Chronique de la quinzaine - 14 mars 1917

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Chronique n° 2038
14 mars 1917


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




Il n’est que juste de commencer la chronique de cette quinzaine par un hommage aux armées britanniques, qui, aux deux bouts du vaste champ de bataille, en Occident et en Orient, sur l’Ancre et sur le Tigre, ont fait de si beau travail et remporté de si beaux succès. Les Allemands, à l’Ouest de Bapaume, tout comme les Turcs au Nord de Kout-el-Amara, battent en retraite devant nos alliés ; et les Turcs, tout comme les Allemands, jurent leurs grands dieux, ou leur grand Dieu, — car il n’y a pour eux qu’un Dieu, mais c’est le leur, — que cette retraite est volontaire. Ils vont même plus loin, de toute manière : ils assurent, avec cette gravité dont, là-bas, un homme en place ne se départ jamais, que les Anglais l’ont complètement ignorée, non seulement avant et pendant, mais après, ce qui est pourtant difficile à faire croire, fût-ce à un peuple qui a toujours aimé les contes où les héros, mis en situation embarrassante, sont tout à coup enveloppés d’un nuage et rendus miraculeusement invisibles. Le Ludendorff d’Enver pacha, en rédigeant son communiqué, n’a oublié qu’un petit détail : les deux mille prisonniers ottomans tombés aux mains de l’ennemi, avec des mitrailleuses, des fusils, un important matériel de guerre. Mais, du moment que c’était sans s’en apercevoir et sans que les Anglais s’en fussent aperçus, le fait, évidemment, perd beaucoup de son intérêt. C’est certainement aussi sans s’en douter que les troupes du général Maude se sont trouvées portées, par une nouvelle avance, à quelques étapes de Bagdad, comme c’est sans y avoir songé que les Russes, qui opèrent en Perse, ayant repris Hamadan, à mi-chemin entre Téhéran et Kermanchah, sont maintenant au carrefour des principales routes d’une région à laquelle, pour des raisons diverses, le Sultan et l’Empereur, Méhémet et Guillaume, semblaient devoir tenir également. L’état-major allemand, quoique de peu de pudeur, n’a tout de même pas osé aller jusqu’à ce degré dans la fantaisie ; il accorde que le maréchal sir Douglas Haig et son lieutenant le général Gough, ont bien pu constater sa retraite en Picardie, quand elle a été terminée ; ce n’est qu’avant et pendant qu’elle leur aurait échappé. Mais on pense s’il explique et s’il épilogue : il n’a pas reculé, il manœuvre. Nous-mêmes, on a beau dire que nous « sous-estimons » ou « sous-évaluons » parfois nos adversaires ; l’astuce, et pourquoi ne pas le reconnaître ? la science militaire des Allemands nous en a fait voir de tant de sortes et de tant de couleurs que, d’instinct, nous nous sommes méfiés. Cette facilité à rompre, ce terrain cédé sans défense, ces lignes solides subitement abandonnées pour une ligne qui ne les vaudrait pas, tout cela ne nous paraissait pas naturel. Plus d’un, chez nous, et plus d’un qui est du métier, — nous en avons vu, — a interrogé ses cartes, cherchant à pénétrer le mystère : peut-être les Allemands allaient-ils, lorsque l’armée britannique, à son tour, formerait un saillant, l’attaquer en même temps de front et sur son flanc droit. Et l’on entrait dès lors dans la série infinie de « peut-être, » qu’il la guerre, d’ailleurs, et en face d’un vieux routier comme Hindenburg, il est prudent de parcourir tout entière, peut-être le maréchal raccourcissait-il le front allemand pour constituer une armée de choc qu’il se proposait d’employer autre part, soit contre nous, soit, en reprenant son jeu favori, en poussant à leur plein rendement ses chemins de fer, contre tel ou tel de nos alliés. Peut-être préparait-il, et même commençait-il à exécuter son offensive, ou peut-être simplement voulait-il retarder la nôtre, celle des Anglais du moins, en dérangeant leur plan et les obligeant ainsi à refaire leurs propres préparatifs. Peut-être était-ce, en somme, une façon de nous arracher et de s’assurer l’initiative des opérations désormais prochaines. Il va de soi que l’État-major impérial ne nous l’a pas dit, mais il ne l’a pas dit davantage à l’Allemagne elle-même, à qui il a cependant éprouvé le besoin de dire toute sorte de choses.

C’est un aussi grand argument contre les états-majors que contre les églises et les gouvernemens, que l’histoire de leurs variations. Or, depuis quinze jours, le grand quartier allemand n’a cessé de varier. Il a d’abord allégué la boue, « la vase » de ses tranchées ; et il se peut en effet que l’argile des marécages de l’Ancre soit un séjour peu confortable ; mais les Anglais, qui passent pour aimer leurs aises, s’y sont néanmoins installés ; à vue de pays, il serait extraordinaire qu’il y eût tant de « vase » sur la butte de Warlencourt, par 122 mètres d’altitude. Et puis, de fil en aiguille, au bout de dix autres versions, l’état-major impérial a fini par invoquer son génie, les feintes dont Use couvre quand il va être le plus malin. Attendons l’illumination. Pour nous, notre incertitude est venue de ce que nous avons cherché le motif auquel ont obéi les Allemands en eux plutôt qu’en nous, de leur côté plutôt que du nôtre, et de ce que nous n’avons pas immédiatement rattaché le fait à ses causes. Une des causes, c’est tout bonnement la supériorité prise, peu à peu, dans ce secteur, par l’armée anglaise, notamment par l’artillerie anglaise; c’est un « marmitage » de six mois, qui a retourné le sol, nivelé les remblais, pulvérisé les abris; si bien qu’au bout du compte, les Allemands sont partis pour la raison qui forcera toujours tout le monde à partir, parce qu’ils n’ont pas pu rester. Et le fait, c’est qu’ils sont partis; c’est qu’ils ont reculé, — même s’ils persistent à soutenir qu’ils n’ont fait que manœuvrer en arrière, — de trois à cinq kilomètres en profondeur sur un front de plus de vingt kilomètres; c’est que le nombre des villages français libérés dans cette région a été par ce fléchissement, porté à plus de soixante; c’est encore que, depuis la bataille de la Marne, on n’avait plus jamais ou presque jamais atteint d’un coup un pareil résultat. Le reste ne peut être qu’hypothèses, et il y en a une qu’il ne nous déplairait pas de retenir. Ce serait que, dans la mesure où les Allemands sont demeurés maîtres de leur repli, ils aient voulu éprouver, par une expérience qui pourrait être répétée plus en grand, le moral de leur nation, pour le jour où ils seraient contraints, en restreignant le territoire occupé, de resserrer la « carte de guerre. » Mais ne forçons pas le fait, qui, tel qu’il est, nous suffit provisoirement, et qui n’a peut-être pas achevé de développer ses conséquences.

Les autres fronts sont calmes ou assez calmes, mais dans une atmosphère toujours et de plus en plus lourde. Partout se multiplient les signes de l’action qui se rapproche, sauf sur le front roumain et le front macédonien en sommeil, à cause, sans doute, de l’état du terrain, ou parce que la tempête prend décidément une autre direction. Sur le front occidental, ou, plus exactement, sur la partie de ce front tenue par l’armée française, on en est quotidiennement aux reconnaissances, aux engagemens de patrouilles, aux coups de main, aux premiers accrochages de la bataille. Nous enlevons un jour, on nous enlève le lendemain, et le surlendemain nous reprenons quelque élément de position avancée, d’où nous ramenons des prisonniers. Il en est ainsi entre l’Oise et l’Aisne, en Champagne, au Nord de Verdun, dans les Vosges, de telle sorte que quelque chose d’énorme s’ébauche, sans que rien encore soit nettement dessiné. On signale de grosses concentrations alternativement en Alsace et en Belgique. Est-ce Belfort qui serait visé ? Est-ce Calais ? Ou nos deux ailes ensemble ? Et nous, pourquoi resterions-nous passifs ? Les états-majors impériaux, l’allemand et l’autrichien, se remuent et on les remue beaucoup. Hindenburg et Ludendorff, Falkenhayn, l’Empereur en personne, sont apparus, sur notre front, au moins dans les télégrammes de certaines agences, qui les avaient suivis auparavant sur l’Isonzo ou le Carso, inspectant le front italien. Ce qui est sûr, public et officiel, c’est que le maréchal Conrad von Hoetzendorff a été remplacé dans ses fonctions de chef d’état-major général par son collègue, le moins malheureux des généraux autrichiens, Von Arz; et comme le même rescrit qui le destitue lui promet d’autres destinées, on en conclut qu’ayant passé toute sa carrière à méditer l’invasion de la Lombarde, c’est cette opération que, pour la couronner, il va être chargé de conduire. Simultanément, Hindenburg, des quatre coins de l’Allemagne, est étourdi d’appels et d’implorations ; on lui plante dans la tête des adresses comme naguère on lui plantait des clous dans le corps, et Ludendorff est, après lui, proclamé l’homme indispensable, providentiel, placé au-dessus des atteintes de la grâce et de la disgrâce du Kaiser. Vieillards allemands, femmes allemandes, enfans allemands, particuliers et associations, parlent, écrivent, manifestent, s’agitent, chantent l’hymne au sous-marin allemand pour faire suite à l’hymne au zeppelin allemand, détrôné, acclament la guerre allemande qui amènera la paix allemande. Il y a là-dedans quelque délire ; nous n’en savons pas tout, et ce que nous en savons, nous le savons mal, mais ce n’en est pas moins un signe. Population, industrie, organismes militaire, politique, économique, tout l’Empire est tendu, autant qu’il peut se tendre, pour un immense effort.

Il se pourrait bien que nous fussions aux premières minutes du dernier quart d’heure. Ce n’est pas seulement l’Empire allemand qui tend ses muscles et ses nerfs. Ce sont tous les pays belligérans. En Angleterre, au début de la quinzaine, M. Lloyd George a prononcé de fortes et un peu rudes paroles. Il a estimé de son devoir de tenir, à un peuple viril, un langage viril, de lui dire la vérité sans périphrases, et de le placer sans ménagement en face de la réalité. Au fond, tout son discours se résume en un mot : « Voici venir les temps difficiles, » et certes il n’a atténué, — au contraire, — aucune des difficultés. On dirait volontiers qu’il les a grossies à dessein, en vue de l’effet à obtenir et des mesures à faire accepter. Mais, si l’on ne lit pas ce discours avec des lunettes allemandes, on n’y trouve point trace de lassitude, encore moins de découragement. Loin de là, et tout à l’opposé ; c’est un souffle héroïque qui le traverse et l’anime. A outrance, jusqu’au bout, jusqu’à la victoire ! Les sacrifices de luxe ou de bien-être que M. Lloyd George demande à la nation britannique, il les lui demande non par nécessité, mais par prévision, pour accroître à son bénéfice, et au bénéfice de l’Entente, sa puissance de durée. On ne saurait nier que, maîtres de la mer dès le mois d’août 1914, les Alliés n’ont été privés et ne se sont privés de rien; que, sous ce rapport, au total, ils n’ont jusqu’ici senti que très légèrement la guerre. Mais on ne saurait nier non plus qu’une guerre qui se prolonge pendant trois ans réduit la production et épuise les ressources du monde, pèse sur les quantités et sur les prix d’un poids chaque jour aggravé, bouleverse les transports et les changes, secoue les finances les plus solides, vide les trésors les mieux garnis. A cet égard, comme à tous les autres, il s’agit de gagner et de garder pour soi le dernier quart d’heure. C’est le sens profond, la vraie raison des restrictions, réglementations et rationnemens qu’on nous impose. Les peuples qui ont donné généreusement, pour vivre libres et tranquilles, la fleur de leur chair et de leur sang subiront de bon cœur ces médiocres ennuis, à la condition qu’ils en comprennent l’utilité, qu’on leur montre à quel but on veut les conduire par de tels chemins, et qu’ils soient assurés qu’on ne les soumet qu’aux privations qu’on n’a pas pu leur épargner. Il n’y a qu’une chose qu’ils ne toléreraient ou ne pardonneraient pas, et qui serait qu’une administration, trop routinière ou trop molle, au lieu de prendre la peine de chercher à résoudre les questions à l’avantage du public, jugeât plus commode de les faire résoudre par le public lui-même à son détriment. Arrivés au point où nous sommes, tous les peuples, dans tous les temps, se sont plies à toutes les dictatures, sauf une seule, sauf celle de l’incapacité. En la circonstance, nous avons un motif de plus pour prendre garde de n’exiger que les sacrifices inévitables. Il serait par trop maladroit de donner à l’Allemagne un prétexte de déclarer ou d’insinuer que sa campagne a réussi, que son blocus sous-marin a réalisé son objet, brisé entre nos mains la maîtrise des mers, et que, malgré la protection de la flotte anglaise et la complaisance des neutres, nous sommes maintenant aussi gênés qu’elle; ce qui lui serait à l’intérieur un réconfort, et à l’extérieur un moyen de pression. N’exagérons donc ni en bien, ni en mal ; ni l’optimisme, comme on dit, ni le pessimisme; ce n’est pas le moment, quand va sonner le fameux dernier quart d’heure, de remonter, par une erreur qui serait perfidement exploitée, l’esprit allemand prêt à défaillir. En revanche, c’est plus que jamais le moment de nous rappeler la maxime que nous aurions dû avoir incessamment présente à la mémoire : « La guerre se mesure avec les hommes, avec l’argent, avec le gouvernement, et avec la fortune, — ou la chance. » — Les hommes, l’Entente les a : ses effectifs dépassent sensiblement, au trente-deuxième mois de la guerre, ceux des Puissances dites de l’Europe centrale. L’argent, l’Entente le possède : le récent emprunt britannique vient d’en fournir, après les nôtres, le plus éclatant témoignage, plus de vingt milliards d’argent frais. La fortune même, ou la chance, nous a plus d’une fois souri, quoique, ne nous étant pas montrés grands connaisseurs de l’occasion, nous n’ayons pas su la saisir et que nous l’ayons laissée se retourner contre nous. Reste le quatrième terme, le quatrième des facteurs par lesquels se décide le sort de la guerre. Si l’Entente a pour elle les trois autres, il ne faudrait pas qu’il pût être dit que celui-là lui a manqué.

Tandis que le Président Wilson attendait la réponse de l’Autriche-Hongrie à la note où il la priait de lui faire savoir si elle s’associait à l’Allemagne et se solidarisait avec elle dans l’exaspération de la guerre sous-marine, réponse qui ne lui est parvenue que ces jours-ci, par l’ambassadeur des États-Unis à Vienne, et non par le comte Tarnowski, dont les lettres de créance n’ont pas encore été présentées à la Maison Blanche, plusieurs incidens venaient coup sur coup clarifier et simplifier la situation. Un sous-marin impérial coulait sans avertissement, et avec des raffinemens d’ironie qu’on ne peut qualifier que de « barbares, » dût la susceptibilité de l’Allemagne en être irritée, le paquebot anglais Laconia. Sur ce navire avaient pris passage quelques Américains et Américaines, dont deux au moins, deux femmes, sont mortes, du torpillage ou de ses suites. L’opinion, déjà émue à Washington comme à New-York et dans tout l’Est, en relations continuelles avec l’Europe à travers l’Océan désolé par ces brigandages, en a été vivement surexcitée. Il s’y est formé, pour ainsi dire, un remous d’indignation et de colère. Toutefois, dans l’Ouest, qui ne touche qu’au lointain Pacifique, et surtout dans le Moyen-Ouest, dont les fermes sont perdues au milieu des terres, les masses ne s’échauffaient pas. C’est une chose curieuse, qui nous semble incroyable, et qui est pourtant avérée, que cette guerre, la plus grande de toutes les guerres dont fassent mention les annales de l’humanité, et où tant de problèmes de tout ordre sont posés à la fois, puisse apparaître là-bas comme une querelle locale, entre habitans d’un petit continent, avides de prendre les uns le bien des autres; chicane qui n’intéresse que la famille ou, tout au plus, le voisinage. Mais voici qu’à leur tour l’Ouest et le Moyen-Ouest sont blessés ou menacés dans leurs parens et leurs voisins. Il en est de la guerre, d’une pareille guerre, comme de la politique : point n’est besoin de s’occuper d’elle pour qu’elle s’occupe de vous. M. Wilson, sentant dans le Congrès du flottement ou des résistances, fait révéler un beau matin que le gouvernement allemand, dès le 19 janvier, alors qu’il négociait avec le gouvernement de la Confédération, ce n’est pas assez dire, alors qu’il le caressait, qu’il l’accablait de ses protestations amicales, fomentait en sous-main les passions au Mexique, proposait au général Carranza une alliance éventuelle, l’éblouissait du miroitement de la plus riche proie, — les trois États américains du Nouveau-Mexique, du Texas et de l’Arizona, — se piquait même de l’extravagante prétention de détacher le Japon de la Décuple Entente et de l’entraîner roulé dans son intrigue. Au vrai, à réfléchir sur l’interminable aventure des Carranza, des Villa, de leurs partisans et de leurs rivaux, à en observer tant soit peu la marche et le caractère, à tracer le diagramme de leur fièvre, dont la courbe était précisément celle des embarras ou des inquiétudes de l’Allemagne, on n’était pas, auparavant, sans soupçonner là-dessous quelque machine, made in Germany. De même, à Cuba, lorsque nous avons vu tout à point reparaître, nous sommes tentés de dire ressusciter, le vétéran de toutes les insurrections, ce Maxime Gőmez, qui est pour nous une ancienne connaissance, espèce de condottiere, et, à l’enthousiasme, au lyrisme, à la chevalerie près, de Garibaldi du Nouveau-Monde; Dominicain au surplus, natif de Saint-Domingue, et non Cubain, qu’on croyait plus que retiré, enterré à jamais puisqu’il en avait fait autrefois le serment : « Si, dans la maison où je vais demeurer, il y a une cour et un arbre, j’arracherai l’arbre, tant je suis dégoûté de la brousse et de ses hôtes, de la manigua et des manigueros ! » A l’apparition de ce spectre, on avait cherché le médium, et on l’avait vite deviné. Mais on n’avait cependant pas la preuve de la duplicité, de la trahison allemande : on l’a désormais, et elle est écrite ; bien plus qu’écrite, signée de M. Zimmermann, en sa qualité de ministre secrétaire d’Etat à l’Office impérial des Affaires étrangères. Et l’on a par surcroît, pour la corroborer, tant d’autres preuves, et de si éclatantes, que la publication, assure-t-on, en ferait scandale. A la lecture du document, l’univers civilisé, celui qui ne confond pas la civilisation avec la Kultur, n’a eu qu’un cri : « Comment est-ce possible ? » Possible, plus encore comme sottise que comme mauvaise foi ? Ce n’est possible qu’en Allemagne, sous la domination prussienne, mais c’est si spécifiquement, si ingénument allemand, que pas un Allemand n’a eu un mouvement de révolte. Aux États-Unis, au contraire, même l’indifférent Moyen-Ouest, même l’Ouest placide, ont tressailli. Les Germains non encore dénaturalisés, les progermains, les germanophiles, toutes gens qui d’ordinaire avaient le verbe haut, se sont tus.

Mais M. Wilson a fait mieux que de parler, il a agi. On se souvient que, lors de la rupture des relations diplomatiques avec l’Allemagne, il avait ajouté, exprimant diplomatiquement une confiance invétérée en la clairvoyance et la discrétion du gouvernement impérial : « Pourtant, si des vaisseaux américains, des existences américaines devaient réellement être sacrifiés, je prendrais la liberté de revenir devant le Congrès demander qu’on me donne l’autorité nécessaire pour protéger nos marins, nos concitoyens au cours de leurs voyages légitimes et pacifiques en haute mer. » En exécution de cet engagement pris envers lui-même et envers la nation, le Président est revenu le 26 février devant le Congrès, et il lui a dit : « J’espère ne pas avoir à donner plus d’assurances que je n’en ai déjà donné, pendant près de trois ans, de ma patience anxieuse, et du fait que je suis l’ami de la paix, que je désire maintenir longtemps pour l’Amérique. Je ne me propose pas la guerre et je ne l’ai pas en vue, non plus qu’aucune mesure pouvant y conduire. Je demande seulement que vous m’accordiez par votre vote les moyens et l’autorité nécessaires pour sauvegarder les droits d’un grand peuple qui jouit de la paix et est désireux de la conserver dans l’exercice des droits reconnus depuis des temps immémoriaux par toutes les nations civilisées. Aucune ligne de conduite que j’adopterai ou que le peuple adoptera ne peut provoquer la guerre, qui ne peut être provoquée que par des actes d’agression préméditée. »

Réunie aussitôt, la Commission sénatoriale chargée des affaires extérieures approuvait le projet de loi relatif aux armemens pour la défense des navires marchands et accordait les crédits demandés. Presque aussitôt, elle aussi, la Commission correspondante de la Chambre des représentans approuvait ce même projet de loi, mais non sans quelque « tirage, » par 17 voix seulement contre 14, et avec une modification, en supprimant les mots : « ou tous autres moyens » pour le maintien desquels M. Wilson insistait. C’est le texte de la. Commission, déposé, sous forme de motion, par M. Flood, que, le 2 mars, la Chambre adoptait à la quasi-unanimité, par 403 voix contre 13. Mais, le Président persistant à le considérer comme incomplet, il y avait lieu de lui faire substituer, par le Sénat, un bill qui conférerait à M. Wilson, outre le droit d’armer les navires marchands, celui d’employer « tous autres moyens » pour mettre les États Unis en état de neutralité armée en face de l’Allemagne, d’où, par abréviation, le titre : projet sur la neutralité armée. Étant données les dispositions du Sénat, il ne semblait pas qu’il dût y avoir de bien grandes difficultés. Les pacifistes les plus irréductibles paraissaient être résignés, sinon convertis; M. Bryan lui-même, venu à Washington pour se mettre à leur tête, en était reparti, persuadé qu’après la découverte des machinations allemandes au Mexique, il n’y avait plus rien à faire. Mais c’était compter sans les « flibustiers, » sans les faiseurs d’obstruction, qui pouvaient n’être et n’étaient en effet qu’une poignée, sans leur capitaine M. Stone, qui se trouvait être président de la Commission des affaires extérieures, et sans cette coïncidence qu’on était au 3 mars et que les pouvoirs du Congrès expiraient le 4, en même temps que finissait la première magistrature de M. Wilson. Toute la nuit du vendredi 2 mars au samedi 3, on discuta. Trois heures durant, M. Stone se promena dans l’hémicycle, gesticulant furieusement et proférant par intervalles des sons inarticulés. Le sénateur Lafollette et une dizaine d’autres firent comme lui, et firent tant que l’heure où expirait le mandat de la législature arriva avant que le vote eût pu être émis. Le bill sur la neutralité armée demeurait donc non en échec, mais en suspens. Pas en échec, puisque l’escrime parlementaire fournissait une riposte du tac au tac, et que 83 sénateurs contre 13 signaient un manifeste par lequel ils déclaraient approuver entièrement le bill, en regrettant d’avoir été mis dans l’impossibilité de l’adopter. Fort de cette adhésion explicite, fort avant tout de ses pouvoirs constitutionnels, qui sont parmi les plus étendus qui soient, en aucun pays et dans aucune forme de gouvernement, attribués à un chef d’État, sûr également d’être soutenu par la très grande majorité du peuple des États-Unis, M. Woodrow Wilson marqua d’abord l’intention d’agir par lui-même, en vertu de son droit propre, et en quelque sorte proprio motu. Mais c’est un homme d’études et un homme de loi, un juriste ; il lui naquit un scrupule. N’y a-t-il pas une loi de 1819, qui, tout en ne refusant pas au Président le droit d’armer les navires de commerce, en l’absence d’une autorisation directe du Congrès, excepte cependant le droit de s’en servir contre des Puissances « amies ? » Or, tant que les États-Unis ne sont point en guerre ouverte et déclarée avec l’Empire allemand, l’Allemagne, juridiquement, est pour eux une Puissance « amie. » On voit le point. M. Wilson, quoiqu’il soit du métier, et sans doute parce qu’il en est, n’a eu d’apaisement que lorsqu’il a eu consulté des collègues, de hauts fonctionnaires, de hauts magistrats, et le plus haut de tous après le président de la Cour Suprême, l’attorney général de la Confédération. D’une voix unanime, ils lui auront dit que cette loi de 1819, promulguée, sous l’administration de Monroe, au moment où, Jackson ayant, malgré ses instructions, envahi la Floride, alors territoire espagnol, et deux Anglais qui servaient dans les rangs adverses ayant été tués, les États-Unis s’étaient mis en délicatesse à la fois avec l’Espagne et avec l’Angleterre, fut une loi de circonstance ; mais qu’aujourd’hui, envers l’Allemagne, le cas est différent jusqu’à être renversé: ce ne sont pas les États-Unis qui ont attaqué des vaisseaux allemands et compromis des existences allemandes ; mais bien l’Allemagne, qui a « réellement sacrifié des vaisseaux américains, des existences américaines; » et que sacrifier des vaisseaux et des existences n’est point se conduire en Puissance « amie. » Qui détruit mon bien, tue mes hommes, confisque mon droit et ma liberté, je puis bien encore, selon le protocole, lui donner le nom que je veux ; mais, en fait, ce n’est plus mon ami. L’avis de l’attorney général, comme tous les autres, aurait été catégorique. Quoi qu’il en soit, M. Wilson les ayant recueillis, et bien qu’ils aient confirmé son opinion personnelle, a résolu d’inviter le Sénat à introduire dans son règlement un paragraphe qui permette à l’avenir d’empêcher, de limiter ou de briser l’obstruction. Sans retard, les crédits ont été votés, avant le 4 mars, par le Sénat même : 150 millions de dollars pour parera toute éventualité; 1 15 millions, pour hâter les constructions navales, 35 millions pour augmenter le nombre des sous-marins; et 535 millions de dollars, encore, pour renforcer la marine fédérale : en tout, plus de quatre milliards de francs. C’est une assez belle entrée de jeu, et c’est une assez franche entrée en scène. La situation évolue et mûrit. M. Wilson, inaugurant sa seconde présidence, l’a définie, devant 50 000 personnes, dans son discours du Capitole, qui est une page aussi claire que noble d’accent et d’une pure beauté, exempte des préparations, des précautions oratoires et des réticences qui parfois ont pu sembler mettre, dans ses notes diplomatiques, comme une hésitation de pensée ou de volonté. L’Allemagne aurait tort de se réjouir. La marche du Président est lente et mesurée, mais ce n’est déjà plus la sienne : c’est celle de la fatalité.

Aussi bien, les Allemands de Berlin, et encore moins les Allemands d’Amérique, ne se réjouissent ils guère. La balourdise de la Wilhelmstrasse devient évidente eta affligeante. C’est ce que la Commission supérieure du Reichstag a fait entendre hier à M. Zimmermann. Elle ne pouvait pas ne pas le couvrir, et elle l’a couvert, à l’unanimité de ses voix, moins deux, qui seraient socialistes. Mais elle le couvre théoriquement, et pratiquement elle le fustige. « Le ministre, convient-elle, devait prévoir les conséquences diplomatiques du conflit avec les États-Unis ; » et les prévoir, c’était tenter de mettre le Mexique avec soi, et de séparer le lapon de l’Entente, pour le jeter contre l’Amérique. En cela, M. Zimmermann n’avait point péché. « Tout le mal est venu de ce que la dépêche a été interceptée. » Ainsi le mal n’est pas d’avoir fait le mal, mais de s’être laissé prendre. Et voilà encore une maxime spécifiquement allemande à joindre à toutes celles qui forment, au XXe siècle, le corps de la doctrine ou de la morale allemande ; un pendant au « chiffon de papier. » Ici, au rebours du sentiment universel, ce n’est pas le crime qui fait la honte, c’est l’échafaud. Mais, comme un malheur ne vient jamais seul, les fautes, — les seules qui comptent, celles où l’on se laisse prendre, — s’accumulent et se précipitent. Le 5 mars, l’Allemand Fritz Kolb est arrêté à Hoboken ; il confesse avoir voulu attenter le soir même à la vie du Président Wilson; le 7, à New-York, la police américaine s’empare, sous différentes inculpations, d’un docteur Chakiaberty, Indien, d’un docteur Sokunner, et d’un sieur Henri Schwarz, Allemands; à Minneapolis, la cour martiale condamne, pour espionnage à la frontière mexicaine, le soldat Paul Scharfenberg, dont le nom décèle l’origine. En dépit de ces mésaventures, M. de Bethmann-Hollweg prend des poses. Dans une harangue, qui trahit des soucis d’ordre intérieur, et où, rebuté, harcelé par les conservateurs, préoccupé peut-être des répercussions possibles d’un mécontentement grandissant, s’il venait à s’élever un jour jusqu’à l’Empereur et à la dynastie, il essaie de donner brusquement un coup de barre à gauche et de contracter à temps une façon de contre-assurance. Il fait, pour le dehors, le bravache, l’imperturbable, l’inflexible. « Nous ne reculerons pas ! » tranche-t-il.

Soit. Les États-Unis non plus. Le monde non plus. Jetons, en terminant, autour du globe, un rapide coup d’œil. Les petits États neutres, qui sont le plus près de la colossale et farouche Allemagne, sont naturellement les moins fermes. Les Pays-Bas, à qui elle a, le mois dernier, torpillé en un jour sept navires, paraissent se borner à demander qu’elle les lui remplace. La Suède s’accroche à sa neutralité, et, après avoir renvoyé le ministère Harnmarskjoëld, elle le rappelle. Néanmoins, les Scandinaves, Danois et Norvégiens en tête, d’abord terrorisés, se reprennent; ils se reposent de nouveau dans l’antique adage, « que, s’il est nécessaire de naviguer, il n’est pas nécessaire de vivre; » et, au demeurant, il n’est pour eux qu’un moyen de vivre, qui est précisément de naviguer. L’Espagne n’a pas été en reste pour rencontrer la bonne formule, elle l’a prise à son grand ministre Canovas, M. de Romanones n’a fait que la répéter : « La vie de la nation ne peut être interrompue. » Par conséquent, le cas échéant, l’Espagne non plus ne reculerait pas. Les Républiques latines de l’Amérique du Sud, pour la plupart, le Brésil, le Chili, le Pérou, tout en conservant la conscience de leur latinité, ont, qu’on nous passe le barbarisme, acquis la conscience de leur « américanité; » et les deux se rejoignent, les poussent dans la même direction, la même intention, la même action. La Chine, en Extrême-Orient, rompt les relations diplomatiques avec l’Allemagne, et, faisant tomber la dernière carte qu’espérait jouer la Chancellerie, d’une brouille et d’une lutte entre les Jaunes, emprunte pour son armée des instructeurs à l’armée japonaise.

Récapitulons maintenant. C’est le monde entier, ce sont les deux mondes, que l’Allemagne va avoir contre elle. Si, vraiment, elle l’a voulu, elle n’a pas à se plaindre, et pourtant elle se plaignait l’autre semaine, par l’organe du major Moraht, qui, triomphant jadis, tourne à la Cassandre ou au Jérémie. Il reprochait amèrement à M. Bonar Law d’avoir opposé, avec méchanceté, « la nature allemande à la nature humaine. » Le monde entier crie à l’Allemagne qu’il pense là-dessus comme le premier lord de l’Amirauté. Le genre humain se range d’un côté, et laisse de l’autre le Deutschtum. Mais l’Allemand ne peut s’en prendre qu’à lui-même, d’être devenu un loup pour l’homme.


CHARLES BENOIST.

Le Directeur-Gérant, RENE DOUMIC.