Chronique de la quinzaine - 15 septembre 1878

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Chronique n° 1114
15 septembre 1878


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




15 septembre 1878.

Oui certes, si les partis extrêmes qui tourbillonnent sans cesse à la surface du pays avaient autant de pouvoir que de jactance, il faudrait s’attendre à de l’imprévu, La paix publique serait bientôt en péril, la France ne tarderait pas à être rejetée dans des crises nouvelles. On n’aurait qu’à laisser faire ces partis, ils se chargeraient de tout bouleverser avec leurs chimères, leurs propagandes et leurs agitations. Il y a des révolutionnaires de toutes les couleurs, il y a des hallucinés dans tous les camps, et en vérité c’est une coïncidence singulière qui vient de placer à côté du congrès socialiste convoqué récemment à Paris le congrès catholique qui s’est réuni à Chartres, qui a eu M. le comte Albert de Mun pour principal orateur. On a eu ainsi sous les yeux en quelques jours le double et instructif spectacle du radicalisme démagogique essayant de se reconstituer officiellement et du radicalisme religieux se déployant avec une redoutable candeur ; on a pu voir une fois de plus ce que les opinions extrêmes les plus contraires promettraient à la société française si elles avaient autant de puissance que d’ambition, — et c’est toujours bon à savoir.

Que se proposait réellement le congrès socialiste ? Les organisateurs avaient compté sans doute sur la faiblesse du gouvernement, ils avaient espéré faire passer leur congrès parmi tant d’autres congrès à la faveur de l’exposition. Malheureusement M. le préfet de police est survenu pour troubler la représentation qu’on ménageait à Paris ; il a interdit la réunion et il a fait arrêter quelques-uns des meneurs ou des promoteurs de la grande manifestation démagogique qui avait été savamment préparée. M. Louis Blanc et d’autres députés de la Seine ont cru devoir intervenir à leur tour, il est vrai, pour couvrir les agitateurs socialistes dans l’embarras ; ils ont protesté contre ce qu’ils appellent une illégalité, une atteinte au domicile privé, à la liberté de réunion. M. Louis Blanc et ses collègues ont protesté, le gouvernement a persisté dans ses résolutions, et la justice est appelée maintenant à prononcer. Au fond, ce congrès, dont les organisateurs, les principaux affiliés sont étrangers, était tout simplement une résurrection déguisée de « l’association internationale » qu’une loi de 1872 a interdite en France. C’était un prétexte de propagandes révolutionnaires, une occasion de reprendre tous ces programmes de revendication sociale qui par deux fois, en 1848 et en 1871, sont devenus un mot d’ordre de guerre civile et ont été noyés dans le sang. Ces programmes, on les connaît d’avance, on les a entendus dans tous les congrès de ce genre, dans toutes les réunions socialistes, on les a vus à l’œuvre : ils n’ont pas changé, ils se composent invariablement d’utopies ambitieuses, d’excitations aux haines intestines, de préméditations spoliatrices, de déclarations de guerre à la société universelle ; ils commencent par invoquer le progrès, un prétendu progrès, l’intérêt des classes laborieuses, — ils ont pour dernier mot la ruine et l’incendie.

Ces épidémies ont eu autrefois leur règne en France ; elles ont passé depuis quelques années à l’étranger, elles ont gagné la Russie, l’Allemagne, où elles ne laissent pas de sévir avec une certaine intensité. Les socialistes de l’Internationale, après avoir voyagé un peu partout, ont cru sans doute le moment venu de ramener leur quartier général parmi nous ; ils ont cru que notre pays était assez remis de ses épreuves, assez rétabli dans ses affaires pour pouvoir redevenir au centre de l’Europe un foyer préféré d’agitation et d’action. Avec leur congrès, ils auraient recommencé leurs prédications, leurs expériences, ils auraient essayé de relever, à côté des monumens détruits par leurs œuvres, le drapeau de la « vraie république. » Il n’en aurait pas fallu davantage pour troubler l’opinion, pour raviver des inquiétudes, et voilà pourquoi le gouvernement a fait ce qu’il y avait de plus politique, de plus prévoyant, en épargnant à Paris ce spectacle peu récréatif, en évitant jusqu’à l’apparence d’une faiblesse pour des propagandes meurtrières. Voilà aussi pourquoi M. Louis Blanc et ses collègues, s’ils réfléchissaient, devraient savoir gré à M. le ministre de l’intérieur et à M. le préfet de police de les avoir délivrés d’auxiliaires compromettans dont l’intervention ne serait certes pas de nature à servir les institutions nouvelles. Le congrès socialiste en a été pour ses frais d’installaiion théâtrale, la représentaiion a manqué !

Quelle est, d’un autre côté, la signification de ce congrès des a cercles ouvriers catholiques » qui s’est ouvert récemment à Chartres, dans les jardins de l’évèché, et qu’un hasard singulier a fait coïncider avec l’essai de congrès socialiste de Paris ? Assurément, pour une œuvre qui devrait rester avant tout une manifestation de piété et de simplicité religieuse, c’est déjà un premier châtiment de pouvoir être confondue, ne fût-ce qu’un instant, avec une représentation révolutionnaire. Rien n’est plus vrai, l’assimilation est imprévue, elle ne devrait pas être possible. Et cependant, on ne peut s’y méprendre, si l’œuvre n’est pas révolutionnaire par elle-même comme le congrès socialiste, elle l’est dans un autre sens par le caractère qu’on lui imprime, par les commentaires dont on l’accompagne, par toutes ces vaines et imprudentes déclamations que le mysticisme exalté d’un orateur comme M. le comte Albert de Mun mêle à des démonstrations pieuses.

M. de Mun est décidément un chef de croisade, le paladin de l’église ; il prêche à la chambre des députés, il prêche sur la terrasse de l’évêché de Chartres. C’est lui qui organise, qui dirige les « cercles catholiques d’ouvriers, » et qui dans les grandes occasions est chargé du sermon d’ouverture. Le jeune et brillant officier de cavalerie devenu apôtre s’est fait un catholicisme tapageur, militant et exclusif, que n’avoueraient plus sans doute Lacordaire et Montalembert avec leurs généreuses ardeurs libérales, mais qui est fort à la mode depuis quelques années. M. le comte de Mun, c’est une justice à lui rendre, ne cache pas son drapeau ; il tient à ce qu’on sache bien que le catholicisme dont il se fait l’impétueux leader est incompatible avec le monde nouveau, qu’il a déclaré la guerre à la société moderne, aux lois civiles, au concordat, à l’organisation économique, à tout ce qu’a produit et réalisé la révolution française. Il veut qu’on n’ignore pas qu’il est la « contre-révolution. » Qu’est-ce qu’il entend par ce mot de contre-révolution ? À la vérité ici tout devient passablement obscur. Il y a dans les discours du bouillant orateur de Chartres quelque chose comme une reconstitution éventuelle des corporations ouvrières, quelque chose comme un retour à des temps où l’église régnait dans la vie civile comme dans la vie religieuse, quelque chose comme un regret de tout ce qui n’est plus. Ce qu’il y a de plus étrange encore, c’est que, parlant à des ouvriers qu’il croit gagner à sa cause, M. de Mun mêle à son prosélytisme religieux on ne sait quel souffle de socialisme. Oui, vraiment, il manie tout comme un autre cette phraséologie banale et toujours redoutable sur la servitude des travailleurs, sur la tyrannie du capital, sur l’oppression des déshérités, sur l’égoïsme des satisfaits. M. le comte de Mun sait bien qu’il s’expose à cette grave accusation puisqu’il croit devoir s’en défendre, et s’il sent ce qu’il y a de dangereux dans de telles déclamations, pourquoi fait-il œuvre de parti en se plaisant à envenimer des souffrances qui sont dignes de toutes les sollicitudes, mais qui ne se guérissent pas par des discours ? Pourquoi se plaît-il à remuer avec un esprit trop peu préparé, trop visiblement inexpérimenté, des problèmes qui ne peuvent se résoudre qu’avec le temps, avec de la patience, avec beaucoup d’études, avec toute la bonne volonté d’une société attentive, humaine et libéralement équitable ? Ah ! sans doute, M. de Mun a son excuse, il a son remède tout trouvé, la foi, le retour au catholicisme tel qu’il le comprend et à l’état modèle, par l’abolition de tout ce qua fait la révolution française. Les socialistes, eux aussi, ont leur remède, qui est aussi simple ; ils ont leur manière de guérir le mal et même de le supprimer par l’abolition du catholicisme et de toutes les institutions traditionnelles.

Ainsi, il n’y aurait qu’à laisser faire les réformateurs, nous serions bien avancés. Les uns, les socialistes, veulent tout détruire pour aller en avant, pour accélérer le mouvement qui conduit à la seule et vraie république, la république démocratique et sociale ; les autres, les catholiques comme M. de Mun, veulent aussi tout détruire, pour revenir en arrière, et ils ne voient que ce moyen d’échapper à la fatalité des déchaînemens démagogiques. Catholiques et radicaux vont dans des directions opposées et ne s’entendent guère sans doute ; ils ne sont d’accord que sur un point, la haine de tout ce qui est modéré, du libéralisme qui les gêne, et les socialistes ne parleraient pas autrement que M. le comte de Mun lorsqu’il dit : « Le socialisme, c’est la révolution logique, et nous sommes la contre-révolution irréconciliable. Il n’y a rien de commun entre nous ; mais entre ces deux termes il n’y a plus de place pour le libéralisme. » Cette manière de poser la question, nous la connaissons depuis longtemps : c’est le langage de tous les irréconciliables, de tous les esprits chimériques. Il n’y a qu’une petite difficulté, c’est que ce libéralisme dont M. de Mun parle si lestement, pour lequel il ne voit plus de place entre les socialistes et les catholiques à outrance, est encore de force à se défendre contre les uns et les autres. Ce libéralisme, si étrangement évincé d’un mot frivole, c’est tout ce qui existe, c’est la réalité vivante, la société tout entière ; c’est la garantie et la sauvegarde de ceux-là mêmes qui se donnent le passe-temps de le combattre avec les armes qu’il leur assure. Le monde contemporain vit de lui et par lui. Tout le reste n’est qu’un tourbillon de fantaisies excentriques et d’agitations artificielles qui ne sont pas toujours inoffensives sans doute, qui pourraient devenir dangereuses si on ne les surveillait, mais qui ne répondent ni à la vérité des choses ni au mouvement général des opinions, des instincts publics et des intérêts.

Heureusement c’est ainsi, et pendant que les partis extrêmes, qui ne voient que conflits et catastrophes, en sont à donner leurs représentations, est-ce que la paix ne règne pas dans le pays ? Est-ce que, malgré les orages qu’on se plaît à prédire et qu’on appellerait quelquefois, si on le pouvait, la situation de la France ne reste pas en définitive simple et régulière ? S’il y a un phénomène caractéristique, c’est justement ce contraste entre des manifestations de partis et la situation réelle. La vérité des choses, non certes, elle n’est pas dans des agitations intéressées, dans des turbulences factices ou de vaines alarmes entretenues par calcul ; elle n’est ni dans le congrès socialiste de Paris, ni dans le congrès de Chartres ; elle est dans ce calme universel d’un pays qui travaille, qui est tout entier à son industrie, à ses affaires, et qui ne demande qu’à être mis à l’abri de convulsions nouvelles. Le vrai sentiment public, il éclatait l’autre jour dans ce service de Notre-Dame où l’on allait honorer la mémoire d’un homme illustre, M. Thiers, qui reste populaire précisément pour sa raison modérée, pour son esprit de patriotisme, pour l’habileté prudente avec laquelle il a su, aux jours des crises terribles, dégager la France des misères de l’invasion étrangère et de la guerre civile. La vie nationale réelle et sérieuse, elle est, non dans des conciliabules de coteries ou de sectes, mais dans le développement simultané et souvent invisible de toutes les activités pratiques, dans cet effort incessant pour réparer d’immenses désastres, pour relever jour par jour la puissance française ; elle est dans ces manœuvres qui se poursuivent de toutes parts, au midi comme au nord, à l’est, autour de Lyon comme autour de Paris, et qui sont l’apprentissage de notre armée nouvelle. Elle apparaît aussi à travers ces excursions que font les membres du gouvernement, qui mettent les chefs des administrations supérieures en rapport avec les populations et qui ont pour heureux effet de substituer aux vaines polémiques, aux déclamations, une politique d’enquête directe et d’instruction pratique. C’est là ce qu’on pourrait appeler la situation réelle, situation peu dramatique sans doute et peu accidentée, mais assez rassurante et assez forte pour n’être pas facilement ébranlée.

Un des plus intéressans épisodes de cette saison d’automne, c’est assurément le voyage que M. le ministre des finances et M. le ministre des travaux publics viennent de faire dans les provinces du nord. M. Léon Say et M. de Freycinet sont allés ensemble dans ces industrieux départemens, à Boulogne, où l’on construit un port en eau profonde, à Calais, à Dunkerque, à Lille, qui de mémoire d’homme, selon la remarque du président de la chambre de commerce, n’avait reçu la visite officielle d’un ministre. Tout s’est passé pour le mieux, cela va sans dire, et on comprend que M. de Freycinet se plaise à ces excursions, puisqu’il y réussit ; il a partout un langage séduisant de netteté et de sincérité. M. Léon Say a eu de son côté à Calais comme à Boulogne le succès d’une parole simple, instructive et familièrement ingénieuse ; mais, à part l’accueil flatteur que les deux ministres ont trouvé partout sur leur passage, ce voyage a évidemment une importance exceptionnelle pour plusieurs raisons, et il est fait pour laisser après lui une favorable impression. D’abord il était resté un certain doute sur le caractère, sur l’opportunité de ce vaste programme de travaux publics que M. de Freycinet a inauguré dans la session dernière devant les chambres et pour l’exécution duquel il a besoin du concours de M. le ministre des finances. Ce programme, qui embrasse les chemins de fer, les ports, les voies navigables, n’était-il pas la conception décevante d’un esprit ambitieux et chimérique ? Ne dépassait-il pas les ressources, les facultés financières du pays ? N’avait-il pas déjà rencontré, n’était-il pas exposé à rencontrer encore la résistance du membre du gouvernement qui, selon le mot vulgaire, tient les cordons de la bourse ? Les discours de Boulogne et de Calais ont eu justement pour objet d’éclaircir ces questions ou ces doutes, de ramener à leurs vraies proportions les projets de M, de Freycinet, d’affirmer enfin la cordiale entente des deux ministres et du gouvernement tout entier. M. de Freycinet, pour sa part, s’est chargé de préciser sa pensée, de bien expliquer qu’il ne s’agit nullement d’engager d’un seul coup une dépense démesurée, que tout sera nécessairement proportionné aux circonstances qui se produiront chaque année. M. Léon Say, à son tour, s’est chargé de rendre sensibles par des chiffres les ressources régulières, la puissance de l’épargne française, et comme en définitive tout doit se passer à la pleine lumière, sous le contrôle incessant de la presse, sous la juridiction du parlement, il n’y a plus là aucune obscurité de nature à troubler ou à émouvoir l’opinion. M. de Freycinet a résumé sa pensée en disant que, si la conception est hardie, l’exécution restera prudente. Il l’avait déjà dit, il l’a répété ; les deux ministres se sont étudiés à dissiper tous les nuages, à tranquilliser les esprits. C’est là un premier résultat des discours de Boulogne et de Calais ; mais ce n’est pas le seul. Ce voyage du nord, succédant aux autres excursions ministérielles de ces derniers temps, aux discours qui ont été prononcés, n’est point certainement sans avoir son importance politique.

Ce qui n’est pas douteux c’est qu’à Boulogne et à Dunkerque, comme il l’avait déjà fait en Normandie, M. le ministre des travaux publics a saisi avec habileté l’occasion de préciser une fois de plus la politique du gouvernement, et il a surtout réussi par l’expression heureuse qu’il a su donner à une pensée élevée de modération et de conciliation. M. de Freycinet a le mot précis et juste ; il parle sans effort, en homme de gouvernement, en politique sérieux, sans descendre à flatter de vulgaires passions ou des préjugés de parti, et si, ministre de la république, il avoue tout haut l’intention de populariser, d’affermir la république, il ne cache pas à quel prix, à quelles conditions le régime nouveau peut devenir définitif et durable. M. le ministre des travaux publics n’est pas de ceux qui comptent sur la magie d’un nom ou d’une formule, qui croient que les gouvernemens se fondent et vivent sans beaucoup de temps, de patience et de peine, sans avoir à conquérir la confiance par leurs œuvres et sans prouver qu’ils sont dignes de présider aux affaires d’une grande nation. Il l’a dit l’autre jour : « Nous prouverons que nous sommes un meilleur gouvernement en gouvernant réellement mieux que les autres. C’est en ayant de meilleures finances, de meilleurs travaux publics, une meilleure direction commerciale, une meilleure politique étrangère que nous mériterons de prendre la place de ceux qui nous ont précédés. Je sais que cette sorte de propagande exige du temps et que les conquêtes sont lentes à venir… J’y vois un motif de satisfaction… On nous force ainsi à nous replier sur nous-mêmes, à nous observer, à nous mesurer, à acquérir ainsi les qualités qui, seules, permettent de fonder les régimes durables… » Voilà certes encore un programme qui peut n’être pas toujours d’une réalisation facile ; il est fait du moins pour tenter les esprits libéraux, pour rassurer les esprits hésitans, et ce qu’il y a de plus significaiif, c’est qu’en parlant ainsi dans des assemblées nombreuses, devant tous les représentans des intérêts de ces riches villes du nord, M. le ministre des travaux publics n’a rencontré partout qu’une sympathique et chaleureuse adhésion. Nous sommes ici un peu loin de l’atmosphère des congrès agitateurs ; nous nous retrouvons en plein courant de l’opinion et du sentiment publics, dans ce que nous appelions la vérité des choses, la vérité de la vie nationale sérieuse et pratique.

Cette propagande de l’esprit de modération et de travail que M. de Freycinet vient de faire de concert avec M. Léon Say dans les villes du nord, les collègues de M. le ministre des travaux publics et de M. le ministre des finances l’ont faite dans ces derniers temps par leurs discours à Mortagne, à Laon, à Dreux. Les uns et les autres ont saisi l’occasion d’exprimer sous des formes diverses la pensée qui les anime, qui les unit dans une même œuvre de bonne volonté, et c’est ainsi que ces voyages peuvent avoir une réelle utilité politique. Ils sont une épreuve, une sorte de session libre, un peu errante et dispersée, mais fructueuse, devançant et préparant la session parlementaire où le ministère arrivera fortifié par ces communications familières avec l’opinion. — Que les paroles ne suffisent pas, nous le savons bien ; que malgré tout il y ait des excentricités, même parfois des incidens d’administration faits pour appeler les répressions, que dans la session qui se rouvrira d’ici à quelques semaines il y ait encore des difficultés, des tiraillemens et des confusions, nous n’en doutons pas. L’optmisme trop absolument confiant ne serait certes pas un conseiller infaillible. Les luttes renaîtront assez tôt, les passions se retrouveront aux prises ; on doit tout prévoir. L’essentiel est qu’il se forme par degrés, dans le gouvernement et autour du gouvernement, un ensemble de forces modératrices suffisantes pour préserver la France des aventures nouvelles de révolution aussi bien que des aventures de réaction.

L’automne n’est pas aussi paisible pour tout le monde en Europe. On ne peut pas dire que l’œuvre diplomatique récemment élaborée à Berlin soit d’une exécution aisée. La paix générale a été maintenue sans doute par l’esprit de conciliation des gouvernemens, surtout peut-être par la volonté puissante qui a conduit ces délibérations, et c’est beaucoup. Le traité de Berlin lui-même, avant de devenir une réalité complète, semble destiné à traverser un certain nombre de phases laborieuses. Non certes, tout ce système de démembremens partiels, de protectorats plus au moins déguisés et d’occupations appliqué à l’empire ottoman, ce système n’est pas d’une exécution facile, La plus grosse difficulté n’est point dans cette question de frontières qui divise la Turquie et la Grèce ; l’autorité morale de l’Europe suffira sans doute pour trancher le différend en donnant une suffisante satisfaction à la nation hellénique. La vraie et sérieuse difficulté pour le moment est dans la résistance que quelques-unes des combinaisons du traité de Berlin rencontrent sur le terrain même, dans les populations. On vient de le voir par ce qui s’est passé tout récemment en Albanie. La Porte avait envoyé en pacificateur Méhémet-Ali-Pacha, celui qui a commandé pendant la guerre en Bulgarie et qui a été l’un des plénipotentiaires turcs au congrès de Berlin : Méhémet-Ali, avant d’avoir pu remplir sa mission, a été assassiné par les Albanais qui ont formé une sorte de ligue de résistance armée, qui n’acceptent pas la cession d’une partie de leur pays. Que va faire maintenant la Porte ? Elle a été assez imprudente en envoyant Méhémet-Ali sans lui donner des forces militaires qui l’auraient aidé à remplir son mandat, qui auraient pu tout au moins en imposer au fanatisme local : la voilà maintenant obligée d’envoyer un corps d’armée pour relever son autorité méconnue, pour réduire les Albanais, pour procéder de vive force à l’exécution de cette partie du traité de Berlin qui la dépouille des territoires de l’Albanie. La Porte a vraiment beaucoup à faire pour se tirer de tous les embarras dont la paix de Berlin lui laisse l’onéreux héritage.

L’Autriche, de son côté, n’avance que bien lentement dans son occupation de la Bosnie et de l’Herzégovine. Ses divisions successivement engagées rencontrent chaque jour les plus sérieux obstacles dans ces régions où toutes les communications sont difficiles, où l’insurrection est partout. Elles ont à livrer d’incessans combats dans leurs marches pénibles, et il en est même qui ont éprouvé de véritables échecs, qui ont été obligées de rétrograder. Évidemment l’Autriche n’avait pas prévu cette résistance, au moins une résistance aussi fortement organisée et aussi acharnée. Elle s’est trouvée un peu surprise, et aujourd’hui elle est en face d’une sorte de mouvement national dont elle ne pourra avoir raison qu’en déployant les plus sérieux efforts militaires. Son armée y suffira, ce n’est pas une question, elle suffira aux combats comme aux fatigues. Seulement l’hiver approche, et la première campagne risque fort d’être interrompue par la mauvaise saison avant d’avoir atteint le but. Voilà où en sont les choses en Orient. Pendant ce temps, le parlement allemand sorti des dernières élections vient de s’ouvrir à Berlin. Tout s’est passé sans éclat ; il n’y avait ni le prince impérial ni le chancelier. M. de Bismarck se réserve sans doute de paraître le jour où il s’agira d’enlever la loi qui vient d’être présentée pour la répression des menées socialistes. À vrai dire, c’est sur ce point de politique intérieure que semble devoir se concentrer tout l’intérêt de cette session du nouveau parlement allemand.

Malgré la paix qu’on a réussi à maintenir au grand profit de l’Europe, il y a certes bien des difficultés et des malaises un peu partout, non-seulement dans les relations générales qui ont tant de peine à reprendre leur cours régulier, mais dans les affaires intérieures de tous les pays. Il y a des difficultés pour la Russie minée et menacée par les sectes au lendemain de la guerre qui a porté son drapeau devant Constantinople ; il y a des difficultés pour la puissante Allemagne que l’orgueil du succès ne préserve pas des crises intimes auxquelles on cherche aujourd’hui à porter remède. L’Italie a sa part d’embarras comme les autres nations. Elle n’est pas, il est vrai, sérieusement compromise ; elle n’a passes légions organisées de socialistes ou de nihilistes, et le danger n’est point sans doute dans cet autre phénomène bizarre qui vient de se produire, dans cette apparition de prophètes, de fondateurs de religions nouvelles, dont l’un, David Lazzaretti, a péri récemment dans une obscure échauffourée du côté de Grossetto, L’Italie, sous l’apparence du calme le plus complet, ne semble pas moins passer par une phase assez indéfmissable et peut-être critique. Elle n’a pas été satisfaite, cela est bien clair, du rôle qu’elle a joué dans le congrès de Berlin ; elle a considéré presque comme un mécompte de se retirer d’une grande négociation européenne sans avoir rien gagné. Pendant quelques jours, elle n’a pu retenir une certaine effervescence de discours ou de petites manifestations qui aurait pu compromettre ses rapports avec l’Autriche, si elle s’était prolongée, si Garibaldi lui-même, le vieux Neptune des agitations populaires, n’avait senti la nécessité de décourager ces vaines revendications du Trentin et de Trieste. D’un autre côté, à l’intérieur, l’Italie sent qu’elle aurait beaucoup à faire pour ses finances, pour tous ses intérêts, et elle manque visiblement d’une direction sérieuse, efficace. La dernière session parlementaire a été passablement laborieuse, la session nouvelle, qui s’ouvrira au début de l’hiver, sera peut-être plus laborieuse encore. Le ministère, présidé par M. Cairoli, aura sans doute de la peine à se soutenir au milieu de ces partis morcelés, confondus, qui s’agitent depuis quelque temps dans les chambres sans pouvoir arriver à refaire une majorité. En un mot, l’Italie, sans être absolument en péril, a aujourd’hui à retrouver sa voie, sa direction, sa politique, et pour elle le meilleur moyen de s’éclairer, de se guider, c’est encore de se souvenir de ce passé d’un quart de siècle qui l’a élevée au rang des nations. C’est justement ce qui fait l’intérêt et, on pourrait dire, l’opportunité de ce livre sur la Vie et le règne de Victor-Emmanuel II de Savoie, premier roi d’Italie, dont M. Giuseppe Massari a publié récemment le second et dernier volume.

À travers ces pages instructives et attachantes, c’est l’Italie tout entière, l’Italie de 1849 à 1878, qui apparaît dans son travail contemporain, dans ses métamorphoses, dans toutes les crises d’où elle est sortie victorieuse. C’est déjà presque une légende que cette histoire de quelques années, contenant tant d’événemens. Comment cette grande œuvre s’est-elle accomplie ? On le sait bien, elle n’est devenue possible que le jour où elle a échappé aux conspirateurs, aux sectaires, aux révolutionnaires, et où elle a trouvé son champion couronné, ses conseillers, ses politiques, ses coopérateurs obéissant à une direction prévoyante. Elle s’est accomplie par lalliance savamment préparée de toutes les forces, par un prodigieux mélange d’audace, de souplesse, d’habileté, de calcul, de prudence. Le rôle de Victor-Emmanuel a été de rester à travers tout le chef de la grande entreprise, ralliant par degrés tous les patriotismes, contenant souvent les impatiences par son ascendant de souverain. Son habileté, à lui, a été toujours d’être un roi national et constitutionnel, de s’identifier dès le premier instant avec cette cause dont il a pu dire un jour sans que personne ait douté de sa parole : « La cause nationale m’a coûté trop de sacrifices pour que je ne lui sois pas irrévocablement attaché. » Un de ces sacrifices intimes avait été de souscrire à cette convention du 15 septembre 1864 qui impliquait le déplacement de la capitale, l’abandon de Turin. Ce jour-là il ne pouvait se défendre d’une profonde et douloureuse émotion ; il disait à ses ministres : « Moi, je suis Turinois, et personne ne peut comprendre le déchirement que j’éprouve en pensant que je devrai abandonner cette ville où j’ai tant d’affections, où il y a tant de fidélité pour ma famille, où reposent les os de mon père et de tous les miens. » Il parlait ainsi ; mais le sacrifice une fois fait, lorsqu’il s’agissait de choisir une autre capitale temporaire, de décider si on irait à Florence ou à Naples, il retrouvait toute sa clairvoyance ; il démontrait supérieurement à ses ministres que si on allait à Naples on n’en pourrait plus sortir, qu’il fallait par cela même renoncer à Rome, tandis qu’après quelques années passées à Florence on pourrait sans difficulté dire adieu aux Florentins et aller encore à Rome. Ce n’est pas qu’il eût un goût prononcé pour Rome, où il s’est toujours considéré un peu comme prisonnier ; cétait ie souverain patriote qui pariait sans savoir encore comment il arriverait au Capitole.

Cette carrière royale, M. Giuseppe Massari la raconte en historien fidèle, et il fait mieux : il peint l’homme dans le souverain, il retrace par mille traits intimes, familiers, ce caractère de prince alliant le tempérament du soldat à la finesse du politique, la cordialité facile, joviale à un sentiment très fier, très élevé de sa propre dignité. C’est par ces qualités de l’homme et par le dévoûment du souverain que Victor-Emmanuel avait conquis cette popularité que rien n’avait obscurcie au moment où il disparaissait brusquement du monde il y a bientôt un an, après une existence si agitée, si complètement couronnée par le succès. Parfois, dans les derniers temps, en regardant autour de lui, en voyant s’en aller un à un ceux qui avaient été ses lieutenans ou ses auxiliaires, il semblait sentir le poids du règne. « Tous ceux qui m’ont servi depuis le commencement et qui m’ont aidé à faire l’Italie s’en vont, disait-il, ils m’abandonnent. Je ne suis pas encore vieux et déjà je me trouve être le doyen des patriotes et des hommes politiques de mon pays. » Le roi a disparu prématurément, le règne reste comme un exemple, et la manière dont l’Italie a été faite est un enseignement permanent pour les Italiens qui ont à la conserver aujourd’hui. Il y a dans cette histoire de M. Massari, au sujet de nos derniers désastres, un mot certainement curieux de celui qui fut le premier roi d’Italie. Victor-Emmanuel avait des sympathies sincères pour la France. Si cela n’eût tenu qu’à lui, il aurait combattu pour nous en 1870, et depuis, à Berlin même, il ne l’a pas caché à l’empereur Guillaume. Il était resté un allié reconnaissant pour Napoléon III, tout en ressentant vivement parfois les ennuis et les embarras d’une intimité onéreuse. Le jour où il recevait la nouvelle du désastre de Sedan, après avoir failli s’engager avec cet empereur prisonnier et déchu, il éprouvait une sorte de saisissement. Il laissait tomber la dépêche en prononçant ce mot singulier : « Et dire que cet homme voulait toujours me donner des conseils ! » Eh ! oui, il avait les manies d’une prépotence d’ostentation. Il prodiguait aux autres des conseils dont il aurait eu grand besoin pour lui-même. Il a fait croire à sa sagesse, presque à sa grandeur, parce qu’il était porté au sommet des événemens comme sur les flots, et il a disparu en ne laissant à la France que des ruines qui rendent encore et rendront longtemps témoignage contre ces dix-huit années d’une énervante domination.

CH. DE MAZADE.


ESSAIS ET NOTICES.
Les Récits et les Élégies, par M. François Coppée, 1 vol. in-18. — Edel, par M. Paul Boury ; 1 vol. in-18. — Paris, 1878, A. Lemerre.


Pendant un temps, la nouvelle école poétique avait mis à la mode le sonnet et les pièces courtes, réduites à la dimension d’un médaillon ou d’une intaille. Nos poètes contemporains semblaient avoir peu de goût pour les longs récits ; leurs recueils ne contenaient le plus souvent qu’une suite de morceaux habilement exécutés, pleine de détails ingénieux et de savantes ciselures, mais manquant de souffle et d’ampleur. Depuis cinq ou six ans, le vent a heureusement tourné, les poètes sont revenus aux compositions de longue haleine, et leur inspiration s’est élargie. Déjà dans Olivier, M. François Coppée avait su prouver que les longs ouvrages ne lui font pas peur ; aujourd’hui son nouveau volume : les Récits et les Élégies, nous offre une série de poèmes de dimension moindre, mais plus harmonieusement et plus magistralement composés que l’œuvre précédente. De tous nos jeunes poètes, l’auteur du Passant et de la Bénédiction est sans contredit celui qui possède le mieux l’art difficile de la composition. Il ne se borne pas à présenter au public des fragmens plus ou moins réussis, il sait traiter un sujet, mettre chaque chose en sa place, diriger la lumière sur les points principaux, ne donner aux détails qu’une importance secondaire et préparer de longue main un dénoûment. Plusieurs de ces petits poèmes ont été publiés ici, et les lecteurs de la Revue ont déjà pu apprécier la grâce charmante du Liseron, les riches colorations de la Tête de la Sultane, l’émotion dramatique du Naufragé. Ils liront avec le même intérêt les Yeux de la femme, Moisson d’épées, Vincent de Paule, etc. — Ce qui distingue ce volume nouveau des œuvres précédentes du même auteur, c’est un souffle plus robuste, une pensée plus élevée. La manière de M. Coppée s’est agrandie ; tout en conservant son rare talent de coloriste, son habileté merveilleuse dans le choix et la mise en relief des détails, le poète a montré qu’il pouvait quitter le terre à terre de l’élégie familière et monter d’un vol plus libre vers des cimes plus hautes. Le public lui en saura gré.

Tandis que M. Coppée tente un retour vers le récit épique, M. Paul Bourg t, dans son poème d’Édel, essaie au contraire de peindre la vie moderne dans ce qu’elle a de plus complexe et de plus raffiné. Son livre, nous dit-il dans sa préface, « a été composé sous l’obsession d’une idée commune à bien des écrivains de cette génération: la recherche de ce phénix encore à trouver, malgré tant d’efforts et de si heureux : le poème moderne, » — Édel est une simple histoire d’amour enfermée dans les horizons connus de la Madeleine, des Champs-Élysées et du boulevard, mais où l’auteur a tenté de saisir dans ses détails les plus menus la vie parisienne et mondaine de l’époque actuelle. Je ne sais si M. Bourget, qui est un vrai poète et un poète d’un talent très fin, ne s’abuse pas sur la portée de cette tentative. J’ai grand’peur que son « phénix » ne soit tout bonnement une éphémère. Les écrivains qui veulent que la poésie s’imprègne de ce qu’ils appellent la modernité oublient que l’essence même de l’art est de survivre aux caprices du moment et aux influences passagères de la mode. Un poème réellement viable doit avant tout être humain. S’il s’attache à posséder des qualités purement extérieures, s’il s’accommode uniquement au goût du jour, il paraîtra vieillot et démodé dans vingt ans. La modernité d’aujourd’hui sera le rococo de demain. Un poème conçu dans un pareil esprit ne pourra plus servir qu’à renseigner les curieux des générations futures sur la façon dont s’habillaient, causaient et s’amusaient les Parisiens de 1878. Est-ce donc-là l’unique ambition du poète ? Non ; la véritable œuvre d’art est celle qui ne date pas, qui est de toutes les époques et qui peut charmer une longue suite de générations. La preuve de cette vérité, c’est que les meilleures parties du poème d’Édel sont celles qui portent le moins l’estampille de la vie moderne, celles où il est question d’amour, c’est-à-dire d’une chose qui, Dieu merci, est de tous les temps. On ne saurait trop louer par exemple le charme du morceau qui commence par ce vers :


« Tu m’appelles ta vie, appelle-moi ton âme, »


ou bien cette mélancolique et délicieuse élégie de la promenade au bois de Boulogne. — Mais ces fragmens d’un sentiment très juste et très délicat n’ont rien à voir avec la modernité ; leur valeur, très indépendante des questions de temps, de lieux et de costumes, devrait convaincre M. Paul Bourget que la poésie n’a rien à gagner à être le fidèle miroir d’habitudes et de façons de vivre qui seront oubliées demain.


Le directeur-gérant, C. Buloz.