Chronique de la quinzaine - 14 septembre 1920

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Chronique no 2122
14 septembre 1920


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




La mort de Son Éminence le Cardinal Amette est un deuil pour la France. Comme l’a dit avec raison M. Maurice Barrès, le vénérable archevêque de Paris fut, en 1914, l’un des plus actifs promoteurs de l’union sacrée et, pendant toute la guerre, il en demeura le gardien vigilant. Pas une minute, il ne lui vint à l’esprit de demander ou d’attendre, en retour de la collaboration qu’il offrait à l’État, des avantages pour un parti politique, ni même des satisfactions quelconques dans le domaine de la religion. Ce qu’il donnait à la patrie, il le lui apportait gratuitement, sans arrière-pensée, sans calcul, sans condition. Ce grand prélat était un grand Français.

Dans les œuvres, telles que le Secours national, où il se rencontrait avec les représentants des autres cultes et avec des hommes de toutes opinions, il faisait preuve du libéralisme le plus éclairé. Notre peuple a eu cette heureuse fortune que, le jour où sa vie fut en danger, un cardinal, un grand rabbin, un pasteur, un secrétaire de la Confédération générale du travail, des sénateurs, des députés, des savants, des ingénieurs, des financiers, des ouvriers, ont pu se réunir et associer leurs efforts, sans qu’aucun souvenir des luttes passées, aucune différence de sentiments, aucune opposition d’intérêts, vinssent refroidir leur zèle et troubler l’harmonie de leur action. Heure tragique, où personne ne savait ce qu’allait devenir la France. Heure bénie, où tous les Français se sont retrouvés, reconnus et aimés.

J’ai eu plusieurs fois, pendant le cours des hostilités, l’occasion de voir le cardinal Amette. Je n’ai jamais entendu parler de la France en termes plus élevés. Il était impossible de ne pas être immédiatement en pleine communion d’esprit avec lui. En toute circonstance, il songeait, d’abord, à l’intérêt national et lorsque, par hasard, il pouvait sembler nécessaire de faire disparaître d’apparentes contradictions entre le devoir patriotique et le devoir religieux, le cardinal avait des ressources infinies de bonne grâce et de tact pour résoudre, au profit simultané de la religion et de la France, les questions les plus embarrassantes et les problèmes les plus délicats. La discrétion seule m’empêche de citer des exemples significatifs des services éminents qu’il a ainsi rendus au pays. Il suffisait que le gouvernement de la République fit appel à son concours pour que, sans ménager ni son temps ni sa peine, il prit sa large part de la tâche commune. Quelques jours avant de quitter le pouvoir, M. Clemenceau a désiré l’entretenir des inconvénients que présentait, dans la forme où elle était annoncée, une quête en faveur d’enfants étrangers, et il m’a demandé si je pourrais prier le cardinal de venir causer avec lui, dans mon cabinet. À peine informé de ce désir, Mgr Amette accourait à l’Élysée et, dès les premiers mots de la conversation, l’incident était réglé.

Dans les phases les plus terribles de la guerre, le cardinal avait conservé toute sa confiance et sa sérénité. Le défaitisme n’avait pas d’ennemi plus résolu que lui. Son cœur de chrétien souffrait cependant beaucoup des douleurs et des deuils qu’imposait à la France et à l’humanité l’effroyable prolongation des hostilités. Il m’est souvent arrivé de le rencontrer au chevet des blessés, dans les hôpitaux de Paris ; je l’ai vu notamment à l’Hôtel-Dieu, le Vendredi-Saint de 1918, après l’horrible massacre de l’église Saint-Gervais ; j’ai été témoin de sa délicatesse et de sa bonté. Mais, même en ces moments où la charité de son ministère aurait pu l’absorber tout entier, il restait l’apôtre d’une nation en armes, qui combattait pour la liberté et qui ne voulait pas fléchir.

M. Denys Cochin a rapproché un jour, dans un joli tableau mystique qu’il a peint avec une admiration respectueuse, le cardinal Amette et le cardinal Mercier, qui arrivaient ensemble à Paris, pendant la bataille de la Marne, après le Conclave où venait d’être élu le pape Benoit XV ; et il les comparait tous deux à saint Loup et à saint Aignan, tels que les a représentés Puvis de Chavannes, bénissant la fillette qui devait être sainte Geneviève. Autant, en effet, la figure mortelle du cardinal Amette contrastait avec celle du cardinal Mercier, autant semblaient sœurs les âmes des deux prélats. L’un et l’autre sincèrement et profondément catholiques, docilement soumis aux lois de l’Église, étroitement attachés à tous les devoirs de leur charge. L’un et l’autre non moins jaloux de leur indépendance nationale, intransigeants dans leur conscience de patriotes, n’acceptant, comme Belge et comme Français, de direction que d’eux-mêmes, convaincus que la plus noble mission du christianisme est de venir au secours de la justice et que la force se sanctifie, dès qu’elle est mise au service du droit.

Il y a aujourd’hui un an que j’épinglais la croix de guerre française à la pourpre du cardinal Mercier, dans la cathédrale mutilée de Malines, au milieu d’une population enthousiaste, comme j’avais remis la Légion d’honneur au cardinal Luçon, devant les ruines de la cathédrale de Reims, dans une ville déserte et désolée. Le cardinal Amette aurait cent fois mérité le même hommage des pouvoirs publics. Mais plus il était empressé à les seconder dans tout ce qui intéressait la patrie, plus il avait de scrupules à accepter les récompenses dont ils sont les dispensateurs. Il a tenu à garder la même réserve vis-à-vis de l’Académie. S’il n’avait pas écarté, d’un geste deux et ferme, les propositions qui lui ont été faites, il aurait été élu, après la victoire, avec les autres grands serviteurs de la France. Mais toute distinction temporelle semblait gêner sa modestie et intimider sa piété.

Je viens d’évoquer le souvenir de Malines et voici qu’à un an de distance, au moment où va être enfin signée la convention militaire franco-belge, je vois repasser devant mes yeux tant d’éclatantes démonstrations d’amitié pour la France, dont j’ai été témoin à Bruxelles, à Gand, à Anvers, à Liège, à Namur, à Charleroi, et jusque dans les moindres villages de Flandre et de Wallonie. Les quelques activistes qui ont essayé naguère de reprendre leurs manœuvres dissolvantes se terraient alors prudemment. Déjà, avant l’armistice, lorsque Sa Majesté le Roi Albert m’avait gracieusement invité à visiter avec lui Bruges libérée, j’avais remarqué avec quelle reconnaissance et quelle chaleur était acclamé, dans la vieille ville flamande, le nom de la France. Le bourgmestre m’avait entretenu des maladresses et des brutalités qu’avaient commises les Allemands pendant leur longue occupation ; il m’avait remis un exemplaire d’une affiche qu’ils avaient fait apposer sur les maisons de Bruges pour interdire aux habitants de parler français dans les rues ; et il avait ajouté en souriant : « Jusque-là, nous avions l’habitude de parler flamand ; depuis le jour où l’affiche a été placardée, le français nous est devenu plus cher et plus familier. » Mais c’est surtout après la paix que j’ai pu mesurer la force des sentiments que la guerre avait développés chez les populations flamandes et qui les rapprochaient, dans une intimité plus étroite que jamais, de celles de Wallonie. L’unité de la Belgique sortait consolidée de la terrible épreuve qui avait menacé l’existence du pays. Il était avéré qu’une nation bilingue pouvait avoir une seule conscience, une seule âme, une seule volonté. Certes, les événements qui ont bouleversé la constitution de l’Europe et de l’Asie ouvrent, tous les jours, des horizons nouveaux aux philosophes et aux hommes politiques qui veulent discuter après Renan sur les éléments qui composent une nation. Tchéco-Slovaquie, Jougo-Slavie, Pologne, Finlande, Lithuanie, Lettonie, Ukraine, Ruthénie, Irlande, Arménie, Liban, États nouveaux, anciens États restaurés, États en formation, États en puissance, États avortés, nous avons devant nous les exemples les plus variés de créations ou de résurrections nationales ; et à l’appui de la plupart de ces fondations réalisées ou projetées, heureuses ou incertaines, ce sont les considérations historiques, ethnographiques et linguistiques qui ont été invoquées. Or, dans la mesure où le mot race peut avoir une signification scientifique, on a le droit de dire que la Belgique est un amalgame de races très diverses. Elle parle un dialecte germanique et un dialecte latin ; et, pour fondre des populations de langues différentes, elle n’a pas, comme la Suisse, une histoire unitaire déjà longue. Elle est cependant une nation, parce qu’elle a su se faire, dans l’ordre moral comme dans l’ordre matériel, des intérêts communs, parce qu’elle a à défendre un patrimoine d’idées et de sentiments collectifs, et, plus simplement encore, parce qu’elle a la volonté d’être une nation.

Avant la guerre, les traités l’avaient faite neutre et cette neutralité lui était garantie par plusieurs puissances. Elle a appris à ses dépens ce que valait un régime qui portait atteinte à sa souveraineté, sans être réellement favorable au maintien de la paix. C’est d’une de ses garantes, c’est d’une de ses grandes voisines, c’est de l’Allemagne, qu’elle a reçu, par traîtrise, un coup dont elle aurait pu mourir ; et le respect des engagements pris a empêché ses autres garantes de lui porter secours en temps utile. Lorsque le roi Albert et son gouvernement ont, en 1914, répondu par un noble refus aux insolentes exigences de l’Allemagne, il a fallu que, pour passer la frontière, nos troupes attendissent la violation par l’ennemi du territoire belge ; et, quand la marche brusquée des armées allemandes vers Liège nous permit de chercher enfin à remplir notre devoir vis-à-vis de la Belgique, nous nous sentîmes malheureusement paralysés par notre plan de concentration. La neutralité nous avait naturellement empêchés de préparer avec le gouvernement de Bruxelles une coopération militaire éventuelle. Une conversation officieuse avait eu lieu, quelques années avant la guerre, sous la forme la plus hypothétique, entre des officiers anglais et belges, et lorsque les Allemands ont trouvé, pendant l’occupation, la trace de ces stériles précautions, ils ont immédiatement essayé d’en dénaturer le caractère et de leur donner, contre toute justice, une portée agressive. Mais la France avait poussé le respect de ses obligations jusqu’à s’abstenir même d’entretiens de ce genre ; et, le jour du péril, elle se trouva dans l’impossibilité de porter, aussi rapidement qu’il l’eût fallu, quelques-unes de ses forces en Belgique. Je me rappelle qu’à ce moment, une partie de l’opinion belge nous reprochait, non sans apparence de raison, notre lenteur et notre inertie et, si le roi Albert n’était intervenu lui-même pour calmer des impatiences trop excusables, nos retards auraient risqué d’être fort mal interprétés. Il ne faut pas qu’en cas d’agression nouvelle, d’aussi fâcheux flottements se puissent reproduire. Les deux nations ont un égal intérêt à ce que leur défense soit concertée d’avance et à ce que rien ne soit laissé au hasard.

Pour réduire à cinq, dix et quinze ans l’occupation interalliée de la Rhénanie, MM. Lloyd George et Wilson nous avaient fait espérer l’assistance immédiate de l’Angleterre et de l’Amérique en cas d’attaque de l’Allemagne. Mais le billet que nous avait remis M. Lloyd George, devait, pour être payable à l’échéance, être endossé par les États-Unis, et les démêlés du Sénat avec M. Wilson ont retardé jusqu’ici la signature américaine. Le drapeau étoile et le pavillon britannique continuent, sans doute, à flotter sur le Rhin. Mais c’est là, pour la Belgique et pour nous, une caution morale plutôt qu’un véritable soutien militaire. Nous avons donc besoin de nous tenir coude à coude et d’être prêts à tout événement. Personne ne croira qu’une telle entente ait une pointe dirigée contre l’Allemagne ; elle est purement défensive ; et pas plus en Belgique qu’en France, elle ne saurait alarmer aucun partisan de la paix. Si l’échange définitif des lettres gouvernementales a plus tardé qu’on ne le pouvait prévoir et a exigé de nouvelles conversations entre M. Millerand et M. Delacroix, la discussion n’a jamais porté sur le principe, mais seulement sur des points secondaires qu’il convenait de régler avec soin. L’essentiel est qu’à l’avenir la Belgique et la France demeurent intimement unies. Comme le remarquait, ces jours-ci, avec un sens très juste des réalités, un écrivain belge fort distingué, M. Dumont-Wilden, cette union est la loi même de l’histoire et de la géographie. Les fleuves belges sont franco-belges ; la culture belge est franco-belge : tout commande et tout facilite l’amitié des deux pays. Aussi m’associé-je, quant à moi, de grand cœur, au vœu qu’inspire à M. Dumont-Wilden la signature de la convention militaire. Je souhaite, comme lui et, je n’en doute pas, comme les gouvernements belge et français, qu’un jour vienne prochainement où, en dépit des divergences d’écoles et d’intérêts particuliers qui divisent encore la France protectionniste et la Belgique libre-échangiste, des accords économiques compléteront l’entente actuelle et achèveront de garantir, dans la paix, la féconde collaboration des deux peuples voisins.

La loyale altitude que M. Millerand a eue envers la Pologne, à une heure où l’Europe semblait abandonner une nation qu’on pouvait croire vaincue, aura certainement eu pour résultat de conserver à la France, de l’autre côté de l’Allemagne, des sympathies qui nous sont précieuses. Les ovations dont le général Weygand a été l’objet, tant à Varsovie qu’à Paris, ont prouvé que, dans les deux capitales, l’instinct populaire était en harmonie parfaite avec la raison politique. S’il est vrai, comme on le dit, que c’est sous l’influence de lord Curzon, de M. Balfour et de M. Bonar Law, qu’après avoir incliné à adopter l’opinion de M. Millerand, M. Lloyd George a fait, auprès du gouvernement polonais, la fâcheuse démarche du 11 août dernier, il doit bien regretter aujourd’hui de n’avoir pas suivi son premier mouvement, auquel, du reste, il est revenu après sa conversation avec M. Giolitti et après les premiers succès polonais. La France, elle, n’a pas eu de ces hésitai ions. Elle n’a pas subtilisé sur ses devoirs. Elle s’est dit, tout simplement, que, s’il lui était impossible d’offrir à la Pologne un concours militaire, elle ne devait pas, du moins, lui marchander l’assistance qu’elle était capable de lui donner ; elle lui a envoyé des chefs de premier ordre et des conseillers éminents ; elle lui a expédié du matériel et des munitions ; elle lui a montré que nous n’étions pas de ceux dont l’amitié s’échauffe au soleil des victoires et se gèle à l’ombre des défaites. Elle s’emploiera maintenant à favoriser de son mieux, en Pologne, le retour de la paix et de la prospérité. C’est au cabinet de Varsovie à conduire les pourparlers de Riga et le prince Sapieha a pris soin d’annoncer que le gouvernement du maréchal Pilsudski les poursuivrait dans un grand esprit de conciliation. Si, par impossible, il en était autrement, et si la France était obligée de donner à ses amis des conseils de modération, elle serait d’autant plus aisément écoutée qu’il n’est pas aujourd’hui un seul Polonais pour mettre en doute son désintéressement et sa fidélité. J’ai dit précédemment que le traité de Versailles n’avait pas déterminé la frontière orientale du nouvel État qu’il créait. Il s’ensuit qu’une partie de la presse polonaise revendique non seulement tous les territoires englobés dans les limites de 1772, même lorsque les Polonais n’y sont pas en majorité, mais des districts situés encore plus à l’Est. Une ligne théorique a bien été tracée l’année dernière par Lord Curzon et elle a même reçu, depuis lors, dans les chancelleries le nom de l’homme d’État britannique ; le 8 décembre 1919, le Conseil suprême avait pris le parti d’adopter cette ligne comme frontière orientale provisoire ; mais aucun accord définitif ne s’est établi sur ce point avec la Pologne. Les Bolchevistes eux-mêmes, au moment où ils s’imaginaient entrer à Varsovie, se déclaraient disposés à se montrer moins parcimonieux que le Conseil suprême et reconnaissaient à la Pologne une plus large bande de territoire à l’Est de Bialystok. Tout est donc encore en suspens. Il y aura une moyenne équitable à établir entre les intérêts opposés et nous avons le ferme espoir que la Pologne sera aussi sage à Riga qu’elle a été vaillante sur les champs de bataille.

Il est à souhaiter qu’aussitôt sortie de la terrible crise qu’elle vient de traverser, elle se rapproche le plus étroitement possible de la Tchéco-Slovaquie et de la Roumanie. Les relations entre Tchèques et Polonais ont souvent été un peu tendues en ces derniers mois. À la fin de mai, on était même allé jusqu’à lancer la nouvelle, heureusement fausse, d’une rupture diplomatique. C’était, on se le rappelle, à propos du sort de Teschen. Les Alliés, qui avaient laissé mûrir cette pomme de discorde entre les deux pays, ont-ils tout fait pour les réconcilier ? D’une manière générale, ils ont créé des États, comme des dieux qui lanceraient des mondes dans l’infini, sans leur tracer des orbites et sans fixer les lois de leur gravitation. On ne peut cependant laisser au hasard le soin de former les constellations politiques et les Alliés sont directement intéressés à ce que les nations qu’ils ont aidées à se constituer ne se groupent pas demain suivant des affinités contraires. Le distingué ministre des Affaires étrangères de Tchéco-Slovaquie, qui est, depuis longtemps, un ami de la France et qui n’a pas attendu la signature de la paix pour nous donner la preuve éclatante de ses sentiments, vient de prendre une initiative qui doit nous faire réfléchir sur les inconvénients de notre abstention. Il est entré en rapports avec le Royaume Serbe, Croate et Slovène et avec la Roumanie pour fonder ce qu’il a appelé la Petite Entente. Cette association de nos amis n’est assurément pas pour nous déplaire. Mais mieux vaudrait encore qu’au lieu d’une grande et d’une petite Entente, il subsistât, après la victoire commune, une Entente unique, comprenant tous les Alliés d’hier. Si le traité de Versailles n’avait pas arbitrairement distingué les « Principales puissances » et les autres, si le Conseil suprême n’avait pas artificiellement rétréci sa composition, nous ne nous trouverions pas aujourd’hui en face de groupements séparés, qui seront forcément exposés, avec le temps, à s’éloigner un peu les uns des autres. Tâchons, du moins, de ne pas semer entre eux des germes de malentendus et efforçons-nous aussi d’éviter les faux pas dans ce dédale de nationalités qu’est devenue l’Europe nouvelle.

J’ai fait allusion, l’autre jour, à une démarche inconsidérée qu’on avait eu l’idée d’entreprendre à Bucarest, à Prague et à Belgrade pour obtenir que la Roumanie, la Tchéco-Slovaquie et la Serbie consentissent à une action commune avec la Hongrie en faveur de la Pologne. Cette tentative, si discrète qu’elle fût, a surpris et inquiété les gouvernements serbe, tchèque et roumain, qui l’ont naturellement écartée. Sans doute, M. Take Jonesco, qui est un homme d’État sagace et prévoyant, a cru utile pour son pays d’entrer en rapports avec l’amiral Horthy, afin de chercher à résoudre quelques-unes des questions pendantes entre la Hongrie et la Roumanie. Sans doute, le cabinet de Bucarest a envisagé l’envoi d’un représentant à Budapest, sans attendre la ratification du traité de Trianon. Mais n’allons pas conclure de là que nous puissions, dès aujourd’hui, conseiller à la Roumanie d’entamer avec les Magyars une collaboration politique ni surtout une coopération militaire. Gardons-nous également de laisser croire que, sous prétexte d’établir des relations amicales entre la Roumanie et la Hongrie, nous puissions engager celle-là à sacrifier ses droits sur le Banat de Temesvar. La légation de Roumanie a été amenée, ces jours-ci, à déclarer que son gouvernement n’était prêt à aucune concession sur ce point et il est regrettable que cette note ait pu paraître nécessaire. Si nous voulons que nos Alliés nous appuient dans l’exécution des traités de paix, nous devons leur donner la garantie de la réciprocité. La perspective d’une entente avec les Magyars n’a pas été mieux accueillie à Prague. M. Benès a expliqué, devant la Commission du Parlement tchèque, que le groupement dont il avait été le promoteur, était dirigé, tout à la fois, contre le projet d’une reconstitution de l’ancienne monarchie autrichienne et contre les velléités d’établissement d’une fédération danubienne ; et il a indiqué que les accords militaires, de caractère défensif, qui accompagnaient la Petite Entente, étaient surtout inspirés par la crainte d’une agression de la Hongrie. M. Benès s’était, d’ailleurs, empressé de proclamer la neutralité de la Tchéco-Slovaquie dans la guerre russo-polonaise et la Narodni Politika, commentant les déclarations du ministre, précisait que le principal objet des négociations engagées entre Prague, Bucarest et Belgrade était d’opposer une barrière à la poussée germano-magyare. Mais c’est peut-être en Jougo-Slavie que l’émotion a été le plus vive, lorsqu’on a supposé que la France voulait pousser les Serbes, les Croates et les Slovènes à attaquer, d’accord avec la Hongrie, leurs « frères de Russie. » Les « frères de Russie, » c’est l’expression même dont s’est servi l’honorable M. Vesnitch, Président du Conseil, pour justifier, à son tour, la neutralité de son pays entre les Soviets et les « frères polonais. » Pas plus, du reste, que M. Benès, M. Vesnitch n’a caché que la Petite Entente était essentiellement une précaution prise pour assurer l’exécution intégrale du traité de Trianon et pour étouffer les désirs de revanche des Magyars.

La France ne peut pas demeurer indifférente à des sentiments qui se manifestent, avec une telle unanimité, chez des peuples amis. J’entends bien que, depuis quelque temps, la Hongrie a montré envers nous des dispositions assez favorables. Elle a offert à notre industrie des avantages que notre ministère des Affaires Étrangères, protecteur officiel des intérêts français, ne pouvait dédaigner ; elle nous a proposé le contrôle de ses chemins de fer, celui de sa banque de crédit, celui de son régime fluvial. Nous avons accepté et nous avons bien fait, dans notre intérêt, d’abord, et aussi dans l’intérêt de nos amis slaves et roumains. Mais lorsque la Hongrie s’est, en outre, engagée à nous prêter, au besoin, ses forces militaires pour combattre l’armée rouge et lorsque certains d’entre nous se sont imaginé qu’ils pourraient unir sous les mêmes drapeaux les Tchèques, les Jougo-Slaves, les Roumains et les Magyars, ils ont, comme il arrive trop souvent aux Français, pris leurs désirs pour des réalités. Pour combattre les Bolchevistes, par où les Hongrois auraient-ils passé ? Ils auraient traversé des provinces qui leur appartenaient hier et qui font aujourd’hui partie de la Tchéco-Slovaquie. De quel œil le gouvernement de Prague pouvait-il voir une telle invasion ? Et comment ne pas comprendre, d’autre part, ce que me disait récemment un membre du cabinet roumain : « Ce qu’on nous demande est impossible. Oublie-t-on que la Transylvanie est pour nous ce qu’est pour vous l’Alsace-Lorraine ? Les Hongrois continuent à intriguer dans les territoires qu’ils ont été forcés de libérer, tout comme les Allemands intriguent encore aujourd’hui à Metz et à Strasbourg. Le moyen, pour nous, d’accepter, au même moment, comme compagnons d’armes, ces ennemis qui n’ont rien appris ? » M. Take Jonesco, M. Vesnitch, M. Benès, sont tous trois des amis de la Grande Entente et on peut être sûr qu’entre leurs mains, la Petite Entente sera pour nous une précieuse auxiliaire. Mais ne fermons pas les yeux à l’évidence et ne cherchons pas à marier l’eau et le feu. Faisons ce qui dépend de nous pour calmer les animosités et les rancunes ; soyons des conseillers de prudence et des ouvriers de paix ; mais restons, d’abord, avec nos Alliés et ne sautons pas trop lestement d’un côté à l’autre de la barricade.

Pendant la guerre, les Roumains sont venus à nous ; ils sont entrés en lice à nos côtés ; et si, écrasés par le nombre, abandonnés par la Russie, ils ont été obligés de subir momentanément une paix rigoureuse, ils se sont arrachés, aussi rapidement qu’il leur a été possible, à la servitude que les Empires du centre voulaient leur imposer. Il serait aussi absurde qu’injuste de leur reprocher comme une défaillance une nécessité passagère, mais inéluctable, et de douter des sympathies d’un peuple qui est, dans la vallée du Danube, le défenseur historique de la civilisation latine. Les Slovènes et les Croates n’ont eu, depuis longtemps, d’autre pensée que de secouer le joug de la monarchie austro-hongroise et, pendant le cours des hostilités, ils ont travaillé, comme les Tchèques, à la décomposition de nos ennemis et sont venus, en masse, combattre sous les drapeaux italiens et sous les nôtres. Les Hongrois ont été, au contraire, parmi nos ennemis les plus ardents et les plus obstinés et il faut malheureusement ajouter que leur influence dans la politique de l’Empire dualiste avait trop souvent été néfaste. Ce sont leurs prétentions à l’hégémonie, leur esprit de domination, leurs excès d’autorité qui avaient le plus indisposé les Slaves de la monarchie et qui avaient poussé une si grande partie des populations du Sud à tourner leurs yeux vers Belgrade ; et c’est ce mécontentement chronique des Slaves, provoqué par les Magyars eux-mêmes, qui a fait perdre ensuite toute mesure au gouvernement austro-hongrois et a servi de prétexte aux menaces contre la Serbie. Nous n’avons pas le droit de faire bon marché de ces souvenirs. Il est beau de nous montrer généreux vis-à-vis de nos anciens adversaires, mais à la condition que cette générosité ne s’exerce pas aux dépens de nos amis. Arrangeons-nous pour entretenir désormais avec la Hongrie des relations courtoises et même peu à peu cordiales. Mais, pas plus sur le Danube qu’ailleurs, ne cherchons à nous procurer des amitiés de rechange ni même à doubler nos amitiés anciennes d’amitiés supplémentaires. Ceux qui ont été avec nous dans la conclusion de la paix doivent rester près de notre cœur, et ceux qui sont encore contre eux ne peuvent pas être entièrement avec nous.

Si la loyauté nous impose cette unité de conduite, notre intérêt nous la commande également. Ce ne sont pas seulement nos amis qui ont à défendre leur paix ; nous avons nous-mêmes à défendre la nôtre et l’altitude de l’Allemagne n’est toujours pas faite pour dissiper nos défiances. Il faut bien répéter constamment la même chose, puisque le temps passe sans apporter à la situation générale aucune amélioration. Que le gouvernement du Reich ait à peu près accordé à la France les satisfactions qui lui avaient été demandées après l’attentat dirigé à Breslau contre notre consulat et contre notre pavillon, c’est bien ; mais ce témoignage apparent de bonne volonté ne doit pas nous aveugler. Les demandes formulées par la France étaient d’une extrême modération. La préméditation et la gravité de l’insulte auraient amplement justifié des réparations plus sérieuses. Si les Allemands avaient été vainqueurs et s’il nous était arrivé, après la paix signée, de mettre à sac un de leurs consulats, nous n’en aurions pas été quittes à si bon compte ; ils auraient su nous rappeler le mot de leur Bernhardi : « Il ne faut laisser aux vaincus que leurs deux yeux pour pleurer. » Mais enfin, c’est entendu : la France a des manières plus chevaleresques ; elle s’est donc contentée, d’un minimum d’excuses, ce qui n’a pas empêché la presse allemande, hormis de rares journaux comme le Tageblatt et le Vorwaerts, de qualifier nos réclamations de déraisonnables et d’insolentes. Comment osions-nous demander une peine disciplinaire contre le capitaine d’Arnim ? Comment avions-nous l’effronterie d’exiger que le chancelier du Reich vint exprimer lui-même à l’ambassadeur de France les regrets du gouvernement allemand ? L’état d’esprit dont cette campagne attestait la permanence aurait dû nous engager, tout au moins, à ne rien céder de nos demandes. Nous avons cependant fait à l’Allemagne deux concessions dont elle a immédiatement abusé. Concessions de forme, dit-on. Non pas. Nous pouvons être sûrs que, si l’Allemagne a cherché à obtenir des changements de forme, c’est qu’ils réagissaient sur le fond. Nous avons accepté que ce ne fût pas le chancelier du Reich, mais le ministre des Affaires Étrangères, qui présentât des excuses à notre ambassadeur et la démarche a par-là beaucoup perdu en solennité. Nous avons, en outre, consenti à ce que M. Simons insérât dans sa déclaration une phrase déplacée et dangereuse ; nous l’avons autorisé à dire, contre toute vérité, que certains événements, s’ils ne justifiaient pas ceux de Breslau, pouvaient jusqu’à un certain point les expliquer. Nous avons ainsi favorisé nous-mêmes indirectement les manœuvres de l’Allemagne dans les territoires plébiscitaires. Aussi bien, devant la commission du Reichstag, M. Simons n’a-t-il pas craint d’indiquer que, si l’Allemagne reconnaissait jamais à la Haute-Silésie une autonomie relative, ce ne serait, en toute hypothèse, qu’à l’intérieur du Reich et de la Prusse. Il n’est pas possible de dire plus nettement que le traité de Versailles est un nouveau chiffon de papier. Dans le même discours, M. Simons nous a, d’ailleurs, spontanément montré que nous l’avions, en dormant, échappé belle et que, sans la Marne polonaise, l’Allemagne aurait vraisemblablement mis sa main dans celle du bolchevisme. Il a parlé de la Pologne en termes très aigres et très menaçants ; et il a avoué qu’il avait longtemps pesé le pour et le contre avant de conserver la neutralité entre les Polonais et les Soviets. Dans la balance dont il a ainsi surveillé les oscillations, c’est la fortune des armes qui a seule jeté le poids décisif. L’Allemagne jusqu’ici reste donc l’Allemagne. C’est le général de Seeckt qui le proclame lui-même dans l’ordre du jour qu’il a adressé le 2 septembre à la Reichswehr : « Nous voulons tous maintenir dans la Reichswehr et dans le peuple l’esprit qui, jadis, à travers cent champs de bataille, nous a conduits à Sedan. » La France est avertie : ni demain, ni plus tard, elle ne se laissera ramener à Sedan.


Raymond Poincaré.
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