Chronique de la quinzaine - 14 septembre 1863

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Chronique no 754
14 septembre 1863


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




14 septembre 1863.


Il est encore un lieu, même en ce temps de vacances, où la politique ne chôme point, et ce lieu est la Bourse. Les moyens de manifestation directe de l’opinion publique étant aujourd’hui fort restreints en France, la Bourse a pris par momens chez nous une très grande importance, comme révélatrice des impressions générales ; elle est un des plus gros fragmens de ce miroir brisé où, suivant la pittoresque image de M. Jules Favre, il est donné à la France de se contempler. La Bourse est en effet un meeting en permanence, un forum toujours ouvert, un club dont le langage chiffré échappe à toute censure et déjoue toute répression. Animée par l’impétueux et irrésistible mobile de l’intérêt, la Bourse a la prétention et la réputation de tout savoir et de tout prévoir. Elle écoute aux portes des conseils de cabinet, elle pénètre les projets des puissans de la terre, elle surprend les confidences des artisans de révolution, elle est avertie des rhumes des souverains à leur premier éternument. Ce monstre singulier vient d’être en proie à un accès d’impressions brusques et contradictoires, bien fait pour déconcerter ceux qui croient à son infaillibilité. Pendant quelques jours, il a été le jouet des rumeurs les plus diverses, et on l’a vu sauter, d’une heure à l’autre, de l’excès de la confiance à l’excès de la crainte. Un moment la Bourse a cru à l’alliance de la France, de la Prusse et de la Russie ; elle s’est attendue à l’octroi d’une constitution à la Pologne et à la Russie, et a souhaité le bonsoir à la question polonaise. Déçue par la fête de l’empereur Alexandre, qui s’est encore une fois passée sans démonstration constitutionnelle, informée par la presse officieuse que l’alliance réactionnaire n’avait aucune réalité, elle s’est tout à coup abandonnée aux pressentimens les plus noirs. Elle a cru que l’archiduc Maximilien refusait le trône du Mexique, que notre gouvernement allait reconnaître la confédération du sud, que le roi d’Italie, gravement malade, se livrait à cette médecine à la Sangrado qui fut si funeste à M. de Cavour ; s’est mise à attendre avec une perplexité pleine d’alarmes la publication des dernières notes échangées entre les puissances et la cour de Pétersbourg. La main a dû trembler à ceux qui ont pris part aux émotions de la Bourse de samedi, lorsqu’ils ont coupé la bande du Moniteur de dimanche.

L’innocent journal officiel a sans doute apporté une consolation indirecte, mais efficace, aux effrayés en leur apprenant que la nouvelle du jour était, non pas la reconnaissance du sud ou la maladie du roi Victor-Emmanuel, ou même la dépêche du prince Gortchakof, mais le titre de duc conféré à M. de Persigny. On conviendra que les inquiétudes des lecteurs du Moniteur ne pouvaient être plus heureusement désappointées. C’est une bonne fortune pour l’ancien ministre de l’intérieur que la publicité donnée à l’honneur dont il est revêtu ait ce caractère rassurant, et vienne en temps opportun dissiper une si chaude alarme. Nous avons un second duc civil. Nous fîmes l’an dernier notre profession de foi sur l’institution des ducs civils, et nous n’avons pas l’intention de la répéter aujourd’hui. Pas plus qu’on ne l’eût compris au temps où la noblesse était une réalité et où les titres avaient une signification sociale, nous ne comprenons des ducs qui ne soient pas d’épée. M. de Persigny rejoignant ainsi M. de Morny, il y a lieu de croire que la classe des ducs civils s’enrichira successivement de noms nouveaux, et que, suivant le mot dont nous nous servions tout à l’heure, nous sommes en présence, non seulement d’une récompense exceptionnelle, mais d’une nouvelle institution. Les personnes qui cultivent encore parmi nous la science des d’Hozier feront à ce sujet plusieurs observations. Il est à remarquer que, sous le second empire pas plus que sous le premier, on ne fait des marquis. On passe de comte à duc en franchissant le marquisat à pieds joints ; c’est encore le cas de dire : Saute marquis ! Les marquis ne se plaindront pas de ce système, qui finira peut-être, en diminuant leur nombre relatif, par rendre rare et recherché en France un titre tant raillé par ces terribles moqueurs Molière et Saint-Simon. Une autre remarque, c’est que nous ne suivons pas, quant aux noms, les erremens du règne de Napoléon Ier. Il y a eu des duchés civils sous le premier empire. Plaisance, Massa, Gaëte par exemple ; mais, comme on voit, on ajoutait alors des noms de ville au titre : cela sentait son fief, gardait une couleur nobiliaire, et couvrait complètement dans les nouveaux ducs l’origine professionnelle, le jurisconsulte ou le financier. Il n’en est plus ainsi maintenant. Les Espagnols ont une coutume qui semble s’accommoder avec la création d’une noblesse civile ; ils accouplent quelquefois le titre avec un mot exprimant une idée morale. Ils ont créé ainsi des princes de la paix, des ducs de la fidélité ou de la victoire. En Espagne, M. de Persigny, devenant duc, eût pu tout naturellement s’appeler duc du dévouement ou duc des élections ; mais personne ne regrettera que, dans notre nouvel engouement de noblesse et de titres pompeux, nous n’en soyons point arrivés encore à l’imitation des usages espagnols. Nous ne chicanerons pas au surplus M. le duc de Persigny sur l’honneur qu’il vient de recevoir. Les chagrins politiques qu’il a pu nous causer ne nous ont jamais empêchés de reconnaître son mérite, et nous avons applaudi sincèrement au zèle sérieux et utile avec lequel il s’est appliqué durant son dernier ministère à l’œuvre si féconde du développement des chemins vicinaux, ainsi que l’atteste l’intéressant rapport qu’il a récemment adressé à l’empereur. M. le duc de Persigny s’est montré d’ailleurs depuis longtemps très particulier et très raffiné sur le chapitre de la noblesse ; on se souvient de son discours à la Diana : le titre de duc ne pouvait arriver à un homme qui fût plus capable de l’apprécier et de le goûter. Si de tels honneurs font plaisir à quelqu’un, convenons qu’ils ne font de mal à personne. Ils n’excitent plus même la jalousie et le dépit que ressentaient autrefois nos ducs, obligés d’admettre un nouveau-venu dans leur fière compagnie, et nos duchesses aux grands airs, irritées de voir prendre le tabouret à une dame qui jusque-là était restée debout derrière elles, assises. Au contraire, aujourd’hui le nouveau-venu reçoit bon accueil de ses récens prédécesseurs, qu’il fait monter d’un rang en ancienneté, car enfin nos nouveaux nobles n’ont pas été sans avoir entendu dire que la noblesse, comme le vin, ne devient bonne qu’en vieillissant. Cela nous rappelle le mot d’un spirituel doctrinaire qui n’était que de noblesse d’empire. En apprenant que M. Pasquier s’était passé la fantaisie d’être duc : « Ah ! tant mieux ! dit-il. Me voilà mis dans l’ancienne noblesse ! » Nous ne demandons qu’une chose à M. le duc de Persigny : à son prochain voyage en Angleterre, il aura le plaisir de s’entendre appeler « sa grâce ; » qu’il veuille donc bien reconnaître que, si l’Angleterre a l’avantage, qu’il fait sonner si haut, de posséder une aristocratie, la France n’aura plus désormais le malheur d’en être totalement dépourvue.

Revenons à l’examen des élémens graves et complexes de la situation politique qui mettent les nouvellistes en frais, et dont la perspective incertaine agite les bourses européennes : la question russe, la question polonaise, les affaires d’Allemagne, les affaires d’Italie, le Mexique, les États-Unis.

Depuis que les trois puissances ont fait parvenir à Pétersbourg leurs dépêches à conclusion identique, il s’est écoulé tant de temps, et il s’est produit en Europe des mouvemens si marqués, qu’il nous semble que la controverse entre la Russie et les puissances a vieilli, et que l’objet de cette controverse ne présente plus un intérêt actuel. Ce qui tenait les esprits en suspens dans la première phase de ce débat, c’est la pensée qu’il pouvait aboutir à une rupture caractérisée, et que l’on pouvait être conduit à passer des paroles à l’action. En un mot, ce qui était dans les préoccupations du public, c’était la question de paix ou de guerre. Les notes des puissances poseraient-elles des conditions qui provoqueraient de la part de la Russie un refus formel ; les réponses de la Russie seraient-elles conçues en des termes blessans pour la dignité de la France, de l’Angleterre et de l’Autriche ; les cabinets d’Occident se mettraient-ils d’accord pour soutenir leurs réclamations par la force ? Voilà les doutes qui planaient sur la situation. Cette incertitude a été levée par les déclarations présentées à la chambre des lords et à la chambre des communes dans les derniers jours de la session du parlement anglais. Depuis lors, il a été visible que la guerre n’était pas possible, au moins cette année ; depuis lors, comme nous l’avons indiqué, il n’y avait plus à suivre à l’égard de la Russie qu’une politique d’observation et d’attente, politique réservée et silencieuse. Depuis lors aussi, on ne pouvait plus attacher une grande importance aux documens diplomatiques échangés entre la Russie et les puissances. Le débat était interrompu pour le moment ; il fallait attendre quelques mois pour voir s’il pourrait être repris avec avantage.

Placés à ce point de vue, nous avouons que les dépêches annoncées et attendues du prince Gortchakof ne nous inspirent aucune curiosité impatiente. Le ministre de Russie aurait pu se dispenser de répondre aux dernières notes qui lui ont été adressées. Nous doutons d’ailleurs qu’il y ait répondu longuement. Peut-être même eût-il gardé un silence qui, de sa part, eût été plus digne et plus habile, si sa passion de polémique n’eût été émoustillée par un mémorandum joint à la dépêche française. Ce mémoire est consacré, dit-on, à l’interprétation des stipulations du traité de Vienne relatives à la Pologne et à l’affirmation du droit qu’ont les puissances signataires de veiller à l’exécution de ces stipulations. La question, comme on voit, n’est pas neuve. Le traité de Vienne n’ayant pas rétabli l’intégrité de la Pologne, ayant laissé en dehors du royaume formé avec le grand-duché de Varsovie les provinces que la Prusse, l’Autriche et la Russie tenaient du premier partage, les négociateurs de Vienne s’occupèrent de la Pologne à deux points de vue : au point de vue du royaume proprement dit et au point de vue des provinces démembrées. Il fut décidé que le royaume aurait une existence et une constitution distinctes, et que les provinces seraient dotées d’institutions particulières par les puissances entre lesquelles elles étaient divisées. Le traité de Vienne stipule à ces deux titres pour le royaume et pour les anciennes provinces polonaises. Les archives de la France et de l’Angleterre ont à ce sujet, dans les correspondances de leurs représentans au congrès de Vienne, des explications complètes sur l’esprit et la portée du traité. Lord Russell, dans une de ses récentes dépêches, empruntait à cet ordre de documens une déclaration de lord Castlereagh qui a été remarquée. Nous sommes certains que le prince de Talleyrand, qui avait la question polonaise à cœur, n’a pas non plus laissé notre chancellerie désarmée sur ce point. Lorsque le mémorandum de M. Drouyn de Lhuys sera publié, ou verra sans doute que la France a dû tirer profit des termes du traité, expliqués et commentés par le négociateur français. Au surplus, nous le répétons, il n’y a rien de nouveau dans cette interprétation du traité de Vienne, où les puissances puisent le droit d’exiger qu’une constitution soit donnée au royaume, et que des institutions particulières soient données aux provinces. Depuis 1831, lord Palmerston a établi cette thèse dans deux dépêches connues avec le luxe d’argumentation légale qui le distinguait comme ministre des affaires étrangères. Lord Russell l’a complètement adoptée et l’a en quelque sorte reprise en sous-œuvre. Enfin, depuis 1815, elle est sortie des archives secrètes de la diplomatie ; elle a été confirmée par les révélations de l’histoire. M. de Mazade par exemple a divulgué récemment, dans la Revue même, des parties curieuses de la correspondance de l’empereur Alexandre avec le prince Adam Czartoryski qui ne laissent pas de doute sur la nature des engagemens pris par la Russie. L’empereur Alexandre se croyait si bien astreint à donner aux provinces anciennement démembrées des institutions qui leur fussent propres, des institutions polonaises, qu’il s’efforçait de séduire le patriotisme des Polonais en leur promettant de réunir les provinces au royaume pour rétablir ainsi une grande Pologne. En restant même dans les limites du traité de Vienne, les puissances ont le droit de demander que la Russie ne traite pas autrement la Lithuanie et la Ruthénie que l’Autriche et la Prusse ne traitent la Galicie et le duché de Posen. Et comment n’useraient-elles pas de ce droit, lorsqu’elles voient les anciennes provinces polonaises livrées à la cruelle administration de Mouravief et de ses émules, gouvernées révolutionnairement et privées de la protection des lois ? La lettre des traités est formelle ; quoique incorporées à la Russie, les anciennes provinces polonaises ne font pas partie de l’empire aux mêmes conditions que les autres possessions russes ; elles y sont attachées à des conditions particulières, stipulées par les puissances signataires des traités ; la Russie est tenue de justifier devant ces puissances qu’elle satisfait à ces conditions. Or la revendication de ce droit, exprimée probablement dans le mémoire de M. Drouyn de Lhuys, va à l’encontre de cette prétention récente de la Russie qui dénie aux provinces de l’ouest leur nationalité polonaise. C’est sans doute le désir de soutenir cette prétention et d’accroître sa popularité moscovite qui aura décidé le prince Gortchakof à prendre encore une fois la plume. Quoi qu’il en soit, nous espérons que la France ne permettra pas au gouvernement de Pétersbourg de trouver dans l’état actuel de la Pologne et dans les témoignages de sympathie que l’Europe donne à la cause polonaise l’occasion de consommer une des plus insolentes usurpations qu’il ait méditées.

Les nouvelles dépêches du prince Gortchakof auront donc une sorte de couleur rétrospective, ressembleront à la discussion d’une thèse d’histoire et n’apporteront aucun changement à la situation. Nous croyons qu’on en a fini, à l’heure qu’il est, avec le roman récemment imaginé pour expliquer un prétendu rapprochement entre la Russie, la Prusse et la France, rapprochement qui se serait accompli au moyen d’institutions constitutionnelles octroyées par le gouvernement russe, et dont le prétexte aurait été une égale jalousie inspirée à ces trois puissances par l’initiative qu’a prise l’Autriche à propos de la réforme de la confédération. Rapprochement, moyen et prétexte, tout était inventé. Il n’y avait de réel que ceci : la question de la réforme du pacte germanique était, par le fait, une soudaine et importante diversion à la question polonaise, qui avait jusque-là absorbé l’attention publique. Il y avait là un épisode politique éclatant, bruyant, curieux, faisant naître des préoccupations nouvelles. La foule, qui auparavant faisait cercle autour du prince Gortchakof et de M. Drouyn de Lhuys, a couru à l’autre spectacle ; les gouvernemens de France et de Russie, délaissés par les spectateurs, ont interrompu leur partie d’escrime, et se sont mis, comme la foule, à regarder ce qui se passait à Francfort. Il s’est trouvé que la Prusse, qui avait un rôle actif à jouer dans les affaires d’Allemagne, a préféré se tenir à l’écart et a mieux aimé demeurer spectatrice que de se mêler à l’action. L’entreprise de l’empereur d’Autriche a donc eu pour résultat d’interrompre le débat polonais, de fournir un sujet nouveau à la curiosité politique de l’Europe, et d’amener à une même attitude d’observation, par rapport aux affaires d’Allemagne, la France, la Russie et la Prusse. De ce que ces trois puissances assistaient au même spectacle et devaient former, quant au dénoûment de la pièce, le même désir, on s’est cru en droit de supposer qu’elles devaient causer ensemble et se communiquer leurs impressions. De ce que la Russie doit songer à la réorganisation de ses institutions, on a conclu qu’elle élaborait une constitution libérale ; une constitution étant préparée par la cour de Saint-Pétersbourg, il était naturel que la Pologne en eût sa part. Une constitution pour la Pologne ! Mais la France n’avait rien de plus à demander ; l’expédient était admirable pour apaiser le conflit diplomatique. La France, étant satisfaite, redevenait la meilleure amie de la Russie et de la Prusse par-dessus le marché. Une fois de plus, tout allait au mieux dans le meilleur des mondes. Il est vraiment pitoyable que ces imaginations aient pu être accueillies en France avec assez de crédulité pour produire, le jour où elles se sont brisées contre la réalité, une déception véritable.

On a pu juger par là à quel point l’esprit public a été abâtardi chez nous par l’absence de la liberté de la presse. Les amis officieux du régime actuel ont trouvé tout naturel que le gouvernement français pût avoir la politique la plus décousue et la plus inconsistante, et personne ne les a contredits. Ils ont trouvé tout simple que notre gouvernement ne cherchât qu’un prétexte pour enterrer la question polonaise ; ils ont trouvé parfaitement logique que notre gouvernement se fît un jeu de ses alliances, quittât sans façon ses amis d’hier et offrît le bras à ses adversaires de la veille. Pour mettre le dernier trait à cette triste imbécillité de l’esprit public en France, il fallait encore, et c’est ce qui est arrivé, qu’en soufflant dédaigneusement sur cette illusion, la presse russe donnât à nos journaux officieux une leçon d’esprit et de dignité. C’est la presse moscovite qui nous apprend que l’œuvre que veut fonder le tsar doit être une œuvre durable et non un expédient, que ce n’est pas sur un terrain encore mouvant que l’on peut établir une constitution solide, que dans les projets de constitution il ne s’agit point d’ailleurs d’un plan fédératif, comme les journaux français l’ont prétendu, que les tendances de l’esprit public en Russie et la logique des choses n’admettent que le système unitaire, que les bruits d’une alliance nouvelle avec la France sont prématurés, car les esprits sont encore trop animés en Russie pour accepter une semblable combinaison sans préparation et sans transition. Il faut sans doute faire la part de la forfanterie dans ce langage de la presse russe, mais il serait injuste de n’y pas reconnaître une apparence de dignité. Malheureusement pour elle, la presse russe a gâté cette belle attitude en avançant que la cour de Pétersbourg, bien loin de voir dans les projets de réforme germanique un motif de se rapprocher de la France, avait toujours applaudi et donnerait son concours aux tendances unitaires de l’Allemagne. Voilà ce qui peut s’appeler une des gasconnades les plus effrontées que la politique russe se soit jamais permises. La Russie favorable à l’unité allemande ! Mais il y a quarante ans que la Russie exploite à son profit les divisions de l’Allemagne. Pendant tout le règne de Nicolas, c’est à l’aide de ces divisions qu’elle avait usurpé sa prépondérance artificielle sur le continent. Ces divisions sont encore aujourd’hui la protection la plus efficace qui la couvre contre les réclamations du libéralisme européen. Le jour où l’Allemagne entrerait en possession d’elle-même marquerait peut-être la fin de la destinée européenne de la Russie. Il n’y a que les peuples libéraux qui puissent voir sans trouble l’Allemagne chercher une vie nationale plus complète et plus forte. Et c’est parce que la France, malgré les tristes et passagères éclipses que la liberté subit chez elle, ne peut être en définitive qu’une nation libérale, que nous croyons qu’il est de son intérêt comme de son honneur de ne point opposer de résistance aux efforts du patriotisme allemand.

En vérité, les amis de notre gouvernement lui ont prêté de bien courtes vues, s’ils ont pensé que l’initiative de l’empereur d’Autriche dût l’émouvoir et le troubler au point de lui faire changer en vingt-quatre heures son système d’alliances. Nous n’avions le droit de faire des objections qu’à l’article du programme autrichien qui aurait fait entrer dans la solidarité germanique les provinces extra-allemandes des puissances confédérées. Ceci n’était plus une affaire fédérale intérieure, et tendait à changer profondément le caractère et le rôle de la confédération dans ses rapports extérieurs avec les autres nations. Cette prétention ne devait point, dans les circonstances actuelles, inspirer une sérieuse inquiétude ; une simple observation suffisait pour la faire disparaître, et d’ailleurs le projet autrichien avait si peu de chances d’être immédiatement réalisé, que les puissances étrangères pouvaient compter que cette prétention tomberait d’elle-même. Il n’y a guère que le cabinet de Turin qui ait, croyons-nous, donné à ce propos quelque signe d’émotion. Encore le cabinet italien a-t-il eu le bon goût de ne faire aucun fracas de ses représentations, et de ne point se donner l’apparence ridicule de tenter un grand effort pour enfoncer une porte ouverte. L’article du projet autrichien qui eût pu nous faire dresser l’oreille a été rendu inoffensif par les amendemens qu’il a subis. Il créerait même une situation plus favorable aux puissances étrangères que l’état présent des choses. D’après la loi actuelle, les décisions qui associeraient l’Allemagne aux conflits extérieurs peuvent être prises par la diète à la simple majorité ; d’après l’article voté à Francfort, les trois quarts des voix seraient nécessaires. On voit donc que, pour ce qui touche aux relations extérieures de l’Allemagne, nous serions loin d’avoir à nous plaindre de l’adoption du projet autrichien, et que tout témoignage de mauvaise humeur serait aussi inopportun que maladroit. Que l’on ne perde point de vue en effet qu’il ne s’agit encore que d’un projet, et que ce projet n’est pas près de devenir la loi de la confédération. L’œuvre de la réforme du pacte fédéral ne sera point l’œuvre d’un jour ni d’une aimée ; elle est destinée à être traversée par mille incidens.

Le plus gros incident est celui même qui est né du refus de la Prusse de prendre part aux délibérations de Francfort. La situation intérieure de la Prusse, le conflit de la couronne et de la chambre populaire, la dissolution de la chambre, les prochaines élections, forment un autre groupe d’incidens qui peuvent exercer les influences les plus diverses sur la situation intérieure de l’Allemagne. Un des chefs du parti libéral prussien, M. de Schwerin, vient de donner le mot d’ordre électoral de son parti en déclarant que les élections doivent se faire sur les questions intérieures et prussiennes proprement dites, que les électeurs doivent écarter de leurs préoccupations la réforme fédérale et ne pas songer, dans cette crise, aux justes objections que soulève le projet de l’Autriche. Sera-t-il possible de supprimer ainsi dans la lutte électorale la question générale de la réforme allemande ? Si tel est le vœu des libéraux, il est évident que la politique contraire sera celle de M. de Bismark. On annonce que le ministre prussien est en train d’élaborer le contre-projet qu’il veut opposer au programme autrichien. Il est naturel que M. de Bismark se serve de cette manifestation anti-autrichienne pour passionner les élections et tenter de les entraîner à lui ; mais M. de Bismark ne court-il pas à l’impossible en poursuivant une œuvre contradictoire ? Peut-il être à la fois réactionnaire, défenseur absolu de la prérogative royale dans le gouvernement intérieur de la Prusse, et tracer le vrai programme d’une fédération nationale qui, comme toute fédération, est destinée, malgré les apparences extérieures, à être au fond une république ? Tel est le curieux antagonisme dans lequel se débat M. de Bismark, le drame qu’il joue avec lui-même. Nous n’avons jamais méconnu les qualités de cet homme d’état, son activité d’esprit et son courage aventureux ; nous eussions aimé à voir ces qualités mises au service d’une cause plus simple, plus nette et meilleure. Malgré les regrets que nous inspire la politique de M. de Bismark, nous ne pourrons pas assister, sans y prendre un vif intérêt, au spectacle qu’il va nous donner.

L’agitation de la Prusse va être pour la curiosité de l’Europe une autre diversion à la lutte héroïque que les Polonais sont décidés à poursuivre contre leurs éternels persécuteurs. Avec les réponses attendues du prince Gortchakof sera clos le débat diplomatique de la question polonaise. Toute pensée d’appuyer par la force matérielle la cause polonaise étant abandonnée pour cette année, nous allons voir se prolonger, l’œil ému, mais la main inerte, ces scènes de boucherie et de spoliation qui depuis tant de mois chagrinent et humilient l’impuissante Europe. Durant cette période, il ne va plus rester à la Pologne d’autres défenseurs que les orateurs de nos assemblées et les écrivains. Nous faisons des vœux pour que les avocats de cette juste cause ne se laissent point décourager et ne perdent pas, à quelque épreuve qu’elle soit soumise, leur foi dans la force morale de la justice et dans la probité de l’opinion publique. Parmi les secours moraux qui ne sauraient demeurer stériles pour la cause polonaise, nous plaçons au premier rang ces beaux articles que notre ami M. de Mazade vient de réunir dans la Pologne contemporaine. Ces pages éloquentes ont été connues de nos lecteurs au moment où elles ont été écrites ; mais, rassemblées, elles ont un caractère saisissant de nouveauté et d’ampleur. Tout le drame actuel y est resserré, et l’on y suit tous les degrés, trop oubliés aujourd’hui, par lesquels la protestation de la Pologne, commençant dans les églises, se continuant par le martyre volontaire, a été poussée par une atroce provocation à l’insurrection du désespoir. Ce noble volume est digne de la cause à laquelle il est consacré et digne de la sympathie élevée que l’esprit d’humanité de la France a vouée à cette cause. Nous partageons, quant à nous, entièrement l’opinion de M. de Mazade. Les précautions oratoires prises par notre diplomatie ne donnent le change à personne sur la véritable situation de la France dans la question polonaise. « Il ne faut pas dire nous nous approprions les paroles de M. de Mazade dans son excellent avant-propos) : Nous parlerons, nous négocierons, nous échangerons des opinions et des récriminations, et nous ne ferons rien ! Tout par la paix et à trois, rien par la guerre ! Parler ainsi, ce ne serait pas manquer à la Pologne seule, ce serait trahir sa propre cause. Une défection à trois ne serait pas moins une défection, et, qu’on ne s’y trompe pas, ce n’est ni sur l’Angleterre, ni sur l’Autriche que retomberait le poids principal de l’abandon ; c’est la France qui serait la première atteinte, c’est sur la France que pèserait le désastre moral. Elle aurait expié d’un coup et la guerre d’Orient et la guerre d’Italie. Et la paix du moment qu’on s’assurerait, cette paix elle-même serait sans sécurité. Rien ne serait fini, tout commencerait au contraire, seulement dans des conditions moins libres et plus périlleuses. »

On dirait que M. de Mazade a la prescience des restaurations nationales que notre siècle semble destiné à voir s’accomplir. Sa perspicacité avait deviné bien avant 1869 la nouvelle fortune de l’Italie ; la cause italienne, tant qu’elle a eu besoin du concours de l’opinion libérale, n’a pas eu en France de défenseur plus convaincu et plus chaleureux. Dieu fasse que M. de Mazade soit aussi heureux dans sa croisade polonaise qu’il l’a été dans sa campagne italienne ! L’œuvre de l’Italie une est décidément en voie de réussir. En dépit des spéculateurs qui voulaient l’autre jour entériner le roi Victor-Emmanuel, le nouvel ordre de choses va se consolidant de jour en jour. Le crédit financier de l’Italie est désormais établi ; on assure que l’armée nationale est faite, que les divers élémens de l’Italie y sont complètement fondus, et que le petit noyau piémontais a répandu sur cette organisation son instruction militaire et son excellente discipline. Le seul défaut de l’armée est d’être trop nombreuse, si on la compare aux ressources financières du nouveau royaume. Avec l’armée, ce sont les finances qui constituent la vitalité d’un état. L’Italie mettra plus de temps sans doute à s’élever à l’équilibre financier qu’elle n’en a employé à constituer sa force militaire. L’accroissement des revenus, la productivité des taxes, dépendent en effet des progrès de la richesse générale, du développement de la production et de l’accélération des échanges. La sécurité politique et l’accroissement des voies de communication sont les conditions de ce progrès. Le gouvernement italien fait beaucoup pour les voies de communication ; il n’épargne rien pour presser l’exécution de son réseau ferré. Si d’ailleurs l’Italie est obligée de consacrer beaucoup d’argent à ce qu’on pourrait appeler ses frais de premier établissement, il s’en faut qu’elle soit dépourvue de ressources extraordinaires. Nous avons sous les yeux une intéressante brochure d’un membre du sénat, M. Marliani, qui montre le parti que l’Italie peut tirer des biens de mainmorte. Le travail de M. Marliani est adressé à M. Minghetti, ministre des finances, qui saura y trouver d’utiles renseignemens. M. Marliani montre en effet par des chiffres les profits que l’Espagne a trouvés dans l’aliénation des biens de mainmorte. La ''desamortizacion'' a été pour l’Espagne une mine d’or ; elle pourra l’être aussi pour l’Italie. Au point de vue de la sécurité intérieure, la grande difficulté est toujours l’administration des provinces méridionales ; mais sur ce point aussi des symptômes d’amélioration se manifestent. Le brigandage décline. Nos conseils de guerre le punissent à Rome ; notre gouvernement vient de consentir à l’extradition des brigands arrêtés sur l’Aunis ce qui termine cette délicate affaire de la façon la plus satisfaisante pour le cabinet italien. Les brigands les plus célèbres font leur soumission. Enfin l’actif ministre de l’intérieur, M. Peruzzi, va, dit-on, étudier par lui-même les griefs des populations méridionales, et cette enquête amènera sans doute d’utiles réformes administratives.

L’Italie, pour le moment, ne vient donc pas ajouter un embarras à la liste des nombreux soucis que la politique française rencontre ou s’est suscités à travers le monde. Parmi ces causes d’anxiété, celle qui pèse le plus directement sur nous aujourd’hui est l’affaire du Mexique. Comme si par elle-même notre entreprise mexicaine ne présentait point assez de difficultés, on semble l’encombrer à plaisir de complications nouvelles. Certains esprits frivoles et téméraires voudraient en faire le point de départ d’une déviation regrettable de la politique française et changer une expédition excentrique en un système d’hostilité permanente contre la république des États-Unis. Si ces idées ne s’étaient fait jour que dans des brochures anonymes, nous en serions peu émus. Elles coïncident malheureusement et avec des tendances de la politique de notre gouvernement que nous n’avons point hésité à combattre dès qu’elles se sont manifestées, et avec des conséquences naturelles de notre entreprise mexicaine. Notre gouvernement, depuis le commencement de la guerre civile en Amérique, a montré une partialité fâcheuse pour le parti sécessioniste ; personne n’a pu se méprendre sur la portée du projet de médiation que nous avons soumis à l’Angleterre et à la Russie, sur le projet d’armistice que nous avons proposé directement au gouvernement de Washington. Ce caractère de partialité a été d’autant plus marqué que notre situation et notre conduite présentaient le plus étrange contraste avec la situation et la conduite de l’Angleterre. L’Angleterre souffrait bien plus que nous de la fermeture des ports du sud dans son industrie cotonnière ; l’Angleterre a un intérêt politique palpable à la dissolution de l’Union américaine ; la nation anglaise, par ses traditions, par ses instincts, par tous ses sentimens de peuple, a été entraînée contre le nord et en faveur du sud dans cette lutte. Cependant le gouvernement anglais a scrupuleusement évité tout acte qui l’aurait pu conduire à une intervention entre les parties belligérantes et à une guerre contre le nord. Tout en France se présente sous un aspect contraire. La guerre civile nous imposait de bien moindres souffrances qu’aux Anglais ; le maintien de la république intégrale des États-Unis est un point cardinal de notre politique traditionnelle ; cette république, nous avons contribué à la faire, et nous avons puisé dans cette œuvre les premières inspirations de notre révolution ; l’existence de cette république est en notre faveur une condition de l’équilibre maritime. Enfin, comme nation, nous n’avons pour les Américains que des sympathies ; aucune opinion vraiment indépendante et spontanée n’a jamais souhaité chez nous la destruction de l’Union ; l’unanimité des organes indépendans de l’opinion publique a déploré comme une atteinte aux intérêts de la France tout ce qui pouvait amener le démembrement des États-Unis. On peut juger de l’inclination prononcée des esprits chez nous par ce qui se passe en ce moment : tandis qu’en Angleterre le gouvernement est obligé de lutter contre le public pour remplir ses devoirs envers les États-Unis et empêcher dans les ports anglais l’armement des corsaires confédérés, chez nous à peine la Florida s’abrite-t-elle à Brest, que nos négocians la frappent de saisies conservatoires, et que des constructions navales mystérieuses, qui semblent être faites dans nos chantiers au profit des états confédérés, sont spontanément dénoncées par la presse libérale et démocratique. Toutefois le gouvernement, à l’encontre des tendances naturelles de notre tradition et de l’opinion publique, n’a pas eu la prudence d’écarter ou de dissimuler ses idées défavorables à la république américaine. L’extrême péril de cette partialité manifeste, c’est qu’elle se combine avec les suites que peut naturellement avoir, si l’on n’y prend garde, notre affaire du Mexique.

En essayant de fonder un empire au Mexique, il est malheureusement vrai que nous créons gratuitement un antagonisme entre le patriotisme américain et la France. Puisqu’enfin nous sommes au Mexique et que nous ne pouvons espérer de nous en dégager graduellement que par rétablissement de l’empire au profit de l’archiduc Maximilien, le bon sens et l’habileté consisteraient à détourner et à reculer le plus loin possible dans l’avenir les difficultés inhérentes à notre situation. La guerre civile n’est pas près de finir en Amérique, et semble devoir nous laisser le temps nécessaire pour poser les bases du nouvel établissement mexicain. Une fois la guerre civile terminée, surtout si la paix devait être prochaine, les périls de notre entreprise sont manifestes. La passion populaire américaine se détournerait du Canada pour se porter sur le Mexique. Dans un pays où le pouvoir appartient au dernier enchérisseur de flatteries adressées aux passions populaires, la présidence irait vite au parti le plus hostile à la nouvelle constitution mexicaine. Les élémens militaires survivront à la guerre civile ; il restera une multitude de généraux et d’officiers sans emploi ; mille influences pousseront le pouvoir à faire triompher par les armes la doctrine de Monroë. Admettons cependant que le gouvernement américain soit assez modéré pour résister à des impulsions si naturelles ; les aventuriers que la paix aura laissé inoccupés ne tenteront-ils pas l’entreprise sans lui ? n’aurons-nous pas à résister aux coups répétés du flibustiérisme le plus vaste, le plus énergique, le plus effréné qu’on ait jamais vu ? De telles appréhensions ne sont que trop fondées. Un dangereux et laborieux antagonisme avec les États-Unis, telle est la perspective que place devant nous le résultat de l’expédition du Mexique. La question est de savoir si, au lieu de l’éloigner le plus possible dans l’avenir afin d’avoir le temps de quitter le Mexique avant qu’il n’éclate, nous irons le provoquer sur-le-champ en reconnaissant les états confédérés et en allant au-devant d’une guerre avec les États-Unis, guerre cruelle, où la victoire même nous serait fatale, puisqu’elle détruirait une des créations de la politique française les plus fortes et les plus utiles à notre pays.

Il importe que des résolutions immédiates et qu’un parti énergique soient pris sur ce point ; il importe que la politique française renonce le plus tôt possible aux fantaisies de partialité qu’elle a jusqu’à présent témoignées à la cause des séparatistes. Nous ne croyons certainement point que le gouvernement français veuille, comme de fausses rumeurs l’ont prétendu, reconnaître le sud ; mais il ne suffit pas que cette faute soit évitée pour le présent. Ce qui est nécessaire, c’est que l’on quitte une pente qui mènerait, sans qu’on s’en doutât, plus tôt qu’on ne voudrait, à un conflit avec l’Union américaine. Ce qui est nécessaire, c’est que nous n’ayons pas le chagrin de voir les journaux mexicains publiés sous notre patronage parler de la reconnaissance du sud par le Mexique, et peut-être la honte de laisser compromettre la politique et les intérêts séculaires de la France par la poignée d’émigrés que nous avons conduits à Mexico à la queue de notre armée. Il nous paraît singulièrement impertinent qu’il soit parlé à Mexico de la reconnaissance des états confédérés avant que le nouveau gouvernement mexicain soit établi, avant que l’on connaisse l’acceptation de l’archiduc, avant que l’empereur Maximilien ait pris le pouvoir. Le seul espoir que nous ayons en effet de voir la France sortir de cette aventure, c’est que l’archiduc veuille bien accepter la couronne qui lui est offerte et consente à remplir la mission difficile et peut-être glorieuse qu’un bizarre caprice de la fortune vient lui proposer. Si l’archiduc Maximilien accepte ce trône hasardeux, il rendra à la France un service dont nous devrons lui être reconnaissans. En tout cas, le plus pressant besoin de la France, c’est que les graves questions où on l’engage soient analysées, discutées, élucidées devant elle. Ce sera pour nous tous un immense soulagement d’esprit que de voir s’ouvrir la session du corps législatif et commencer les débats de l’adresse. On ne pourra pas donner une plus grande satisfaction à la juste curiosité et à la légitime impatience de la France que de lui apprendre où elle en est sur tant de points difficiles et de pousser à fond cette indispensable enquête. Nous espérons que les membres du nouveau corps législatif comprendront leur devoir dans ces graves circonstances, et sauront le remplir.

e. forcade.

ESSAIS ET NOTICES.

LE COMTE ROSTOPCHINE.[1]

Les catastrophes de l’histoire se résument souvent dans un de ces faits exceptionnels, imprévus et éclatans qui semblent se détacher du cours régulier des événemens et qui parlent longtemps à l’imagination des hommes. Une sorte de couleur mystérieuse les enveloppe comme pour leur donner un cachet plus extraordinaire ; la légende ajoute à ce que la réalité a déjà d’assez tragique, si bien que cette pauvre réalité finit par avoir quelque peine à se dégager. Un des plus frappans exemples de la place que peut occuper un seul de ces faits mystérieux dans tout un ordre de catastrophes, c’est l’incendie de Moscou éclatant au moment décisif de la campagne de 1812. Il semble qu’à dater de ce jour la retraite de l’armée française s’accomplisse à la sinistre lueur de la flamme vengeresse, et que dès lors tout soit dit. C’est comme la saisissante image de cette fatalité contre laquelle vient se briser avec fracas la plus prodigieuse fortune. Quelle est cependant la vérité sur cet événement, sur ce colossal embrasement d’une ville qui semble envelopper de ses rouges reflets toute cette triste fin de la campagne de Russie ? On la cherche encore au milieu de toutes les contradictions qui se sont élevées. Est-ce l’œuvre spontanée et impersonnelle d’une inspiration nationale poussée au désespoir par l’invasion ennemie, ou le résultat d’un plan combiné et prémédité ? Est-ce un acte de sauvage vandalisme détruisant tout sur son passage pour ne rien livrer, ou un sacrifice héroïque accompli dans un mouvement de religieux enthousiasme ? Est-ce l’œuvre de plusieurs complices ou de quelque Erostrate du patriotisme ne consultant que lui-même ? Et cet Erostrate, quel est-il? Est-ce un Tartare féroce, comme on l’a nommé, ou un héros ? Est-ce un patriote ou un homme bizarre, audacieux, ne reculant devant rien, pas même devant une célébrité sinistre, sauvant son pays par le hasard d’une destruction gigantesque dont il n’avait pas prévu tous les effets?

Ce qui est certain, c’est que, dans cette campagne de 1812 aux multiples et tragiques épisodes, l’incendie de Moscou domine tout, et qu’à cette destruction d’une ville est attaché le nom d’un homme qui a tour à tour avoué ou désavoué son acte, et qui n’en reste pas moins le grand et unique incendiaire. Cet homme, c’est le comte Rostopchine, dont M. Schnitzler évoque aujourd’hui l’énigmatique mémoire dans un livre substantiel et abondant, tout plein de la connaissance des choses russes, quoique manquant un peu d’ordre et d’unité. Qu’a voulu faire M. Schnitzler? A-t-il voulu retracer l’histoire de la société fusse de 1812? A-t-il voulu faire simplement de la biographie en mettant en regard ces deux hommes, Koutousof et Rostopchine, celui qui a conduit la campagne régulière pour la Russie et celui qui s’est chargé de l’acte le plus mémorable, le plus décisif, en dehors de toutes les prévisions de la stratégie? L’intention de l’écrivain reste douteuse, et pourtant le livre est curieux, même dans sa marche un peu incertaine; la discussion et les portraits se succèdent. On va de Saint-Pétersbourg à Vienne, du camp de Koutousof au cabinet du gouverneur de Moscou, et à travers tout apparaît cette figure étrange, originale et assez peu connue de Rostopchine, le plus Russe peut-être des Russes de ce temps par son caractère et par l’emportement d’un patriotisme tout au moins sans scrupule.

La vérité, disais-je, a quelque peine à se faire jour sur un événement qui malgré tant d’explications diverses est resté sinistre, et celui qui a contribué le plus peut-être à jeter des doutes, c’est Rostopchine lui-même, quand il a décliné plus tard la responsabilité de la catastrophe; elle apparaît cependant, et elle se détache invinciblement de l’ensemble des faits. Ainsi il est bien clair que ce ne furent point les Français qui allumèrent l’incendie de Moscou. Il est évident aussi désormais que l’empereur Alexandre n’y était pour rien, qu’il n’avait point donné un tel ordre, qu’il n’avait pas même prévu une telle éventualité; il en fut consterné, épouvanté, et ce fut par la suite une des causes de la disgrâce de Rostopchine. La destruction de Moscou n’entrait pas non plus dans le plan de Koutousof, qui, se croyant hors d’état de livrer bataille, jugeait plus utile de conserver son armée intacte que de défendre une ville, et se contentait de pousser plus loin sa retraite. Rostopchine restait donc seul, comme gouverneur de Moscou, en face de cette situation, à l’approche de l’armée envahissante; seul il avait prévu et débattu en lui-même ce qu’il ferait dans une telle extrémité, et seul il prenait l’initiative d’un acte qui allait peser sur lui en donnant à son nom une gloire aussi retentissante que sinistre. Sans nier ce qu’il pouvait y avoir de haine nationale légitimée par l’invasion et de patriotisme désespéré dans une telle résolution, on peut dire qu’il y avait aussi du Tartare pliant ou brûlant sa tente devant l’ennemi, et cette fois sa tente, c’était la ville sainte de la Russie. L’acte était à la hauteur des circonstances. Rostopchine avait tout fait pour élever les esprits au niveau de ce sacrifice; il les avait embrasés, et à ce feu, comme il le disait, tous les incendies peuvent s’allumer. Il semblait, en parlant ainsi, confondre sa responsabilité dans celle de tout le monde. Il est vraisemblable cependant que, s’il n’avait pas combiné toutes les mesures de destruction et ordonné le feu, personne n’eût secoué la première torche. Ce qu’il y a de plus curieux peut-être dans un tel événement, c’est le caractère de l’homme, Tartare, si l’on veut, comme on l’appelait, mais Tartare d’une étrange nature, n’ayant rien de ce qu’il faut pour jouer un rôle sérieux et suivi, mais ayant ce qui était nécessaire pour prendre une résolution extrême et violente : passionné, ambitieux, mécontent, remuant, sarcastique, vieux Russe par-dessus tout, fanatique d’absolutisme, ennemi de toute nouveauté, furieux dans ses haines. Était-ce vanité, était-ce plus tard par dérision de ce nom de Tartare qu’on lui infligeait? il prétendait descendre de Gengiskan. Le comte Rostopchine avait été un moment le favori de l’empereur Paul Ier et son ministre des affaires étrangères; il avait reçu le titre et la charge de gouverneur-général de Moscou de l’empereur Alexandre Ier, dont les velléités libérales ne le trouvaient pas toujours respectueux : personnage original qui faisait des brochures en remplissant ses fonctions, avant de brûler la ville qu’il était chargé de gouverner, et qui à tout le reste mêlait le goût des lettres, un esprit humoristique, un excès de passion frondeuse et agressive très propre à lui faire des ennemis, bienveillant au surplus quand sa passion n’était pas en jeu. C’était évidemment un de ces hommes qui se trouvent mêlés par hasard aux événemens, qui ont un éclair de gloire sans avoir un rôle véritable dans l’histoire et qui disparaissent de la scène après avoir dit le mot mystérieux qu’ils ont été chargés de prononcer, sans se bien rendre compte eux-mêmes de ce qu’ils ont fait. La première fois qu’il vit l’empereur Alexandre après la catastrophe de Moscou, il fut reçu avec une froideur qui tenait de la répulsion ; il ne put désormais se présenter à la cour. Son moment était passé, il ne revint plus. Le héros de Moscou erra en Europe, il disparut; il vint surtout en France, où il vécut longtemps. Il ne retourna en Russie qu’au moment de la mort d’Alexandre, et ne reparut un instant à Pétersbourg que pour mourir lui-même aussitôt.

La vie qu’il menait en France était tout occupée de recherches bibliographiques et de plaisirs mondains. On n’aurait point soupçonné l’homme sur lequel pesait une célébrité lugubre et qui s’en défendait au reste, lorsque dans l’Europe renouvelée de 1815 il aurait pu l’invoquer comme un titre. C’est en France qu’il écrivit un jour pour une dame de ses amies cette plaisanterie en quelques pages qu’il intitula : Mémoires écrits en dix minutes, et qui commencent ainsi par l’heure de sa naissance : « On me mesura, on me pesa, on me baptisa; je naquis sans savoir pourquoi, et mes parens remercièrent le ciel sans savoir de quoi... » Son existence, il la résumait en ces mots : « J’attends la mort sans crainte comme sans impatience. Ma vie a été «un mauvais mélodrame à grand spectacle, où j’ai joué les héros, les tyrans, les amoureux, les pères nobles, mais jamais les valets. » Quant à son premier voyage en France, il le racontait de cette façon : « Je suis venu en France pour juger moi-même du mérite réel de trois hommes célèbres, le duc d’Otrante, le prince de Talleyrand et Potier. Il n’y a que ce dernier qui me semble au niveau de la réputation... » Voilà comment finissait l’homme qui avait eu un jour la renommée d’un sauveur de son pays et même de l’Europe. L’humoriste se vengeait des déceptions de la vie. L’heure sérieuse était passée pour lui, et le contraste n’est point le phénomène le moins curieux de cette histoire qui commence par une tragédie et qui finit par le sarcasme.


CH. DE MAZADE.



UN LIVRE SUR LA QUESTION DES ANCIENS ET DES MODERNES[2].


S’il est une question qu’on aurait pu croire épuisée, c’est assurément celle des anciens et des modernes. Voici pourtant un livre qui la reprend dans les termes les plus vifs, et qui essaie de la rajeunir en réunissant les arts aux lettres. Il n’est pas sans intérêt de rechercher comment se transforment et se poursuivent certains débats à plus d’un siècle de distance. Voyons donc ce que sont devenus sous la plume de M. Eugène Véron les argumens surannés de Lamotte et de Perrault. L’auteur, qui a vécu trois ans à l’École normale, ne semble guère se souvenir de la docte maison qu’Augustin Thierry appelait alma mater. La méthode qu’il préfère est celle du syllogisme, et ce n’est pas la plus naturelle dans une matière où le sentiment ne doit pas être sacrifié au raisonnement. Tout syllogisme d’ailleurs, on le sait, vaut ce que vaut la majeure. Or M. Véron glorifie le roman et le paysage jusqu’à leur donner, de droit comme de fait, le premier rang dans les lettres et la peinture de nos jours; il préfère Gorgias à Socrate, les sophistes aux philosophes, parce que Gorgias et les sophistes avaient, à ses yeux, une notion plus juste du progrès. Il voit dans Jésus, non le transformateur des idées juives, mais l’héritier des doctrines grecques, sans autre preuve que le voyage contesté de la sainte famille en Égypte et sans autre raison que l’éclat que jetaient alors ces doctrines dans ce pays. Voilà pourtant où conduit l’enivrement de l’individualisme. A force de se persuader qu’il n’y a ni idées générales, ni certitude ou même probabilité dans le consentement unanime, un homme d’un talent réel et vigoureux est amené à ne tenir compte que de ce qu’il pense par lui-même, et, loin de contrôler son opinion par celle des autres, à chercher dans l’arsenal rouillé de la logique des raisonnemens à l’appui de ce qui lui semble vrai.

Il y a donc deux choses dans ce singulier livre : des théories sur le beau et l’application de ces théories aux lettres et aux arts. Le point de départ, l’axiome fondamental, c’est que le progrès est la loi de l’humanité. L’idée n’est pas nouvelle. Si elle est vraie, je n’ai pas à l’examiner ici; je constate seulement que M. Véron l’exagère en soutenant que rien n’échappe au progrès. Bien mieux, M. Véron croit être en possession d’un critérium assuré pour reconnaître le progrès. A l’entendre, le progrès consiste dans le plus ou moins de psychologie, ou, pour parler le langage devant lequel il a le tort de ne pas reculer, dans «le plus ou moins de subjectivité» qui distingue nos pensées. En d’autres termes, plus l’homme s’occupe des choses qui lui sont étrangères, plus il est près de la barbarie; au contraire, plus il s’occupe de lui-même, plus il est avancé dans les voies de la civilisation. Et pourquoi, je vous prie? Parce que dans l’univers entier nous ne pouvons connaître que nous-mêmes, nos idées, nos impressions. Tout le reste nous échappe. Du monde extérieur, nous ne pouvons pas même dire qu’il existe, puisque nous ne le voyons qu’à travers nos sensations. On devine les conséquences que M. Véron tire de ces principes. Puisque nous ne savons même pas si les choses existent, comment affirmerions-nous qu’elles sont belles ou qu’elles ne le sont pas? Tout au plus pouvons-nous dire que nous les trouvons belles; la beauté réside donc dans notre jugement, et comme nos intelligences sont variables, il n’y a pas de beau absolu. On ne pourrait admettre cette proposition téméraire que si M. Véron n’avait pas tort d’affirmer la variabilité des intelligences sans réserves ni restrictions. Les intelligences ont cependant une partie commune et par conséquent invariable, cela est sensible par les vérités dites nécessaires, devant lesquelles l’homme de génie est l’égal du pire des sots.

Pourquoi cette communauté de jugement que nous constatons par rapport aux vérités nécessaires ne s’étendrait-elle pas au bien et au beau? Si nous ne sommes pas tous d’accord pour dire que telle chose est bonne ou telle autre belle, personne ne conteste qu’il y en ait qui ont ce caractère. Peu m’importe le reste; le goût a ses vicissitudes : nous aimons la nature, et nos pères du XVIIe siècle n’y faisaient guère attention; Shakspeare nous charme, et Voltaire le trouvait barbare; les Allemands ne sentent pas les beautés de Racine; Platon et Aristote n’ont pas été jugés de même par la scolastique et par la renaissance; mais il y a des choses, comme la lumière du soleil, le ciel et la mer, que tout le monde trouve belles, et il suffit que l’on conçoive la possibilité de cet accord. Décidément le subjectif n’est pas tout, l’objectif n’est pas une chimère, et M. Véron n’a pas raison.

Il veut pourtant prouver son dire, et procède avec assez d’adresse. La poésie, dont il parle avant d’arriver aux arts, pourrait bien lui être un embarras, s’il adoptait une des nombreuses définitions qui en ont été données; mais il en fait « la plus profonde expression du besoin du progrès. » Ces mots caractéristiques sont assez commodes. Alors en effet, si le progrès est la loi de l’humanité, le XIXe siècle est plus poétique que le XVIIe, et ainsi de suite, en sorte que le plus prosaïque de tous serait celui d’Homère. Rien, direz-vous, de plus nouveau et de plus invraisemblable; mais M. Véron n’est pas à bout d’affirmations et de théories. « Les anciens, dit-il, n’imaginaient rien, ils ne disaient que ce qu’ils voyaient, et s’ils omettaient quelque chose, ce n’était pas par cet art suprême qui retranche les détails, pour ne pas nuire à l’effet de l’ensemble, mais parce qu’ils ne voyaient pas. L’image est chez eux l’expression primitive de l’idée, sans nul effort de l’esprit. Leurs métaphores doivent être prises au sens physique, parce qu’ils disaient ce qu’ils voulaient dire, et non autre chose. » Est-il besoin de remarquer à ce propos que M. Véron ne distingue pas assez le sentiment poétique, qui est de tous les temps et qui varie suivant les personnes, de l’expression poétique, plus naturelle et plus facile aux anciens qu’aux modernes? L’imagination des peuples jeunes a une naïveté, une fraîcheur qui peut rendre leurs peintures moins savantes que les nôtres, mais qui les rend poétiques. Nous avons remplacé ce don précieux par un impérieux besoin d’analyse, qui se concilie mieux avec la science qu’avec la poésie. Racine creuse plus qu’Homère, parce que dans un personnage il étudie une passion unique; les héros d’Homère sont des hommes complets. Par là l’un est plus philosophe et l’autre plus poète. Le concret, quoi qu’on fasse, sera toujours plus poétique que l’abstrait.

Là est le nœud de la question. Il ne faut pas dire que nous trouvons les anciens beaux parce que nous y mettons ce qui n’y est pas, ce qui n’est qu’en nous-mêmes, et qu’au fond entre les scènes les plus pathétiques et les plus froides il n’y a pas de différence. La vérité est que nous analysons savamment ce que les anciens entrevoyaient et exprimaient sous une forme synthétique. Les poètes que nous avons encore sont précisément des hommes qui n’ont jamais éprouvé ce besoin scientifique de notre temps, ou qui ne l’ont satisfait que sur eux-mêmes. Au reste, ils n’échappent pas plus que les anciens aux additions et aux commentaires de leurs lecteurs. Le plus grand des poètes modernes, aux yeux de M. Véron, est Shakspeare. Or, « s’ils sont tous personnels, parce qu’ils savent très clairement que les sentimens plus ou moins généraux qu’ils expriment sont leurs propres sentimens, et qu’ils parlent en leur propre nom, » cette définition de la subjectivité n’est applicable, en aucun sens, à celui de tous les poètes qui s’oublie le plus lui-même, qui s’identifie le plus avec ses personnages. Shakspeare est-il plus personnellement dans ses drames qu’Eschyle dans les siens? Et en lisant nos poètes même les plus subjectifs, qui nous empêche d’y ajouter du nôtre, comme il paraît que nous le faisons en lisant Homère? Est-ce qu’Alfred de Musset, M. Victor Hugo, M. de Lamartine ont dit sur un sujet donné tout ce qu’il comportait, tout ce qu’il aurait inspiré à d’autres? Ce n’est pas M. Véron qui répondra par l’affirmative, lui qui ne voit dans les intelligences que diversité. Si tout poète ne fait qu’éveiller nos pensées, le mot de matières, dont M. Véron veut flétrir les œuvres des anciens, sera juste aussi des modernes, et, à tout prendre, j’y verrais un éloge, puisque le souverain mérite est d’éveiller le plus grand nombre d’idées par le moindre nombre de mots.

L’auteur n’est pas plus juste pour les modernes dans les arts que dans les lettres, et sa tendance au paradoxe est ici d’autant plus fâcheuse que, n’étant qu’un simple amateur, il se laisse égarer par ses opinions personnelles, son système l’obligeant à ne rien chercher au-delà. Un premier tort, c’est de passer sous silence l’architecture, dont la supériorité chez les anciens est si manifeste que nous nous bornons à l’imiter, quand nous n’imitons pas les surprenantes, mais peu raisonnables hardiesses du moyen âge. Une omission de cette gravité nous permettrait de tenir pour non avenue toute cette partie du livre; mais l’auteur ne pèche pas seulement par omission. Il écrit cette phrase étrange : « Les anciens ne comprenaient pas que le beau puisse résider dans l’harmonie des diversités; la règle de leurs pensées, c’est la recherche de l’unité. » Il affirme, pour compléter son erreur, que les Grecs aimaient la symétrie, et il ne voit pas que c’est nous qui l’aimons au point de la confondre avec l’harmonie. Les Athéniens, les Romains eux-mêmes cherchaient l’harmonie dans la variété, comme on peut le voir par la disposition des monumens sur l’Agora et sur le Forum. On a reproché, je le sais, on reproche encore aux anciens leur culte pour les belles formes, et une école éprise de l’art catholique du moyen âge a toujours le nom de Phryné à la bouche, comme une éternelle et irréfutable objection ; mais on a lieu de s’étonner qu’un critique si décidément ami du progrès s’accommode de pareils alliés, et surtout que, parce qu’il préfère une chose à l’autre, il aille jusqu’à nier celle qu’il ne préfère pas. Dans la reproduction de la figure humaine, on peut rechercher ou la pureté des lignes ou l’expression, car les réunir ensemble, cela ne semble guère possible. Qu’on aime mieux l’expression, parce qu’elle fait paraître la vie de l’âme, cela se conçoit : encore ne faudrait-il pas aller jusqu’à préférer les magots d’Ostade aux « académies que nous copions d’après l’antique, » ce qui, pour tout bon entendeur, veut dire aux chefs-d’œuvre antiques ; mais faut-il pour cela nier que la beauté réside dans la pureté des lignes, et, pour justifier cette opinion, comparer la Vénus de Milo à la Joconde, c’est-à-dire deux arts qui ne sauraient fleurir dans les mêmes conditions?

Sur la peinture antique, M. Véron ajoute encore d’autres erreurs. Il la voit toute dans les habiletés de métier : il cite triomphalement le raisin de Zeuxis, le rideau de Parrhasius, la ligne d’Apelle, et il ajoute, non sans raison, que les animaux, malgré la sûreté prétendue de leur instinct, se laissent facilement prendre à ces trompe-l’œil, et ne sont pas malaisés à duper, comme peuvent l’attester les chasseurs et les pêcheurs. M, Véron lui-même a vu des moineaux becqueter des perles de verre parmi des miettes de pain ; mais il ne fait pas attention que les auteurs mentionnent cette perfection imitative des artistes anciens à titre de tour de force, et non comme le comble de l’art. En réalité, ce sont les ressources du métier qui ont surtout manqué à l’art antique : il ne connaissait ni le clair-obscur, ni la perspective, ni le relief, ni la peinture à l’huile. On ne peignait alors qu’à la détrempe, genre plus propre à la décoration des murailles qu’à la reproduction des détails; mais on avait heureusement le principal, qui est le dessin, et quiconque a vu à Pompéi ou au musée de Naples les monumens trop rares qui nous restent de la peinture antique pourra regretter ce qui manque à cet art, mais non méconnaître la supériorité sensible qu’avaient des peintres même du second ou du troisième rang:.

Combien n’est-il pas impie, dirons-nous après avoir lu ce plaidoyer pour les modernes, le vœu de ceux qui nous veulent affranchir des Grecs et des Romains! Quiconque, par situation ou par système, a voulu marcher dans l’ignorance de leurs chefs-d’œuvre ou sans leur aide a dû s’arrêter en route, s’il n’aimait mieux, par des efforts extraordinaires, combler les lacunes de son éducation. Même dans les parties où nous pouvons nous croire supérieurs à nos maîtres, nous ne le serions pas devenus sans leurs leçons: l’étude du passé sera toujours la plus sûre lumière pour s’avancer dans les voies de l’avenir. C’est pour cela que la renaissance demeurera un bonheur à jamais mémorable de l’humanité, qui, grâce à elle, a enfin cessé de marcher à tâtons. Voilà ce qu’il faut reconnaître et proclamer au nom même de la démocratie et du progrès, qui n’ont rien à gagner à n’avoir pas d’ancêtres et à se montrer ingrats. Il sera toujours regrettable de voir dépenser tant de talent, d’esprit et de Savoir pour se mettre en opposition avec les lois éternelles, avec le sentiment universel du goût.


F.-T. PERRENS


V. DE MARS.

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  1. La Russie en 1812. — Rostopchine et Koutousof, tableau de mœurs et essai de critique historique, par M. Schnitzler.
  2. Supériorité des arts modernes sur les arts anciens, par M. Eugène Véron.