Chronique de la quinzaine - 14 septembre 1895

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Chronique n° 1522
14 septembre 1895


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.



14 septembre.


Le nouveau ministère anglais a fait sa première apparition devant le parlement. La session qui vient d’avoir lieu, et qui était tout à fait insolite à ce moment de l’année, ne pouvait pas se prolonger longtemps : elle n’a pas, en effet, duré tout un mois. On ne s’attendait pas à ce qu’elle fût très abondante en réformes. Ce ne pouvait être en réalité qu’une session blanche : tout au plus pouvait-on, de part et d’autre, s’y tâter et s’y reconnaître. La surprise aurait été grande si lord Salisbury avait exposé un véritable programme de gouvernement. C’est à la rentrée seulement qu’il aura pu arrêter ses projets de politique intérieure et qu’il les fera connaître aux Chambres. Il serait bien difficile, ou pour mieux dire impossible d’en discerner quoi que ce soit à travers le mutisme du discours du trône. Lord Salisbury, dans le langage qu’il a prêté à la reine, a parlé de plusieurs questions pendantes au dehors, notamment de la question arménienne ; mais en ce qui concerne les affaires intérieures, il s’est retranché dans une réserve absolue. Si les mœurs parlementaires de nos voisins avaient ressemblé aux nôtres, on n’aurait pas manqué, dès l’ouverture de la session, de harceler le gouvernement de questions et d’interpellations portant sur tous les détails de sa politique future, et il est probable que les plus insignifiantes auraient pris le plus de temps et auraient provoqué le plus de passions. Mais la Tamise et la Seine coulent en sens inverse l’une de l’autre. Les habitudes des deux parlemens sont tout à fait opposées. On laisse, à Londres, à un ministère nouveau le temps de se reconnaître, de préparer ses projets, de combiner son action. On respecte en lui la liberté de sa première heure. Il est vrai qu’en Angleterre un ministère nouveau est toujours un ministère différent de celui auquel il succède, et qu’on s’attend avec lui à une politique nouvelle. Nos voisins, économes de mouvemens inutiles, ne comprendraient pas qu’on renversât un ministère pour lui substituer son propre sosie. Ils attendent de lord Salisbury tout autre chose que de lord Rosebery ; mais aussi savent-ils attendre. Nous, au contraire, nous adressons tout de suite au gouvernement du lendemain les mêmes questions qu’à celui de la veille ; nous en recevons les mêmes réponses stéréotypées, et nous avons la bonhomie de nous en déclarer, au moins pour le moment, satisfaits. On voit combien l’application du gouvernement parlementaire peut comporter de variété.

Le parlement anglais a consacré sa courte session au vote du budget. C’est à peine si le parti nationaliste irlandais s’est livré à quelques exercices oratoires, qui ont plutôt manifesté ses divisions qu’ils n’ont accru ce qui peut lui rester d’autorité. Le chef officiel du parti, M. Justin Mac-Carthy, paraît avoir gardé jusqu’ici sa grande situation en Irlande ; mais, à la Chambre des communes, M. Timothée Healy a joué incontestablement le principal rôle. Il a montré une verve, un esprit d’à-propos, une puissance d’ironie, une habileté de discussion qu’on lui connaissait déjà, mais qui n’avaient pas encore atteint ce degré de développement : l’impression en a été assez vive, sinon très profonde. Le malheur est que le parti irlandais ne paraît pas devoir en profiter beaucoup, puisque le talent dont M. Healy a fait preuve n’a eu d’autre résultat que d’accentuer son opposition avec M. Mac-Carthy. Celui-ci s’efforce de rester fidèle aux traditions de Parnell et de maintenir l’alliance avec les libéraux anglais. Depuis longtemps déjà, et même du vivant de Parnell, M. Healy était d’avis qu’on avait trop sacrifié à cette alliance. Qui est-ce qui a tort, qui est-ce qui a raison dans ce conflit ? Peut-être est-il pour le moment assez inutile de le rechercher. Quoi qu’il en soit, M. Mac-Carthy a dénoncé dans un manifeste aux électeurs l’attitude trop indépendante de M. Healy, et ce dernier ne s’est montré rien moins que disposé à céder. La guerre intestine est donc déchaînée une fois de plus au sein du parti nationaliste, et cela d’ailleurs ne le change guère : il est coutumier du fait. En attendant, le gouvernement profite de ces divisions. Elles ne peuvent que rendre sa liberté d’action encore plus grande. Comment en usera-t-il ? Assurément le home rule, au moins sous la forme que M. Gladstone avait conçue, est relégué pour longtemps dans les oubliettes ; mais il ne serait pas impossible que lord Salisbury, fidèle à la tradition en vertu de laquelle les conservateurs ont accompli plus d’une fois les réformes que les libéraux avaient manquées, ne développât ses franchises locales de manière à donner à l’Irlande une satisfaction immédiate, et à endormir pour plus ou moins longtemps l’énergie de ses revendications. Rien, toutefois, dans la session récente, n’a apporté d’indication sur les vues du gouvernement à cet égard, et nous relevons ici beaucoup plus les bruits qui circulent, sans nous porter garans de leur exactitude, que nous ne faisons allusion à des paroles publiques ou à des actes officiels.

Lord Salisbury, dans sa première confrontation avec elle, s’est contenté de faire tranquillement le décompte de sa belle majorité : il ne lui a encore rien demandé, sinon de voter le budget, ce qui allait de soi. Cependant, plusieurs questions de politique étrangère ont été, non pas discutées, ce serait trop dire, mais effleurées et rapidement esquissées devant le parlement. Le ministère devait à leur égard prendre une attitude, et c’est ce qu’il a fait. Avons-nous besoin de dire combien ces premières manifestations d’une pensée politique, qui n’est peut-être pas encore tout à fait fixée, avaient néanmoins d’importance ? En toutes choses, les commencemens en ont : il est toujours malaisé, lorsqu’on s’est engagé dans un sens, de revenir en arrière et de changer complètement de voie.

Il semble que le gouvernement anglais l’ait compris. Les anciens discours de M. Chamberlain et de M. Curzon sont encore trop récens pour être déjà oubliés : il était permis de craindre que ces hardis champions de l’unionisme et de l’impérialisme, ces orateurs intempérans qui ne ménageaient rien, ni au dedans, ni au dehors, et qui semblaient prendre un plaisir rageur à donner toujours plus de violence à leurs coups, comme le forgeron qui s’amuse à faire retentir l’enclume, n’apportassent au gouvernement quelque chose du tempérament qu’ils avaient déployé dans l’opposition. Entraînés et lancés comme ils l’étaient, sauraient-ils s’arrêter tout net devant le portefeuille qui leur a été confié et se plier subitement à des manières nouvelles ? C’était une question : elle a été heureusement résolue. On a vu une fois de plus qu’un jacobin ministre n’était pas un ministre jacobin. Il est probable que M. Chamberlain et M. Curzon n’ont rien changé à leurs opinions, mais peut-être, il y a deux mois, s’appliquaient-ils à en exagérer l’expression, tandis qu’ils prennent maintenant à tâche de la modérer. En tout cas, ils ne paraissent plus tout à fait les mêmes. Ils ont adopté sans le moindre effort apparent cette phraséologie officielle, un peu banale habilement cadencée et balancée par la mise en équilibre de demi-idées qui se font contrepoids, où tout s’atténue et quelquefois même s’efface, où on n’aperçoit rien de bien distinct, mais où il est encore plus difficile de rien relever d’agressif, et surtout d’offensant. Dès le premier jour où il s’est essayé dans ce genre nouveau pour lui, M. Curzon y a excellé : on aurait cru qu’il n’avait jamais fait autre chose. Nous lui en adressons tous nos complimens. Sans doute, il ne nous a pas donné pleine satisfaction dans toutes les paroles qu’il a prononcées, et, sur plus d’un point, nous aurions des réserves à faire, et même des contradictions à opposer ; mais pourtant… quantum mutatus ! et comment ne pas lui savoir gré de sa métamorphose ? Il n’est pas jusqu’à cette question d’Egypte, qui pèse si lourdement sur les rapports des deux pays et sur la situation de l’Europe tout entière, (dont M. Curzon n’ait su parler de manière à ne rien compromettre, et presque à tout ménager. Il est vrai que la seconde fois qu’il a été appelé à s’expliquer sur ce sujet, il s’est tiré de peine en faisant remarquer qu’il n’y avait presque personne dans la salle des séances. Il a constaté l’absence de tous les anciens ministres, et plus particulièrement de sir William Harcourt. Était-il convenable, en l’absence du leader de l’opposition libérale, de traiter longuement d’une affaire aussi grave ? Sir Charles Dilke lui-même ne l’a pas cru. Il n’a pas insisté pour que le débat fût poussé plus loin. Il s’est contenté de remercier M. Curzon de n’avoir rien dit qui pût rendre plus laborieuse la solution d’une question où l’honneur et l’intérêt de l’Angleterre sont également engagés. On sait que sir Charles Dilke n’a jamais laissé échapper une occasion de rappeler les promesses faites au sujet de l’Egypte et d’en réclamer l’exécution ; malheureusement, sa voix n’a pas été mieux écoutée que tant d’autres qui se sont élevées ailleurs. Il est devenu presque un solitaire dans son pays. Nous nous joignons à lui pour féliciter M. Curzon de s’être aperçu si à propos que la salle était vide et de n’avoir pas voulu parler devant des banquettes. Le prétexte vaut ce qu’il vaut, mais la question reste intacte et cela seul nous touche. Le moment a paru mal choisi au gouvernement anglais pour traiter de l’évacuation. Toutefois, M. Curzon a dit expressément que « si une politique d’abandon n’était pas désirable, une politique d’action l’était moins encore, et que le gouvernement ne voudrait pas, dans une affaire aussi importante, se laisser pousser à une action quelconque soudaine et précipitée. » Comme il n’y avait guère dans la Chambre des communes que M. Curzon lui-même, et peut-être M. Chamberlain, qui, s’ils n’avaient pas été ministres, auraient pu pousser le gouvernement à cette action soudaine et précipitée, nous voilà rassurés sur ce point. Nous sommes d’ailleurs les premiers à reconnaître qu’au lendemain même de la constitution d’un nouveau Cabinet, le moment n’est pas encore tout à fait venu de traiter d’une manière pratique des conditions dans lesquelles l’Egypte pourra être évacuée par l’Angleterre, et de la propre initiative de celle-ci. Le ministère Salisbury a du temps devant lui pour trouver le meilleur moyen de résoudre la question. Il importe seulement que celle-ci ne puisse jamais être considérée comme abandonnée, alors que la parfaite sécurité de l’Egypte en rend la solution toujours plus facile, pour peu qu’on veuille bien l’aborder sérieusement.

Mais, pour le moment, d’autres questions beaucoup moins graves, hâtons-nous de le dire, se posent entre l’Angleterre et la France. Comment n’en aurait-on pas parlé au parlement ? Les journaux des deux pays en sont remplis. La principale de toutes, au moins si on en juge par la prodigieuse quantité d’encre qu’elle fait couler, est celle du haut Mékong. On pourrait croire, d’après l’abondance et l’ardeur des polémiques, qu’il s’agit là des intérêts les plus considérables ; seulement, on s’embrouille un peu lorsqu’on en parle, et il n’y a guère de journal, pas plus en Angleterre qu’en France, qui n’ait commis en le faisant un certain nombre d’erreurs ou de confusions. On se rappelle le discours un peu trop ironique sans doute prononcé en 1890 par lord Salisbury, au sujet de l’arrangement qu’il venait de conclure avec nous entre le lac Tchad et le Niger. — La principale difficulté que nous ayons rencontrée, disait-il, a été de savoir où se trouvaient exactement les pays qu’il s’agissait de nous partager. — Cette difficulté se rencontre assez fréquemment dans les affaires coloniales, étant donné la manière dont on les traite et dont on est d’ailleurs obligé de les traiter depuis quelques années. Tout le monde, en effet, se précipite avec une hâte fiévreuse sur des territoires encore mal connus, à tel point qu’il faut bien, pour éviter les conflits, procéder à des partages et délimiter vaille que vaille, sous réserve des rectifications futures. On opère par à peu près et grosso modo. Toutefois, lorsqu’une controverse amicale s’ouvre entre deux gouvernemens sérieux, comme celui de Londres et celui de Paris, et que d’ailleurs l’intrusion d’aucun tiers indiscret n’est à craindre, la pensée se présente naturellement à l’esprit qu’il serait sage d’envoyer des commissaires sur les lieux pour s’assurer de ce qu’ils sont. Rien ne presse ; la solution peut se faire attendre pendant quelques mois, pendant quelques années même, sans qu’il y ait grand inconvénient pour personne ; il est entendu, et cela sans même qu’il soit besoin de le dire, que pendant l’enquête, le statu quo doit être respecté. Deux gouvernemens de bonne foi égale ne risquent rien à procéder de la sorte, et c’est ce que l’Angleterre et la France ont compris au mois de novembre 1893, lorsqu’elles ont décidé d’envoyer des commissaires sur le haut Mékong.

Elles auront donné un bon exemple aux autres, à la condition pourtant de le pousser elles-mêmes jusqu’au bout. On travaillait avec acharnement, en 1893, à un objet qui a été depuis un peu perdu de vue, à savoir la constitution d’un État-tampon entre nos possessions respectives sur le haut fleuve. L’État-tampon ressemble, dès maintenant, au vaisseau fantôme ; il s’est perdu dans les bruines ; mais il aura eu pour conséquence de nous faire étudier de plus près la géographie du haut fleuve, et, ne fût-ce qu’à ce titre, il n’aura pas été inutile. Pourtant il ne semble pas que le gouvernement anglais soit encore arrivé, sur ce point, à des conceptions tout à fait précises. Interrogé par lord Lamington, lord Salisbury, dans la séance du 30 août, a répondu à peu près en ces termes : « Il serait dangereux de prendre un engagement quelconque au sujet de la politique future de l’Angleterre en ce qui concerne un pays aussi peu connu que Xieng-Keng. Xieng-Keng est un État tributaire de la Birmanie, et, comme tel, appartient à la couronne britannique ; mais il existe à son sujet, avec le gouvernement français, de même qu’au sujet de diverses localités de cette région, une diversité d’opinions. Des négociations se poursuivent : nous les avons abordées avec l’esprit le plus amical, et je n’ai aucun doute que nous n’arrivions à un résultat satisfaisant pour les deux parties. » On le voit, des incertitudes subsistent dans l’esprit du ministère anglais ; mais lord Salisbury fait acte de loyauté en l’avouant et on ne peut que rendre justice au ton conciliant et véritablement amical, — c’est le mot dont il s’est servi, — avec lequel il a parlé de ses hésitations.

Autant que nous ayons pu nous en rendre compte, nous-même, la confusion qui pèse sur cette affaire, et dont lord Salisbury ne s’est peut-être pas encore tout à fait dégagé, vient de ce qu’on comprend à tort, sous l’expression générale de Xieng-Keng, deux choses très différentes, à savoir le Xieng-Keng proprement dit et le Muong-Sing. Le premier est situé sur la rive droite du Mékong et le second sur la rive gauche, d’où les journaux anglais concluent volontiers que la principauté en question est à cheval sur le fleuve. Soit, nous reconnaissons à notre tour que le même chef, prince, roi, ou de tel autre nom qu’on voudra l’appeler, gouverne le Xieng-Keng et le Muong-Sing, mais il le fait à des titres parfaitement distincts. Un de ses prédécesseurs, — il nous serait difficile de préciser les dates, et, d’ailleurs, cela importe peu, — a passé le Mékong et s’est fixé à Muong-Sing, capitale d’un groupe de cantons qui porte le nom de cette localité. Comme souverain du Xieng-Keng, il était tributaire de la Birmanie et, par conséquent, il relève aujourd’hui de la couronne britannique ; mais comme souverain du Muong-Sing, il relève de la principauté de Nan, qui est incontestablement siamoise. Il n’a pas pris le Muong-Sing de vive force et ne s’en est pas emparé par droit de conquête : pour s’y établir, il a demandé formellement et obtenu l’autorisation de Nan, c’est-à-dire du Siam, et c’est là un fait dont nous ne serions pas embarrassés de fournir des preuves irréfutables. Dans cette situation amphibie, le roi de Xieng-Keng et de Muong-Sing a payé tribut à la Birmanie et au Siam. Or qui dit Birmanie dit Angleterre ; mais qui dit Siam, du moins en ce qui concerne la rive gauche du Mékong, dit France. Nous serions aussi mal fondés à prétendre quoi que ce soit sur le Xieng-Keng, parce que son souverain règne aussi à Muong-Sing, que les Anglais le sont peu à élever des prétentions sur le Muong-Sing parce que le roi de ce pays est aussi celui de Xieng-Keng. Toute la question qui s’agite si confusément sur le haut Mékong est dans ces quelques mots. On peut la compliquer d’un certain nombre de détails, et nous y reviendrons un jour si cela est nécessaire ; mais les élémens essentiels en sont, comme on le voit, d’une extrême simplicité.

Que s’est-il passé ? A côté de la question de droit, il y a la situation de fait qui s’est produite au fur et à mesure que les événemens se déroulaient. Quelle qu’elle soit, avons-nous besoin de dire que cette situation n’a qu’une existence précaire ? Les journaux anglais et les journaux français se sont mutuellement reproché que leurs gouvernemens respectifs eussent empiété sur les territoires l’un de l’autre. Dieu nous garde d’entrer dans ces disputes ! Admettons même, si l’on veut, qu’il y ait eu des irrégularités commises de part et d’autre. Qu’importe ? Si on reconnaît, et il est impossible de la contester, l’exactitude de ce que nous venons de dire, la conséquence est qu’il faut ramener les choses au point où elles étaient avant les derniers incidens, au statu quo ante, et cela en vertu du protocole du 25 novembre 1893 par lequel les deux puissances décidaient l’envoi sur les lieux d’une commission d’enquête. Ce protocole immobilise en quelque sorte la question jusqu’à ce qu’elle soit résolue. Tout ce qui s’est produit depuis, dans le domaine des faits, est non avenu. Le protocole a l’avantage de nous donner un point de départ certain, auquel nous pouvons toujours nous référer afin de rétablir les choses en l’état. Il constate que les négociateurs pour l’Angleterre et pour la France « s’étant trouvés arrêtés au cours de leurs travaux par la difficulté de déterminer, d’après des données certaines, les limites et la configuration des diverses provinces situées dans cette région (celle du haut Mékong), ont reconnu d’un commun accord que, pour établir dans des conditions géographiques normales, et sans occasionner de morcellement, une zone d’une étendue suffisante, il conviendrait de faire procéder à une enquête surplace par des agens techniques des deux pays… L’examen géographique auquel ils devront se livrer portera, continue le document, sur le cours du Mékong depuis son entrée dans le Xieng-Keng jusqu’à son entrée dans le Luang-Prabang ; sur les limites de la province de Xieng-Keng et sur celles de la partie de Nan, au Nord du fleuve. » Il était impossible d’être plus précis, et de mieux marquer la différence qui existe entre le Xieng-Keng et la partie de Nan où est compris le Muong-Sing. L’objet de la commission d’enquête était de rechercher les limites propres de l’une et de l’autre de ces deux provinces, que le protocole avait si nettement distinguées.

Les commissaires des deux pays sont partis pour remplir leur mission. Ils ont remis depuis à leurs gouvernemens des rapports qui n’ont pas été encore livrés à la publicité. Mais la presse nous a successivement rapporté tout ce qui s’était passé, du moins en tant qu’incidens matériels, et c’est là-dessus qu’elle a, de part et d’autre, échafaudé ses griefs. Un fait certain et fâcheux est que le lieutenant Sterling a établi un poste militaire à Muong-Sing. Il y a là une violation flagrante du statu quo. Nous nous en sommes plaints, nous nous en plaignons encore. On nous répond, comme à l’ordinaire, que c’est nous qui avons commencé. Cette allégation est-elle fondée ? Si elle l’était, cela pourrait expliquer l’acte accompli par le lieutenant Sterling, sans toutefois le légitimer. Mais que nous reproche-t-on ? Il paraît que notre agent à Xieng-Kong a donné un drapeau tricolore au roi de Muong-Sing et, de plus, qu’il a élevé chez lui un blokhaus. Ce sont là deux faits qui demandent encore à être envisagés séparément. La construction d’un blokhaus, sur la rive gauche du Mékong, et sur un territoire qui ne nous est pas contesté puisqu’on nous demandait de le céder à l’État-tampon, rentrait strictement dans l’exercice de notre droit. Que notre agent ait eu tort ou raison d’élever ce blokhaus au moment où il l’a fait, nous n’en savons rien, car nous ignorons si sa sécurité était menacée, mais il a pu croire qu’elle l’était après l’occupation de Muong-Sing par les Anglais, et, dès lors, la précaution qu’il a prise, probablement sans intention de la perpétuer indéfiniment, ne pouvait pas constituer un grief sérieux contre nous. Quant au drapeau que notre agent aurait remis au roi de Muong-Sing, ce n’est pas lui qui a pris l’initiative de le donner, mais bien le roi qui le lui a demandé ? Et pourquoi le roi a-t-il demandé ce drapeau ? Encore une fois, nous ne voulons entrer dans aucune polémique, nous nous contentons d’exposer les faits. Dès avant l’arrivée des commissaires techniques des deux pays, à la fin de 1893, le lieutenant Sterling s’est rendu auprès du roi de Xieng-Keng-Muong-Sing, et il lui a intimé l’ordre de payer exclusivement tribut à la Birmanie pour la totalité de ses États. Voilà le fait initial : s’il est contesté, nous le prouverons. Qui pourrait dire qu’il ne portait pas atteinte à la situation antérieure ? Le roi était seul. Aucun de nos agens n’était près de lui. Il n’a pas reçu de nous le moindre conseil. Il n’a été l’objet d’aucune suggestion extérieure. Pourtant, il s’est refusé énergiquement à l’acte qu’on lui prescrivait ; il a préféré rompre avec le lieutenant Sterling, protester et se retirer dans la brousse. Le lieutenant anglais s’est retiré à son tour ; le roi est revenu ; c’est alors qu’il a demandé à notre agent à Xieng-Kong un drapeau qui constatât, en ce qui concerne Muong-Sing, son attache avec le Siam. Notre agent, sans consulter personne, a donné le drapeau. Nous ne jugeons pas l’acte qu’il a accompli, mais, à supposer qu’il fût irrégulier, était-il bien grave ? Ne suffisait-il pas de s’en plaindre, au lieu d’exercer des représailles d’un caractère infiniment plus compromettant ? La commission technique anglaise est arrivée sur les lieux avant la nôtre. Le lieutenant Sterling a cru l’occasion propice pour revenir à la charge contre le malheureux roi de Muong-Sing. Il l’a menacé de mettre la main sur ses États ; il a employé contre lui tous les procédés d’intimidation ; il n’a négligé aucun moyen pour l’amener à se soumettre. Cette fois encore, et toujours sans conseil d’aucune sorte, le roi a refusé de plier ; il a de nouveau pris la campagne, il la tient encore. On conviendra que, s’il y a eu des excès de zèle commis de part et d’autre, les plus caractérisés ne l’ont pas été de notre côté. Et il n’y a pas eu autre chose dans toute cette affaire. Nous ne rendons pas le gouvernement anglais responsable de tout ce que ses agens ont pu faire, pas plus qu’il ne doit imputer au nôtre la responsabilité de tous les actes de ses subordonnés. On sait combien il est difficile, ou plutôt impossible à une aussi grande distance de diriger et de modérer la conduite de ceux qui sont sur place et qui, soumis aux nécessités de chaque jour, s’en tirent de leur mieux. Le rôle des gouvernemens est de remettre les choses à leur point, et lord Salisbury l’a bien compris lorsqu’il a tenu à la Chambre des lords le langage prudent et modéré que nous avons résumé plus haut. Quant à nous, nous ne demandons qu’une chose, à savoir le rétablissement de la situation qui existait le 25 novembre 1893, jour où le protocole a été signé. Cela fait, les deux gouvernemens étudieront les rapports de leurs agens techniques et l’accord ne sera pas entre eux bien malaisé.

Il est impossible d’en douter lorsqu’on pense qu’il s’agit d’un territoire dont la population — nous parlons du Xieng-Keng et du Muong-Sing réunis — ne comprend pas plus de cinq ou six mille habitans. Le règlement à l’amiable des difficultés de ce genre est beaucoup mieux fait pour montrer le bon esprit de deux gouvernemens et pour resserrer leurs rapports, que pour mettre leurs intérêts en conflit. Nous en avons, les Anglais et nous, d’assez considérables dans ces lointaines régions, mais ils ne sont certainement pas aussi opposés qu’on veut bien le dire, et leur siège principal n’est pas sur le haut-Mékong. Ils se résument dans le besoin que nous avons, les uns et les autres, d’assurer notre pénétration commerciale sur des points bien choisis de la Chine méridionale. Sur le but à atteindre, nous ne pouvons rien sacrifier, et les Anglais ne nous sacrifieraient rien de leur côté : au surplus, il ne nous viendrait pas à l’esprit de leur demander de le faire. Rien n’est plus légitime, et, si on se place au point de vue de la civilisation universelle, rien n’est plus respectable que l’effort accompli par les Anglais dans leur sens, sinon celui que nous accomplissons nous-mêmes dans le nôtre. Les jalousies réciproques ont quelque chose d’étroit, de mesquin, presque de puéril lorsqu’elles s’appliquent à d’aussi grands objets, et que les conditions géographiques du pays s’accordent d’ailleurs pour que tous les intérêts en présence puissent recevoir, sans se heurter, sans se contrarier, leur pleine et entière satisfaction. Ce n’est pas ici le lieu de faire un cours de géographie indo-chinoise ; au surplus, tout le monde sait que l’Angleterre a ses voies naturelles de pénétration en Chine et que la France a les siennes. Le Mékong seul nous aurait peut-être divisés : heureusement il n’est plus navigable en se rapprochant de la Chine. Excellent comme frontière, il est nul comme voie de pénétration. Et c’est pour cela que, ne pouvant pas nous diviser, il est, au contraire, particulièrement propre à nous séparer, c’est-à-dire à nous mettre d’accord chacun d’un côté, les uns à droite, les autres à gauche. Nous sommes convaincus que, malgré toute la fumée qu’on soulève autour de cette question artificielle, on n’en obscurcira pas la clarté. Tout le monde sent d’instinct, aussi bien en Angleterre qu’en France, que le Mékong est la frontière inévitable et finale des deux pays.

En veut-on une preuve ? Nous pourrions en donner un assez grand nombre, en les empruntant toutes aux manifestations de l’opinion anglaise ; mais il en est une qui nous paraît saisissante, tout en conservant un caractère particulièrement piquant. Il faut rendre hommage au journal le Times. C’est le plus grand journal de l’Angleterre, c’est peut-être le plus grand journal du monde. Nous ne sommes pas habituellement d’accord avec lui, mais il nous est impossible de nous en passer. Il sait tout, et s’il n’argumente pas toujours dans le sens de la droite logique et de la bonne politique, il offre du moins à ses lecteurs un réservoir de documens qui, par son étendue, sa variété, son abondance, rend les plus grands services aux publicistes de tout l’univers. Le savoir de ses rédacteurs égale leur talent, et nous nous inclinerions presque docilement devant leur compétence si elle était toujours exempte de parti pris : malheureusement, elle ne l’est presque jamais. Quoi qu’il en soit, le Times est une autorité si grande, si imposante, si volumineuse, qu’on serait très en peine pour la contester si ce même journal n’offrait pas le plus souvent, en cherchant bien, des armes contre lui-même. Il a fait contre la presse française, à propos de la question du haut Mékong, une campagne des plus brillantes. Rien n’échappait à sa perspicacité. Il redressait toutes les erreurs, il citait tous les textes, il niait, affirmait, dogmatisait : à l’en croire, les droits de la Birmanie, c’est-à-dire du Xieng-Keng, c’est-à-dire de la Grande-Bretagne s’étendaient sur le Muong-Sing et plus loin encore à l’est du Mékong. En même temps le Times annonçait depuis plusieurs semaines, non sans quelque fracas, l’apparition d’un atlas qui devait contenir le dernier mot de la géographie contemporaine, l’inventaire définitif de tous les continens et de toutes les mers. Oh ! la belle réclame, qu’avec les moyens de publicité dont il dispose, le Times a su faire à son atlas ! Apportons-lui notre modeste concours : son atlas est parfait. Nous étions très inquiets de savoir ce que nous révélerait sa carte de l’Indo-Chine. A mesure que nous lisions les articles qui remplissaient ses longues colonnes, notre perplexité redoublait. Nous avons couru à la carte spéciale, et quelle n’a pas été notre surprise ! Elle nous donne raison sur tous les points. L’atlas du Times nous accorde toute la rive gauche du Mékong jusqu’à Xieng-Hung et au-dessus. Nous l’aurions fait nous-même, que nous ne l’aurions pas fait autrement. Désormais nous ne nous servirons jamais d’un autre : puisse le Times s’en servir aussi quelquefois. On le voit, la vérité finit toujours par percer. Lorsque ce n’est pas un des rédacteurs du Times, c’est un de ses géographes qui la laisse échapper. Ses géographes sont encore plus forts que ses rédacteurs : ils prévoient l’avenir. Avant peu, nous n’en doutons pas, géographes et rédacteurs seront du même avis.

Car cette question n’est pas de celles qui peuvent nous laisser longtemps en désaccord. Assez d’autres subsistent, qui seront sans doute plus difficiles à résoudre. Il en est aussi qui nous rapprochent, par exemple la question d’Arménie, au sujet de laquelle l’accord de l’Angleterre, de la France et de la Russie s’est formé dès le premier moment. Lord Salisbury a manifesté sa pleine confiance dans la loyauté de cette entente : il le pouvait d’autant mieux que l’intérêt des puissances chrétiennes est ici le même. A quelque confession religieuse qu’elles appartiennent, une solidarité plus ou moins étroite, mais très réelle, s’établit entre elles toutes, et, malgré leurs rivalités accidentelles, les réunit le plus souvent dans la poursuite d’un même but. Le cri de douleur et de désespoir qui s’est élevé de l’Arménie, à la suite des derniers événemens, a eu de l’écho dans toutes les nations occidentales, et si trois gouvernemens se sont trouvés particulièrement en situation de traduire ce sentiment et de le représenter avec autorité auprès de la Porte, on peut dire que tous les autres ont fait cause commune avec eux. Cette unanimité de l’Europe devrait amener un prince aussi éclairé que le sultan Abdul-Hamid à comprendre que son intérêt se confond avec celui de tous, et à accepter le programme de réformes qui lui a été soumis par les trois puissances. On ne s’explique guère les lenteurs qu’il met à y adhérer : elles ne sauraient se prolonger sans inconvéniens, et l’on a pu craindre, à plus d’une reprise, qu’elles n’amenassent des complications que la sagesse la plus élémentaire conseillerait de prévenir. Quoi qu’il en soit, l’Angleterre a raison de compter que notre concours ne lui fera pas défaut dans une question qui ne laisse aucun des chrétiens d’Orient indifférent. Dans les questions de ce genre, la France a l’habitude de se placer au premier rang.

Si nos rapports sont bons avec l’Angleterre, en est-il de même avec l’Italie ? Oui, sans doute. On nous permettra de ne pas nous émouvoir beaucoup des attaques de la presse italienne contre la France, à propos de la dénonciation du traité de commerce italo-tunisien. Nos voisins d’au-delà des Alpes ont paru frappés d’une véritable stupéfaction en apprenant la dénonciation de ce traité : leur surprise aurait certainement été beaucoup plus vive, bien qu’ils se fussent sans doute abstenus de la manifester, si la dénonciation n’avait pas eu lieu. En réalité, elle était attendue et escomptée depuis fort longtemps. Le traité de commerce, qui règle les rapports de l’Italie et de la Tunisie, a été conclu en 1868 pour vingt-huit ans ; il arrive à son terme normal le 8 septembre de l’année prochaine ; il devait être dénoncé un an à l’avance, faute de quoi il se trouvait renouvelé par tacite reconduction. Sans examiner pour le moment toutes les questions de droit public dans lesquelles se complaît la subtilité des journaux italiens, n’est-il pas évident qu’un traité conclu il y a si longtemps déjà entre l’Italie et la Tunisie, ne saurait plus régir aujourd’hui les rapports de ces deux pays ? Quand même le protectorat de la France n’aurait pas été établi sur la Régence, il aurait fallu, après un aussi grand nombre d’années, réviser un traité qui ne pouvait plus correspondre à la situation actuelle. Il n’y a pas deux autres pays en Europe qui auraient échappé à cette même nécessité : à plus forte raison devait-elle s’imposer à deux pays, dont l’un est en Europe et l’autre en Afrique, et qui ont subi tous les deux des transformations extrêmement profondes. Et nous ne parlons pas seulement de transformations politiques, mais de transformations économiques. L’Italie d’aujourd’hui est-elle ce qu’elle était en 1868 ? Non, assurément, et c’est sa gloire : ses progrès sont immenses, ils frappent tous les yeux. Quant à la Tunisie, depuis quatorze ans qu’elle jouit du protectorat de la France, elle a marché à grands pas, et c’est notre honneur, dans la voie de la civilisation générale. Son commerce s’est considérablement accru : des intérêts nouveaux y sont nés ; les anciens ont changé parfois de nature, et toujours d’importance relative ; en un mot, tout a évolué dans le monde méditerranéen, et le simple bon sens devait conclure qu’à une situation aussi nouvelle il fallait un traité de commerce nouveau.

Sans aller chercher plus loin le motif qui nous a amenés à dénoncer l’arrangement de 1868, celui-ci n’est-il pas plus que suffisant pour expliquer notre détermination et pour la justifier ? Il n’y a eu là, de la part de la France protectrice de la Régence, ni un mauvais procédé, comme l’ont dit quelques journaux italiens, ni surtout un acte d’hostilité, comme l’ont prétendu certains autres, mais bien un acte de bonne administration et de bonne politique. La presse italienne est allée, à ce propos, jusqu’à mettre en cause le traité du Bardo et à soutenir que son gouvernement ne l’avait jamais reconnu. Est-elle bien sûre que le consul d’Italie à Tunis ne s’adresse pas quotidiennement à notre résident, en sa qualité de ministre des affaires étrangères du bey, pour toutes les questions à régler entre les deux pays ? Il le fait, incontestablement ; il l’a fait dès le premier jour ; il le fait encore tous les jours : comment aurait-il été possible de reconnaître d’une manière plus formelle le traité du Bardo ? Mais c’est trop s’arrêter à des fantaisies.

On comprendrait l’irritation des journaux italiens si, après avoir dénoncé le traité de 1868, nous avions manifesté l’intention de ne pas en conclure un autre, mais nous n’en avons rien fait. Il s’agit de substituer à un traité vieilli et démodé un arrangement plus moderne, mieux en rapport avec les intérêts actuellement en présence. C’est une œuvre qui doit être poursuivie de part et d’autre amicalement et qu’il serait très imprudent de compromettre, avant même de l’avoir entamée, par les dispositions qu’on y apporterait. Pourquoi préjuger les nôtres, puisqu’on ne les a pas encore éprouvées ? Pourquoi dresser contre nous au plus vite toute une batterie de vieux traités, antérieurs à celui de 1868, mais qui en seraient, dit-on, indépendans, et qui devraient reprendre vie au moment où lui-même prendrait fin ? Pourquoi nous opposer d’un air de défi les capitulations, comme si on voulait nous obliger, pour nous délivrer de cette obsession, à précipiter l’annexion pure et simple de la Tunisie ? Rien n’est plus loin de notre pensée, et ne serait aujourd’hui encore plus prématuré : nous n’y songeons pas, qu’on ne nous y fasse pas songer. Vraiment, l’opinion italienne se montre à notre égard d’une étrange susceptibilité : elle part en guerre sans même se préoccuper de nous avoir compris. Elle paraît toujours croire à un mauvais sentiment de notre part, comme si elle avait besoin de justifier ceux qu’elle nous manifeste de la sienne. Qu’y a-t-il pourtant de plus légitime que le remaniement d’un régime douanier qui a duré près de trente ans ? Ce n’est d’ailleurs pas seulement avec l’Italie que la Tunisie a un traité de commerce : elle en a un aussi avec l’Angleterre, et il convient d’autant plus de réviser ce dernier qu’il est perpétuel. Peut-il y avoir rien de perpétuel ni d’immuable dans les rapports commerciaux de deux pays ? C’est donc une œuvre d’ensemble que nous avons à accomplir : elle a pu être ajournée jusqu’à l’expiration du traité italo-tunisien, mais elle ne saurait l’être davantage. Le moment est venu de l’aborder résolument, et l’Italie ne pourra que gagner à apporter dans cette étude un esprit aussi bienveillant que le nôtre. Pourquoi le traité à faire ne lui serait-il pas aussi favorable que le traité dénoncé ? A priori, rien ne s’y oppose. Des combinaisons diverses se présentent à l’esprit : nous rechercherons la meilleure, pourvu qu’on ne nous trouble pas dans cette recherche par des prétentions inadmissibles. Il est certain pour nous, que le régime du protectorat place, à l’égard l’une de l’autre, la nation protectrice et la nation protégée dans une situation toute spéciale, non seulement au point de vue politique, mais même au point de vue commercial. C’est une chose relativement neuve, dans nos mœurs politiques et coloniales, que l’application du système du protectorat. Cela sent l’improvisation. Les principes de la matière ne sont pas encore fixés. Toutes les conséquences pratiques n’en ont pas encore été tirées. Les précédens ne sont pas assez nombreux, ou bien ils sont trop confus pour qu’on puisse les invoquer et s’y appuyer. Bon gré, mal gré, il faut donc innover, inventer, et montrer de l’originalité dans le développement d’une œuvre originale. La nation protectrice, même au point de vue commercial, doit-elle être placée, relativement à la nation protégée, sur le même pied que les autres nations plus ou moins favorisées ? Ne sort-elle pas de la nomenclature ordinaire de celles-ci pour occuper une situation à part ? Ces questions se posent aujourd’hui sans qu’on puisse les éviter ; mais évidemment elles ne seront résolues qu’après une étude très attentive. Au surplus, la multiplicité des intérêts en présence nous est un gage de l’impartialité qui présidera finalement aux solutions nécessaires. Nous avons à nous entendre avec l’Angleterre aussi bien qu’avec l’Italie, et l’Angleterre, nous sommes heureux de le dire, a toujours montré beaucoup de bon sens et de sang-froid pour le règlement de toutes les questions communes que nous avons eu à débattre en pays de protectorat. Cela est d’autant moins étonnant qu’elle aurait été elle-même dans le monde la grande initiatrice du système du protectorat, si Rome ne l’avait pas appliqué avant elle. Si l’Angleterre n’a pas changé d’esprit, — et il ne lui arrive guère d’en changer parce qu’elle est, en matière coloniale, l’héritière de la plus longue expérience, de la plus grande leçon de choses qui ait jamais existé, — nous nous entendrons avec elle aussi facilement que par le passé. Quant à l’Italie, nous sommes prêts à lui accorder, dans le cas où elle ne se mettrait pas d’accord avec nous sur un nouvel arrangement, le régime de la nation, autre que la France, qui aura été la plus favorisée ; mais il vaut encore mieux faire directement un traité avec elle, pour elle, en vue de ses intérêts spéciaux contre lesquels nous n’avons, bien loin de là ! aucune pensée malveillante. L’opinion, au-delà des Alpes, s’est méprise sur nos intentions : nous aimons à croire qu’il n’en sera pas de même du gouvernement.

Francis Charmes.

ESSAIS ET NOTICES

VICTOR COUSIN

M. Victor Cousin. Sa vie et sa correspondance, par J. Barthélémy Saint-Hilaire. 3 vol. in-8o ; Paris, Hachette et Alcan, 1895.

Le vivant portrait de Victor Cousin, placé par M. Barthélémy Saint-Hilaire au frontispice de son œuvre, donne bien l’idée de cette tête expressive, de ces traits mobiles, de ces yeux qui « lançaient des flammes. » Pour notre part, nous n’avons vu Cousin que deux fois, peu de temps avant sa mort ; tout à ses souvenirs, il nous par la longuement de sa jeunesse, de son séjour en Allemagne, de sa captivité, de Schelling et de Hegel, de ses fameuses leçons de 1828 : — « Si j’eusse été ministre à cette époque, j’aurais fait taire le professeur ; » cette phrase revenait volontiers sur sa bouche, mais il se faisait plus terrible qu’il ne l’était.

En somme, il semblait d’une grande bienveillance à l’égard de la jeunesse, prompt à encourager toutes les initiatives, un peu trop porté peut-être à leur marquer d’autorité un but et une direction, libéral pourtant et surtout d’un enthousiasme communicatif. On comprenait la grande action qu’il avait exercée, alors qu’il était à la fois plus maître de lui-même et des autres. C’est cette action, primitivement vivifiante, qui restera un de ses principaux titres de gloire. Dans ces dernières années, de très beaux livres lui ont été consacrés, par M. Paul Janet, par M. Jules Simon et, tout récemment, par M. Barthélémy Saint-Hilaire ; de leur lecture il ressort que Victor Cousin eut vraiment, dans la période romantique de sa vie, la « fièvre métaphysique », fièvre généreuse qu’il sut communiquer à la jeunesse de son temps et qui vaut mieux pour l’humanité que la froideur sceptique des esprits positifs.

L’œuvre considérable que vient de publier M. Barthélémy Saint-Hilaire, toute pleine de documens inédits et d’une lecture attachante, nous semble bien près d’être définitive. Bienveillante assurément, mais juste et impartiale, cette étude, où l’auteur n’avance rien sans preuve, où il laisse parler les faits et les hommes, est propre à rétablir la vérité historique sur la personne et sur la vie du grand remueur d’idées. Des trois beaux, volumes de M. Saint-Hilaire, l’un est rempli par les lettres de V. Cousin et de ses nombreux correspondans depuis Lamennais et Lacordaire jusqu’à Schelling, Hegel et Hamilton.

Ce qu’il pensait, ce qu’on pensait autour de lui, ce qu’on pensait de lui, tout cela ressort de cette correspondance animée, où l’histoire prend l’attrait d’un roman de mœurs. Parmi les plus intéressantes nouveautés, il faut citer d’abord les échanges de lettres avec de généreux esprits de l’Italie, non seulement l’héroïque Santa-Rosa, qui devait inspirer de si nobles pages à son ami, mais encore Manzoni et surtout le gendre de Manzoni, d’Azeglio. Victor Cousin ressentit toujours la plus vive sympathie pour les affaires italiennes, spécialement pour celles du Piémont, dont il n’approuvait pas la politique, mais qu’il estimait le plus malheureux des États vers 1830. Le roi du Piémont put à bon droit le remercier pour le projet de constitution qu’il lui avait fait communiquer par son ministre d’Azeglio. Ce qui n’offre pas moins d’intérêt, ce sont tant de pièces inédites sur l’affaire de la Congrégation de l’Index. Nous y reviendrons tout à l’heure. C’est avec une parfaite indépendance d’esprit que M. Barthélémy Saint-Hilaire juge la vie et les œuvres de Victor Cousin. Comme Schelling et Hegel, il lui reproche d’avoir, à vingt-huit ans, délaissé la philosophie pour la politique et, plus tard, pour l’histoire littéraire : « Platon, disait-il à Cousin même, vaut mieux que Mme de Longueville… » Quant aux doctrines, il en est deux que M. Barthélémy Saint-Hilaire repousse avec énergie, d’abord l’assimilation de sa philosophie aux sciences naturelles (erreur dont Cousin ne nous semble qu’à moitié coupable), puis l’éclectisme : pour faire le « choix judicieux » il faut avoir un principe régulateur, et ce principe, dit excellemment M. Saint-Hilaire, « n’a plus rien d’éclectique. »

A notre avis, les doctrines inspirées en partie à Victor Cousin par Schelling et Hegel constituent, malgré quelques exagérations, le meilleur de son œuvre. Comme les successeurs de Kant, Victor Cousin comprit qu’on ne peut s’en tenir à l’opposition de la raison spéculative et de la raison pratique, de l’intelligence et de la volonté, de la connaissance et de la croyance. Pour s’élever au-dessus de cette opposition (dont on abuse tant de nos jours), il faut rendre à la « raison » son universalité, sa valeur objective et sa suprématie. De là cette belle théorie de la « raison impersonnelle et souveraine », qui est la conscience même saisissant en soi directement le principe universel de toute existence, la pensée identique à l’être. Victor Cousin répondait à Kant, non sans profondeur : « Un principe ne perd pas son autorité parce qu’il apparaît dans un sujet ; de ce qu’il tombe dans la conscience d’un être déterminé, il ne s’ensuit pas qu’il devienne relatif à cet être. » Malheureusement, le rationalisme de Victor Cousin demeura trop abstrait, parce qu’il resta tout intellectuel.

Cousin ne s’aperçut pas que la vraie raison universelle est identique au principe même de tout amour, s’il est vrai que l’amour consiste précisément à vivre en autrui et en tous, d’une vie « impersonnelle ». C’est que Victor Cousin et son école s’en sont tenus à une métaphysique individualiste : le point de vue social ou, pour mieux dire, « sociologique » est absent de cette philosophie toute tournée vers soi. De là cette conséquence : elle n’a pas conscience d’être une religion en même temps qu’une philosophie. La religion, en effet, ne saurait être individualiste ; elle est essentiellement « sociologique ». Aussi Victor Cousin, après avoir dépassé l’antinomie kantienne de la raison pure et de la raison pratique, — ce qui est à nos yeux son principal mérite, — ne sut-il pas résoudre l’apparente opposition de la raison philosophique et du sentiment religieux. C’est, selon nous, le grand défaut de sa doctrine. Il dut s’en tenir à un compromis éclectique, à une sorte de charte, de traité d’alliance entre les deux « sœurs immortelles », l’une « élevant doucement l’autre du demi-jour des symboles aux clartés de la pensée pure. » Quand il essaya de faire passer cette alliance dans la pratique en faisant approuver sa propre philosophie par l’autorité religieuse, sa politique se heurta à des impossibilités qu’il aurait dû prévoir. Des hauteurs où se trouvent d’accord toutes les bonnes volontés et toutes les convictions sincères, qui sont vraiment « l’église universelle », il fallut descendre aux querelles de formules et de textes ; on se perdit à la fin dans la casuistique. Persuadé que le XVIIIe siècle, en son matérialisme, avait voulu être libre « avec une morale d’esclaves », Cousin se proposait de répandre, par la morale spiritualiste, les idées communes à toutes les grandes religions : c’est dans cette vraie intention qu’il avait publié son traité du Vrai, du Beau et du Bien.

Mais il voulut aller plus loin et se faire délivrer un brevet d’orthodoxie. Son désir était, écrivait-il à Pie IX, de « laisser un livre irréprochable, que les pères et mères de famille chrétiens pussent voir sans crainte entre les mains de leurs enfans. » Voulant ainsi maintenir à la fois l’indépendance de la philosophie et la soumettre à l’Index, Victor Cousin se trouvait engagé, dit M. Saint-Hilaire, « dans une voie sans issue. » En vain, par une sorte d’humble confession au pape, reconnaît-il « le caractère équivoque » et la « tendance panthéiste » de certains passages de ses œuvres : — « J’avais, dit-il, séjourné plus longtemps que je ne l’aurais voulu en Allemagne et j’y avais entretenu un assez long commerce avec la nouvelle philosophie allemande. » Le Saint-Père, comme il le devait, lui demanda de déclarer publiquement sa croyance « aux dogmes traditionnels de l’Église catholique, » notamment à « l’Incarnation du fils coéternel au père. » Plus tard, avec l’approbation de l’Index, le Père Perrone marque les corrections nécessaires à ce livre-du Vrai, du Beau et du Bien, qui nous paraît aujourd’hui si inoffensif : — Ne pas placer Spinoza « parmi les grands philosophes », ne pas donner « tant de valeur à la théorie de Kant ; »on ne peut tolérer les éloges donnés à des hommes pervers, « Calvin et autres, » ni les « éloges excessifs à Port-Royal, » ni les phrases sur « la révocation de l’Édit de Nantes » et sur « l’immortelle Déclaration des droits. » Enfin la querelle finit par revenir au point même où elle était du temps de Pascal, et rien n’est plus instructif que la critique minutieuse du Père Perrone : — « Page 386, il est dit qu’un malheureux qui souffre, qui va mourir peut-être, n’a pas le moindre droit sur la moindre partie de votre fortune, qu’il commettrait une faute s’il usait de violence pour vous arracher une obole. Certes la violence n’est pas permise ; mais l’enseignement commun des théologiens est qu’en cas de nécessité extrême, prendre à autrui n’est pas une faute, qu’il n’y a pas de vol. C’est à modifier. » Victor Cousin ne modifia pas : il y eut rupture.

M. Barthélémy Saint-Hilaire blâme vivement son ami d’avoir tenté l’impossible. « La philosophie, ajoute-t-il avec raison, se reconnaît un devoir supérieur à tout autre : c’est de conserver son absolue liberté. » Mais M. Barthélémy Saint-Hilaire, avec l’école dont le principal représentant fut Victor Cousin, considère toujours la philosophie comme une sorte d’effort individualiste par lequel un petit nombre d’intelligences d’élite s’élèvent, pour leur propre compte, au « grand jour » de la réflexion en laissant la masse dans le crépuscule des « symboles ». Nous nous demandons si cette conception de la philosophie est vraiment la plus haute ; à notre avis, elle n’est ni assez sociale, ni, par cela même, assez religieuse : ce n’est pas seulement « l’alliance », croyons-nous, mais l’unité de la philosophie et de la religion que la société à venir doit se proposer comme idéal.

Et c’est pourquoi les philosophes eux-mêmes peuvent se joindre aux croyans éclairés, comme Lacordaire, pour rejeter tout rationalisme concentré en soi et incapable de rayonner universellement. « Le dernier mot, disait Lacordaire à Cousin, c’est le mot de l’âme, celui qui achève la gloire, en s’introduisant dans la conscience. La dernière gloire est d’être aimé… Il faut donner son âme au genre humain ou désespérer d’avoir la sienne. »


ALFRED FOUILLEE.

Le Directeur-gérant, F. BRUNETIERE.

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