Chronique de la quinzaine - 14 octobre 1837

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Chronique no 132
14 octobre 1837


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.
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14 octobre 1837.


La dissolution est prononcée, et la chambre des pairs compte cinquante membres de plus. Ce sont là les deux grands évènemens de la quinzaine, évènemens prévus, annoncés depuis long-temps, mais que l’impatience publique accusait de se faire trop attendre, et dont les intéressés devançaient néanmoins de toutes parts la promulgation officielle. On ne s’attendait pas généralement à une création de pairs aussi nombreuse. Mais il paraît que les demandes de pairie s’étaient multipliées au-delà de toutes les bornes qu’on avait d’abord assignées à cet exercice de la prérogative royale, à mesure que les prétendans possibles avaient l’occasion de comparer leurs titres à ceux des personnes que désignaient comme déjà placées sur la liste les demi-révélations de la presse et les bruits de salon. Il a donc fallu compter au moins avec quelques-unes des candidatures qui surgissaient chaque jour, et comme en effet les catégories de la loi sont très larges, comme elles admettent expressément un très grand nombre de titres, il n’est pas étonnant que dans les législatures passées et présentes, dans les cours royales, dans les conseils-généraux, l’état-major des armées de terre et de mer, la diplomatie active ou en retraite, que sais-je encore ? parmi les anciens ministres, dans les académies, on ait trouvé cinquante noms à transporter dans la chambre des pairs. On en aurait trouvé cent, si l’on avait voulu ; car cette aristocratie légale de fonctions, de services rendus, de mérite très réel, est nécessairement fort étendue dans un grand pays comme la France et dans l’immense personnel administratif, diplomatique, militaire, que présente ce livre précieux, manuel de tout homme politique, l’Almanach Royal. Aussi, à très peu d’exceptions près, ne se demande-t-on jamais dans le public pourquoi monsieur un tel est pair de France, mais pourquoi monsieur tel autre ne l’est pas.

La dernière promotion de pairs est donc à peu près tout ce qu’elle pouvait être, et d’ailleurs, puisqu’on préfère des fournées, pour nous servir du terme un peu vulgaire, mais consacré par l’usage, à des nominations individuelles et fréquentes, qui pourraient suivre assez régulièrement les extinctions, il faut bien réparer à la fois les pertes de plusieurs années par une promotion considérable. On se plaint, il est vrai, de ce qu’avec ce mode de recrutement, la chambre des pairs se peuple de vieilles expériences beaucoup plus que de jeunes talens ; mais c’est un inconvénient qu’il ne faut pas s’exagérer, et après tout, si c’est là le côté faible de l’institution actuelle, c’est aussi en grande partie le but qu’on a voulu atteindre. Il y a, nous le savons, des imaginations fertiles qui ont trouvé à cela un remède et qui en ont généreusement fait part au pouvoir. Ce remède, le voici. Ce serait tout simplement de transporter dans la chambre des pairs toutes les supériorités politiques, oratoires, intellectuelles, qui se sont développées dans l’autre chambre. Ainsi on nommerait pairs de France d’un même coup M. Dupin l’aîné, M. Odilon Barrot, M. Berryer, M. Thiers, et on laisserait la tribune de la chambre élective à MM. Gauguier, Fulchiron, Auguis et autres orateurs de cette force. Les auteurs de cette belle invention n’ont oublié qu’une chose : c’est que s’il n’y a pas de loi qui défende de solliciter la pairie, ce que les ministres savent trop bien, il n’y en a pas non plus qui ordonne de l’accepter et qui autorise à l’imposer. Mais, dit-on, ce serait pourtant l’infaillible moyen de faire passer du côté de la chambre des pairs tout l’intérêt, toute la puissance que l’autre chambre attire trop à elle, et d’établir le gouvernement de discussion dans une sphère plus élevée, dans une région moins orageuse et plus sereine. À merveille ! mais il faudrait pour cela toute une révolution politique et sociale que la restauration, qui ne demandait pas mieux, n’a pu accomplir dans des conditions mille fois plus favorables, et avec un ensemble de lois, de traditions et de noms bien autrement organisé pour le succès de cette entreprise. Laissons là ces rêveries, et occupons-nous de ce qui occupe tout le monde, le gouvernement, la nation, les partis, de la composition de la prochaine chambre des députés.

On assure que l’administration, d’après la correspondance de ses préfets, ne porte pas à plus de soixante-dix ou quatre-vingts le nombre des nouveaux élus qui doivent y figurer. C’est assez pour donner à la chambre des députés une physionomie nouvelle, et y changer tous les rapports, toutes les combinaisons antérieures des partis. Jamais, d’ailleurs, ces partis eux-mêmes ne nous ont paru aussi complètement dissous qu’ils le sont aujourd’hui, à la veille des élections générales. Le pêle-mêle des opinions qui se disputent la confiance des électeurs ne peut guère être poussé plus loin, et si, dans un certain monde, on cherche encore quelquefois à les diviser et subdiviser en nuances presque insaisissables, c’est un travers dans lequel ne donnent point la plupart des candidats, plus soigneux de confondre que de séparer les origines et les tendances. Nous avons déjà parlé de plusieurs conversions merveilleuses déterminées par l’approche des élections. Depuis, on nous en a signalé bien d’autres. Il y a plus d’un membre de l’ancienne opposition qui sollicite maintenant l’appui du ministère, se présente sous ses couleurs, et promet pour la session prochaine un rapprochement ostensible. Cela se comprend, et il est permis de s’en réjouir. Nous vivons dans un pays où l’on a besoin du pouvoir, et où l’on se fatigue très vite, à moins de grandes passions et de motifs bien sérieux, de lui tenir tête, quand, d’ailleurs, il est indulgent et débonnaire, quand il ne demande, lui aussi, qu’à oublier, et quand une prospérité générale a désarmé bien des préventions. Or, voilà où la France en est, et il est tout simple que, dans une pareille situation, le gouvernement tende les mains à droite et à gauche, pour élargir sa base et pour agrandir en même temps la majorité constitutionnelle et dynastique qu’il appelle à se grouper autour de lui.

Parmi les noms nouveaux que nous espérons voir sortir de l’urne électorale, il en est deux que tous les esprits sérieux ont depuis long-temps appréciés, MM. de Tocqueville et de Carné. Nous regrettons, en cette circonstance, de ne pouvoir mettre à côté d’eux un troisième candidat, qui réunirait aussi tous les titres que donne une célébrité précoce, acquise par d’utiles et importans travaux, M. Michel Chevalier. Mais on dit qu’il n’a pu accomplir à temps les formalités nécessaires pour établir une candidature, qui n’aurait pas manqué d’être fort sérieuse. Nous le regrettons, moins encore pour M. Michel Chevalier que pour la chambre élective, où nous désirons voir arriver toutes les capacités solides et tous les talens éprouvés dans la science de l’économie sociale et de la politique. C’est à ce double titre que nous y appelons de tous nos vœux MM. de Tocqueville et de Carné. Nous n’ignorons pas, cependant, que d’étroites préventions ont essayé de jeter des doutes sur le dévouement de M. de Carné à nos institutions libérales et au gouvernement de juillet ; mais nous croirions lui faire tort que de prendre sérieusement sa défense contre des insinuations qui n’oseraient pas se produire au grand jour, et qui sont empreintes de la mauvaise foi comme de l’ignorance la plus grossière. Esprit indépendant et progressif, M. de Carné connaît son siècle et marche avec lui ; en fait de libéralisme, il n’a de leçons à recevoir de personne, et toutes les questions qui touchent à l’honneur national trouvent en lui intelligence et patriotisme. Avons-nous besoin de dire que M. de Carné apporterait à la chambre des connaissances générales, quoique positives, de l’ordre le plus élevé, et que le résultat de ses belles études sur le système européen, sur la place que doit y revendiquer la France nouvelle, sur le mouvement des nations qui nous avoisinent, y éclairerait utilement les plus hautes discussions ? Pour nous, nos principes et notre dévouement à la révolution de juillet ne nous défendent pas d’accueillir des hommes qui ne se sont pas crus obligés, par le hasard de la naissance, à séparer leur avenir de celui du pays, et qui, pour ne pas s’en séparer, ont eu peut-être à lutter contre les affections du foyer domestique ou les sarcasmes de la société. La candidature de M. de Flavigny, dans le département d’Indre-et-Loire, est aussi une de celles dont nous désirons le succès ; car, si les électeurs n’envoient pas à la chambre quelques jeunes gens versés dans la connaissance pratique des grands intérêts de l’Europe et familiers avec ce qui s’est passé au dehors depuis une vingtaine d’années, il n’y aura bientôt plus personne qui ait lu les traités de Vienne et qui ait étudié nos relations positives avec les autres puissances. M. Bignon laissera, sous ce rapport, dans la chambre des députés un vide qu’il sera glorieux de combler. Il ne faut pas que, s’il s’élève une question du droit des gens, une discussion sur le texte ou les conséquences d’un traité, on en soit réduit aux sèches et froides citations de M. Isambert, l’homme texte, qui, malheureusement, n’a pas l’esprit aussi étendu, ni le jugement aussi sûr que la mémoire. Et encore la réélection de M. Isambert est-elle fort douteuse.

Celle de M. Mauguin ne l’est pas moins, malgré ses grandes prétentions à régénérer la chambre et à faire continuellement la leçon au ministère, à l’opposition, à tout le monde. M. Mauguin a de l’esprit et des connaissances, de l’esprit surtout : personne ne le conteste ; mais il le dépense à la tribune en subtilités qu’il croit embarrassantes, et qu’un seul mot de bon sens, comme les discours dont il était le plus satisfait lui en ont souvent attiré de la part des vrais homme d’état, réduit en poussière. Et puis M. Mauguin a le malheur de ne pardonner à aucune supériorité et de ne se plier à aucune discipline ; sa parole n’a pas assez d’autorité pour en faire le chef de l’opposition ; il le voit et le sent bien ; mais, au lieu de prendre son rang qui pourrait encore être assez beau, il aime mieux marcher isolé, courir un peu à l’aventure le long des flancs de la colonne, batteur d’estrade parlementaire qui gêne, qui harcèle et ne porte pas de bien rudes coups, que ses adversaires ne redoutent guère, et que ses alliés naturels de l’opposition voient sans trop de chagrin se fourvoyer loin d’eux et considèrent à peine comme un des leurs. La réélection de M. Mauguin est, disons-nous, très douteuse. Il a pour concurrent à Beaune, M. Marey, colonel des spahis, un des plus brillans officiers de notre armée, et ce qui vaut mieux, parce que c’est plus rare, un excellent organisateur. M. Marey est un petit-fils du célèbre Monge. Il se trouve actuellement à Beaune, où l’on dit que la franchise de ses allures militaires, sa réputation de bravoure et de capacité, son langage loyal et droit, ont le plus grand succès.

Au reste, les candidatures n’ont jamais été plus nombreuses. Toutes ne nous paraissent pas également fondées ; toutes ne se recommandent pas également par les meilleurs titres, par ceux dont la réunion doit entraîner les suffrages de la majorité des électeurs. Mais s’il y a, comme toujours, beaucoup de prétentions sans titres suffisans, il y a aussi beaucoup plus d’ambitions méritantes et honorables qu’à l’ordinaire, et c’est la marque d’un véritable progrès dans les mœurs du gouvernement représentatif. Nous concevons qu’au milieu de tant de candidatures, l’administration se trouve quelquefois embarrassée dans l’exercice de sa légitime influence, et se condamne à rester neutre en plus d’une rencontre. C’est, en vérité, ce dont on ne saurait la blâmer sans lui faire un crime de sa prudence ou de sa probité même.

Il résulte néanmoins de tout ceci que le caractère de la chambre prochaine ne pourra être apprécié d’avance sur la seule donnée de sa composition. Elle sera dynastique et constitutionnelle, il n’y a pas à en douter ; mais en temps ordinaire, et quand la lutte est finie, ce n’est pas tout ; il reste à savoir quelle sera dans ces limites sa tendance particulière. Une chambre nouvelle sentira le besoin de s’établir dans l’opinion, comme vis-à-vis d’elle-même, et pour cela elle voudra faire quelque chose qu’on ne sait pas encore. Le grand art du gouvernement sera de pénétrer cet instinct latent pour le diriger et lui donner son cours. C’est ce qui prêtera un vif intérêt aux premières épreuves de la session. Le ministère en a, cette année, fixé l’ouverture à une époque un peu plus avancée que de coutume. Est-ce pour donner un commencement de satisfaction aux députés, qui se plaignent en général de ce que les sessions s’ouvrant fort tard, les travaux législatifs les retiennent à Paris jusqu’au mois de juillet ?

Après de longs et pénibles tiraillemens, une partie de l’opposition est enfin parvenue à former le comité électoral depuis si long-temps annoncé. Nous disons une partie, car ce n’est pas l’opposition tout entière que ce comité représente, puisque M. Odilon Barrot n’en est pas et n’a pas voulu en être ; et nous ne disons pas l’opposition dynastique et constitutionnelle, puisque M. Garnier-Pagès y donne la main à M. Mauguin, et que M. de Cormenin y siége à côté de M. Laffitte. S’il fallait plus exactement caractériser l’opposition qui se résume dans le nouveau comité électoral, nous dirions que c’est l’opposition puritaine, celle qui n’a pas accepté les faits accomplis, pour nous servir d’un mot devenu historique. Le National et le Courrier Français, le Bon Sens, le Commerce, c’est-à-dire la vieille gauche et la république, l’opposition d’affaires et le radicalisme théorique, ont leurs représentans au comité. Mais si M. Odilon Barrot se tient à l’écart, ce qui n’est pas moins remarquable, un des organes les plus distingués de l’opposition dynastique, le Siècle, et le vieux mais toujours fidèle champion du libéralisme, le Constitutionnel, sont restés en dehors de cette coalition de doctrines hétérogènes. Nous les en félicitons hautement, et nous croyons qu’aux yeux de la France, le comité électoral perdra beaucoup à ne pas compter M. Odilon Barrot dans ses rangs. Seul il lui aurait pu donner, avec une couleur plus rassurante, une action de quelque importance. Il en eût été le chef politique, et maintenant nous ne croyons pas que le comité soit disposé à reconnaître la suprématie de M. Mauguin.

Une session extraordinaire du congrès vient de s’ouvrir dans un pays voisin, la Belgique, dont nous ne suivons peut-être pas avec assez d’intérêt les progrès en tout genre. Depuis que les deux chambres se sont séparées, celle des représentans a été renouvelée par moitié, conformément aux dispositions de la loi fondamentale ; mais ce renouvellement, qui portait sur 51 membres, n’a pas essentiellement changé le caractère de l’assemblée, où se retrouvent presque tous les noms de la chambre précédente. On doit reprendre dans cette session la discussion d’un projet de loi fort important pour les relations commerciales de la France avec la Belgique, et destiné à modifier la rigueur des tarifs de douanes établis par l’ancienne administration du royaume des Pays-Bas. Ce qui a été fait à cet égard dans la dernière session n’est pas tout ce qu’on pouvait attendre des sentimens d’amitié qui doivent unir les deux pays, et des principes que tous les gouvernemens éclairés cherchent à introduire dans leur législation commerciale. Mais quand des intérêts nombreux et puissans se sont établis et développés sous la protection de certaines lois, il est si difficile de les amener à une transaction raisonnable, qu’il faut accepter avec empressement le moindre sacrifice de leur part ; c’est toujours un premier pas dans une voie meilleure. Il reste encore bien des adoucissemens à obtenir sur plusieurs points, et ce doit être l’objet d’une discussion qui ne se fera pas long-temps attendre. Les ministres belges y apportent des dispositions favorables, et on peut espérer que les deux chambres se montreront aussi disposées à acquitter une dette d’honneur contractée envers la France. Or, dans l’état actuel de nos relations politiques, nos relations commerciales ne sauraient, sans une contradiction monstrueuse, rester sur le même pied qu’avant 1830, et c’est même une question qui aurait dû être abordée plus tôt. M. David, conseiller d’état et chef de la direction du commerce extérieur au ministère du commerce et des travaux publics, vient d’accomplir en Belgique une mission qui n’est sans doute pas étrangère au projet de loi dont les chambres belges vont avoir à s’occuper de nouveau. Il aura pris et donné les renseignemens les plus propres à éclairer le ministère du roi Léopold et à l’affermir dans ses bonnes dispositions. Notre ministre à Bruxelles, M. Serurier, qui est retourné à son poste, à peine convalescent d’une maladie grave qui l’avait retenu à Paris, suivra cette grande affaire avec toute la sollicitude qu’elle mérite, et les intérêts de la France auront en lui un zélé défenseur.

La Belgique est à juste titre fière de son indépendance, de sa prospérité, du calme dont elle jouit ; elle montre avec orgueil, au voyageur étonné, cette belle ligne de chemins de fer, achevée sur beaucoup de points, et qui dans dix-huit mois se développera sans interruption d’Anvers à Aix-la-Chapelle ; son commerce extérieur s’accroît ; le mouvement de ses ports augmente d’année en année ; la marine marchande entreprend des expéditions lointaines qui nécessitent, cette année même, l’établissement de plusieurs nouveaux consulats. La France jouit de tout ce bonheur et ne lui porte pas envie ; mais il est impossible que dans les deux pays on ne songe pas quelquefois à la politique désintéressée, généreuse, résolue au jour du danger, qui a permis à la Belgique affranchie de développer avec sécurité toutes les ressources de sa nature industrieuse, de son sol et de sa position. Nous croyons que ce sentiment n’est pas étranger à la Belgique, mais nous ne sommes pas bien sûrs qu’il ait toujours chez elle, dans la pratique, autant d’influence qu’on serait en droit de le supposer, et nous désirons que les esprits s’y abandonnent avec moins de réserve qu’à l’ordinaire, dans la prochaine discussion du nouveau tarif des douanes, envers les produits de l’industrie française.

Nous ne voulons répéter sur les grandes manœuvres de Wossnesensk, ni les fougueuses descriptions que les admirateurs enthousiastes de la Russie en ont faites, ni les détails révoltans que l’on a donnés, d’après des correspondances fort suspectes, sur les moyens employés pour rendre les fêtes plus complètes et plus brillantes. Nous nous défions presque également des unes et des autres, et nous voudrions être justes même envers la Russie, parce que c’est à la fois plus simple et de meilleur goût. Eh bien ! pour être justes, nous dirons d’abord que si l’empereur Nicolas a voulu imposer à l’Europe occidentale par ce grand déploiement de forces militaires, il a manqué son effet ; car on sait fort bien, par toute l’Europe, que le gouvernement russe peut réunir une armée considérable, qu’il a une nombreuse cavalerie, et que les colonies militaires sont puissamment organisées pour lui assurer, sous ce rapport, d’immenses ressources. Mais ce qu’on sait bien aussi, c’est que pour mettre en mouvement ces masses énormes, il faudrait à la Russie des moyens pécuniaires qu’elle n’a pas, ou du moins qu’elle n’a pas encore, et que la population, c’est-à-dire le premier élément des forces productives de ce vaste empire, ne répond ni à son étendue, ni à l’appareil de puissance militaire que l’empereur déploie avec tant d’ostentation et avec une prédilection poussée quelquefois jusqu’au puéril. Mais enfin, l’empereur s’est donné là un beau spectacle ; il a fait manœuvrer cinquante à soixante mille cavaliers ; il a nommé la grande-duchesse Marie colonel d’un régiment de cuirassiers ; il a distribué des grades supérieurs dans l’armée russe à l’archiduc Jean d’Autriche et aux deux princes prussiens qui ont assisté aux revues de Wossnesensk, ce qui, du reste, ne calme pas du tout les secrètes inquiétudes des cabinets de Vienne et de Berlin ; il s’est livré à toute sa fougueuse passion pour le mouvement, le bruit, l’éclat, le théâtral ; il a posé pendant dix jours dans une petite ville du gouvernement d’Ekaterinoslaf, et il a, comme Pompée, joui des applaudissemens de son parterre, que d’habiles échos ont ensuite répétés de distance en distance, dans toute l’étendue du continent. Il y a bien un revers de médaille. Ce grand spectacle a coûté fort cher ; le territoire des colonies militaires en souffrira beaucoup par suite des énormes réquisitions de chevaux, de bois, de matériel de toute espèce, dont on a frappé les populations, et qui ont arrêté sur un grand nombre de points les travaux de l’agriculture. Nous n’ajoutons pas une foi entière aux récits que l’on a faits de l’enlèvement des jeunes Polonaises, et des scènes sanglantes auxquelles il aurait donné lieu ; mais nous ne croyons pas qu’un despotisme aussi vigoureusement organisé que celui de la Russie soit très scrupuleux sur les moyens d’accomplir l’objet présent, quel qu’il puisse être. Cet objet, depuis que le village de Wossnesensk avait été choisi pour une grande et pompeuse représentation militaire, était d’y accumuler, pour un état-major nombreux, pour la suite de l’empereur, pour la maison de l’impératrice, pour les princes et généraux étrangers invités à s’y rendre, non-seulement toutes les nécessités de la vie, mais toutes les somptuosités d’une longue et immense fête. Aussi a-t-on dépouillé fort loin à la ronde, et surtout, dit-on, dans l’ancienne Pologne, les domaines et les châteaux séquestrés, des meubles, de la vaisselle, des serviteurs, de tout l’attirail enfin qu’il fallait concentrer à Wossnesensk, pour y exercer pendant quinze jours une large et fastueuse hospitalité. Il est vrai que les princes et généraux allemands, invités à ces grandioses solennités militaires, n’ont pas cherché à savoir ce qu’elles coûtaient au trésor impérial, et si, pour leur donner tant d’éclat, l’action d’un despotisme irrésistible ne s’était pas fait sentir un peu plus durement aux populations. Ils rentrent maintenant dans leurs habitudes modestes, émerveillés et éblouis ; c’est à peine s’ils commencent à s’apercevoir de la fatigue du voyage, et à se demander, en comparant les déserts incultes qu’ils ont traversés avec l’abondance et le luxe qu’ils ont trouvés à Wossnesensk, s’il n’y a pas quelque charlatanisme dans toutes ces pompes. Néanmoins, c’est un mot que l’on murmure tout bas en Allemagne à l’occasion de ces revues si multipliées ; et qui sait ? peut-être ceux-là même que l’empereur y convie, sont-ils les premiers à le prononcer au retour. Les princes sont si ingrats !

Quoiqu’il en soit, l’empereur de Russie est déjà bien loin du théâtre de sa gloire. Il veut aller à Tiflis, dans les provinces transcaucasiennes, et nous connaissons tels de ses fidèles serviteurs qui ont craint un instant qu’il ne s’obstinât à traverser l’Abasie, au risque de s’y faire enlever par un parti de ces audacieux et indomptables Tcherkesses. Quand l’empereur aura visité Tiflis, s’il étend jusque-là son voyage, il reviendra passer quelques mois à Moscou, pour remplir la promesse qu’il a faite aux habitans de cette ancienne capitale, centre et foyer de la nationalité russe. Les provinces transcaucasiennes se plaignent vivement du régime militaire auquel elles sont soumises ; l’empereur y aura été précédé du sénateur Hann, chargé de la mission d’étudier leurs besoins et leurs intérêts. Il pourra donc se faire un mérite de quelques mesures faciles à prendre en leur faveur, et rattacher au souvenir de sa présence l’accomplissement de quelques-uns de leurs vœux ; car si l’empereur Nicolas donne beaucoup à l’ostentation, il y a aussi de la vraie grandeur dans sa personne comme dans son gouvernement, comme dans les gigantesques progrès de son empire. Cette cavalerie, cette armée puissante, dont il a le tort de vouloir effrayer l’Europe, elles existent dans la réalité de leur force ; et la marine russe, dont on parle moins, ne cesse de s’accroître et de se perfectionner. Il n’y a pas encore deux mois qu’on a lancé à la mer deux nouveaux vaisseaux de ligne, le Wola et le Constantin, l’un de 84, et l’autre de 76 canons, construits d’après les méthodes les plus récentes, et enrichis de toutes les améliorations introduites par le génie des Anglais dans ce genre de travaux.

Nous avons dit en commençant que nous voulions être justes, même envers la Russie ; nous avons tenu parole. Mais à Pétersbourg on trouverait que nous avons été bien rudes ; et il y aura infailliblement ici de fortes têtes qui n’en croiront pas moins tout ce qui précède, écrit par quelque conseiller intime russe en mission extraordinaire auprès de… la presse.

La guerre civile que l’insurrection des maréchaux Saldanha et Terceire avait allumée en Portugal au nom de la charte de don Pedro, est arrivée à son terme plus promptement qu’on ne s’y attendait. C’est le vicomte Das Antas qui a porté le dernier coup au parti chartiste, avec le petit nombre de troupes restées fidèles au gouvernement constitutionnel. Le lendemain de la bataille de Ruivaes, Saldanha et le duc de Terceire ont signé une capitulation, par laquelle tous les chefs et principaux moteurs de l’insurrection s’engagent à sortir du royaume. Mais la fin de cette guerre civile n’est malheureusement pas en même temps la fin des embarras inextricables qui assiégent la cour et le cabinet de Lisbonne. Le ministère qui a soutenu la lutte, et sous les auspices duquel a triomphé la constitution, recule devant sa victoire, par suite de la défiance qu’il semble inspirer à la reine, à une partie de la cour, et au prince Ferdinand. Le nom, l’influence secrète, l’action avouée du ministre anglais à Lisbonne, lord Howard de Walden, se mêlent plus ou moins à ces complications, qui ne sont pas sans danger, et entretiennent l’exaspération du parti dominant contre l’Angleterre. C’est à la fois une situation fort critique pour le Portugal, qui a besoin de vivre en bonne intelligence avec ses anciens alliés, et une source de graves embarras pour l’Angleterre elle-même, dont l’attitude inspire de chimériques espérances aux ennemis des institutions actuelles.

On s’est beaucoup occupé du rôle que M. Bois-le-Comte a joué à Lisbonne dans ces conjonctures difficiles, et le ministère anglais s’en plaint. Avec les plus grands ménagemens possibles pour l’alliance anglaise, M. Bois-le-Comte pouvait-il se conduire autrement ? Toute question de personnes mise à part, pouvait-il cesser de reconnaître comme le légitime gouvernement du Portugal le ministère existant à Lisbonne, marchant d’accord avec les cortès, plein d’égards pour la reine, dont il a toujours fait respecter la personne et la liberté ? Aurait-il fallu que le ministre de France, prenant parti dans une funeste querelle, se mît officiellement en relations avec la régence établie par les maréchaux, sous prétexte que la reine n’était pas libre ? Nous croyons que les deux légations doivent agir de concert autant que possible, et nous désirons que cela soit toujours ; néanmoins il ne faut pas exiger de la France qu’elle renonce à tous ses principes de neutralité, et qu’elle méconnaisse toutes les conditions de sa politique générale dans un intérêt fort équivoque, et pour des chances fort incertaines. Au reste, nous craignons bien que l’Angleterre ne se soit trop avancée pour reculer maintenant devant les dernières conséquences de l’attitude qu’elle a prise, et que tout cela ne finisse par un coup de force qui tranchera la question.

Si le Portugal fait, comme on le voit, une prodigieuse consommation de ministères, l’Espagne ne le lui cède guère sous ce rapport. M. Pio Pita, ministre des finances, renversé par un vote des cortès, a entraîné dans sa chute trois de ses collègues, et le vieux M. Bardaxi, resté seul debout, a choisi, pour terminer la session le plus tranquillement possible, des noms obscurs et insignifians, qui ne donnent pas de prise aux haines des partis ou à leurs illusions. Ce serait peine perdue que de les enregistrer ; car, à moins de nouvelles commotions politiques, ce ministère ne paraît destiné qu’à garder la place, en attendant que les premiers actes des deux chambres récemment élues, et qui doivent se réunir le 19 novembre, désignent d’autres noms à la prérogative royale.

Le bruit a couru ces jours derniers que don Carlos était dangereusement malade, qu’il ne pouvait plus se tenir à cheval et ne songeait plus qu’au salut de son ame. Nous ne savons là-dessus rien de positif, et il nous a été impossible de remonter à la source de cette nouvelle, qui a trouvé un certain crédit dans l’opinion publique. La vie qu’on fait mener au prétendant depuis cinq mois est sans doute assez fatigante pour qu’il n’ait pas impunément essuyé tant de vicissitudes, auxquelles sa robuste organisation pourrait bien finir par succomber. La reprise de Valladolid par les généraux de la reine n’avait été suivie jusqu’à ces derniers jours d’aucun engagement sérieux avec les carlistes. Les deux armées se concentraient dans le pays montagneux qui domine au nord la vallée du Duero, où celle de don Carlos, affaiblie et désorganisée par ses derniers revers, semblait chercher un autre fort de Cantaviéja, pour s’y reconnaître et rétablir ses cadres. Mais on annonce aujourd’hui même que don Carlos ayant attaqué à Retuerta le général Lorenzo, Espartero, qui est arrivé pendant la bataille avec des troupes fraîches, a rejeté le prétendant sur ses anciennes positions, et lui a fait éprouver une perte considérable. Cette affaire, sur laquelle on n’a pas encore assez de détails, affermit la supériorité récemment acquise aux généraux de la reine, et les justes espérances que leurs derniers succès ont permis de concevoir. En Catalogne, les troupes constitutionnelles, commandées par le brigadier Carbo, ont remporté sur plusieurs bandes réunies un avantage considérable, et d’autant mieux apprécié que de ce côté toutes les chances de la guerre avaient depuis long-temps passé aux carlistes. Ceux-ci toutefois restent toujours très forts dans cette province, ainsi que dans la Navarre, où de petites places, importantes comme positions, leur tombent chaque jour entre les mains. Quoi qu’il en soit, il est bien difficile que don Carlos se maintienne sur la rive droite de l’Elbe, entouré comme il l’est par des forces supérieures aux siennes ; il faudrait, pour le lui permettre, une diversion, soit de la part des siens, soit de la part des exaltés, qui l’ont constamment si bien servi ; et ce qui pourrait lui arriver de plus heureux dans ce moment, ce serait une nouvelle insurrection du parti exalté, pour annuler le résultat des élections. En somme, l’état des affaires du prétendant est beaucoup moins brillant qu’il y a un mois, et c’est la seconde fois de cette année que la balance, un moment égale entre les deux parties belligérantes, recommence à pencher en faveur de la cause constitutionnelle. Nous ne savons pas trop ce qu’en pensent à Naples M. le comte d’Orgaz, et à Berlin M. le marquis de la Lapilla y Monasterio, grand d’Espagne de première classe, l’un et l’autre envoyés de don Carlos auprès de ces deux cabinets. Mais il est probable que ce nouvel aspect des affaires y ajoute aux embarras de leur mission ; et ce n’est pas en présence de tant d’incertitudes, pour ne pas dire davantage, que les gouvernemens amis de leur maître se départiront de leur prudente et timide neutralité.

Tandis que l’ancien monde se débat ainsi dans des guerres de succession et des rivalités de principes politiques, l’Amérique du Nord, si fière de ses gigantesques progrès, paie elle-même son tribut aux vices des institutions humaines, quelles qu’elles soient, et aux passions de notre nature. Une crise financière dont les effets se sont étendus jusqu’en Angleterre et en France, et qui paralyse en ce moment le commerce, l’agriculture et l’industrie des États-Unis, s’est déclarée, il y a sept ou huit mois, sur toutes les places commerciales, dans tous les centres d’affaires de l’Union américaine. Les causes en seraient trop longues à déduire ; mais elle a eu pour résultat de suspendre dans toute l’étendue de la république les paiemens en numéraire de la part des banques et des maisons de commerce, pour lui substituer des valeurs en papier ayant cours forcé, qui, dans les transactions du commerce et de l’industrie, perdent inégalement d’un état à l’autre, et même sur le lieu de l’émission, d’après le plus ou moins de confiance qu’inspirent les établissemens de crédit autorisés à émettre ce papier. Il est facile de concevoir les embarras d’un pays commerçant où le régulateur de toutes les affaires est livré à une pareille confusion.

Le gouvernement fédéral, qui a juré au système des banques une guerre d’extermination, se trouve atteint par cette crise. Il avait la prétention d’exiger que toutes les obligations des particuliers envers lui fussent acquittées en numéraire ; mais quand les paiemens en espèces ont été suspendus partout d’un commun accord, il a bien fallu que le gouvernement accordât des modifications, des adoucissemens, des ajournemens, pour les droits de douanes, principale source de ses revenus, et il en est résulté un déficit considérable dans le trésor de l’Union. C’est ce qui a principalement motivé une convocation extraordinaire du congrès des États-Unis, fixée au 4 septembre, par le nouveau président, M. Van Buren. Le congrès s’est donc ouvert le 4 septembre, et il a reçu, le même jour, un immense message du pouvoir exécutif, dans lequel on attribue tout le mal aux spéculations extravagantes, favorisées par les établissemens de crédit ; mais le pouvoir exécutif ne se croit pas autorisé par la constitution à intervenir dans la crise commerciale, ni à rien faire directement pour en accélérer le dénouement. Il se borne à proposer les moyens de pourvoir aux embarras du trésor, et de subvenir à ses besoins. Puis il se déclare plus opposé que jamais au rétablissement d’une banque centrale des États-Unis et proclame la ferme résolution de retirer aux banques la perception et la distribution du revenu public, qu’elles accomplissaient comme intermédiaires entre l’administration du trésor et les citoyens. Le moyen de subvenir aux besoins du gouvernement consiste à reprendre pour son compte une somme considérable en espèces ou en lingots, reste de l’excédant du revenu qui devait être distribué aux états et l’a été en grande partie. Cette somme, retirée de la circulation, était demeurée en dépôt dans plusieurs banques provinciales, favorisées par l’ancien président Jackson, qui l’avait fort brutalement enlevée à la banque des États-Unis. On évitera, en recourant à ce moyen, de contracter un emprunt ou d’augmenter les taxes ; et, comme il sera impossible de recouvrer immédiatement les fonds confiés à des banques généralement peu solides et fort embarrassées pour le moment, le pouvoir exécutif demande l’autorisation de créer, jusqu’à concurrence du déficit, des billets du trésor de 100 dollars au moins (533 francs) chacun, portant intérêt à six pour cent. Au reste, nous le répétons, le commerce est abandonné à lui-même par le gouvernement fédéral, si ce n’est qu’on propose d’accorder un nouveau délai de six mois pour l’acquittement en numéraire de toutes les obligations envers le trésor ; cependant il est possible que dans le cours de la session, il se développe quelque plan combiné de manière à préparer une solution plus favorable, et on croit que M. Rives, ancien ministre des États-Unis en France, et qui se trouve à Washington le chef d’un parti mitoyen entre l’opposition et le gouvernement, s’occupe d’un projet destiné à remplir ce but.

Ces détails incomplets sur une question fort aride manquent peut-être d’intérêt ; mais toute la vie, toute la prospérité d’un grand peuple sont là pour le moment. De la Nouvelle-Orléans aux frontières du Canada, cette question aride passionne les esprits et les cœurs aussi fortement que peuvent le faire ailleurs les conquêtes, la gloire, la liberté ; et après tout, elle vaut nos misérables querelles de coteries. L’Europe elle-même n’a pas le droit d’y demeurer étrangère, et si le revenu de l’Angleterre pendant l’année 1837 (du 10 octobre 1836 au 10 octobre 1837), dont on vient de publier le tableau, présente un déficit de plus de cinquante millions de francs sur celui de l’année précédente, la crise financière et commerciale qui préoccupe les États-Unis est pour plus de moitié dans ce déplorable résultat.


— Une discussion s’est élevée dans les journaux quotidiens entre M. Augustin Thierry et M. Nisard au sujet du travail que la Revue a publié le 1er  octobre sur Armand Carrel. La Revue regrette sincèrement de n’avoir pu prévenir cette discussion, qui nous paraît résulter d’un malentendu entre deux honorables écrivains. M. Nisard a, en toute occasion, professé trop d’admiration pour l’illustre historien, pour qu’il soit entré dans sa pensée d’attribuer à Carrel une part quelconque dans la composition ou l’exécution de l’Histoire de la conquête de l’Angleterre par les Normands. C’est ce que démontrera, nous l’espérons, à tous les esprits désintéressés l’ensemble du travail de M. Nisard.

AVENTURES OF CAPTAIN BONNEVILLE, OR SCENES BEYOND THE ROCKY MOUNTAINS OF THE FAR WEST, by Washington Irving[1].

Les Montagnes Rocheuses ont été pendant les années 1832, 1833 et 1834, le théâtre d’une entreprise aventureuse dont la relation est appelée, nous n’en doutons pas, à un légitime succès. Nous voulons parler de l’expédition du capitaine Bonneville à l’ouest des États-Unis d’Amérique, et par delà ces montagnes. Le héros de cette audacieuse campagne appartient à la France par son origine. Fils d’émigré, M. Bonneville est entré au service de l’Amérique après avoir terminé son éducation à l’école militaire de West-point. Dans ses cantonnemens de l’ouest, il a eu plus d’une fois l’occasion de s’entretenir avec des marchands indiens et des pionniers du désert. Le récit de leurs aventures, le tableau qu’ils lui traçaient de régions inconnues et magnifiques, éveillèrent dans l’ame du capitaine d’impatiens désirs qui se convertirent bientôt en une ferme résolution. Une entreprise ayant pour but d’explorer les Montagnes Rocheuses devint l’unique objet de ses pensées. Il obtint un congé de deux ans ; il fit approuver son expédition par le major-général Macomb : une compagnie de New-York fournit les fonds nécessaires. Tout obstacle étant levé, le capitaine Bonneville partit en mai 1832 pour ne revenir que dans l’automne de 1835. À son retour, il se trouva rayé des contrôles de l’armée. Le quartier-général de Washington, n’ayant reçu de lui aucune nouvelle, l’avait regardé comme mort et définitivement perdu. Ce ne fut qu’après plusieurs mois de démarches que le capitaine obtint d’être considéré de nouveau comme faisant partie de l’armée. Il fut cantonné au fort Gibson, sur la frontière occidentale des États-Unis. Nous devons aux loisirs forcés qui l’attendaient à son retour le récit détaillé de cette campagne de trois ans dans le désert.

M. Washington Irving, chargé par le capitaine de la publication de son manuscrit, lui a fait subir diverses modifications dont il rend compte dans une introduction intéressante. Ainsi, la narration de M. Bonneville a été entremêlée de détails et de faits recueillis dans les conversations et les journaux de ses compagnons. Nous ne blâmons pas non plus l’élégant écrivain d’avoir cherché, comme il l’avoue lui-même, à donner le ton et la couleur à un récit sèchement exact. Il y a de la grâce sans recherche dans la manière de M. Irving. Sans atteindre à l’énergie de Cooper, il peint avec élégance, et décrit avec précision. Les voyages de M. Bonneville ont acquis sous cette plume habile un nouvel intérêt ; hâtons-nous de dire qu’ils n’ont rien perdu de leur valeur comme ouvrage sérieux et journal de recherches.

C’est assez long-temps nous occuper de la forme dans un ouvrage qui, à la rigueur, pourrait ne devoir son succès qu’à la narration la plus simple et la plus naïve. On jugera de la vérité de notre éloge par l’itinéraire de M. Bonneville que nous allons tracer rapidement. Parti le 1er  mai 1832 de la frontière du Missouri, le capitaine avait franchi la crête des Montagnes Rocheuses le 24 juillet de la même année. Le 26, après d’excessives souffrances, il atteignait les bords du Colorado. Le 19 septembre, il établissait son camp d’hivernage près des eaux supérieures de la Rivière du Saumon. L’année suivante, au retour de l’été, il continue ses explorations dans le désert, en se dirigeant vers le fleuve de la Longue-Corne et le pays des Corbeaux. L’hiver le retrouve campé à un endroit appelé Port-Neuf. Mais il ne peut supporter long-temps le repos ; il rêve une expédition de reconnaissance, vaste et périlleuse. Il s’agit de pénétrer jusqu’aux établissemens de la baie d’Hudson, sur les rives de la Colombie. Le plan du capitaine est d’établir, sur un point quelconque de la partie inférieure de la rivière, un poste commercial dont la création puisse un jour compenser, pour les États-Unis, les pertes résultées de la prise d’Astoria, depuis 1814. Cette expédition l’oblige à traverser les Montagnes Bleues, théâtre des désastres de plusieurs bandes astoriennes, dirigées par MM. Hunt et Crooks, qui les premiers, explorèrent ces défilés. M. Bonneville n’est retenu ni par d’effrayans souvenirs, ni par les rigueurs de la saison. Il ne prend avec lui que trois hommes et cinq chevaux. De nombreux obstacles, des souffrances de toute espèce, ébranlent plus d’une fois le courage du capitaine, pendant cette périlleuse excursion ; mais son opiniâtre volonté reprend bientôt le dessus. Il arrive à la baie d’Hudson le 4 mars 1834. Le 12 mai, il est revenu au Port-Neuf. Le 3 juillet, à la tête de vingt-trois hommes, il se rend de nouveau à l’embouchure de la Colombie, où il espère ouvrir avec les indigènes des relations commerciales. Mais l’influence hostile de la compagnie anglaise de la baie d’Hudson rend impuissans tous les efforts du capitaine pour ouvrir un commerce avec les Indiens. M. Bonneville retourne à regret sur ses pas, et il se trouve en automne au rendez-vous général qu’il a donné à ses compagnons sur les bords de la Rivière de l’Ours. Après un hiver passé dans l’abondance, le capitaine reprend sa route vers les États-Unis. Le 22 août 1835, M. Bonneville et sa caravane arrivent à la frontière, après trois années de courses dans les steppes et les montagnes. « Là, s’il faut l’en croire, dit M. Irving, on eût pu prendre sa cavalcade pour une procession d’Indiens déguenillés, car ses hommes étaient presque nus, et trois années de séjour dans le désert leur avaient donné l’aspect le plus sauvage. »

Ce livre a tout l’intérêt des romans de Cooper, il a de plus que ces romans la réalité. S’il faut en croire un voyageur allemand dont l’ouvrage a plus d’un rapport avec celui du capitaine (Transatlantische Skizzen, Zurich, 1825), les trappeurs et les Indiens de Cooper sont des types fantastiques qui n’ont jamais existé que dans l’imagination du romancier. Les voyages de M. Bonneville nous montrent le véritable trappeur dans toute sa fierté indépendante, et aussi, nous devons le dire, dans son implacable férocité. Pour ces natures indomptables, la liberté des États-Unis est encore une contrainte. Il leur faut le désert, la vie du chasseur, l’indépendance de l’Indien, la nature sauvage et sans bornes. Nous citerons à ce propos un épisode remarquable des voyages du capitaine ; c’est l’excursion de quarante trappeurs aux possessions espagnoles de la Californie. Si on lit après cet épisode le chapitre intitulé : Voyage dans un bateau de buffle, on aura une connaissance exacte de la vie aventureuse du trappeur et de ses penchans effrénés.

La conclusion du livre annonce toutefois une modification prochaine dans la vie de ces sauvages montagnards. Le commerce des fourrures est, suivant l’auteur, d’un caractère essentiellement passager. « Les bandes rivales des trappeurs, dit M. Irving, ont bientôt épuisé les cours d’eau, surtout lorsque la concurrence les pousse à une destruction inutile du castor. Quand il n’y aura plus d’animaux à fourrure, la scène changera totalement. Le trappeur pimpant et son coursier, dans leur costume sauvage, couvert de grelots et de colifichets ; le guerrier peint et panaché, toujours aux aguets ; la caravane du marchand serpentant en longue file dans la plaine déserte avec les Indiens embusqués sur son passage ; la chasse aux buffles, le camp de chasse, le gala au milieu du danger, l’attaque nocturne, l’alerte, l’escarmouche au milieu des rochers, tout ce roman de la vie sauvage qui existe encore dans les montagnes, n’existera plus que dans les légendes de la frontière et ressemblera aux fictions de la chevalerie ou de la féerie. »

Ce sont là de tristes prévisions ; mais on se consolerait aisément si l’on devait croire que la civilisation gagnât quelque chose à cette révolution inévitable. La question est résolue par M. Irving d’une manière négative. Il représente les solitudes de l’ouest comme incapables de culture. « Là où rien ne saurait tenter la cupidité du blanc, il sortira, dit-il, avec le temps, un mélange de tribus diverses et de blancs de toutes les nations, une race de montagnards pareils aux Tartares du Caucase… Ces hommes deviendront un jour, sur l’un et l’autre versant des montagnes, le fléau de la frontière civilisée. »

M. Irving ne révèle toutefois le mal qu’en indiquant le remède, et l’établissement de postes militaires dans ces pays sauvages lui paraît un moyen sûr de mettre fin aux violences et aux déprédations des Indiens.


Voyages en Corse. — Les Voyages de M. Valéry en Corse, à l’île d’Elbe et en Sardaigne, se recommandent par de précieuses qualités d’observation et de conscience. « J’ai essayé, dit l’auteur dans sa préface, de peindre une Italie nouvelle, et, si j’ose le dire, inconnue… Au lieu de tableaux et de statues, j’avais en Corse des actions et des hommes. » Ce peu de mots explique le livre. M. Valéry entre en Corse par Bastia, l’ancienne capitale ; il parcourt successivement les riantes vallées du Cap-Corse, la fertile Balagne, cette contrée la plus riche, selon lui, et la plus civilisée de l’île. Après la Balagne, il traverse les forêts célèbres d’Aytone et de Valdoniello, s’arrête à Ajaccio, Bonifacio, Sartène, et revient à Bastia par la magnifique plaine d’Aléria. La description des villes principales occupe plusieurs chapitres, où l’érudition historique se mêle, sans affectation, aux souvenirs du voyageur. Ainsi, à propos de Bastia, M. Valéry consacre plusieurs chapitres à l’appréciation de quelques écrivains peu connus de la Corse, tels que Petrus Cyrneus, Filippini, Vincent Giubega, dont il cite un sonnet plein de grace. Corte lui rappelle le séjour du général Paoli et les grandes actions de Gaffori, le Brutus de la Corse. On voit que M. Valéry a recueilli soigneusement les traditions du pays qu’il visitait ; il les cite à propos, et fait servir, en quelque sorte, l’histoire de complément à la géographie. Ce livre révèle, mieux que tout autre, de quelle utilité sont les études historiques à un voyageur. M. Valéry aurait, à coup sûr, écrit un ouvrage moins consciencieux et moins utile, si, avant de visiter la Corse, il n’avait lu son vieil et national historien Filippini. « La terre de Corse, dit-il en rapportant un beau trait de Cervoni, la terre de Corse rappelle à chaque pas de nobles et courageuses actions ; elle n’a jamais eu qu’assez peu d’habitans ; elle compte prodigieusement d’hommes et même de femmes. » Ce jugement n’a rien d’exagéré ; chaque page du livre le prouve, et l’on peut croire que M. Valéry s’est borné à choisir parmi les traditions héroïques du pays. Un travail plus complet sur cette matière eût dépassé les limites de son livre. L’histoire de cette petite nation a le même caractère de grandeur épique et de merveilleux que l’histoire des républiques anciennes. Les hommes d’Athènes et de Sparte pourraient tendre la main, sans rougir, aux patriotes de Sartène et de Corte. La Corse peut citer avec orgueil, à côté des héros anciens, les trois Sampiero, les Paoli, les Cervoni, les Abbatucci.

M. Valéry n’a pas cependant laissé l’histoire usurper la place de la description et des souvenirs. À côté de la tradition, il a fait une part assez large au tableau des mœurs et du pays qu’il parcourait. La nature est admirée franchement, sans emphase. La simplicité du plan de ce livre, son but, qui est d’instruire avant d’amuser, ne comportaient pas plus d’abandon, plus d’aisance dans les développemens pittoresques. M. Valéry, en restant simple et concis, a fait preuve d’un excellent goût ; son livre n’a pas cessé d’être intéressant en devenant substantiel.

La seconde partie des Voyages est entièrement consacrée à l’île d’Elbe. Le séjour à Porto-Longone et Porto-Ferrajo, la visite au Mont-Serrat, sont des chapitres pleins de charme et d’intérêt. Les habitans de l’île d’Elbe ne ressemblent en rien aux sauvages montagnards de la Corse. C’est la douceur, l’élégance de la civilisation toscane succédant à la rudesse africaine. Ce contraste a été bien compris par M. Valéry. L’histoire de l’île d’Elbe est toutefois peu féconde en grands souvenirs. Le voyageur a justement apprécié l’importance de cette île en peu de mots : « L’île d’Elbe, dit-il, qui n’a que dix-sept mille habitans, fut, depuis Rome jusqu’à l’empire français, un de ces points rares, isolés, espèces de vastes casernes jetées en Europe pour l’observer ou la contenir. L’occupation militaire, la conquête, faisaient leur vie ; ils languissent et meurent par la paix. »

Au résumé, la critique ne doit que des encouragemens à cette publication, dont le premier volume a seulement paru. Le livre de M. Valéry deviendra certainement, pour les voyageurs qui visiteront la Corse et l’île d’Elbe, un compagnon indispensable et le plus éloquent des cicérone. C’est dire assez que nous le plaçons au même rang que les Voyages historiques et littéraires en Italie, et que nous lui prédisons le même succès.


— Le roman de Valérie, de Mme de Krüdner, dont les éditions devenaient rares, vient d’être réimprimé en 2 volumes in-8o. Il est précédé de la Notice de M. Sainte-Beuve, que nos lecteurs ont lue dans la livraison du 15 juillet.


  1. vol. in-8o. La traduction des Aventures du capitaine Bonneville se trouve à la librairie de Charpentier, rue des Beaux-Arts, 6.