il y a quelques exagérations qui ont disparu. Les craintes de coup d’état, si elles ont jamais existé, ont singulièrement diminué. Les nuages extérieurs sont moins sombres, s’ils ne sont pas complètement dissipés. La tension universelle est peut-être moins violente qu’il y a un mois, on est moins disposé à voir tout en noir et à pousser tout à l’extrême, nous le voulons bien. Au fond, c’est d’une malheureuse évidence, rien n’est changé. La situation reste telle que l’a faite une manifestation d’autorité présidentielle qui en elle-même n’a point dépassé la légalité, il est vrai, mais qui a été la révélation, le commencement d’un conflit dont personne ne peut pressentir ni l’étendue, ni les péripéties, ni les conséquences. Qu’on ne s’y trompe pas : l’acte du 16 mai 1877 est forcément bien plus compliqué et bien plus grave que l’acte du 24 mai 1873, dont il paraît être le renouvellement ou la continuation.

Il y a quatre ans, l’assemblée était souveraine, elle pouvait tout, rien n’enchaînait sa puissance, et le pouvoir nouveau qu’elle venait d’élever par un vote avait une majorité assurée. C’était régulier dans des circonstances extraordinaires. Aujourd’hui il n’y a plus d’assemblée souveraine ; il y a une constitution qui règle tous les pouvoirs, dont on ne peut s’écarter, fût-ce par une interprétation bien intentionnée, qu’au risque de glisser une fois de plus dans l’inconnu, et le ministère est certain d’avance de rencontrer dès les premiers pas une majorité hostile dans la chambre des députés. Le ministère du 17 mai 1877 est né pour engager la lutte, pour gouverner non pas avec la majorité légale, mais contre elle ou malgré elle. Le conflit existe même avant d’avoir éclaté officiellement dans les discussions parlementaires qui vont s’ouvrir, et il a semblé prendre aussitôt le caractère le plus dangereux d’irréconciliabilité. Comment va-t-on sortir de là à ce moment prochain et décisif de la fin d’une première prorogation ? Le gouvernement est-il résolu quand même à dissoudre une chambre qui peut avoir commis des fautes, mais à l’égard de laquelle M. le président de la république n’a pas eu l’occasion de recourir à son droit constitutionnel d’avertissement par le renvoi d’une loi quelconque à une seconde délibération ? Le ministère est-il sûr, dans tous les cas, d’être suivi jusqu’au bout par le sénat, dont la complicité ou « l’avis conforme » lui est nécessaire ? Avant d’aller plus loin, a-t-il suffisamment évalué les conditions de la bataille qu’il se dispose à livrer, que sa présence aux affaires rend à peu près inévitable ? A-t-il prudemment calculé toutes les chances, tous les périls de cette intervention directe du pouvoir exécutif se portant personnellement au combat et risquant de s’interdire en quelque sorte toute retraite ? voilà la question fort complexe qui va s’agiter dans deux jours. Elle est aussi délicate que redoutable. Elle n’excède pas rigoureusement la légalité, si l’on veut, elle l’épuisé du premier coup ; elle est l’enjeu suprême et désespéré de toute une situation, et il est certes bien permis aux esprits qui gardent leur sang-froid de se demander, jusqu’à la dernière heure, si ces luttes poussées à fond répondent aux vrais intérêts, à l’instinct du pays, s’il n’eût pas mieux valu, s’il ne vaudrait pas mieux encore s’arrêter au seuil des aventures.

Que va-t-on faire dans ces prochains conflits de parlement ? Cette question, qui va être agitée, est évidemment une question mal engagée de toute façon, et elle ne peut avoir qu’une solution périlleuse précisément parce qu’elle est mal engagée. Il n’est point douteux que dans des conditions différentes, mieux définies, mieux préparées, moins troublées et moins violentes, la dissolution de la chambre des députés aurait pu apparaître comme une mesure naturelle et utile, provoquée, nécessitée par l’impuissance d’une majorité incohérente. Le pays, même après avoir nommé cette chambre, n’aurait rien vu d’extraordinaire dans une dissolution ainsi accomplie ; il aurait probablement écouté l’appel fait à son bon sens et à sa patriotique raison. Encore aurait-il fallu, pour tenter cette partie toujours délicate, éviter tout ce qui aurait pu ressembler à une aventure et s’appuyer sans subterfuge sur l’inviolabilité de la loi constitutionnelle. Puisque la république existe, c’est aux institutions de la république fidèlement sauvegardées qu’il aurait fallu demander la force et l’autorité nécessaires pour réclamer du pays une chambre offrant plus de garanties aux intérêts conservateurs et ayant un peu plus l’esprit de gouvernement. Que prétend-on au contraire ? On vit sous la république, on ne croit pas pouvoir la détruire, et depuis le 16 mai on ne cesse de représenter la dissolution comme une machine de guerre contre la république elle-même. On prétend fonder une politique sur des équivoques, des arrière-pensées et des passions de partis également empressés à se mettre en dehors de la légalité constitutionnelle, à poursuivre le régime existant de leurs hostilités ou de leurs railleries. Le gouvernement peut se trouver gêné quelquefois par ces démonstrations, il les voudrait peut-être moins vives et moins bruyantes. Il proteste quant à lui de son attachement à la légalité, de ses bonnes intentions, il met tout cela dans ses messages, dans ses déclarations, dans ses circulaires et jusque dans ses conversations soigneusement livrées au public ; mais c’est là justement ce qu’il y a d’étrange, c’est ce qui fait la faiblesse de sa position. Le ministère offre le spectacle d’un pouvoir qui ne peut décemment donner l’exemple du mépris de la loi et qui n’a cependant d’autres alliés que ceux dont les ambitions, les espérances audacieusement avouées, sont la négation la plus complète des institutions légales. Le ministère a besoin de tout le monde, c’est possible ; il peut se croire obligé par la fatalité de ses engagemens à ménager ou à ne pas décourager ses alliés légitimistes ou bonapartistes, soit ; mais avec cela on n’a pas une politique, on vit quelques jours de plus et on risque de compromettre les intérêts conservateurs eux-mêmes dans de désastreuses équivoques.

Le gouvernement est, plus qu’il ne le croit, la victime de la situation fausse qu’il se fait par ses alliances. Comme nt obtient-il en ce moment l’appui des légitimistes du sénat pour la dissolution ? Rien n’est en vérité plus singulier. On vient de le voir récemment. Des hommes fort respectables du parti légitimiste jugent tout simple d’aller trouver le chef du cabinet et M. le président de la république lui-même. Ils ne se sentent pas assez représentés dans le gouvernement, ils voudraient une place de sûreté dans le ministère ; mais ceci, on ne peut le leur accorder, ce serait donner un fâcheux exemple de mobilité ministérielle et laisser supposer trop de connivences cléricales. Les respectables plénipotentiaires de la légitimité, sans être absolument édifiés sur la valeur des motifs qu’on leur oppose, n’insistent plus sur le portefeuille ; ils veulent du moins des garanties contre les surprises et, ils ne craignent pas de dire le mot, contre les coups d’état ou coups de main, de quelque nom qu’ils se nomment : prorogation nouvelle des pouvoirs de M. le maréchal de Mac-Mahon, présidence à vie, etc. Ils ne veulent pas être joués comme ils pensent l’avoir été au 20 novembre 1873, lorsqu’ils croyaient ne nommer qu’un lieutenant-général chargé d’ouvrir la porte au roi de France. Ils tiennent à ce qu’il soit bien constaté que la place sera libre au moins en 1880, époque où ils comptent que la monarchie de M. le comte de Chambord sera restaurée définitivement et sans remise. Là-dessus les dignes et naïfs négociateurs reçoivent pleine satisfaction ; on se hâte de leur donner l’assurance qu’il n’y aura ni présidence à vie, ni restauration impériale, ni restauration d’aucune espèce, que rien ne sera changé jusqu’en 1880, qu’ils sont libres de réserver leurs espérances, qu’on n’y fera aucun obstacle ; même on leur promet que là où les candidatures légitimistes auront des chances dans les élections, elles seront appuyées par le gouvernement. En vérité, si les historiographes des choses plus ou moins secrètes du temps ne mentent pas, c’est ainsi que tout se passe ! Un régime politique étant légalement établi, des hommes de parti se croient autorisés à aller demander au gouvernement s’il ne songe pas par hasard à se mettre au-dessus des lois, s’il ne rêve pas de consulats à vie qui pourraient gêner la restauration de Louis XVIII, nous nous trompons, de M. le comte de Chambord, — et le gouvernement croit nécessaire de rassurer ces consciences timorées en leur déclarant qu’il ne médite aucun attentat ! Ainsi on traite ensemble sans façon des plus grands intérêts de l’état. Moyennant cet échange d’explications diplomatiques le ministère n’a plus rien à craindre, il aura le contingent légitimiste pour la dissolution. M. le duc de Broglie aura peut-être complété sa majorité sénatoriale encore incertaine ; il semble ne pas s’apercevoir d’un autre côté que c’est là un assez dangereux préliminaire pour des élections, que, s’il y a une alliance faite pour compromettre le gouvernement auprès des masses rurales, c’est celle d’un parti qui est assurément fort honorable et souvent aussi naïf qu’honorable, mais qui à tort ou à raison est le plus impopulaire dans les campagnes.

À peine le gouvernement s’est-il expliqué avec les légitimistes cependant, il est obligé de s’entendre avec les bonapartistes, ou plutôt toutes ces négociations marchent ensemble. Les bonapartistes, quant à eux, n’ont pas tant de scrupules sur les coups d’état et ne font pas tant de façons. Ce qu’ils sont portés justement à exalter dans « l’acte du 16 mai, » ils ne le cachent pas, ils le disent même indiscrètement, c’est un faux air de brumaire ou de décembre, c’est la violence faite au parlement. Qu’on leur donne après cela des préfectures, des sous-préfectures, des justices de paix, ils se chargent du reste, et comme dans beaucoup d’arrondissemens c’est leur candidat qui, aux dernières élections, a serré de près le député républicain élu, ils se croient déjà sûrs de la victoire. Ils voteront pour la dissolution tant qu’on voudra, pourvu qu’on se donne le temps de réorganiser partout la pression administrative. Ils soutiendront provisoirement le ministère, ils l’accablent de leur appui. Le ministère est brave et se croit habile, nous le savons. Il n’ignore pas ce qu’il y a de dangereux dans les concours qu’on lui offre ; il ne croit point pouvoir s’en passer, et il les accepte en se disant que, les bonapartistes dussent-ils revenir en assez grand nombre par la dissolution, ils ne seraient pas encore assez nombreux pour refaire l’empire. C’est possible. Qu’on nous permette seulement une simple réflexion : deux fois en quelques années, le 24 mai 1873 et le 16 mai 1877, on a cru pouvoir se servir des impérialistes sans penser les servir, et deux fois ils ont su, plus que tous les autres conservateurs, profiter de ces crises imprévues pour retrouver une place dans le gouvernement, pour étendre de nouveau leur influence. Allez un peu plus loin aujourd’hui, supposez, à la suite de la dissolution qu’on poursuit, des élections favorables au ministère et une majorité dont la fraction la plus considérable serait bonapartiste : ce ne serait pas encore l’empire, non sans doute ; mais enfin le jour où il y aurait presque partout des préfets de l’empire, où l’on aurait réhabilité les lois et les procédés de l’empire, où les candidatures officielles auraient été remises en honneur, et où les impérialistes, sans former la majorité si l’on veut, seraient assez nombreux pour dominer les délibérations, pourrait-on nous dire ce qui arriverait ? M. le président de la république lui-même aurait beau s’en défendre, il risquerait vraiment de n’être plus qu’un maréchal de l’empire occupant le pouvoir jusqu’en 1880, en attendant mieux.

M. le duc de Broglie peut sacrifier à un intérêt du moment pour avoir sa dissolution d’abord, puis une majorité qu’il espère pouvoir manier, il ne se propose point à coup sûr de rétablir le régime napoléonien ; il se retournerait au besoin, comme on dit : contre un péril nouveau, il chercherait un appui dans d’autres alliances, parmi ceux qui ont concouru une première fois à prononcer la déchéance de l’empire. Eh bien ! ce qu’on ferait devant le péril pressant, que ne le fait-on dès aujourd’hui ? Pourquoi ne rectifierait-on pas spontanément une politique qui du premier coup, dans une impatience de réaction, a visiblement dépassé le but ? Pourquoi ne chercherait-on pas résolument un point d’appui dans les institutions existantes, parmi ceux qui veulent les maintenir et les fortifier, au lieu de chercher une force artificielle, précaire et dangereuse dans une coalition de partis ennemis qui n’ont d’autre pensée que de ruiner, de détruire le régime actuel pour s’en disputer l’héritage ? En d’autres termes pourquoi ne se mettrait-on pas une bonne fois sérieusement à l’œuvre pour fonder cette politique conservatrice de la république qu’on n’a pas réussi jusqu’à présent à dégager, peut-être parce qu’on s’est trop dit de parti-pris qu’elle n’était qu’une chimère ? C’est là justement la question qui dès demain va reparaître dans les chambres, qui doit surtout être abordée dans le sénat le jour la dissolution sera discutée, si décidément elle ne peut pas être évitée.

La situation est certes des plus délicates, des plus graves. Tout peut dépendre de la première séance où les partis et le gouvernement vont se rencontrer face à face, se mesurer du regard et peut-être se heurter aussitôt. Si quelque chose est de nature a précipiter les événemens, c’est que la majorité de la chambre des députés, rendant guerre pour guerre, se laisse immédiatement emporter à des manifestations tumultueuses, violentes, irréparablement hostiles. Que, dès la première heure, sans mesurer ses coups, elle pousse la lutte à fond, qu’elle multiplie les ordres du jour offensans, qu’elle refuse le budget, la question sera bientôt tranchée, la proposition de dissolution ne se fera pas attendre. Qu’aura gagné la chambre à prendre cette attitude, à céder au ressentiment ? Elle aura donné des armes contre elle, elle aura offert un prétexte de plus de répéter que c’est elle qui met obstacle à tout, qui va jusqu’à interrompre les services publics. Ce ne sera pas vrai, elle n’aura fait que relever un défi, elle ne sera pas moins représentée devant le pays comme aggravant la crise et envenimant le conflit. La meilleure politique pour elle, c’est de se contenir, de réprimer des irritations même légitimes, de se borner à l’essentiel pour maintenir sa dignité et de voter, si on le lui demande, les parties les plus urgentes du budget. Elle peut tout cela, elle peut expédier les affaires sans se départir d’une certaine sévérité de contenance vis-à-vis du cabinet. Elle ne livre rien, ni son droit ni ses prérogatives, elle reste à l’état d’observation. On ne s’y trompera pas, on ne prendra pas sa prudence pour une abdication ; on y verra tout simplement un sérieux esprit politique et le sentiment de responsabilité qui s’impose aux majorités parlementaires comme aux gouvernemens. Après tout, que peut-il en résulter ? De deux choses l’une : ou bien la dissolution serait ajournée faute de prétextes suffisans donnés par la majorité républicaine, et ce ne serait point, en vérité, un grand mal, la situation serait encore plus embarrassante pour le cabinet que pour la chambre ; ou bien, malgré tout, le ministère voudra aller jusqu’au bout sans raisons nouvelles, sans provocation, et il gardera devant le pays la responsabilité d’une initiative hasardeuse, d’une agitation électorale de trois mois, d’une crise pénible inévitablement infligée à toutes les affaires.

Qu’on y réfléchisse bien à ce moment extrême, dans ces quelques heures qui nous séparent encore de la prochaine réunion des chambres : c’est tout simplement une affaire de conduite. S’il y avait dans le gouvernement une pensée suspecte, quelque dessein menaçant de violence et de coup d’état, alors il n’y aurait plus à délibérer, il n’y aurait qu’à résister ou à prévenir, si on le pouvait. Fort heureusement il n’en est rien, il n’y a aucune menace sérieuse, aucune intention de trancher le conflit par la force, et la meilleure garantie qu’on puisse avoir de la sincérité des déclarations du gouvernement, c’est qu’il n’y a nulle part une possibilité de coup d’état. Il ne reste donc qu’une situation où, selon le mot si souvent répété, si juste de M. Thiers, la victoire doit encore une fois rester aux plus sages, et la modération de la chambre des députés serait aujourd’hui d’autant plus opportune, d’autant plus efficace qu’elle commencerait par peser sur le sénat le jour où il aurait à se prononcer définitivement sur une proposition de dissolution.

Il ne s’agit pas de céder à des impétuosités de parti et à des passions de combat, de livrer une fois de plus la France aux conflits des politiques extrêmes toujours prêtes à s’entre-choquer ; il s’agit au contraire de préserver le pays de ces chocs dangereux, qui n’ont d’autre résultat que de créer des situations sans issue, de ménager la possibilité des transactions nécessaires, et sous ce rapport, les derniers événemens eux-mêmes, ces événemens de mai, sont faits pour éclairer tout le monde : ils ont pour tous ceux qui veulent voir une moralité évidente, frappante, ils prouvent que, si la solution de nos difficultés n’est pas dans ces brusques explosions d’autorité, dans ces soubresauts de réaction, elle n’est pas non plus dans les prétentions incohérentes d’une majorité mal réglée, trop disposée à suivre tous ses caprices et ayant comme un goût invincible d’agitation. Non ; la solution n’est ni dans les coalitions arbitraires, éphémères de bonapartistes, de légitimistes, de cléricaux, marchant ensemble au combat contre les institutions, ni dans le radicalisme, compromettant ces institutions par ses intempérances. Qu’on se plaise à troubler le pays de ces dilemmes, à le placer sans cesse entre M. le maréchal de Mac-Mahon et M. Gambetta, c’est une fiction intéressée des partis extrêmes. S’il y a une solution, elle est, aujourd’hui comme hier, comme il y a deux ans, comme il y a cinq ans, dans l’intervention active, croissante de ces partis moyens sensés qui s’agitent perpétuellement entre toutes les extrémités sans réussir à se rejoindre, dont la dispersion ou l’inertie est justement une des causes de ces oscillations violentes, incessantes, dans lesquelles nous nous débattons à la recherche d’un équilibre toujours fuyant. Là est la vraie force modératrice sans laquelle tout reste à la merci de ceux qui poursuivent des victoires de parti.

Ce n’est pas facile, nous le savons bien, de rapprocher, de réunir en faisceau ces opinions modérées et pour ainsi dire centrales : elles sont presque aussi séparées que les opinions extrêmes. Elles forment des groupes distincts, elles ont des attractions différentes, des habitudes, des relations, des engagemens, des susceptibilités qui aggravent les divergences. Les constitutionnels, qui se rapprochent de la droite, craignent de se livrer, et ils ont la naïveté de demander aux autres ce qu’ils ne veulent pas faire eux-mêmes. Ils veulent que le centre gauche se rende à merci, qu’il commence par reconnaître leur supériorité, qu’il rompe d’abord tous ses liens avec la gauche. Ils négocient de temps à autre, ils gardent des intelligences, ils ont des velléités, et au premier incident qui dérange leurs combinaisons, ils se replient effarés sur la droite, dont ils restent après tout les prisonniers. Ils votent de mauvaise humeur souvent, mais ils votent sous le prétexte de ne pas se séparer du parti dont ils devraient être les modérateurs, dont ils ne sont fréquemment que les alliés inquiets et mécontens. Le centre gauche, à son tour, sent bien qu’il ne remplit pas son vrai rôle, qu’il n’est pas à sa vraie place, avec ses vrais alliés ; mais il craint, lui aussi, de se livrer. De même que les constitutionnels lui demandent avant tout de se séparer de la gauche, au moins des radicaux, il demande de son côté aux constitutionnels de se séparer d’abord de la droite, et comme la réponse est toujours à la merci des incidens qui se succèdent, on n’aboutit à rien. Au moindre mouvement, le centre gauche fait comme les constitutionnels, il se replie précipitamment sur son corps de bataille, sur la gauche, dont il reste le prisonnier. Au besoin il parle plus haut que les autres pour se faire compter ; au fond, il a le sentiment de sa position effacée et subordonnée, des fautes qu’on commet, auxquelles il se croit obligé de s’associer. Le plus clair est que des deux côtés ce sont des forces perdues qui, au lieu de se rapprocher et de s’unir, comme elles pourraient, comme elles devraient le faire, vont s’égarer dans des camps opposés sans profit et sans gloire. Ce qu’on n’a pas fait jusqu’ici ou ce qu’on n’a essayé du moins que d’une manière décousue et inefficace, ne peut-on pas le tenter sous la pressante influence de la nécessité ? ne comprend-on pas que pour des nuances, pour des susceptibilités, peut-être pour des questions d’amour-propre et d’importance personnelle ou par indécision on compromet un intérêt essentiel ?

Quelle est donc la différence si grande, si fondamentale entre les hommes du centre droit et les hommes du centre gauche ? Les uns et les autres acceptent sans subterfuge les institutions qui existent ; les uns et les autres sont attachés au régime parlementaire : la plupart l’auraient préféré peut-être avec la monarchie constitutionnelle, ils entendent le garder avec la république. Tous ont des opinions libérales, des instincts sérieux d’ordre et de conservation. Que faut-il de plus pour grouper des partis sous un même drapeau ? — Cela n’aurait servi à rien dans ces derniers temps, ira-t-on ; le centre droit et le centre gauche réunis et marchant ensemble n’auraient été (qu’une minorité ! C’est là justement le malheur que des partis sérieux ne voient que le succès immédiat et ne sachent pas se résoudre à être momentanément une minorité ! Supposez que dans la chambre il y eût depuis un an un parti modéré et modérateur sérieusement organisé, agissant avec suite, opposant une attitude nette et décidée à toutes les entreprises extrêmes, sans s’inquiéter de toutes les combinaisons des stratégistes de couloirs : ce parti, rien que par son existence, eût probablement empêché tout ce qui est arrivé, et il suffirait aujourd’hui à dénouer une crise devenue peut-être inextricable. On ne sait pas ce que peut à un moment donné dans la marche des affaires publiques un noyau d’hommes obstinés à faire entendre le langage de la raison, sachant résolument se conformer à un plan de conduite et se séparer de ceux qui ne craignent pas de jouer les destinées de leur pays dans des querelles passionnées et stériles. C’est impossible, ajoutera-t-on, cette union des centres n’est qu’une chimère, c’est la pierre philosophale de la politique ; cela ne s’est jamais vu, cela n’a jamais réussi, bien qu’on l’ait souvent essayé ! Qu’est-ce donc qui a réussi de notre temps et sous nos yeux ? Est-ce la droite légitimiste ou la droite bonapartiste ou même la coalition imprévue de ces deux droites ? La politique qui a reçu le nom de politique de « l’ordre moral » a-t-elle obtenu de si merveilleux succès, et M. le duc de Broglie, s’il tente des élections, est-il bien certain de triompher avec le drapeau qu’il vient de relever encore une fois ? Le radicalisme, de son côté, a-t-il été si heureux et si habile dans les campagnes qu’il a organisées contre des ministères qu’il aurait dû soutenir, et dont il a préparé la chute ? Quand même il réussirait aux élections, est-il bien certain qu’il servirait efficacement la république ? Il faut pourtant dire la vérité telle qu’elle est : M. Gambetta peut être un orateur habile, adresser des harangues à la jeunesse des écoles, prononcer des discours à Amiens ou à Abbeville ; il peut se faire une position d’apparat comme chef à peu près reconnu des gauches, et cependant il est clair comme la lumière que, s’il venait un moment prochain où M. Gambetta disposerait de la direction des affaires publiques par une majorité imbue de son esprit, la république aurait probablement ses jours comptés, parce qu’à tort ou à raison la France n’en est pas à se croire suffisamment garantie dans ses intérêts et suffisamment représentée dans le monde par M. Gambetta ! Est-ce que tous les partis opposés qui se disputent l’empire peuvent promettre plus qu’ils n’ont déjà donné ? La politique de l’alliance des modérés a l’avantage de n’avoir point été sérieusement mise à l’épreuve, et de plus elle a certainement le mérite de répondre aux plus profonds instincts du pays, aux plus intimes nécessités de sa situation intérieure et extérieure.

Au fond, quelques efforts que fassent les partis extrêmes pour gagner l’opinion à leur cause, et nous oserions même dire, quel que soit le résultat apparent des élections, le pays reste toujours modéré. Il l’est par ses sentimens, par ses intérêts, par sa nature, par ses traditions. Si on lui présente une politique qui puisse mettre en doute les conséquences générales de la révolution française, il n’est point douteux qu’il reculera, et c’est pour cela qu’il est instinctivement en garde contre les retours à la monarchie traditionnelle. Il peut donner des voix par des raisons personnelles ou locales à M. Chesnelong, à M. de Franclieu, à M. le duc de Bisaccia, à coup sûr ceux mêmes qui donnent ces voix ne croient pas voter pour la restauration de M. le comte de Chambord, pour le rétablissement des influences ecclésiastiques, pour la guerre avec l’Italie dans l’intérêt du pape. C’est contraire au tempérament public. Si on prétend soumettre le pays à un régime d’agitation et de perturbation sous le nom de radicalisme, il est bien certain qu’il n’en voudra pas davantage, et eût-il voté pour des radicaux, il ne tarderait pas à les abandonner. L’histoire des affaires intérieures de la France est pleine de ces contradictions populaires qui ne sont qu’apparentes. Le pays répugne aux extrêmes. Ce qu’il demande toujours en réalité, c’est qu’on ne l’inquiète pas, qu’on ne le promène pas sans cesse à travers des crises qu’il ne comprend guère, qu’on le laisse reprendre ses forces dans la paix par le travail, par l’industrie et le commerce. Ce qu’il veut, c’est qu’on ne le mette pas perpétuellement en présence de ces fantômes d’ancien régime et de révolution dont il n’a que faire, qu’on s’abstienne de le troubler dans sa libre sécurité, qui après tout est son premier bien. Évidemment quand, sous prétexte de stabilité, on ébranle tout du soir au matin, le pays ne comprend plus. Lorsque dans un prétendu intérêt conservateur on fait appel à des partis qui ouvertement préparent à leur profit ou rêvent des révolutions nouvelles, le pays se défie, et aux prochaines élections M. le duc de Broglie est certainement exposé à se trouver compromis par ces alliances à l’aide desquelles il a fait et il soutient son ministère.

Le pays ne veut aujourd’hui ni guerres, ni révolutions, ni restaurations abusives, ni crises inutiles ; il veut la paix au dedans et au dehors. C’est à cette situation que répondrait la politique de l’alliance des modérés libéraux, parce que seule elle tient compte des instincts divers, des intérêts complexes de la France, parce que seule elle ne peut être suspecte ni de connivences bonapartistes, ni de complaisances pour les agitations de cléricalisme. Assurément l’empire, malgré les progrès qu’on lui laisse faire en lui demandant son concours, n’est pas près de rentrer à Paris par la porte triomphale de l’Étoile. Il a toujours contre lui le souvenir des ruines qu’il a laissées, des désastres nationaux dont il a été le premier et unique auteur, et ce ne sont pas des adversaires qui peuvent être appelés en témoignage de ses fautes ; les révélations les plus décisives, les plus accusatrices viennent de ceux qui l’ont servi avec fidélité jusqu’au bout. Que de fois n’a-t-on pas dit qu’en 1866, à ce moment de Sadowa, où a été préparée réellement la catastrophe de la France, si on n’avait rien fait, si on avait laissé tout faire, c’est qu’on n’était pas prêt, c’est qu’on ne pouvait pas même réunir un corps d’observation sur le Rhin ? On l’a dit, on l’a répété, et pour atténuer la responsabilité du souverain, on s’est plu à tout rejeter sur le ministre de la guerre du temps. On a laissé même circuler les insinuations les plus violentes, les plus injurieuses contre le vieux soldat qui avait la direction des affaires militaires à cette triste époque. M. le maréchal Randon est mort pendant le sinistre hiver de 1870 ; mais il a laissé des Mémoires qu’on publie aujourd’hui et où il prouve que tout ce qu’on a dit n’est qu’une fable. Le ministre de la guerre, loin de se croire et de s’avouer impuissant, avait soumis au contraire à l’empereur un plan de mobilisation de l’armée ; il se croyait en état de réunir en un mois plus de 400,000 soldats, et il offrait de mettre immédiatement en marche 80,000 hommes. Le plan de mobilisation était sous les yeux de l’empereur, le décret de convocation des chambres pour le vote des subsides avait été préparé et devait paraître le lendemain 6 juillet. Que se passait-il dans la nuit du 5 au 6 ? toujours est-il que du soir au matin les résolutions avaient changé, malgré les efforts du ministre de la guerre et de M. Drouyn de Lhuys ; on ne faisait plus rien. Le maréchal Randon en éprouvait un vif sentiment d’amertume qu’il ne cachait pas, et depuis M. de Bismarck s’est cru obligé d’avouer que, si à ce moment la France avait fait un mouvement sur l’Allemagne du Sud, les Prussiens auraient été forcés de revenir aussitôt couvrir Berlin et de renoncer à leurs succès en Autriche. Qu’en résulte-t-il ? C’est qu’évidemment la responsabilité des désastres qui ont accablé la France ne pèse à aucun degré sur le serviteur fidèle qui offrait ce jour-là les forces dont on avait besoin ; elle retombe tout entière sur le souverain, sur l’empire, sur le régime à l’ombre duquel a été préparé la ruine. Franchement, croit-on effacer si vite de la mémoire du pays un passé si récent et si cruel ? Croit-on qu’il soit prudent à des hommes publics de fonder leurs combinaisons sur une alliance avec les partisans les plus obstinés d’un régime qui a attiré de tels malheurs sur la France ? Ne vaudrait-il pas mieux dès ce moment, sans plus de retard, s’occuper de replacer la politique française dans des conditions plus rassurantes pour l’inviolabilité des institutions, pour la sécurité intérieure et pour la liberté de notre action extérieure ?

Il est vrai que l’action extérieure de la France ne semble point avoir pour le moment à se produire d’une manière directe et sensible. Les ombrages que les événemens intérieurs avaient pu susciter au dehors, un peu dans tous les pays, sont heureusement à peu près dissipés. On n’attribue plus sérieusement une portée diplomatique à une crise dont les effets doivent rester circonscrits dans le cercle de nos affaires françaises. Il n’y a donc plus que l’éternelle et invariable complication de l’Orient ; mais ici les événemens n’ont pas l’air de se précipiter autant qu’on l’aurait cru. Les opérations de l’armée russe en Asie se développent sans doute avec méthode, avec succès, sans rien d’éclatant néanmoins, et quant à la guerre en Europe, on ne peut dire qu’une chose, c’est qu’à la mi-juin l’armée russe en est toujours à préparer le passage du Danube. Tout semble indiquer que cette grande action militaire, si lentement engagée, est destinée à durer, et sans doute aussi à se compliquer en chemin d’incidens diplomatiques difficiles à prévoir. Que sortira-t-il, par exemple, des explications récemment échangées entre le cabinet de Saint-Pétersbourg et le cabinet de Saint-James au sujet des conditions mises par l’Angleterre à sa neutralité ? On ne peut guère le préciser, et lord Derby vient de se tirer d’affaire dans un discours en racontant qu’un jour quelqu’un disait à Canning qu’on aurait tôt ou tard la guerre. « Bien, répondit Canning, je préférerais l’avoir plus tard que plus tôt ! » C’est aussi, à ce qu’il paraît, l’avis peu compromettant de lord Derby.

CH. DE MAZADE.


Un grand deuil pour tous ceux qui aiment la France, en même temps que les bonnes et belles choses, est la mort de la reine Sophie de Hollande. « La dernière des grandes princesses, voilà le titre de l’étude qu’il faudrait faire sur elle, » me disait hier un des hommes qui l’ont le mieux connue, et qui seul pourrait dire tout ce qu’il y eut de sincérité, d’ardeur désintéressée, de hautes aspirations dans cette âme d’élite, victime à tant d’égards de notre siècle de fer. Elle eut en effet au plus haut degré les qualités que le trône exalte, mais ne crée pas. La moderne philosophie, qui fait consister la destinée de l’homme en un effort perpétuel vers la raison, peut ne pas toujours convenir à ceux que le sort a voués aux devoirs humbles ; c’est par excellence la philosophie des souverains. La reine Sophie, y joignant le tact délicat de la femme, répondit victorieusement à ceux qui croient que l’unique perfection des reines est la grâce tendre et abandonnée d’une Marguerite de Provence ou la résignation d’une Jeanne de Valois. Elle appartenait à cette grande époque de la race allemande où tant de fortes qualités, masquées durant des siècles par la rudesse ou par une sorte de gaucherie, arrivèrent à révéler tout à coup une forme inconnue jusque-là de l’aristocratie humaine. Ce qui caractérisait au plus haut degré cette manière nouvelle de sentir et de penser, c’était la chaleur de l’âme, quelque chose de noble, de généreux, de fort, impliquant le respect de soi-même et des autres. La société française du XVIIe et du XVIIIe siècle avait donné le modèle de ce qui peut s’appeler politesse, esprit éclairé. Goethe et ses contemporains, tout en rendant hommage à notre brillante initiative, montrèrent que Voltaire, malgré sa gloire méritée, n’était pas tout, que le cœur est un maître aussi nécessaire à écouter que l’esprit. La religion ne fut plus la servile attachement aux superstitions du passé, ni aux formes étroites d’une orthodoxie théologique ; ce fut l’infini vivement compris, embrassé, réalisé dans toute la vie. La philosophie ne fut plus quelque chose de sec et de négatif ; ce fut la poursuite de la vérité dans tous les ordres, avec la certitude que la vérité à découvrir sera mille fois plus belle que l’erreur qu’elle remplacera. Une telle sagesse rend celui qui la possède ardent et fort. L’éducation virile que reçut la reine Sophie à la cour de Wurtemberg, sa riche et ouverte nature, lui inculquèrent de bonne heure ces grands principes comme une foi, mais une foi qui ne sait pas ce que c’est que nier et haïr.

Son existence en fut toute pénétrée. L’esprit allemand d’alors ressemblait à Jéhovah, qui, selon la belle expression de Job, « fait la paix sur ses hauteurs. » On ne voulait rien détruire ; on prétendait tout concilier. La reine resta fidèle à cet esprit, même quand il fut renié par plusieurs de ceux qui l’avaient proclamé. Elle se montrait empressée à faire accueil à tout ce qui éclosait de bon dans le monde entier. Le préjugé national était ce qu’elle craignait le plus ; loin de parquer l’éducation morale de l’homme dans les données d’une race et d’une langue, elle rêvait comme Herder un échange réciproque de tous les dons de l’humanité. Sa sympathie ne s’arrêtait que devant le médiocre et le mal ; alors elle ne comprenait plus.

Sa vie se passa ainsi à aimer. Elle aima d’abord le noble pays qui l’eut pour souveraine, et qui, mieux qu’aucun autre, a connu son esprit et sa bonté. Elle aima la Hollande, non-seulement parce que le sort lui en avait fait un devoir, mais parce qu’elle vit tout d’abord ce qu’a de providentiel cet estuaire sacré, asile de la liberté, où tant de fois l’esprit humain a trouvé un refuge contre les pouvoirs trop forts du reste de l’Europe. Qui peut dire que cette mission, il n’aura pas à la remplir encore ? .. La Hollande lui rendait bien son affection. Jamais souveraine ne fut plus populaire. Personne ne comprenait mieux qu’elle l’âme de la nation, sa grandeur passée, ses devoirs à venir. Elle était fière d’être associée à tant de gloire, et quand, dans quelques jours, elle reposera à Delft, à côté du taciturne, qu’elle admirait, son tombeau sera un sceau de plus au pacte d’union de la Hollande et de la maison d’Orange, c’est-à-dire à la charte fondamentale de la nationalité du pays.

Elle aimait aussi la France. Le jour de son mariage, en 1839, à Stuttgard, le ministre protestant qui prêchait crut devoir relever son sermon par une diatribe contre Napoléon. Un jeune homme de dix-sept ans, cousin germain de la princesse, se leva et sortit. Ce fut dans cette petite cour un esclandre, une grosse affaire. « Si j’avais pu, j’aurais fait comme lui, » dit-elle. La grandeur de l’épopée française, comprenant deux parts indissolubles, la révolution et l’empire, s’était de bonne heure emparée de son imagination. Elle nous aimait avec nos défauts. Nos écrivains, nos artistes, nos hommes d’esprit, lui étaient familiers ; elle les connaissait souvent mieux que nous. Même notre démocratie, elle en était curieuse. Elle craignait tant de passer inattentive à côté de ce qui peut avoir quelque chance d’avenir ! Pauvre France ! elle lui pardonnait, car elle savait qu’une grande âme est derrière ses fautes et qu’un jour l’enfant prodigue sera préféré à ceux qui n’ont jamais péché.

C’est ainsi que cette reine, la plus allemande peut-être des princesses de notre siècle, n’a eu que de la sympathie pour ce que des fanatiques appellent l’ennemi de race. Elle aimait à la fois la France et l’Allemagne, et elle avait raison. Les nobles choses, loin de s’exclure, se tiennent et s’appellent, et nous maintenons que les grands Allemands d’autrefois reconnaîtraient bien plus leurs vrais fils spirituels dans ceux qui depuis dix ans protestent contre une politique violente que dans ceux qui se laissent éblouir par ces coups de force. La reine souffrit cruellement le jour où elle vit ce qu’elle avait adoré comme une aspiration à la justice devenir une négation brutale de tout principe idéal. L’unité allemande avait été son rêve ; mais elle la voulait autrement faite. Elle reconnaissait à peine l’Allemagne de sa jeunesse dans cette imitation des défauts de notre premier empire, dans ce dédain transcendant de toute générosité, dans cette façon de reprocher aux autres d’imiter les exemples de réforme intérieure que l’Allemagne en ses beaux jours a donnés à tous les peuples.

Cette vie ardente se consumait elle-même ; une sorte de feu intérieur dévorait une nature que rien ne laissait insoucieuse. Ce n’est pas que la reine ne sût se reposer. Sa tranquille Maison du bois, près de La Haye, respirait le calme et la sereine gaîté. Des études historiques, où elle se complaisait et par lesquelles elle cherchait à se distraire des appréhensions du présent, étaient pour son esprit un régime excellent. Néanmoins des symptômes graves se manifestaient du côté du cœur. Au mois de décembre dernier, quand la reine vit Paris pour la dernière fois, ses amis s’effrayèrent. La douce et tranquille atmosphère de La Haye la remit un peu. Une fête organisée par quelques amis de la philosophie pour célébrer l’anniversaire de la mort de Spinoza l’intéressa vivement. Elle voulut y assister en esprit, et fit exposer dans la salle de la réunion un portrait, le seul peut-être authentique du penseur hollandais, qui ne quittait jamais sa chambre. Le soir, elle rappelait la belle maxime de ce grand sage : « La philosophie est la méditation, non de la mort, mais de la vie. » Sa mort a été en Hollande un deuil public. Sa vie, nous la méditerons peut-être un jour, quand il sera possible en pensant à elle de faire la part à autre chose qu’à la douleur et aux regrets.


ERNEST RENAN.


ESSAIS ET NOTICES.

 : Henriette-Marie de France, reine d’Angleterre, étude historique par le comte de Baillon. Paris 1877.


Il y a deux opinions dans l’histoire sur Henriette-Marie de France : l’une, que Bossuet, dans son Oraison funèbre, emporté par le torrent de l’éloquence, a sans doute poussée jusqu’à l’excès de la louange officielle, et l’autre, tout opposée, qu’un illustre historien protestant, dans son Histoire de la révolution d’Angleterre, a peut-être accusée jusqu’au dénigrement. Comme d’ailleurs on jugeait la reine uniquement sur ses actes publics et le rôle extérieur qu’elle a joué dans l’histoire politique de son temps, l’une et l’autre opinion, dans une certaine mesure, selon ce qu’on pensait des révolutions d’Angleterre, pouvaient se soutenir et se justifier. Cependant la personne elle-même était assez mal connue : sa vie intime, ses sentimens de femme, sa pensée de derrière la tête, les secrets de ses résolutions et les causes de ses actes nous échappaient. Il y avait là certainement oubli, « négligence injuste de l’histoire, » et c’est une heureuse idée du comte de Baillon que d’avoir voulu réparer cet oubli dans un livre composé tout entier d’après des documens nouveaux, et pour la plupart inédits, du moins en France. Les matériaux étaient là tout prêts : pour la jeunesse de la reine et les années de prospérité, une Vie d’Henriette-Marie, publiée par miss Agnès Strickland dans un grand ouvrage sur les Reines d’Angleterre et d’Ecosse, qui mériterait d’être plus connu, s’il faut juger par le profit qu’en ont tiré les historiens récens d’Elisabeth et de Marie Stuart ; pour les années de luttes et de misère, une correspondance importante, cent quatre-vingt-une pièces, découvertes en partie depuis 1857 au British-Museum, dans un manuscrit de la collection harléienne, par une autre chercheuse anglaise, mistress Anne Everett Green, le reste provenant des diverses collections de Londres, de Paris et de Saint-Pétersbourg ; enfin, pour les dernières années, les années d’isolement et de repos dans la dévotion, les mémoires manuscrits du père Cyprien de Gamaches, l’un des aumôniers de la reine. C’était amplement de quoi composer une biographie d’Henriette de France, agréable à lire, et que l’on peut désormais tenir pour à peu près complète.

Cette histoire d’une reine débute comme un roman d’amour. Ce roi d’Angleterre, jeune, beau, spirituel, encore gai dans ce temps-là, qui va chercher femme à Madrid, qui s’éprend de la reine, à qui l’on donne le charitable avis « que c’est la mode en Espagne d’empoisonner les galans des reines, » et là-dessus qui s’enfuit comme un aventurier ; cette fille de France qui l’a vu passer sous un déguisement et qui murmure avec un soupir « que le prince n’avait pas besoin d’aller si loin pour trouver une femme ; » les pourparlers qui s’engagent d’une cour à l’autre, mêlés d’un peu de mystère et enveloppés de ces formes galantes, presque précieuses de l’époque ; un prétendant évincé qui déclare « que, s’il ne s’agissait pas d’un aussi grand roi, il couperait la gorge à son ambassadeur, » et, quand la politique enfin croit avoir aplani tous les obstacles, le pape épuisant tous les moyens de retarder l’union qu’il ne peut empêcher, et déclarant « qu’il ne donne son autorisation que pour éviter le scandale de voir une fille de France mariée sans la bénédiction pontificale, » le roman n’est-il pas complet, et que trouve-t-on qu’il y manque ?

C’est à Douvres qu’eut lieu la première entrevue des époux. Sur les dix heures du matin, comme la reine déjeunait, on annonce l’arrivée du roi. La reine se lève, elle descend deux marches et va se jeter aux pieds du prince ; mais lui la relevant doucement et la couvrant de baisers : « Sire, dit-elle, je suis venue dans ce pays de votre majesté, pour être usée et commandée de vous, » et elle fondit en larmes. Cependant le roi la regarde : elle lui paraît plus grande qu’on ne la lui avait dépeinte, et son regard s’abaisse involontairement, comme pour s’assurer qu’il n’est pas dupe d’une illusion de la mode ; avec une vivacité d’enfant, elle étend un peu la jambe : « Sire, je m’appuie sur mes pieds, et l’art n’y est pour rien, c’est bien là ma taille, ni plus grande, ni plus petite. »

Mais bientôt la mésintelligence éclate. La maison catholique de la reine est l’occasion de la querelle. Aussi n’était-il guère prudent d’avoir voulu donner à la puritaine Angleterre de 1625 le spectacle quotidien de ces trop brillans gentilshommes de la cour de France et de ces douze pères de l’Oratoire dont Henriette-Marie s’était fait accompagner. Une citation d’un pamphlet du temps peut donner une idée de l’émoi qu’avait soulevé le retour du culte catholique dans le palais de White-hall ; il s’agissait de prétendues pénitences que les confesseurs de la reine lui avaient imposées : « N’ont-ils pas fait, la veille de Saint-Jacques, patauger la reine dans la boue, en grand costume de deuil, depuis Somerset-House jusqu’à Saint-James, tandis que son diabolique confesseur se prélassait près de là dans son carrosse ? Si ces coquins osent outrager ainsi la fille, la sœur et la femme de grands rois, à quel genre d’esclavage veulent-ils nous réduire nous autres pauvre peuple ? » D’ailleurs les moindres manies françaises, bien autrement innocentes, exaspéraient alors aisément le peuple anglais. Rien n’égalait le scandale qu’avait causé la duchesse de Chevreuse en se baignant dans la Tamise, si ce n’est celui qu’avait donné la reine, en se promenant de boutique en boutique et ne se refusant pas le plaisir féminin d’y faire quelques emplettes.

Cet entourage français et catholique n’avait pas moins déplu au roi qu’à la nation ; peut-être bien marqua-t-il son déplaisir en termes trop vifs ou trop absolus ; l’insouciance ou la fierté de la jeune reine affecta de n’en tenir nul compte : bien plus, et que ce fût par manière de représailles ou par scrupule de religion, elle commit la faute grave de refuser d’assister à la cérémonie du couronnement. Les choses faillirent tourner au tragique. Le roi fait enlever la maison de la reine et donne ordre qu’au plus vite dames, gentilshommes, prêtres et serviteurs soient expédiés en France. « Je ne veux plus, dit-il, de ces gens qui vous entourent : ils m’empêchent de vous posséder tout entière. » C’était l’amour blessé qui parlait. Et quelques jours plus tard, monté au paroxysme de la colère, il écrit à Buckingham : « Steenie, je vous ordonne d’expulser tous les Français de la ville demain matin ; si vous le pouvez, employez la douceur, sinon, agissez par la force et chassez-les comme autant de bêtes sauvages. » De son côté la reine adressait à sa mère ce billet désespéré : « Madame, ayez pitié d’une pauvre misérable qui vous demande secours en son affliction. Songez que je suis votre fille et la plus affligée qui soit au monde… Vous avez bien pitié des pauvres qui vous demandent l’aumône… Je n’ai pas le moyen de vous en écrire davantage, l’on m’a… » ici une brusque interruption, et la fin de la lettre manque. Mais on pouvait dire avec le poète : Amantium iræ amoris redintegratio est. Ces nuages du commencement ne tardèrent pas à se dissiper. Ce fut un soldat, un vaillant compagnon d’Henri IV, le maréchal de Bassompierre, qui se chargea de rétablir l’accord, et, les Français écartés, l’inséparable Buckingham disparu, le maréchal parlant ferme et fort, cette union commença entre les deux époux « dont l’heureuse fécondité redoubla tous les jours depuis lors les liens sacrés, » et dont on peut dire à l’honneur de tous deux qu’elle ne finit qu’avec la mort.

On aimerait plus tard, dans la correspondance des mauvais jours, à retrouver sous la plume d’Henriette-Marie quelques souvenirs affectueux de ces jeunes et poétiques amours. De loin en loin, sans doute, exilée sur le continent, elle a bien quelque parole gracieuse pour l’époux qu’elle ne doit plus revoir, une pensée parmi ses préoccupations ambitieuses, un sourire à travers ses larmes : « Je croyais que l’air de France me guérirait, mais il faut aussi un peu de celui d’Angleterre ; » mais ces lettres sont surtout des lettres d’affaires, des lettres pressées, précises, tranchantes, impératives. Au fond, c’est Charles qui aime, et c’est Henriette qui se laisse aimer. C’est le roi qui a de doux reproches : « L’ordinaire vient d’arriver, mais rien de toi. Vraiment, j’aimerais mieux une gronderie que ton silence ; mais fais ou ne fais pas comme tu voudras, je suis et je serai éternellement à toi. » C’est lui qui a de ces cris du cœur quand, apprenant que la reine est près d’accoucher dans Exeter, menacé d’un siège, il écrit à son premier médecin, sir Th. Mayerne, ce billet laconique : « Mayerne ! pour l’amour de moi, allez à ma femme ! » On dirait que l’air d’Angleterre est mauvais aux filles de France, et des juges sévères pourraient trouver à Henriette-Marie plus d’un trait de ressemblance avec l’indomptable Marguerite d’Anjou. Malade et se traînant à peine, elle a de ces commencemens de lettres qui trahissent la passion dans la naïveté de sa violence : « Mon cher cœur, si rien au monde me peut guérir, ce doit être la venue de Seymour, pour la joie que j’ai eue de la défaite d’Essex ; cela me fit aller toute seule pour parler à lui. » Mais qu’importe, et que servirait-il d’insister ? Nous aurions pu tirer du livre de M. de Baillon de cruelles leçons ; on les trouvera dans les historiens de la révolution d’Angleterre. Nous avons mieux aimé y indiquer une histoire d’amour. Si l’intérêt des correspondances intimes est quelque part, il est là, dans ces détails domestiques qui révèlent la femme sous la reine et, sous le masque impassible d’un roi qui remplit son rôle, un homme qui ressemble à tous les autres hommes. Et puis ne sied-il pas à la postérité d’être indulgente et douce à ceux que la vie de ce monde a traités durement et qui ont expié l’honneur d’être nés sur les marches d’un trône, dans les austérités d’un couvent comme la fille d’Henri IV, ou sur l’échafaud, comme Charles Ier, roi d’Angleterre et d’Ecosse ?


FERDINAND BRUNETIERE.


Le directeur-général, C. BULOZ.