Chronique de la quinzaine - 28 février 1841

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Chronique no 213
28 février 1841
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.
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28 février 1841.


Nous venons d’assister à un singulier spectacle. Essayons d’en rendre compte ; il importe que le pays sache où il en est en fait de gouvernement représentatif.

Il y a quatre mois, un cabinet se formait à la veille de l’ouverture de la session. Il prenait à son compte une situation grave et difficile, en succédant à un cabinet qui avait tenu à l’Europe un langage énergique, qui avait donné l’éveil aux sentimens nationaux, et convié la France à de vastes préparatifs militaires. Le nouveau cabinet ne pouvait ni suivre ni abandonner complètement le système du 1er mars. En le suivant, il s’ôtait toute raison d’être ; en l’abandonnant, il compromettait les intérêts les plus sacrés, les intérêts moraux du pays, et rabaissait le pouvoir. Il devait donc, pour se faire une ligne à lui, pour se séparer du 1er mars sans se séparer du pays, chercher une voie intermédiaire, emprunter quelque chose de la politique de ses prédécesseurs, et faire bon marché du reste. Pour rendre ce partage plus significatif, on pouvait s’aider d’un artifice que la politique, casuiste relâché, n’hésite guère à excuser, et qui consiste à exagérer le système dont on proclame l’abandon. En prêtant au 1er mars des projets bien arrêtés de guerre, d’envahissemens, de conquêtes, projets qu’en réalité il n’a jamais eus (c’est là du moins notre conviction), il devenait plus aisé de formuler le système particulier du 29 octobre : — Nos prédécesseurs voulaient la guerre ; nous, nous voulons la paix ; ils voulaient, eux, une armée d’agression ; nous, nous ne voulons qu’une armée défensive ; à eux l’isolement hargneux et menaçant, à nous l’isolement d’une politesse froide et expectante. S’ils exigeaient, pour se rapprocher de l’Europe, une satisfaction éclatante et des avances impossibles, nous pensons qu’il suffit d’une occasion convenable, d’une circonstance qui, sans rappeler le passé, place la France dans la situation qui appartient à sa puissance et à sa dignité.

Quoi qu’il en soit des limites précises des deux politiques, toujours est-il que, dès son avènement, le 29 octobre rencontra une bonne fortune ; les bonnes fortunes sont rares aujourd’hui pour les gouvernans. Le pacha d’Égypte succombait sans gloire ; son armée, qu’on avait dite si redoutable, n’était plus en état de contenir quelques rebelles ni d’affronter une poignée de Turcs et d’Anglais. Bref, la puissance du pacha était une illusion, et s’il eût été injuste de reprocher au 1er mars une erreur commune en France, et que tous les ministères avaient partagée, il y aurait eu, il faut le dire, plus d’injustice encore à imputer la chute du pacha au 29 octobre, qui l’apprenait avec le public en arrivant aux affaires. Dès-lors, le 29 octobre pouvait, jusqu’à un certain point, se mettre à l’aise ; il pouvait faire entendre un langage pacifique sans trop blesser les susceptibilités nationales. À nouveaux faits nouveaux conseils. Le pacha est impuissant ; la Syrie est perdue : que faire ? Évidemment, la France ne peut commencer une guerre générale pour faire rendre à Méhémet-Ali une province qu’il n’a pas même essayé de défendre. Le ministère pouvait dire ce que M. Thiers à déclaré avant-hier à la tribune : « L’objet du litige avait disparu ; faire la guerre pour le pacha tombé au pouvoir des Anglais, eût été ridicule. »

C’est sur ce terrain, que la fortune lui offrait et dont il s’emparait fort habilement, que le cabinet du 29 octobre se présentait aux chambres et au pays. L’adresse fut discutée. Nous ne voulons pas revenir sur ces longs, brillans, et quelquefois pénibles débats. Si le discours de la couronne ne fut pas accepté mot pour mot par les deux chambres, si l’expression en parut terne et vague, toujours est-il que la majorité accepta le système intermédiaire du 29 octobre, ce qu’on a appelé la paix armée, ce qu’on eût pu appeler l’isolement armé, mais pacifique.

Ce premier succès, dû plus encore aux souvenirs des dangers dont la majorité croyait nous voir délivrés qu’à ses sympathies pour le cabinet, ne suffisait pas pour lui donner une assiette forte, une base durable. Composé de fragmens de la coalition, du 15 avril et du 12 mai, le ministère en corps ne pouvait approcher d’aucune fraction de la majorité sans rencontrer quelque répulsion : partout il trouvait sympathie ou répugnance pour l’un ou l’autre de ses membres, et les répugnances sont de nos jours plus profondes, plus ardentes, plus actives que les sympathies. Au milieu de ces difficultés, le cabinet avait droit de compter sur son incontestable habileté et sur la puissance du talent ; il pouvait aussi compter sur le désir qu’on avait de voir enfin une administration de quelque durée, d’éviter une nouvelle crise ministérielle, désir assez général parmi les hommes qui n’aspirent pas au ministère. Il est vrai que le nombre des aspirans est redoutable. À l’intérieur, une administration forte, prompte, régulière, une répression efficace sans acharnement ni violence, des travaux suivis, consciencieux, pour réaliser des améliorations mille fois réclamées ; à l’extérieur, une politique expectante, d’observation plutôt que d’action, sans empressement ni rancune, toujours appuyée sur le bon droit et sur un état militaire respectable ; dans les chambres, une discussion habile et sérieuse, acceptant vaillamment le combat sans jamais le provoquer ni l’offrir : ce sont là les moyens à l’aide desquels le cabinet du 29 octobre pouvait espérer de rallier une majorité suffisante et durable. Dans l’état où se trouvait la chambre, nul ne pouvait se flatter de reconstituer une majorité par des coups d’éclat, de vaincre toutes les répugnances par un effort soudain, de haute lutte. Loin de là ; ce qu’il fallait pour réussir était du temps, des soins, de l’adresse, de la patience. Il fallait laisser aux habitudes gouvernementales le temps de se reformer, aux réminiscences parlementaires le temps de s’affaiblir. Peu à peu les votes, arrachés d’abord par les nécessités du moment, auraient été accordés par entraînement et par conviction. Le talent est un grand séducteur, et le succès prépare le succès. Les conscrits qui se mettent en route à contre-cœur, aiment la guerre et se prennent de passion pour leurs chefs, lorsqu’ils ont, sous leur direction, fait une campagne heureuse et obtenu des succès dont ils commençaient à désespérer.

L’analogie égare souvent, en politique surtout, les esprits les plus distingués. On rappelle les grands combats parlementaires du 13 mars et du 11 octobre, et on oublie les circonstances toutes particulières qui secondaient les efforts de ces deux ministères. Sans doute les difficultés étaient grandes, les dangers menaçans ; mais ces difficultés et ces dangers n’étaient pas seulement des obstacles pour le gouvernement : ils en étaient aussi la gloire, et ils en développaient la force. Au milieu des grandes luttes, les petites passions se sentent comprimées ; elles n’osent pas ; l’opinion publique les surveille, l’alarme leur tient lieu de pudeur. Sur le champ de bataille, en présence de l’ennemi, l’armée parlementaire ne discutait guère les résolutions de ses chefs avoués, elle se battait : elle se battait de grand cœur, tous les jours ; elle se battait surtout lorsque la victoire paraissait incertaine et qu’un coup d’éclat était nécessaire. Aujourd’hui, l’armée parlementaire est, pour ainsi dire, en garnison ; elle s’ennuie ; au lieu d’agir, elle disserte ; au lieu d’obéir, elle ergote. Quot capita, tot sententiæ. On a beau lui dire que l’ennemi est toujours là, qu’il est toujours le même, qu’il menace, qu’il approche ; au fait, elle n’en croit rien. Elle a raison ; elle a tort. La majorité a raison lorsqu’elle ne veut pas voir dans le centre gauche et la gauche des partis décidés à tout bouleverser, à tout détruire ; lorsqu’elle ne croit pas qu’une fraction de la bourgeoisie veuille, pour je ne sais quelles velléités libérales et pour abattre l’autre fraction, s’ensevelir avec elle sous les ruines de nos institutions. Elle a tort lorsqu’elle paraît oublier aussi que hors du parlement, au-dessous de la bourgeoisie, il se forme avec une persévérance et une activité effrayantes, un parti bien autrement redoutable que les bourgeois de la gauche, un parti prêt à tout dévorer. Qu’on nous permette de le dire, il y a quelque chose de puéril en soi et de pénible à voir dans ces combats qu’on se livre, Dieu sait pour quelles misères ! sur les sommets de la société, tandis qu’au su et vu de tout le monde il se forme dans le bas une armée qui grossit à tous les instans, et qui vous demandera un jour, la pique à la main, de lui livrer l’ordre social. Elle le demandera à la bourgeoisie tout entière, à M. Berryer comme à M. Odilon Barrot, à M. Thiers comme à M. Guizot, aux riches de la Chaussée-d’Antin et de la rue Saint-Denis comme à ces débris de l’ancienne aristocratie, qui, dans leur inconcevable aveuglement, paraissent fomenter nos discordes civiles et s’en réjouir. Les imprudens !

Quoi qu’il en soit, nul ne croit aujourd’hui au danger, parce qu’on ne le montre pas assez là où il est, et qu’on s’obstine à le signaler là où il n’est pas. Dès-lors les petites passions se donnent libre carrière ; elles se sentent à l’aise, aujourd’hui surtout qu’à la quiétude intérieure vient se joindre la certitude de la paix extérieure. Aussi aurions-nous déjà une crise ministérielle, ne fût-ce le bon sens des hommes sans ambition personnelle et la difficulté de trouver des héritiers au ministère actuel.

Toujours est-il que les membres du cabinet suivaient une tactique adroite et prudente, lorsqu’après l’adresse ils profitaient de leur succès et avançaient dans la carrière à petit bruit, lorsqu’ils accoutumaient ainsi peu à peu la chambre à leurs personnes, à leur parole, à leur administration. Ils émoussaient ici une aspérité, ils calmaient ailleurs un ressentiment ; sans se faire les amis de tout le monde, ils ne se glorifiaient d’aucune inimitié ; sans éviter la lutte, ils ne la cherchaient pas ; sans renoncer à leurs opinions, ils ménageaient toutes les opinions sincères et paisibles. C’est là se conformer à l’esprit du temps ; si l’on veut, à ses faiblesses, à ses misères. Nous ne contestons rien, nous racontons. Enfoncez l’éperon dans les flancs d’un coursier abîmé de fatigue ou rétif, il succombe ou vous renverse : ménagez ses forces et son humeur, il achèvera tant bien que mal sa carrière.

Dans cet état de choses, il est facile de comprendre quel a dû être l’étonnement général lorsque le rapport de la commission des fonds secrets est venu, j’oserais presque dire, éclater sur la chambre comme une fusée incendiaire au milieu d’une trêve, comme un coup de tonnerre en plein soleil. Tout le monde a pu entendre les paroles honnêtes et sensées de ces députés du centre, de ces hommes d’ordre et de gouvernement qui s’écriaient : Qu’est-ce qu’on veut donc ? Faut-il tous les jours remettre tout en question ? recommencer demain de déplorables débats ? laver notre linge sur la place publique, à la face de l’Europe ? La majorité ! vous l’avez, sachez la maintenir, la consolider, l’agrandir par la conduite, par la bonne administration, par des efforts personnels et constans de conciliation, par une action vive, intelligente, modérée. Que voulez-vous faire sortir d’une répétition tardive des débats de l’adresse, de cette colère à froid, de ce bis in idem ? Est-ce pour sceller une majorité composée hier d’élémens si divers et que de longs succès n’ont point encore cimentée, que vous nous conviez à nous reprocher mutuellement le 15 avril et la coalition, la paix à tout prix et la guerre par surprise ? Faut-il que des hommes éminens paraissent de nouveau à la tribune pour se justifier ou pour s’accuser l’un l’autre ? Vous cherchez pour le ministère une preuve de ses succès, une constatation de sa force. Une seule preuve est concluante aujourd’hui que nous ne croyons plus aux paroles, aux triomphes soudains, pas même aux accidens de l’urne du scrutin : nous avons tant vu de ministres couronnés aujourd’hui et abandonnés demain, nous avons vu tant de traités signés le soir sur le champ de bataille, au bruit des fanfares, et déchirés le jour suivant ! Si vous voulez nous faire croire à votre vie, vivez ; à votre force, vivez ; à votre durée, vivez. Franchissez, si vous le pouvez, ce terme moyen et fatal de sept, huit, neuf mois ; vivez avec la chambre et sans elle, à la tribune et dans le cabinet, et lorsque une nouvelle session aura commencé sous votre direction, nous pourrons croire qu’il n’est pas tout-à-fait impossible dans notre pays d’avoir une administration durable.

Mais jusque-là, croyez-nous, contentez-vous de mener une vie modeste et prudente, appliquez-vous à faire plus de choses que de bruit, et, sans fuir les explications, les débats, ne les cherchez pas. L’oubli convient à tout le monde, au pays aussi, qui a besoin avant tout d’être gouverné ; et n’a pas, après tout, beaucoup d’hommes de rechange. Tâchez donc d’arriver jusqu’au jour où il sera possible de sceller cet oubli et d’ouvrir un compte nouveau par la convocation d’une chambre nouvelle.

Certes, les paroles peuvent ne pas être exactement les mêmes ; mais c’est bien là le sens précis de ce qu’on entendait de toutes parts de la bouche d’un grand nombre de députés des centres, hommes d’intelligence, de sens, d’expérience parlementaire.

Évidemment le rapport de la commission voulait, par un moyen impossible, atteindre un but également impossible.

Le moyen était un grand débat qui aurait embrassé toute la politique extérieure et intérieure de ces temps-ci.

Le but, la reconstitution d’une large majorité acceptant après discussion les doctrines du rapport.

Le moyen était impossible en fait, parce que nul n’en voulait ni ne pouvait en vouloir.

Le but était impossible en soi, parce qu’il impliquait contradiction.

Nul ne voulait du débat. En effet, qui pouvait en vouloir ? Le ministère ? Il vous l’a dit sous mille formes, avec habileté et politesse : J’ai la majorité, je m’en contente. Le mieux est l’ennemi du bien. Je ne veux pas risquer de briser ce qui est, dans l’espoir d’avoir mieux. Il est souvent dans les ménages des questions qu’il ne faut pas trop approfondir. Le ministère a parlé, fort bien parlé, avec adresse et modération, pour nous dire qu’il ne parlerait pas, que mieux valait pour lui et pour le pays de ne pas parler. Nous sommes de son avis.

Les hommes de la majorité ? Disons-le : c’eût été un singulier rôle que celui d’une majorité venant de gaieté de cœur, comme un spadassin, flamberge au vent, provoquer la minorité. Les minorités attaquent et les majorités repoussent. Ainsi le veulent le bon sens et l’équité. Les possesseurs du pouvoir ont-ils besoin de se démener pour prouver qu’ils le tiennent ?

L’opposition ? Mais c’était lui supposer trop de bonté d’ame que d’imaginer qu’elle se prêterait à pareil jeu, qu’elle viendrait complaisamment porter une attaque à fond sur le terrain et au jour choisi par une commission de la majorité, et cela, parce que quelques esprits distingués avaient imaginé à priori qu’il serait bon pour la majorité de livrer et de gagner une grande bataille. L’opposition n’est pas si emportée qu’on le pense, ni si dépourvue d’habileté. M. Thiers et M. Barrot ont parlé, mais avec une grande mesure, sans prêter le flanc, sans engager le combat, prêts à relever le gant plutôt qu’à le jeter. Qu’en est-il résulté d’important, de remarquable ? Un discours excellent de M. Dufaure, un discours que nous approuvons fort ; mais est-ce là le résultat que le rapport de la commission était destiné à produire ? Si les hommes qui partagent les opinions vives, tranchées, courageuses, de M. Denis, en sont contens, rien de mieux. Quant à nous, nous sommes pleinement satisfaits.

En résumé, il suffit d’avoir vu la chambre pendant ces trois journées pour reconnaître que nul ne se souciait du débat qu’on avait essayé de lui imposer. La discussion était menacée à chaque instant de mort soudaine. Rien de vif, rien d’intime, rien de sérieux. On lisait sur toutes les figures ces paroles : Votons, et occupons-nous des affaires du pays.

Nous avons dit en second lieu que le but de la commission impliquait contradiction. En effet, que voulait-elle ? Une large majorité, une majorité de transaction fondée sur des doctrines exclusives. Tout en proclamant un symbole étroit et positif, c’est-à-dire le concert européen à l’extérieur, la stabilité des lois de septembre pour l’intérieur, on disait aux députés : Oubliez vos nuances et réunissez-vous sous la bannière des principes. — Mais l’oubli de ce que vous appelez nos nuances serait une apostasie. M. de Carné vous l’a dit, M. Dufaure vous l’a dit, les ministres vous l’ont donné à entendre en s’exposant à vos reproches, en suppliant en quelque sorte la chambre de ne pas s’expliquer. Proposer une confession de foi plus qu’orthodoxe, c’est ne vouloir qu’une petite église. Il implique de ne laisser aucune question indécise, de ne rien abandonner au libre jugement de l’individu, et de prétendre réunir un grand nombre d’hommes sous le même drapeau.

La position choisie par la commission était si peu tenable, que M. le ministre de l’intérieur, dans un discours adroit et modéré, s’est vu obligé de l’abandonner explicitement : il a déclaré qu’il n’était pas éloigné d’admettre une modification des lois de septembre, une définition de l’attentat.

Ainsi, MM. de Carné, Duchâtel et Dufaure ont ouvertement déserté le terrain de la commission ; M. Guizot a constamment refusé de s’y placer ; M. Villemain a manœuvré sur le flanc et habilement évité la bataille à l’aide d’un combat singulier ; M. Denis, membre de la commission, a seul combattu vaillamment (nous aimons le courage même dans ses erreurs) à côté du savant rapporteur. Victa Catoni.

Il fallait bien que la situation avec ses nécessités fût plus forte que le talent avec toutes ses séductions, pour que la chambre et le cabinet aient pu ainsi résister à l’appel énergique, puissant, d’un ami, d’un homme aussi hautement placé dans l’estime publique que l’est et mérite de l’être M. Jouffroy. Une majorité mêlée, une majorité de transaction, est une nécessité politique, une nécessité que nous nous sommes efforcés de faire sentir depuis long-temps, et qui aujourd’hui enfin frappe tous les esprits. Ajoutons que ce n’est pas là une nécessité passagère, accidentelle, du moment. C’est une condition permanente de notre état social ; seulement elle devient plus saillante lorsque, l’horizon politique n’étant pas chargé de tempêtes, les esprits se laissent aller sans crainte à leurs fantaisies, à leur individualité. Des majorités parfaitement homogènes et compactes ne peuvent pas exister au sein d’une démocratie. Dès-lors tout évangile politique qui n’est pas quelque peu élastique, toute doctrine étroite et exclusive est un anachronisme. Présenter cet évangile aux chambres et leur demander une nombreuse et solide majorité, c’est vouloir des conséquences sans prémisses, des effets sans cause.

Le pays est mêlé, la chambre aussi ; le ministère, pour se conformer à la nature des choses, devrait l’être également. La chambre doit être l’image du pays, et le ministère l’image de la chambre. Toute autre combinaison n’est pas sérieuse, parce qu’elle ne vous donne qu’une faible majorité et met toute chose à la merci d’un homme de mauvaise humeur. De là la faiblesse des administrations qui se succèdent en tombant les unes sur les autres. L’individualisme, dans ses saturnales ministérielles, a brisé tous les liens qui attachaient les uns aux autres nos hommes politiques, et il deviendra bientôt impossible de mettre trois ou quatre hommes considérables dans le même cabinet. De plus en plus les partis se divisent et se subdivisent comme la propriété territoriale. Mais tandis que la division du sol moralise le pays, les divisions entre les hommes produisent un effet diamétralement contraire ; elles nous font une politique si mesquine, pour ne pas employer une expression plus sévère, mais plus juste peut-être, que rien de grand n’est possible dans l’intérêt du pays. Il n’y a pas de grandeur là où il ne peut y avoir ni esprit de suite, ni prévisions lointaines, ni combinaisons profondes, ni persévérance.

Mais il faut se résigner aux maux qui n’ont pas de remède connu. Laissons chacun courir sa bordée. Heureusement, la France et la monarchie, étroitement liées de vues et d’intérêts, peuvent, tout en déplorant les naufrages, ne pas trop s’émouvoir des tempêtes qui agitent leurs rivages.

Il n’est bruit, dans un certain monde, que des dispositions que montre notre gouvernement à entrer dans les conférences européennes et à reprendre à cinq le règlement des affaires orientales. On dit (et s’il était permis de tirer quelque induction des paroles si mesurées de M. le ministre des affaires étrangères à la tribune des députés, nous serions disposés à croire que ces on dit sont fondés), on dit que l’isolement déplaît au cabinet, et qu’il s’applique à seconder les efforts de l’Autriche et de la Prusse pour la reconstitution du concert européen, reconstitution qui se ferait au moyen d’un traité, d’une convention, d’une déclaration, que sais-je ? de quoi que ce soit qui présenterait au monde la signature des cinq grandes puissances, et mettrait fin aux inquiétudes que l’isolement de la France fait naître dans un grand nombre d’esprits et dans plus d’un cabinet.

Nous sommes loin d’être surpris des efforts de la Prusse et de l’Autriche. La Prusse n’a pas tardé à comprendre qu’elle s’était fort légèrement engagée dans une route qui n’était pas la sienne. Quelles que fussent ses sympathies politiques et ses réminiscences, elle n’a pu que regretter une démarche qui, quoi qu’on en dise, a donné l’éveil à notre esprit public, et fait comprendre au pays qu’on avait, par un excès de confiance, trop négligé cette attitude forte et digne qui n’est point incompatible avec un amour sincère de la paix.

L’Autriche a dû faire des réflexions analogues. D’ailleurs, rien ne peut dissiper les ombrages que la Russie donne et donnera toujours à l’Autriche. Les intérêts positifs l’emportent à la longue sur les sympathies et sur les préventions. L’Autriche n’oublie pas que l’amitié de la France peut lui être nécessaire, indispensable un jour.

Ainsi, les démarches de ces deux cabinets sont à la fois fort naturelles et fort légitimes. On devait s’y attendre. Heureuses d’avoir promptement échappé aux chances fâcheuses du traité du 15 juillet, d’avoir fait une imprudence qui ne leur a pas coûté cher, l’Autriche et la Prusse doivent maintenant désirer d’effacer le souvenir du malencontreux traité.

Il est facile de se faire une idée de leurs adroits raisonnemens et de leurs habiles insinuations. — La convention du 15 juillet est un fait nécessaire. Nul n’a eu la folle pensée d’exclure la France de la question orientale ; seulement on a compris que le gouvernement français, par ses liaisons avec le Pacha, ne pouvait pas désirer de concourir à des mesures qui supposaient l’emploi de la force. On a respecté la position de la France, et sans aucune vue d’intérêt particulier, sans aucune prétention d’agrandissement territorial, l’Angleterre et l’Autriche se sont réunies au sultan pour l’aider à dompter un sujet rebelle ; elles ont prêté force au droit, au profit d’un allié dont l’existence et l’indépendance sont nécessaires à la paix du monde.

Nous concevons ces raisonnemens dans la bouche des plénipotentiaires autrichien et prussien. Il n’y a rien là qui puisse nous blesser. L’Autriche et la Prusse n’étaient pas nos alliées. Nous avions occupé Ancône, pris Anvers, mis la main dans les affaires de l’Espagne, sans nous inquiéter de savoir si cela serait agréable à l’Autriche et à la Prusse.

On l’a dit mille fois, et il serait inutile de répéter ici une vérité manifeste, la situation de l’Angleterre à notre égard n’était pas la même que celle de l’Autriche et de la Prusse. Le cabinet anglais est, vis-à-vis de notre gouvernement, dans la position fausse et embarrassée d’un homme orgueilleux qui s’est mal conduit avec son meilleur ami. Aussi l’Angleterre ne se met pas en avant, elle ne laisse pas trop percer son désir de nous voir rentrer dans le giron de l’Europe diplomatique ; mais elle ne contrarie pas les efforts de ses alliées, elle les seconde indirectement, rien de plus. Cela est encore naturel, et, loin de nous en blesser, nous savons gré au cabinet anglais de cette espèce de pudeur tardive. C’est avouer ses torts que de reconnaître qu’il ne peut agir vis-à-vis de la France de juillet que par l’entremise de la Prusse et de l’Autriche.

Reste la Russie. Ici la question est plus difficile à résoudre. Le concert européen ne serait rien moins que le retour à la politique du 12 mai, à cette politique que la Russie ne voulait pas alors et qu’elle repoussa fort sèchement. En voudra-t-elle aujourd’hui ? Pourra-t-elle en vouloir ? car les Russes sont fort mécontens du rôle quelque peu ridicule qu’on leur a fait jouer dans les affaires d’Orient. Cette intervention, en fait exclusivement anglo-autrichienne, n’a été rien moins que flatteuse pour les Russes. Ne se diront-ils pas un jour que leur gouvernement est loin de montrer la hardiesse de Pierre-le-Grand, de Catherine, de Paul, d’Alexandre ?

Le cabinet russe se console de cet échec par la rupture de l’alliance anglo-française. C’est là son gain, sa compensation, le but de ses intrigues, le couronnement de ses efforts. Soit. Mais que deviendrait cette politique si la Russie donnait la main au rapprochement de l’Angleterre et de la France, si elle contribuait à faire oublier le passé, à renouveler les liens d’une alliance qui, après avoir été quelque temps générale, pourrait facilement se transformer en une alliance particulière ?

Nous avons peine à croire à l’adhésion de la Russie, à une adhésion sincère du moins. Il est possible que le cabinet russe, parfaitement décidé, ce nous semble, à éviter tout coup d’éclat, tout danger de luttes sérieuses, finisse par donner sa signature, bien entendu qu’il ne la mettra qu’au bas de quelque déclaration insignifiante, et jamais à la suite d’un engagement positif et sérieux. Qu’importe ? Il signera aujourd’hui et cherchera demain à brouiller de nouveau toutes les cartes. Soyons justes ; à son point de vue, il a raison. Il ne peut, sans abdiquer honteusement la politique de Pierre-le-Grand et de Catherine, sa politique nationale, ne garder sur les affaires d’Orient que l’influence que lui donnerait une voix sur cinq dans un congrès européen. Le concert européen, s’il était sérieux, serait pour la Russie ce que le 15 juillet a été pour nous, un échec. S’il se réduisait à des phrases insignifiantes, ce serait alors, pour nous, vouloir ajouter à tout ce qui vient de se passer le ridicule.

Dès-lors, il nous est difficile de comprendre l’empressement que montrerait, dit-on, la France, pour mettre fin à son isolement.

Laissons de côté, nous le voulons bien, toute susceptibilité, tout souvenir, tout ressentiment. Ne regardons l’affaire qu’en elle-même, au point de vue matériel, tout d’utilité.

Dans quel but nous empresserions-nous d’adhérer aux propositions de l’Europe ? Que peut-on nous accorder ? que peut-on nous promettre ?

La clôture des Dardanelles ? il n’est pas besoin d’un nouveau traité pour cela.

Le protectorat européen, nettement, clairement stipulé, à l’exclusion de tout protectorat particulier ? Est-ce là ce que la Russie signera, sans ambages, par une disposition formelle, par un article de traité ? Qu’on nous l’apporte : nous applaudirons de grand cœur ; mais nous y regarderons de près, de très près, avant d’y croire.

Peut-être va-t-on faire valoir les avantages indirects de l’arrangement. Toujours est-il, nous dira-t-on, que notre isolement aura cessé, que nous pourrons désarmer sans crainte, alléger les charges de notre trésor, employer l’argent des contribuables à des entreprises plus utiles que les fortifications de la capitale. On connaît les élégies de certains industriels romantiques. On nous étale toute sortes de craintes bien touchantes, moins une cependant, celle de voir les Cosaques bivouaquer pour la troisième fois aux Champs-Elysées. Celle-là, on l’oublie. Est-ce que ces messieurs, s’ils enfonçaient les tonneaux de vin de Champagne, ne brisaient pas les métiers ?

Si c’est là tout le profit que la France doit retirer du concert européen, nous avons le malheur de ne pas le comprendre. Désarmer ! Nous aimerions encore mieux désarmer aujourd’hui même, motu proprio, qu’à la suite d’une convention illusoire. Il y aurait plus de dignité et plus de courage.

Au surplus, ici encore, nous ne rappellerons pas les paroles de l’opposition, mais celles d’un membre de la majorité, de M. Dufaure. Avec lui, nous dirons que les termes de l’adresse ont marqué suffisamment le degré de prudence à la fois et de dignité que le cabinet doit garder dans la conduite de nos affaires étrangères.

Mais il ne convient pas de s’arrêter davantage sur de simples conjectures, sur des bruits qui n’ont peut-être aucun fondement.

Que le ministère organise notre force militaire ; la France en a besoin. C’est encore M. Dufaure qui l’a dit. Quant aux négociations, avant de rien prononcer, il est juste et prudent d’attendre que le public soit initié à la connaissance réelle des faits.