Chronique de la quinzaine - 14 septembre 1917

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Chronique n° 2050
14 septembre 1917


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




Comme pour commémorer, autrement que par une cérémonie, l’anniversaire de la victoire de la Marne, devant Verdun, sur les deux rives de la Meuse, mais en particulier sur la rive droite, nous avons assuré et arrondi nos gains, rétabli approximativement notre ligne du 24 février 1916 : Samogneux, la partie Nord du bois des Fosses, dite bois de Beaumont, et les lisières Sud du village de Beaumont lui-même. Bien que le coup lui ait été très rude, ou peut-être parce qu’il lui a été trop rude, le Kronprinz allemand n’a réagi cette fois qu’assez mollement. De notre côté, tous nos objectifs ayant été atteints, au seul village de Beaumont près, qui n’est qu’une double rangée de maisons ou maintenant de ruines le long d’une route, nous prenons le temps nécessaire pour amener notre artillerie en bonne place et préparer un nouveau bond. Cependant, à l’autre aile, les Anglais pressent Lens, dont ils ont attaqué, par l’Ouest et le Nord-Ouest, les faubourgs, les premières rues, ce qui ne les empêche pas d’avancer, plus haut, vers Langemarck et de riposter, plus bas, dans la région de Saint-Quentin. Sans essayer d’accumuler des épithètes, qui n’enfermeraient jamais une force d’expression suffisante pour rendre toute notre gratitude et toute notre admiration, nous dirons simplement que c’est, — l’ouvrage des troupes britanniques et des nôtres, l’effort anglais et l’effort français, — du beau, de l’excellent, et du fécond travail. Ainsi parlent volontiers, d’ailleurs, les bulletins de sir Douglas Haig.

Et c’est du beau travail aussi que celui des Italiens par-delà l’Isonzo. Le plan du général Cadorna s’exécute peu à peu tel qu’il l’avait conçu, et, à chaque bataille (celle-ci serait la onzième, d’après les Autrichiens qui non seulement les comptent, mais les marquent), le dessin en apparaît mieux. Le fleuve franchi, ce fleuve qui par lui-même est un obstacle difficile, nos alliés ont couronné de cime en cime les hauteurs qui en dominent la rive gauche, patiemment, infatigablement, en terrassiers et en chasseurs, creusant, minant, battant et escaladant. Ils ont occupé successivement les sommets du Monte Cucco, du Monte Vodice, puis, en dernier lieu, du Monte Santo; ils grimpent les pentes du San Gabriele, d’où le San Daniele sera sous leur feu. Des quatre pièces qui forment le plateau de la table aux pieds de laquelle est Trieste, ils tiennent, au Nord-Ouest, le plateau de Bainsizza, ont commencé, parle ravin de Chiapovano, à se glisser dans la forêt de Ternova, rongent la surface dure et bosselée du Carso. Le quatrième haut plateau, la forêt de Piro, est en arrière de Trieste, - et ne pourrait leur servir qu’à un mouvement enveloppant par Postoina ou Adelsberg. Mais ils veulent aborder de face la ville non encore rachetée qui attend leurs trois couleurs, et les yeux du peuple sont fixés, entre Monfalcone et Duino, sur le massif de l’Hermada qui revêt une valeur de symbole, et semble comme le rocher par lequel est défendue l’entrée de la terre promise. Les imaginations, promptes à s’enflammer, inventent des histoires qui ne peuvent pas être l’histoire et ne sont que des fables, où nous sommes du reste honorablement mêlés. 40 000 hommes, Anglais, Français et Italiens, seraient venus, un matin, de la mer, se seraient rués sur le bloc infernal, et, dans leur fureur, l’auraient emporté. La vérit4, plus modeste, mais intéressante, est que, de la mer, des monitors et des batteries flottantes ont bombardé, par-dessus le château de Duino, autre symbole, les retranchemens autrichiens de l’Hermada. Au surplus, il n’est pas besoin des fantaisies de l’imagination là où l’esprit trouve dans la réalité un aliment aux plus vastes espoirs. «Cose magnifîche ! » — Des choses magnifiques ! — télégraphiait, en style lapidaire, dès le 26 août, M. Barzilaï au Giornale d’Italia. Depuis lors, elles n’ont fait que grandir encore. Près de 30 000 prisonniers, 75 canons capturés, dont deux gros mortiers de 305, attestent l’importance de l’affaire.

Malheureusement, la situation demeure inquiétante en Moldavie. L’armée roumaine, ressuscitée et accrochée à ce qui reste de la patrie, résiste avec héroïsme, mais l’armée russe de Tcherbatcheff, qu’on se représentait indemne ou guérie, s’est révélée contaminée d’indiscipline et d’anarchie, en certains de ses élémens. Une de ses divisions a lâché pied, livrant le passage à l’ennemi. Quoiqu’une menace sur Ocna ait été d’abord écartée, et que, pendant un instant les Russo-Roumains aient paru se reprendre, les Impériaux, à Bojan, en Bukovine orientale, ont profité d’une défaillance inexcusable, qui mériterait un nom plus sévère, et qui surtout appellerait, comme exemple et comme remède, un prompt châtiment: ils ont touché, au Nord du Pruth, la frontière de Bessarabie. Cette défaillance, après tant d’autres qui dénotent ou dénoncent une infection générale, enhardit naturellement Hindenburg et le raffermit en ses mauvais desseins. Sans voir, dans le geste qu’il esquisse, rien de plus que ce qui y est contenu pour le moment, le fait est qu’il vient de passer la Dvina au-dessous d’Uxkull, et qu’il se met ainsi sur un chemin dont Riga ne serait peut-être que la première étape. Par toutes ces défections et toutes ces désertions, le cœur et la tête de la Russie sont découverts. Pour l’Entente, si l’on ne veut pas que fasse faillite, et s’il ne faut pas que fasse faillite la formule de « l’unité d’action dans l’unité de front, » il est temps de reconstituer un front oriental.

Le mal n’est pas seulement dans une armée, mais dans toutes les armées russes, ni seulement dans les armées, mais dans tout le corps de la nation : il n’est pas militaire, mais politique. Quelles qu’en soient les manifestations, elles se ramènent toutes à ceci, comme cause profonde, que, depuis la Révolution, il y a toujours eu deux gouvernemens, au moins, c’est-à-dire qu’il n’y a jamais eu de gouvernement. Depuis six mois que la Russie est sortie du tsarisme, elle n’est entrée, en droit, dans aucun autre régime. Elle n’a pu que prolonger un provisoire, un à peu près, à travers lequel elle se traîne, en se consumant. Il y a une République de fait, ou plutôt il y a une absence d’Empereur. Mais rien d’autre. Ce n’est pas ce qu’avaient voulu, à l’aube de la liberté, les auteurs de l’affranchissement. Leur faute a été de ne pas se prêter mieux ou de ne pas s’attacher davantage à l’introduction d’une monarchie constitutionnelle, qui était la transition indiquée entre l’absolutisme et la démocratie. Il eût été sage, en pleine guerre, d’épargner au pays de trop violentes secousses, une rupture totale d’équilibre, le renversement subit du pour au contre. On ne l’a pas fait, et le philosophe peut juger qu’une occasion a été manquée et qu’une erreur a été commise. Mais enfin, on avait prévu la formation, dans le plus bref délai possible, d’un gouvernement définitif par les soins d’une Constituante. Cette Constituante devait être convoquée presque aussitôt; mais c’était la première assemblée, en Russie, qui eût été élue par un suffrage vraiment populaire et universel, et c’était la guerre ; on se heurtait à toute sorte de difficultés, et tout de suite à une difficulté de pratique : celle de dresser, dans ce terrible ouragan qui avait déraciné et dispersé toutes gens, des listes électorales dont on n’avait même pas les cadres. De toute nécessité, les élections, d’abord fixées au 30 septembre, ont été ajournées au 25 novembre, et la convocation de l’Assemblée Constituante remise au 11 décembre.

Mais ce retard, pour être inévitable, n’arrangeait nullement les affaires, ni de la Russie, ni du ministère ou du directoire qui porte le titre et devrait exercer les fonctions du gouvernement. À ce gouvernement, ainsi déclaré, on avait bien donné, en théorie, des pouvoirs suffisans ou même exorbitans, mais à la condition qu’il les créât qu’il les trouvât ou qu’il les prît ; pour qu’il les prit, il eût fallu qu’on les lui laissât prendre. En de pareilles crises, ce n’est pas uniquement l’anarchie qui est spontanée, ce sont les archies; ce n’est pas simplement le désordre, ce sont les contrefaçons et les improvisations d’ordre, par lesquelles l’État, tiré à quatre, déchiré, réduit en lambeaux, descend au plus bas degré de l’impuissance. De partout, en Russie, avaient surgi des Soviets, faits à l’image du Soviet de Pétrograd : conseils, non pas, mais réunions tumultuaires, bourdonnement d’une foule d’ouvriers, de paysans et de soldats, — au fond, tous paysans, chez ce peuple plus qu’aux trois quarts rural ; — avec quelques « intellectuels » pour les mener, et les égarer. Numériquement, ces Soviets, qui pullulaient dans les villes et dans les campagnes, qui se nourrissaient et se grossissaient des usines et des régimens, pouvaient représenter la masse : ils ne représentaient pas organiquement la nation; parce que trois catégories sociales seules, et en réalité un seul élément social, le paysan, y étaient représentés ; mais aussi parce qu’il n’y avait eu ni nomination ni désignation régulière, et qu’on y était entré comme dans un moulin ; qui avait voulu, autant qu’il y en avait eu qui voulaient, avec ou même sans des simulacres dérisoires.

Cependant, ayant ces Soviets devant lui, et n’ayant rien à côté d’eux, et n’ayant rien non plus sous les pieds, que sa vaine grandeur, le Gouvernement était en l’air, coupé de toute base par où maintenir ses communications avec la nation. A défaut de la Constituante, qui lui manquerait six mois encore, une assemblée nationale, même éphémère, même ne vivant que deux ou trois jours, pourvu que ce fût une assemblée et qu’elle fût nationale, ne lui apporterait-elle pas un utile secours, et, en faisant apparaître que le Soviet n’était pas cette assemblée, que les paysans, ouvriers et soldats, n’étaient pas toute la nation, ne fournirait-elle pas à son autorité un fondement tout à la fois plus large et plus solide ?

Seulement cela même, qui semble si aisé, réunir une assemblée de ce genre, encore qu’elle n’ait pas d’existence officielle, légale, qu’elle ne fasse que passer et se séparer, cela même n’était pas facile. Premièrement, il fallait prendre garde d’avoir l’air de substituer cette Assemblée sans mandat à la future Constituante, et veiller à ce qu’elle ne fût pas d’elle-même, sans qu’on l’y invitât, tentée de s’y substituer. Ensuite, il n’est pas de pouvoirs plus jaloux, plus susceptibles, plus ombrageux, que ceux qui n’ont aucune qualité ni aucun droit. Il fallait donc compter avec l’hostilité instinctive, avec les préventions et les défiances des Soviets. Et puis, de par sa nature, une telle assemblée, sa composition et sa compétence, sont livrées au pur arbitraire. Qui en serait; que serait-elle; que ferait-elle; qu’est-ce qu’on lui dirait, qu’on lui demanderait et qu’on lui permettrait ?

Après mûre réflexion, il fut entendu qu’elle serait consultative, et non délibérative, car on n’était pas sûr des décisions qu’elle aurait prises, ni, si elle en avait pris, de pouvoir les faire accepter. Sur le nombre des membres qui y seraient appelés, les organisations qui y participeraient, la proportion dans laquelle elles y délégueraient, on hésita longuement. A peine le projet fut-il connu que les réclamations affluèrent : tout le monde prétendait en être. Le gouvernement estimait que les Comités centraux des Soviets pourraient avoir cinq places chacun ; les Comités des soldats de chaque front, chacun cinq ; le Comité de chaque armée, deux; chaque nationalité, cinq; les troupes cosaques, dix; chaque organisation locale cosaque, trois; chaque zemstvo, trois; le Conseil municipal de Moscou, quinze. En outre, de nombreux sièges étaient accordés aux sociétés professionnelles, universités, académies, coopératives. A force d’ajouter et d’admettre, il se trouva, au bout du compte, 2 500 députés ou figurans tels, à savoir : 488 membres de la Douma, 100 représentans des paysans, 229 des Soviets de toute la Russie, 147 délégués des municipalités, 118 représentans de l’Union des zemstvos et des villes, 150 organisations industrielles et banques, 313 coopératives, 176 unions professionnelles. Notons qu’il n’y en avait pas plus que dans le seul Soviet de Pétrograd, mais que toute la Russie et toutes les classes, toutes les forces sociales de la Russie y étaient représentées. Si ce n’étaient pas les États-Généraux, c’était du moins l’Assemblée des notables. Notons aussi, pour les expériences de demain, que le régime parlementaire rencontrera en Russie un empêchement dans l’énormité même du territoire, et qu’un pays condamné à une Chambre de 2 500 membres fera bien d’y regarder à deux fois avant de l’instituer. Ce que nous en disons n’est pas pour le détourner, bien moins encore pour le dégoûter de ce régime; mais pour lui rappeler que la principale vertu en est la souplesse, qui permet, et qui commande, de l’adapter aux circonstances.

Les embarras du gouvernement provisoire lui viennent, à l’intérieur, d’une part de l’antagonisme des partis, et, d’autre part, des revendications des nationalités. L’ajournement, pourtant forcé, de la Constituante soulève des protestations, surtout parmi les groupes de gauche qui craignent que chaque jour n’accroisse la vigueur de l’esprit contre-révolutionnaire. (Nous apprenons par-là qu’il y a, comme nous nous en doutions, un esprit, des tendances ou des intentions contre-révolutionnaires que, pour les éventer et les détruire, on ne tardera pas à hausser à la dignité de complot.) En face d’eux, les partis bourgeois boudent ou du moins se réservent. Les milieux gouvernementaux déplorent l’attitude irréconciliable que les cadets et leurs pareils affichent envers les associations démocratiques, dont la majorité soutient le ministère. Dans l’opinion et dans la presse, on avait tout d’abord traité négligemment l’Assemblée de Moscou ; mais peu à peu l’on s’est accoutumé à la prendre plus au sérieux. Ce n’est pas qu’à la veille même de la réunion de l’Assemblée, on s’en promit de très grands résultats. Tous les partis, nous le répétons, s’y rendaient, dressés sur leurs ergots, crêtes les uns contre les autres : les cadets et les classes bourgeoises, contre les socialistes qu’ils accusent de la désorganisation de l’armée et du pays ; les socialistes et les classes ouvrières, contre les bourgeois qu’ils accusent de réaction, ou proprement de contre révolution. Les membres des Soviets n’y allaient que sous une règle d’airain ; ils juraient que nul d’entre eux n’y ouvrirait la bouche, sans s’être fait délier la langue par son président. La plupart des « maximalistes » y voyaient un champ d’intrigues, ensemencé par les classes possédantes. Certains d’entre eux se démenaient, proclamaient qu’ils ne pourraient pas « appuyer » des mesures de caractère impérialiste tendant à la prolongation indéfinie de la guerre. C’était la vieille antienne de Lénine, chantée, sans le chef d’orchestre à qui l’on avait cassé son bâton, par les choristes de Lénine.

Les nationalités, elles aussi, ou quelques nationalités, comme si elles n’eussent été que des partis, s’agitaient, et c’était encore beaucoup plus grave. Une fois tombé le manteau impérial qui, rassemblant et recouvrant des membres disjoints, donnait à leur tas informe l’apparence extérieure d’un État unifié sous un autocrate, toutes les Russies, les multiples et diverses Russies, la Grande et la Petite, la Noire, la Blanche et la Rouge, remontaient au jour. Les peuples se relevaient du fond de l’histoire, se comptaient, et se définissaient. Une description de la Russie, ancienne déjà et qui n’a pas été faite pour les besoins de la cause, nomme les Russes, « Moscovites, Russiens, Roussniaks, habitans de l’Oukraine, Kosaks, Polonais, Lettons, Lithuaniens et Latiches, les pays tchoudes, la race ouralienne, Finnois et Finlandais, les Souomes, les Suédois, les Lapons, les Tatars, Mongols ou Turks. » N’oublions pas les Arméniens, ni les Juifs, qui semblent avoir joué dans la révolution un rôle considérable et vouloir se reconstituer à l’état de nation; mais nous en oublions d’autres. En somme, vingt et une nationalités ont été conviées à l’Assemblée ; dix-neuf se sont empressées de s’y faire représenter officiellement. Deux ont refusé, l’Oukraine et la Finlande : elles se dérobent à la solidarité russe.

Il y avait, en outre, une question Korniloff, autrement dit la question du commandement et de la discipline, qui se reliait à l’une et à l’autre de ces deux questions principales : les nationalités et les partis. Comme le généralissime avait ses adversaires, il avait ses partisans : deux factions. L’Union des Cosaques, l’Union des Chevaliers de Saint-Georges ne se bornaient pas à protester contre les critiques qui lui étaient adressées. Les Cosaques déclaraient que Korniloff (lui-même fils de Cosaque) est « le véritable chef national militaire» et qu’il ne doit pas être remplacé, parce qu’il a la confiance de toute la nation. Si, à son tour, il était obligé de s’en aller, les Cosaques « reprendraient leur entière liberté d’action. » De même les Chevaliers de Saint-Georges, et ils l’avaient fait savoir par une dépêche à M. Kerensky. Si Korniloff était conduit à donner sa démission, ils avaient résolu de « faire l’alarme militaire, » et, d’accord avec les Cosaques, de « passer aux actes énergiques. » Dans le monde politique, le général en chef était ouvertement soutenu par M. Rodzianko, interprète autorisé des sentimens de la Douma, violemment assailli par les « maximalistes » qui feignaient de reconnaître en lui l’instrument de cette contre-révolution qu’ils disaient imminente, mais qui surtout ne lui pardonnaient pas de vouloir rétablir dans l’armée le respect, le silence et l’obéissance, même au prix des extrêmes rigueurs. Et il y avait d’autant plus une question Korniloff qu’il y avait eu un incident Korniloff. Le généralissime était venu à Pétrograd assister à l’une des réunions préparatoires de l’Assemblée nationale, tenue par les ministres. Tandis qu’il était là, exposant les misères et les besoins de l’armée, le gérant du ministère de la Guerre, qui marche avec lui la main dans la main, M. Savinkoff, avait demandé à entrer. La porte lui avait été refusée. Et l’on parlait de leur retraite à tous les deux. Le gouvernement démentait. Mais il flottait une incertitude, un malaise, et plus que du malaise. On croyait sentir Kerensky lui-même hésitant. Plus on le croyait, plus la froideur des modérés et plus l’audace des forcenés s’accentuaient. Les bandes de Lénine, à Moscou même, fomentaient grève sur grève, contrôle spectre de la réaction, contre le fantôme de l’impérialisme, contre la guerre, contre la patrie, contre les Alliés, contre le gouvernement, contre l’Assemblée nationale.

C’est dans ces conditions pénibles, presque tragiques, que l’Assemblée se réunit. Nous ne referons pas ici le récit de ses séances, qu’on a pu suivre dans les journaux. Les points culminans du débat furent les discours de Kerensky, de Tchkeidzé et de Tseretelli. Ou plus exactement, le point vif fut l’accueil fait à Tchkeidzé quand il se présenta, salué des cris de : « Vive le chef de la révolution russe ! », comme si on l’opposait virtuellement à Kerensky, ou comme si, en sa personne, les Soviets s’opposaient au gouvernement; l’accueil fait à Tseretelli, quand il descendit après avoir expliqué ce que pouvaient, ce que devaient et ce qu’entendaient faire les organisations démocratiques, comme si on l’opposait mentalement aux deux ou trois cadets restés dans le ministère et comme si, en sa personne, les classes ouvrières s’opposaient à la bourgeoisie. Ils ne furent dominés que par l’arrivée et la harangue de Korniloff. Une poignée d’hommes supérieurs, à la Lénine, affectèrent bien des mines insolentes, restèrent assis lorsque toute la salle se levait, et ricanèrent, mais le frisson passa. Un instant, il fut clair aux yeux les plus aveuglément fermés que la Russie était aux armées, réfugiée dans les bras de son chef militaire, et qu’elle n’en serait arrachée que pour être égorgée. Ou là ou nulle part. Ou la bataille ou la mort.

Ainsi que le chef militaire, le chef civil, M. Kerensky, qui, comme président du Conseil, présidait l’Assemblée nationale, parla. Il parlà à deux reprises, pour ouvrir et pour clore la discussion. S’il y avait eu un instant hésitation dans sa pensée, il n’y en eut plus dans ses paroles. De nouveau, il prononça les mots dictatoriaux, les mots jacobins, les mots romains, la formule du fer et du sang. Le gouvernement avait convoqué les citoyens d’un grand pays Libre, non pour des controverses politiques, mais pour qu’ils entendissent la vérité, pour que pas un d’eux ne pût dire qu’il l’avait ignorée. Si la réaction ou la contre-révolution montrait l’oreille, elle serait réprimée impitoyablement. Gare à quiconque essayerait de démoraliser les troupes, à ceux qui épient le moment où ils pourraient lever la tête et fondre sur le peuple russe libéré ! Mais on ne doit et l’on ne veut rien cacher. L’État russe traverse une heure de périls mortels. Il a à lutter, pour sa vie, contre un ennemi, puissant, implacable, supérieurement organisé. Il faudrait de grands sacrifices, une pleine abnégation, l’amour ardent du bien public, l’oubli et le mépris des querelles intestines. Ce sacrifice, tous les partis et tous les hommes de parti qui le reconnaissent nécessaire, ne le font pourtant pas sur l’autel de la patrie. Par leur faute, la situation critique du pays devient de plus en plus aiguë. Certaines nationalités cherchent leur salut dans des inspirations séparatistes, au lieu de le placer dans une union étroite, dans une communion de. la nation liée, soudée et indivisible. Pour comble d’infortune, il y a eu « ce grand opprobre sur le front, où des troupes russes se sont abandonnées, forgeant ainsi pour leur peuple les chaînes toutes neuves d’un despotisme qui reviendrait altéré de vengeance. » L’opposition a reporté sur le nouveau pouvoir les sentimens qu’elle nourrissait à l’égard de l’ancien, avec cette différence que l’on craignait le premier et qu’on lui obéissait, mais qu’on n’obéit plus au second, car on ne le craint pas. « Ceux qui tremblaient auparavant devant l’autocrate se dressent maintenant hardiment, et presque en armes, devant le gouvernement; mais qu’ils sachent que notre patience a des limites, et que, si on les franchit, on se heurtera à une autorité qui saura rappeler le temps du tsarisme. » Voilà pour les partis. Quant aux nationalités, elles ont cru devoir prendre envers la Russie une attitude « pas trop amicale. » Néanmoins, la mère-patrie leur donnera tout ce qui leur a déjà été promis par le gouvernement provisoire et tout ce que l’Assemblée constituante voudra leur accorder encore. Mais au-delà, si elles osaient exploiter le malheur de la nation pour « violer la libre volonté, » le libre consentement du peuple russe, il n’y aurait à leur dire et on ne leur dirait que : « A bas les mains ! » — Approbation, applaudissemens; sympathie, mais peu d’enthousiasme.

Pourquoi ? Parce que, pour les uns, ce sont des paroles trop dures. et parce que, pour les autres, ce ne sont que des paroles, qui ne prendront de sens ou de vie que par les actes. Il ne s’agit plus de savoir comment Kérensky parle, mais comment il décide, ordonne, impose. L’homme qu’il faut à la Russie, dans l’effroyable épreuve où elle est plongée, ne doit pas être un sentimental, un nerveux, un émotif, un impulsif, un improvisateur. Il doit dédaigner l’éloquence de parlement et de meeting, en fuir les habiletés et les succès, ne pas chercher l’équilibre entre les contraires, et jeter loin de lui le balancier. Il doit dépouiller tout oripeau de phraséologie et d’idéologie, toute foi de cénacle, tout principe de secte, toute maxime d’école, se faire toute observation, toute réflexion, toute raison, toute action. Surtout, surtout, sa dictature ne doit pas être verbale. Ce serait alors la suprême illusion. Ce que Kérensky a fait jusqu’à présent défend de penser que son pays se soit trompé en faisant reposer sur lui ses dernières espérances. Dans la Russie bouleversée, envahie, déchirée du dedans et du dehors, où le peuple et l’année sont en proie à tous les fermens de dissolution, il ne suffirait pas que l’homme attendu, inconnu hier, aujourd’hui providentiel, fût un Danton entre les partis : il faudrait que ce fût, entre les nationalités, un Pierre le Grand, sans couronne et sans dynastie, sans ancêtres et sans descendans, un isolé, un solitaire, l’âme unique et universelle en qui s’incarne la nation, qui est pour elle, à l’heure fatale, comme le lien visible et tangible de son unité. Il faut associer et fondre ensemble le gouvernement et la guerre, la conception, la direction, l’exécution. La tâche est écrasante, accablante, surhumaine selon la mesure ordinaire de l’humanité la mieux partagée. Ce n’est pas trop de s’y mettre à deux, et à deux qui ne fassent qu’un, Kérensky et Korniloff. Si Pergama dextrâ

Mais quelle angoisse ! Riga est prise, ou plutôt livrée, la Baltique perdue, la route de Pétrograd ouverte, toujours pour la même cause : « Plusieurs de nos régimens, avoue le communiqué, ont abandonné volontairement leurs positions, et nos contre-attaques n’ont pas réussi. » Cependant les « défaitistes » consciens ou inconsciens ne cessent pas de pérorer, et les congrès à côté se succèdent, avec des motions extravagantes. Malgré Tarnopol, malgré Bojan, malgré Riga, malgré la lâcheté contagieuse et malgré la trahison épidémique. Ce n’est pas l’Allemagne, c’est Korniloff que ces fous désarment. Ou le gouvernement en brisera la niaise et scélérate engeance, ou il n’y a pas de gouvernement. Ou Kérensky les fera taire, ou il n’aura lui-même été, dans le deuil de la patrie, qu’un roseau chantant, au milieu des flûtes funèbres.

Nous ne nous sommes tant étendu sur cet épisode de l’Assemblée de Moscou, qui n’eût offert en soi qu’un médiocre intérêt, que parce qu’il nous a peint, en un raccourci saisissant, l’état au vrai de la Russie, et parce que l’état de la Russie, si ce n’est pas, quoi qu’il arrive, la « catastrophe, » si même il ne saurait fixer ni hâter le dénouement, — lequel se produira ailleurs, — c’est depuis quelque temps, le centre et le nœud du drame. Les lecteurs de la Revue n’y auront rien perdu, puisque M. l’abbé Wetterlé, avec sa longue expérience des choses allemandes, a commenté pour eux, dans un article spécial, le projet si perfidement opportun de soi-disant autonomie que l’Empire tend comme un appât à l’Alsace-Lorraine qui se détache, et qu’avec sa science consommée des choses navales, l’amiral Degouy leur a, d’autre part, montré où en est et à quoi l’on peut réduire la guerre sous-marine, en dépit des vantardises toutes récentes du vaincu toujours satisfait de la bataille du Jutland, le grand amiral von Scheer.

Pour ce qui appartient en propre à la chronique, et qui, à l’échelle des événemens, ne peut guère faire matière que de chronologie, la quinzaine nous a apporté une pluie de conférences et une averse de révélations rétrospectives. Conférence socialiste interalliée de Londres, conférence socialiste germanophile de Vienne, annonce d’une conférence des neutres on ne sait où. La conférence interalliée de Londres, par une heureuse disposition et peut-être par un procédé ingénieux, s’est débarrassée elle-même et nous a débarrassés, au moins provisoirement, de la fameuse conférence internationale de Stockholm ; des remerciemens lui sont dus de ce chef, qu’elle les ait ou non tout à fait gagnés. Nous en devons aussi à la Conférence de Vienne, qui ne les a pas gagnés du tout, pour avoir, en insistant sur les prétentions des Empires du Centre, prouvé par supplément que la Conférence.de Stockholm était impossible. La Conférence des neutres est encore dans les limbes, et probablement n’en sortira pas, personne ne voulant se faire l’éditeur responsable de cette autre invention germanique, et le roi d’Espagne en désavouant expressément la complaisante paternité, que ne revendiqueront bien haut ni les Scandinaves, ni les Hollandais, ni les Suisses, ni les Américains du Sud, seuls peuples civilisés qui restent neutres au monde.

Les révélations nous sont venues en même temps de Grèce et de Russie ; bien que portant sur des époques différentes et sur des sujets différens, elles ont ce trait commun de tourner toutes autour de quelque intrigue ou machination allemande et d’étaler une fois de plus au soleil la déloyauté, la duplicité allemandes. Soit que le Kaiser se découvre lui-même à nous dans sa correspondance secrète avec le tsar Nicolas, qui rappelle, par l’hypocrisie et par la complication du détour (qu’il le prenne, s’il lui plaît, pour un compliment) certaines lettres de Frédéric II, soit que M. Venizelos nous montre la main du même Empereur et de ses agens tirant les ficelles de la Cour de Constantin, l’Allemagne, une fois de plus, apparaît comme la puissance mal pensante, malveillante et malfaisante, avec laquelle on ne peut vivre en société sûre, à côté de laquelle on ne peut vivre sans la tenir à juste distance. Ce sont de très forts argumens à l’appui de l’arrêt, déjà si fortement motivé, du président Wilson, dans sa réponse à la Note pontificale, que traiter avec la maison de Hohenzollern d’une paix garantie par la société des nations serait duperie où l’on se prendrait à plaisir. Peut-être la duperie ne serait-elle guère moindre, de faire plus de fonds sur la vertu d’une démocratie allemande, dont on n’aperçoit pas d’ailleurs la plus petite amorce. Ne nous leurrons pas. Ce n’est point à une famille que nous avons affaire, c’est à une race, semblable à elle-même depuis qu’elle a quitté ses forêts, pour la première de ses invasions, un siècle avant J.-C. Ce n’est donc pas l’enveloppe, la forme de ses institutions qu’il faudrait changer, c’est son être, dans lequel elle persévère avec rage. On n’aura d’elle la paix que par la force.

La guerre, à mesure qu’elle s’éternise, accroît l’instabilité du pouvoir. Dans les deux camps belligérans, les présidens du Conseil sont périodiquement en quête de collaborateurs. M. de Seidler en Autriche, M. Wekerlé en Hongrie, en ont trouvé de confection : chaussure nationale à tout pied, bureaucrates à la douzaine, pour qui le portefeuille n’est qu’un avancement hors rang. Chez nous, M. Ribot assemble des ministres. Mais ce que nous demandons, après trois ans d’attente, c’est plus qu’un ministère, c’est un gouvernement. Cela ne se fait pas comme une réussite, en consultant dans les couloirs des Chambres les tireuses de cartes parlementaires. Voici le secret, simple, mais inexorable. S’il est peu d’hommes qui ne soient bons absolument à rien, il en est moins encore qui, partout, puissent être seulement passables, et le meilleur n’est bon qu’à sa place.


CHARLES BENOIST.

Le Directeur-Gérant, RENE DOUMIC.