Chronique de la quinzaine - 1er novembre 1878

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Chronique n° 1117
1er novembre 1878


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




1er novembre 1878.

C’en est donc fait, les vacances et les trêves sont finies, nous louchons de nouveau à toutes les réalités, à toutes les échéances sévères de la politique, plus ou moins déguisées ou ajournées depuis quelques mois. Tandis que les chambres rentrent à Versailles et que la période des élections sénatoriales commence, l’exposition arrive à son terme ; les exposans ont reçu l’autre jour leurs récompenses au palais des Champs-Elysées avec l’appareil des cérémonies d’état.

Encore quelques semaines, il ne restera plus qu’un souvenir de cette somptueuse représentation des arts, de l’industrie et du travail, de ce grand et séduisant spectacle que la France a offert à toutes les nations du monde et dont M. le président de la république s’est plu à dégager la moralité d’une parole simple et juste. M. le maréchal de Mac-Mahon, qui ne parle pas aux chambres, a tenu à honneur de faire son discours de la couronne à cette distribution des récompenses qui a été comme la clôture officielle de l’exposition ; il l’a préparé lui-même, dit-on, il l’a porté au conseil, et le conseil n’a pu assurément que l’approuver. Rien de plus digne en effet, rien de mieux approprié aux circonstances que ce discours à la fois modeste et fier, sincère et sobre, qu’a prononcé M. le maréchal de Mac-Mahon au milieu de cette brillante assistance de princes de tous les pays, de membres du parlement, d’exposans français et étrangers. M. le président de la république n’a voulu ni exagérer ni affaiblir le caractère, la pensée première de cette exposition presque imprudente au moment où elle a été conçue ; il l’a représentée comme une sorte de généreux défi, comme une tentative hardie faite par la France pour se donner à elle-même et pour donner au monde la mesure de la vitalité qu’elle gardait après tant de désastres. Le succès qui a couronné cette hardiesse, M. le maréchal de Mac-Mahon l’a représenté sans orgueil comme le prix de « sept années passées dans le recueillement et consacrées au travail. » Il n’a pas caché la sérieuse et patriotique émotion qu’il éprouvait de pouvoir montrer, après ces sept années, « la solidité de notre crédit, l’abondance de nos ressources, la paix de nos cités, le calme de nos populations, l’instruction et la bonne tenue de notre armée, aujourd’hui reconstituée, » — et tout cela témoignant u d’une organisation qui sera féconde et durable. » Tout est vrai et juste dans ce tableau où « le souvenir de nos malheurs » est invoqué comme un généreux aiguillon, comme un avertissement salutaire, où le dernier mot est un appel à a l’esprit de concorde, au respect absolu des institutions et des lois, à l’amour ardent et désintéressé de la patrie. » M. le maréchal de Mac-Mahon, en paraissant vouloir éviter la politique dans son discours, a tout simplement tracé le prograrnme de la plus honnête, de la meilleure des politiques.

Oui assurément, cette exposition qui vient d’avoir ses vainqueurs et ses vaincus à la distribution des récompenses, cette exposition de 1878 a la sérieuse signification que M. le président de la république s’est plu à lui donner, et elle a gardé jusqu’au bout un éclat que de vulgaires dénigremens de partis ne peuvent obscurcir. Ce n’est pas seulement une fête de l’industrie et des arts destinée à passer, comme toutes les fêtes, avec les feux d’artifice et les illuminations. C’est vraiment une date de notre histoire contemporaine, le premier dédommagement d’un passé douloureux, la manifestation presque imprévue de la puissance renaissante de la France. C’était en réalité une fort grave aventure, et M. le président de la république a eu raison de le dire : « Il ne s’agissait pas seulement pour nous d’encourager les arts et de constater les perfectionnemens apportés à tous les moyens de production ; » il s’agissait de savoir si la France, encore meurtrie de ses revers, n’avait pas trop présumé de ses forces, si elle restait en état de jouer une si étrange partie dans les circonstances les plus contraires. Entreprise à un moment où la situation de l’Europe n’était rien moins qu’encourageante, poursuivie au bruit d’une guerre qui ravageait l’Orient et menaçait d’envahir l’Occident, traversée un instant par une crise intérieure qui pouvait devenir une source de conflits redoutables, cette exposition généreusement téméraire n’est pas moins arrivée à s’organiser à travers tous les obstacles et à s’ouvrir au jour fixé. Elle a conquis des appuis chaleureux et empressés, elle a vaincu les récalcitrans eux-mêmes, qui, après avoir refusé leur concours, ont fini par se rendre à demi en envoyant leurs tableaux. Du premier coup elle a réalisé toutes les espéra nces, elle a égalé, sinon surpassé, les expositions précédentes, et pendant tout un été elle est devenue un objet de curiosité et d’étude, le rendez-vous des nations ; sept ans après une guerre qui a menacé jusqu’à notre existence nationale, elle a fait encore une fois de Paris le centre de l’univers civilisé. Si c’était une gageure d’une nation qu’on accuse toujours d’être un peu ambitieuse d’éclat, la gageure a été gagnée. Quelques mois durant, l’exposition a eu le privilège d’exercer un souverain attrait et pour ainsi dire de tenir tête à tous les événemens, même au congrès de Berlin, qui n’a peut-être pas eu autant de succès ou qui pourrait du moins être plus fertile en déceptions. Tout ce qu’elle pouvait donner, cette brillante exposition de 1878, elle l’a libéralement donné. Elle a été pour l’Europe comme une distraction heureuse, et pour nous-mêmes, pour nos partis, elle a été l’occasion d’une trêve nécessaire ; elle a révélé au monde qu’il y avait toujours une France prompte à se relever par le travail, et elle a prouvé à la France elle-même qu’elle peut tout espérer avec Cet esprit de concorde, ce respect des lois, ce sentiment de patriotisme dont M. le président de la république parlait l’autre jour. Grand résultat qui ne sera pas acheté trop cher, dût-il coûter encore quelques millions de plus à notre budget !

Maintenant c’est à peu près fini. Le rideau va tomber sur le grand spectacle, et si l’exposition a eu tous les succès possibles, toutes les fortunes sérieuses ou frivoles, si elle a été sous bien des rapports une diversion favorable, peut-être l’occasion de rapprochemens heureux, elle touche désormais à son terme. Si elle a voilé ou pallié pour un moment bien des diflicultés, elle ne les a pas supprimées ; elle les laisse après elle dans les affaires du monde, dans les affaires de la France elle-même. Qu’en sera-t-il de toutes ces complications avec lesquelles l’Europe est plus que jamais aux prises, qui encore une fois menacent de s’aggraver et de s’étendre ? Qu’en sera-t-il de nos propres difBcultés, de nos conflits intérieurs, de cette session parlementaire qui vient de se rouvrir, de ces élections sénatoriales qui sont déjà engagées, de la direction de toute notre politique ? C’est une situation nouvelle qui commence au moment où l’exposition finit. Après le rêve éblouissant du Champ de Mars et du Trocadéro, nous rentrons dans les réalités plus ingrates ou moins brillantes de la vie de tous les jours. Il faut s’entendre. Ce n’est point sans doute que l’exposition en finissant, en cessant d’être une diversion ou un frein, laisse particulièrement les affaires intérieures de la France en péril et ouvre tout à coup des perspectives de crises immédiates, sérieusement redoutables. Nulle part, dans les conditions de vie publique qui existent, il n’y a une apparence ou un symptôme de conflit violent. Le chef de l’état le constatait lui-même l’autre jour et tous les étrangers qui ont visité la France depuis quelques mois ont pu le voir : la paix règne dans les villes, les populations sont calmes et peu favorables à tout ce qui les agiterait. Les institutions qui ont été créées ont pour elles la force de la nécessité. La république, telle qu’elle a été organisée, reçoit une sanction nouvelle dans presque tous les votes qui se succèdent. Le gouvernement ne rencontre ni résistance ni difficulté sérieuse dans le pays. Tout ce qu’on demande, comme le disait familièrement il y a quelque temps M. le ministre de l’intérieur, c’est que cela dure, sans révolution et sans révision. C’est à peu près l’opinion dominante ; mais en même temps, pour ceux qui ne veulent pas se laisser aller à un vain optimisme, il est clair qu’il y a un peu partout une sorte de malaise et d’appréhension vague, un certain penchant à considérer ce lendemain de l’exposition comme une épreuve. On se demande ce que produira cette session parlementaire qui vient de se rouvrir, ce qui arrivera le jour où le sénat sera renouvelé et où la majorité sera décidément républicaine, dans quelles conditions va se fixer l’équilibre intérieur du pays. En d’autres termes, il y a dans l’instinct public une certaine crainte de se laisser aller trop vite à une confiance sans laquelle cependant un régime récemment fondé reste livré à de perpétuelles oscillations.

A quoi tiennent ces dispositions d’opinion qui existent souvent, même chez des hommes ou dans des classes favorables aux institutions nouvelles, et qui reparaissent naturellement dès que les questions sérieuses s’engagent ? Elles tiennent sans doute à une situation assez compliquée. C’est qu’après tout, entre les influences qui régnent aujourd’hui on ne voit pas bien celles qui auront le dernier mot, c’est que le gouvernement tout le premier ne sait pas peut-être dans quelle mesure il peut compter sur une majorité dont il est censé être l’expression, dont il devrait être le guide et qu’on se contente de lui prêter, — c’est qu’en un mot il n’y a pas encore une politique définie, coordonnée, maîtresse d’elle-même. L’opinion est souvent indécise, elle craint l’inconnu, parce qu’on ne lui offre rien de précis, parce qu’elle ne voit pas toujours jusqu’où elle devra suivre ceux qui ont la prétention de la conduire. Les républicains sérieux ne peuvent se payer d’illusions ; ils doivent sentir que là est la faiblesse secrète, que pour arriver à la fondation définitive d’un ordre régulier la première condition désormais est de se dégager de toutes les incohérences, d’avoir justement une politique précise faite pour inspirer la confiance à l’opinion rassurée et pour rallier les esprits sincères. Ils doivent comprendre que, si la république est menacée aujourd’hui, elle l’est bien moins par ses ennemis déclarés, devenus pour le moment fort impuissans, que par ceux qui se prétendent ses amis et qui sont toujours occupés à la compromettre par leurs passions exclusives ou leurs excentricités, par les questions irritantes ou inutiles qu’ils se plaisent sans cesse à réveiller. Voilà le danger ! Et pour aller droit aux faits les plus significatifs du moment, qu’on reprenne quelques-unes de ces questions qui reparaissent de temps à autre dans les polémiques ou dans les discussions parlementaires, qui sont le piège invariable des esprits emportés, toujours prêts aux campagnes équivoques.

Il y a une de ces affaires qui est encore devant la chambre, qui a été engagée dans un moment de passion, par mesure de représaille, et qui est certainement aujourd’hui un embarras : c’est cette enquête ordonnée et commencée au lendemain du 14 octobre 1877 sur les élections, sur la période ouverte le 16 mai, sur les actes de l’administration, de tous les fonctionnaires qui se sont plus ou moins associés à cette lamentable campagne de réaction. Des délégués de la chambre se sont transportés solennellement dans les provinces, ils ont interrogé des témoins, fait comparaître des gardes champêtres, fouillé les archives des préfectures, recueilli des dépêches télégraphiques et des documens de toute sorte pour instruire le procès de la candidature officielle. Voilà bien un an qu’on travaille à cette terrible instruction ; on a fait des rapports particuliers, on prépare un rapport général. Les voyages d’information ne sont même pas finis, les délibérations ne discontinuent pas, et récemment encore on publiait les bulletins des travaux de la commission dont l’œuvre éclatera sans doute un jour ou l’autre. Elle sera foudroyante, cette œuvre accusatrice de la commission d’enquête, c’est bien possible. Assurément le 16 mai n’a rien négligé pour exciter de trop justes ressentimens et pour donner des armes contre lui. Franchement cependant, à quoi tout cela peut-il servir ? quel profit peut-on trouver à prolonger cette instruction rétrospective et à raviver tardivement ces vieilles querelles ? Est-ce que le 16 mai n’a pas été jugé et condamné souverainement ? Si c’est une victoire politique qu’on poursuit, elle ne peut certes être plus complète. Plus de soixante élections de candidats officiels ont été annulées, et il y en a encore un certain nombre qui vont sans doute provoquer une fois de plus des débats passionnés, qui seront annulées probablement comme les autres. De tout ce qui rappelle cette triste et dangereuse période de six mois il ne reste plus rien. Ministère, préfets, sous-préfets, agens plus ou moins compromis, tout a disparu ; l’administration a été entièrement renouvelée. La vraie et sérieuse victoire de cette époque, c’est d’avoir triomphé de tout sans sortir de la loi, en puisant au contraire une force dans la loi, c’est d’avoir traversé une crise redoutable sans que la constitution ait été ébranlée, d’avoir assuré à la république elle-même cet avantage de devoir une sécurité de plus aux efforts impuissans des hostilités coalisées contre elle. C’est là vraiment la plus désirable et la plus utile victoire. Que veut-on de plus ? Est-ce qu’on pourrait sérieusement songer à un procès lorsqu’une année est déjà écoulée, lorsque la situation a été si complètement renouvelée ? — On veut du moins, dit-on, se donner la satisfaction de répondre par une enquête à toutes les enquêtes qui ont été faites sur le 4 septembre, sur la défense nationale. Eh bien, soit ! on a réussi. Les délégués ont eu le temps de parcourir les départemens, ils ont eu l’avantage de paraître dans l’éclat de leur autorité. L’enquête doit être terminée. Qu’on mette le nouveau volume avec tous les autres volumes au bureau des renseignemens, aux archives, c’est ce qu’il y a de mieux à faire. Tout le reste n’est qu’une fantaisie agitatrice conduisant à des périls inévitables à travers des discussions qui ne répondraient plus à rien, qui ne s’expliqueraient même plus par une nécessité de guerre et de défense, qui ne seraient que le jeu ariificiel de passions de partis implacables. Avoir encore au bout d’une année des élections à discuter et à invalider, c’est déjà beaucoup. Aller plus loin, garder comme une arme de parti cette menace d’un procès à toute une situation qui n’est plus, c’est remettre en doute tout ce qui a été fait et susciter des questions de gouvernement qu’on croyait résolues ; c’est prolonger gratuitement les incertitudes de l’opinion et laisser toujours ouvertes des perspectives de crises nouvelles qui ne seraient qu’une épreuve de plus, peut-être une dangereuse épreuve pour la république elle-même. On n"a pas besoin de ce tribunal véhmique de la commission d’enquête pour vivre, et il y a dans les chambres, parmi les républicains, des esprits assez sensés pour comprendre la nécessité d’en finir avec ces procédés de parti.

Autre question, qui n’est pas la moins grave et la moins délicate. Depuis quelque temps, à mesure qu’on approche de la session parlementaire et des élections sénatoriales, il y a évidemment un certain travail pour réveiller cette affaire de l’amnistie, pour préparer des propositions nouvelles, pour imposer à la majorité républicaine un acte devant lequel elle a prudemment reculé jusqu’ici. Y aura-t-il quelque motion prochaine dans la chambre des députés ? Attendra-t-on le renouvellement du sénat dans l’espoir de trouver plus de complaisance dans la majorité qui sortira du scrutin du 5 janvier ? Toujours est-il que la question reparaît sous la forme de toute sorte d’incidens, tantôt à propos de quelques contumaces qui ont été récemment arrêtés, tantôt à propos des vœux de quelques conseils municipaux plus occupés de politique que d’affaires locales ; elle est pour ainsi dire remise en mouvement de toutes parts, et les impatiens, ceux qui ne déguisent nullement leurs sympathies pour l’insurrection de 1871, se flattent déjà de voir prochainement les actes de la commune innocentés ou effacés par l’amnistie. Eh bien ! c’est là justement un de ces points sur lesquels on ne devrait ni hésiter, ni laisser l’opinion indécise. Qu’on nous comprenne bien : il ne s’agit nullement de préconiser une politique impitoyable, d’infliger des expiations indéfinies, de perpétuer les poursuites ou de confondre tous ceux qui ont pu être l’objet de jugemens sommaires et qui peuvent facilement aujourd’hui régulariser leur situation. Sur tout cela, qu’on procède avec humanité, avec équité, avec une libérale et profonde sollicitude, qu’on tienne compte du temps écoulé et des circonstances, qu’on multiplie les grâces individuelles, rien de mieux. Il y a des commissions chargées de ce travail de révi sion, et à chaque instant le gouvernement publie les listes de ceux qui ont obtenu une grâce complète ou un adoucissement de leur peine. Le gouvernement est à coup sûr disposé à exercer sans bruit, par l’action incessante de l’indulgence, le droit qu’il a reçu, qui lui a été pour ainsi dire confirmé lorsque ces questions se sont élevées une première fois dans la chambre. Tout ce qui est possible dans ces limites, tout ce qui est humainement et politiquement admissible, on le fait chaque jour, on le fera encore assurément ; on le fera parce qu’on le doit, parce que des pouvoirs libéraux et sincères ne se lassent pas de la clémence. Au-delà, cette amnistie qu’on réclame impérieusement, presque comme un droit, ne serait que le dangereux oubli et du caractère de cette insurrection de 1871 et de la nature de tous ces actes audacieusement criminels qui ont été la page noire de notre histoire contemporaine, qui ont laissé leur marque sinistre sur les murs de cette ville de Paris livrée à l’incendie. On parle souvent d’effacer « les traces des discordes civiles : » c’est le mot consacré ; ces traces ne sont pas toujours si faciles à effacer. S’il ne s’agissait en effet que d’une discorde civile, d’un de ces déchiremens comme il y en a eu souvent, d’une de ces luttes d’opinions ou de passions ardentes qui, sans cesser d’être coupables, ne troublaient que pour un moment la paix des rues sans compromettre le pays, si c’était ainsi, une amnistie pourrait assurément être prononcée. Il y a eu quelquefois de ces amnisties qui ont été des actes habiles, jetant à propos un voile sur le passé. Ici malheureusement tout a une bien autre gravité. Il s’agit, qu’on y prenne bien garde, non plus seulement d’une sédition de parti, mais d’une guerre civile fomentée devant l’étranger, cruellement poursuivie sous les yeux et au profit de l’ennemi, au risque d’aggraver les malheurs de la France et de provoquer de nouvelles mutilations nationales. On n’a qu’à ouvrir ce livre instructif et parfois saisissant que M. Jules Simon a récemment consacré au gouvernement de M. Thiers : on verra là ce que l’insurrection de 1871 a coûté à la France pendant ces terribles mois et ce qu’elle aurait pu coûter encore, ce que M. Thiers avait à dévorer d’angoisses toutes les fois qu’il se voyait réduit à payer à l’envahisseur la rançon des criminelles folies de ce pouvoir de hasard devenu maître de Paris à la faveur de la misère publique. On verra là éclater en traits sanglans ce caractère de trahison nationale qui fait de la commune une insurrection à part, qui laisse sur elle un ineffaçable sLigmate.

C’est là ce qu’on ne peut ni amnistier ni oublier, ce dont il faut se souvenir toujours au contraire, non pas pour se montrer sans pitié à l’égard des hommes, mais par un respect religieux pour la patrie offensée, pour qu’il ne soit pas dit qu’on peut tenter de livrer son pays à l’ennemi dans un intérêt de parti ou de secte. M. Gambetta lui-même le sait bien, et ce n’est pas précisément avec bonne humeur qu’il a reçu l’autre jour des délégués municipaux de Marseille allant lui parler de l’amnistie. M. Gambetta aurait peut-être dispensé ses visiteurs marseillais de leurs interpellations, et il ne s’est pas compromis par ses promesses. Pourquoi cependant avoir l’air de tergiverser encore et de se sauver par ce faux-fuyant d’une étude qui est toute faite ? Pourquoi ne pas saisir l’occasion de donner une bonne fois une explication décisive, de préciser ce qui est possible, ce que la clémence peut accorder et ce qui rend inacceptable une amnistie telle qu’on la représente, telle qu’on la réclame ?

Le danger est de perpétuer ou de renouveler à tout propos ces confusions devant lesquelles l’opinion s’arrête incertaine et flottante, toujours prête à se demander où est la vraie direction, ce qu’on veut réellement, ce qu’il faudra de concessions mutuelles pour que cette majorité républicaine, composée de nuances assez diverses, arrive à garder une apparence de cohésion. C’est évidemment l’intérêt du régime nouveau de se fixer désormais, d’avoir une politique parfaitement nette qui dissipe ces équivoques, qui écarte résolument toutes les questions oiseuses et agitatrices, qui tâche de se défendre des passions exclusives des partis et crée en un mot ce courant de sérieux libéralisme où toutes les bonnes volontés peuvent se rencontrer au service des institutions nouvelles. C’est pour le moment la nécessité la plus pressante, parce que l’incertitude est le mal le plus sensible, et qu’on ne dise pas que ce sont là de simples détails dans une situation généralement favorable, que malgré tout la république est fondée, qu’elle est définitivement fondée et impérissable ! Oui, sans doute la république peut être fondée, elle peut rester le régime régulier et définitif de la France, si elle sait prendre sa direction et son équilibre, si elle se dégage de ces agitations et de ces incohérences qui sont pour elle un piège éternel, si elle a enfin cette politique qui est aujourd’hui une impérieuse nécessité, qui seule peut la préserver des écueils et rallier les esprits éclairés en rassurant tous les intérêts. Elle peut fort bien au contraire n’être pas fondée, ou du moins elle est exposée à être perpétuellement contestée si elle se laisse aller aux emportemens et aux fantaisies de ceux qui prétendent être ses défenseurs privilégiés, si elle est une œuvre de parti, si on se fait un jeu, sous prétexte de la servir, de tout remuer, de tout agiter et de tout menacer. C’est là malheureusement ce que font encore beaucoup de républicains qui appartiennent à la majorité et qui n’en sont pas la force la plus réelle, l’élément le plus rassurant. Un jour c’est l’amnistie, un autre jour ce sont les enquêtes et les invalidations ; puis ce sera, si l’on veut, la guerre contre le cléricalisme ou contre la magistrature, et en définitive, sait-on ce qui résulte de tout cela ? On se détourne du vrai but, on déconcerte l’opinion, et on épuise dans de vaines querelles, dans des luttes passionnées des forces qui pourraient être consacrées à des travaux sérieux, à des réformes utiles. On finit par n’avoir plus qu’une autorité suspecte le jour où il s’agit d’aborder des questions délicates dont la solution ne peut être qu’une œuvre de maturité et de réflexion.

Que dans le cadre mobile et animé de la vie publique il y ait place pour toutes les opinions, même pour les idées les plus hardies, et qu’une majorité encore assez novice dans son rôle ait ses incohérences inévitables, c’est tout simple. Encore faut-il que l’animation des partis ne dégénère pas en stérile désordre et que la majorité, par ses divergences, par ses discordances, ne rende pas tout impossible. C’est l’œuvre des chefs de partis de donner à cette majorité la cohésion, une direction ; c’est surtout au gouvernement, au ministère, de prendre en quelque sorte la tête du mouvement, de régler la marche, de donner le signal par son initiative dans toutes les questions, et ici en vérité le ministère n’a pas à chercher bien loin pour trouver cette politique qui est la nécessité du moment, qui s’égare trop parfois dans les polémiques et les agitations des partis. Les membres du cabinet n’ont qu’à reprendre les discours qu’ils ont prononcés depuis quelque temps, ils y trouveront l’esprit, les inspirations, les règles d’un gouvernement libéral, prudent et modéré. Le ministère n’a qu’à le vouloir, il n’a qu’à se présenter devant les chambres, allant droit aux difficultés, aux questions parasites dont on peut l’embarrasser, acceptant sans hésiter la responsabililé de ces idées de modération et de conciliation que M. le ministre des travaux publics n’a cessé de développer cet été avec une si séduisante éloquence. Le ministère y gagnera l’ascendant, la sécurité pour lui-même, et le meilleur service qu’il puisse rendre à la république, au début d’une session nouvelle, c’est de lui donner la fixité, l’autorité d’une politique à la fois libérale et conservatrice devant laquelle toutes les incertitudes disparaissent.

Après tout, ce n’est pas peut-être en France qu’il y a aujourd’hui les difficultés les plus dangereuses et que les questions les plus graves s’agitent, sans attendre la fin de l’exposition. La vérité est qu’à voir la manière dont le traité de Berlin s’exécute et les résultats qu’il produit, on peut se demander ce qui restera bientôt de cette œuvre des sages de la diplomatie. Il restait d’abord la paix, la paix reconquise après la dernière guerre d’Orient. Aujourd’hui ce qui reste de cette paix ressemble étrangement à une menace de guerre sous toutes les formes et sur tous les points. L’Angleterre est plus que jamais à la veille d’un conflit dans l’Afghanistan ; elle y marche résolument, non sans une certaine inquiétude, et ce conflit dans l’Afghanistan n’est évidemment qu’un épisode ou un appendice imprévu de la grande querelle orientale ; mais ce qu’il y a de plus grave en ce moment, c’est ce qui se passe dans les provinces européennes de la Turquie, autour de Constantinople, dans la Bulgarie, dans cette province prétendue autonome à laquelle lord Beaconsfield a voulu donner le nom de Roumélie orientale. En réalité, la Russie, après avoir paru un moment subir le traité de Berlin, semble résolue à interpréter ce traité à sa guise et à reprendre toute sa liberté. Elle a réoccupé ses positions militaires autour de Constantinople. Elle organise à sa façon la Roumélie sans s’inquiéter de l’Europe ; mais ici, c’est visiblement l’affaire de tout le monde. La question est de savoir si la Russie pourra aller jusqu’au bout sans contestation, si elle ne rencontrera pas sur son chemin la résistance combinée des puissances qui ont coopéré avec elle au traité de Berlin, et qui tiendront peut-être à maintenir cette dernière garantie de l’indépendance de l’Orient.

Il y a en vérité des momens où l’atmosphère politique semble infestée d’une triste contagion de meurtre. Comme si le désordre qui a envahi l’Europe devait prendre toutes les formes, voilà en peu de temps, plusieurs attentats contre des souverains. Il y a quelques mois, à peu de jours d’intervalle, en pleine promenade de Berlin, deux tentatives d’assassinat mettaient en péril la vie de l’empereur Guillaume, qui se relève à peine des blessures reçues d’une main allemande. Les assassins n’ont respecté ni la gloire, ni l’âge du vieux prince qui a fait l’Allemagne ce qu’elle est. Hier c’était le tour du jeune roi d’Espagne, qui a été l’objet d’une tentative cruellement préméditée, froidement accomplie et heureusement impuissante.

Le roi Alphonse venait de visiter une partie de l’Espagne et d’assister à des manœuvres militaires dans les provinces du nord ; il rentrait à Madrid au milieu de la population accourue sur son passage, lorsque dans une des principales rues il a essuyé un coup de feu qui ne l’a point atteint et qui, par grand hasard, n’a fait aucune victime. L’auteur de cette triste tentative est un jeune homme obscur de la province de Tarragone, ouvrier de profession ; il n’a pas tardé à être pris dans la foule, et il n’a désavoué ni le crime, ni l’intention qui l’avait conduit sur le passage du roi. C’est encore un de ces esprits pervertis par les propagandes démagogiques, un déplorable émule de Hœdel et de Nobiling, un « internationaliste, » à ce qu’il paraît. Quelle est donc cette race violente qui ne procède que par le meurtre et que rien ne désarme ? Assurément, le roi Alphonse n’a rien fait pour exciter la haine. C’est un jeune homme, presque un adolescent, déjà éprouvé par un deuil cruel et gardant cette candeur de tristesse qui inspire la sympathie. Il n’est arrivé au trône que pour rendre la paix intérieure à l’Espagne, pour la délivrer de la guerre civile, de l’absolutisme et de l’anarchie. Dans un règne qui date à peine de quelques années, il n’a montré qu’un esprit éclairé par l’exil, et la volonté de rétablir des institutions libérales. N’importe, les meurtriers fanatisés dans les conciliabules des sectes ne s’arrêtent ni devant la jeunesse, ni devant la vieillesse ; ils sont quelquefois eux-mêmes les dupes d’un sinistre esprit d’imitation qui les pousse au crime. Et à quoi aboutissent en fin de compte toutes ces néfastes tentatives ? Elles n’ont le plus souvent d’autre effet que de provoquer d’inévitables réactions.

Les réactions ne servent à rien, c’est vrai, elles ne sont pas un préservatif, on l’a bien des fois éprouvé. Malgré tout, le premier mouvement est toujours de rechercher des moyens de défense, de recourir à des répressions. Les attentats de Hœdel et de Nobiling ont produit en Allemagne la loi contre les socialistes, et les mesures répressives que prend aujourd’hui la police allemande contre les réunions et les journaux, contre tout ce qui peut favoriser les propagandes révolutionnaires. Quelles seront au-delà des Pyrénées les conséquences de l’attentat qui a menacé les jours du roi Alphonse ? Tout dépendra sans doute un peu du caractère du crime, des circonstances dans lesquelles il a été conçu et préparé. Il est assez probable qu’en Espagne aussi les affiliations, les menées révolutionnaires et « internationales » vont être soumises à une surveillance plus sévère. La réunion prochaine des cortès laissera mieux voir la direction de la politique espagnole. Dans tous les cas le gouvernement de Madrid est assez éclairé pour ne pas se laisser aller à de vains effaremens, pour éviter tout ce qui ne serait qu’une réaction inutije, pour chercher sa force et son appui dans les intérêts libéraux qui trouvent eux-mêmes dans la monarchie constitutionnelle représentée par le roi Alphonse XII la plus vraie et la plus efficace des garanties.


CH. DE MAZADE.
ESSAIS ET NOTICES.
L’Idée moderne du droit en Allemagne, en Angleterre et en France, par M. Alfred Fouillée, maître de conférences à l’École normale supérieure. Paris, 1878. Hachette.


Parmi les penseurs qui se sont donné pour tâche de soumettre à l’analyse les conceptions sur lesquelles reposent les croyances morales, sociales et religieuses de l’humanité, M. Alfred Fouillée a su conquérir un rang éminent, et ce qui, à nos yeux, donne encore plus de prix à ses recherches, c’est qu’elles n’offrent pas seulement un intérêt spéculatif : elles aboutissent le plus souvent à des conclusions pratiques d’une grande portée. Cette remarque s’applique surtout à ces profondes et brillantes études sur l’Idée moderne du droit que les lecteurs de la Revue n’ont pas oubliées et que M. Fouillée vient de réunir en volume, en y ajoutant des développemens nouveaux.

Renonçant aux entités métaphysiques auxquelles faisait appel le vieux spiritualisme, M. Fouillée examine successivement les notions nouvelles que, chez les trois grands peuples de l’Europe, les écoles modernes prétendent y substituer. Tandis que l’Allemagne et l’Angleterre ramènent tout l’ordre civil et politique à un simple jeu de forces ou d’intérêts, et opposent le principe de l’inégalité aristocratique à celui de l’égalité démocratique, la noble conception des « droits de l’homme, » cette conception libératrice du monde, est née en France comme un produit spontané de l’esprit national. On constate ainsi que la manière dont chaque peuple se représente l’ordre social tient au fond même de son caractère, à ses traditions, à son histoire. Cependant chacun de ces points de vue si divers n’a-t-il pas sa part de vérité, et ne serait-il possible de les mettre d’accord, de les fondre en quelque sorte dans un système plus compréhensif ? C’est l’objet que s’est proposé M. Fouillée, et nous ne craignons pas de dire que le but a été atteint.

L’ensemble de son travail forme maintenant toute une théorie du droit et de la justice qui appelle la méditation. Le sujet qu’il avait à traiter était vaste comme la philosophie même ; chercher les principes du droit, de la liberté, de l’égalité civile et politique, n’est-ce pas un des problèmes fondamentaux de cette science? La solution nouvelle que propose M. Fouillée consiste à se représenter le droit, non comme un fait ou une réalité présente, mais comme une pure idée, comme un idéal moral et social qui se réalise peu à peu lui-même en se concevant. En effet, « toute idée conçue par nous a une action sur nous, et tend à se réaliser par cela même qu’elle est conçue; au fond, penser une chose c’est déjà la commencer. » L’idéal se réalise donc par une évolution consciente. C’est par là que M. Fouillée s’est efforcé, dans les questions sociales, — comme il l’avait déjà tenté dans les questions purement philosophiques, — de réconcilier l’école naturaliste et historique avec l’école idéaliste.

Voici maintenant la conclusion pratique qui se dégage de ces recherches. L’idée vraiment nationale qui a fait jusqu’ici la force de notre pays en face des autres peuples, c’est celle du droit et de la justice. « La vraie tradition de la France, dit M. Fouillée, est dans cette préoccupation de la justice pour tous, souvent poussée jusqu’à l’oubli de soi-même et de ses intérêts légitimes; le caractère original de son histoire consiste dans cette part prépondérante prise au développement de l’humanité moderne, dans cette initiation progressive des autres peuple? à l’idée d’un droit nouveau. » C’est encore cette idée du droit et de la justice qui, en s’élargissant, en se complétant, peut assurer la grandeur future de notre pays; c’est cette idée, interprétée en son vrai sens, qu’il faut prendre pour base de toutes nos institutions civiles ou politiques. In hoc signo vinces!


Le directeur-gérant, C. BULOZ.