Chronique de la quinzaine - 28 février 1861

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Chronique n° 693
28 février 1861


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




28 février 1861.

Plaignons-nous d’abord à voix basse de la lenteur avec laquelle s’engagent chez nous les travaux parlementaires. La session est ouverte depuis bientôt un mois, et nous ne comprenons guère l’emploi que le sénat et le corps législatif ont fait de ce temps. Ils ont enfanté deux projets d’adresse, et même en ce point le sénat a pris les devans sur le corps législatif. Nous avons eu l’occasion de témoigner, à propos du décret du 24 novembre, du peu de goût que avons pour cette controverse longue et stérile, pour cette sorte de pot-pourri de discours de omni re, pour la discussion de l’adresse en un mot, telle qu’on l’a ordinairement pratiquée en France. Il nous a toujours semblé qu’il y avait là une maladroite et peu profitable application de l’activité parlementaire. Le droit d’interpellation et le droit de motion, sobrement et sagement pratiqués, répondaient bien mieux aux besoins d’information du public et contrariaient bien moins la prompte et utile expédition des affaires. Dans l’exercice de ce droit, on distingue, on isole les questions, on les aborde avec opportunité, on aboutit à un résultat positif. Il n’en est point ainsi, avons-nous besoin de le dire ? de ce concours de harangues où l’on embrasse au même moment toutes les affaires du pays. Encore, pour éviter les inconvéniens et les abus de ce genre de débats, faudrait-il ne point le compliquer de pertes de temps inutiles.

En Angleterre, où M. de Persigny aime à chercher des exemples, l’adresse et la discussion à laquelle elle donne lieu n’occupent pas le parlement plus d’une soirée. Rien n’est plus logique ; des députés, des sénateurs, ou, comme on dit chez nos voisins, des M. P. et des pairs sont censés ne point vivre dans l’ignorance de la situation politique générale sur laquelle ils ont à exprimer leur pensée dans une adresse. On ne suppose pas chez nos voisins qu’il soit nécessaire de donner du temps à des hommes qui sont tenus d’être des hommes politiques pour se mettre au courant d’affaires et de questions qui doivent leur être familières. On s’épargne la cérémonie et l’encombrement d’une commission spéciale ; le ministère fait choix de deux de ses amis dans chacune des chambres, et leur confie la mission de présenter et de soutenir l’adresse. Ces pairs ou ces gentlemen arrivent à la première séance du parlement avec l’adresse toute rédigée dans leurs poches. S’il convient à l’opposition de marquer dès cette première épreuve le dissentiment qui la sépare du gouvernement, un amendement de quelques lignes est bientôt rédigé et proposé. Pour vider le différend, une séance suffit d’ordinaire. En France, nous dépensons cinq ou six semaines pour ce qui coûte à nos voisins une soirée ; oui, nous dépensons, le mot ici n’est point une figure. Certes il était Saxon celui qui trouva le proverbe : le temps est de l’argent ; pourtant, Celtes que nous sommes, nous aurions dû en faire notre profit depuis que les services de nos assemblées représentatives ont cessé d’être gratuits. Un mois, un mois et demi de session, c’est beaucoup d’argent ; nous laissons aux statisticiens à calculer la somme. Quoi qu’il en soit, après les discussions dans les bureaux, après l’élection des commissaires, après les travaux des commissions, nous n’avons encore pour notre argent que les projets d’adresse du sénat et du corps législatif. Nous ferons toutes les concessions que l’on voudra aux vénérables prérogatives dont jouit chez nous l’esprit de routine ; mais, de bonne foi, ne conviendra-t-on point que nous nous laissons avec excès dévorer par les formalités superflues ? A quoi bon ce vieux et lent appareil de bureaux, de commissions multipliées, à une époque où tout mécanisme doit être rapide, où il faut improviser partout, où en effet, pour ne point sortir des matières parlementaires, le gauche et solennel discours écrit a été, au gré de tout le monde, éconduit et supplanté par la parole improvisée ?

Par esprit d’économie, prévoyant qu’après les discussions de l’adresse nous aurons à revenir sur la plupart des questions ébauchées dans le projet lu au sénat par M. Troplong, nous nous abstiendrons aujourd’hui d’apprécier ce document. On nous ferait injure cependant si l’on supposait que nous l’avons accueilli avec indifférence. Nous y avons cherché au contraire avec une vive curiosité le jugement porté par le sénat sur le problème le plus difficile, sur la question la plus pressante du moment, sur la crise actuelle de la régénération italienne. Ce problème, cette question, cette crise, c’est la question romaine. L’Italie une, constituée en fait par l’annexion du royaume de Naples et la chute de Gaëte, s’affirme en droit par le titre nouveau que le parlement italien confère au roi Victor-Emmanuel. Il ne manque plus à l’établissement intérieur du nouveau royaume qu’une enclave, l’enclave romaine, celle qui renferme la capitale que l’Italie réclame comme l’expression suprême et la condition essentielle de son unité. Là, en ce moment, se resserre jusqu’à éclater l’étrange antithèse que présente depuis deux ans la politique du gouvernement français. Cette politique, nos lecteurs le savent, s’est annoncée par des professions de foi qui nous ont toujours paru contradictoires. D’une part on a entrepris la guerre pour assurer l’indépendance de l’Italie, de l’autre on a déclaré que l’on ne voulait point ébranler le trône temporel du saint-père. Dès le début de la guerre, l’impossibilité de concilier ces deux prétentions a paru manifeste aux esprits pénétrans. On a vu du reste ce que les événemens ont fait de cette contradiction, comment ils l’ont chaque jour accusée davantage. L’Italie livrée à elle-même a entendu les conditions de son indépendance d’une façon diamétralement contraire aux données d’organisation politique qu’on lui avait théoriquement préparées. On avait rêvé une fédération italienne présidée par le pape ; l’Italie, pour être indépendante, a voulu être une, et s’est faite une. Laisser accomplir l’unité de l’Italie, adopter dans ce dessein et invoquer le principe de non-intervention, et vouloir en même temps perpétuer dans Rome l’autorité du pape par la seule force de nos baïonnettes, c’est, nous le répétons, professer en politique la doctrine de l’identité des contraires, c’est soutenir une antithèse à faire tressaillir de joie dans sa tombe ce grand penseur Hegel, dont l’un de nos collaborateurs, M. Edmond Scherer, exposait et jugeait ici tout récemment le système avec tant d’esprit et de vigueur. Cette antinomie subsiste encore cependant dans le dernier écrit de M. de La Guéronnière. L’histoire de nos relations diplomatiques avec le gouvernement romain, tracée par le conseiller d’état directeur de la presse, n’est qu’une longue récrimination contre la cour de Rome, une démonstration de l’incompatibilité de son existence avec les conditions de l’Italie nouvelle, et pourtant M, de La Guéronnière conclut à la prolongation de l’occupation de Rome par nos troupes. Il est vrai qu’une brochure du même écrivain, inspirée des mêmes sentimens contradictoires, a déjà fait perdre au pape la moitié de ses états, suivant le témoignage de lord John Russell, qui est bien placé pour établir en pareille matière le rapport des causes aux effets. Ce souvenir infirme peut-être l’autorité de la conclusion du conseiller d’état directeur. Nos doutes n’ont point été éclaircis par les projets d’adresse. Nous avons retrouvé dans celui du sénat surtout, plus imperturbable encore, si c’est possible, la grande et curieuse antithèse de la politique française en Italie : l’éloge de la politique de non-intervention et la confiance exprimée que le drapeau français continuera à couvrir la papauté, et que nous ne cesserons pas d’être la sentinelle la plus fidèle et la plus vigilante du trône pontifical. La commission du sénat semble croire qu’il est simple, naturel, facile de ne point intervenir en Italie et d’y défendre en même temps le pouvoir du pape à Rome avec une garnison de quinze mille hommes. Nous espérons qu’en discutant l’adresse, le sénat nous fera participer aux grâces politiques spéciales qui lui permettent de savourer avec une tranquillité parfaite une conviction si consolante.

Mais pourquoi affecterions-nous de nous préoccuper du langage des documens officiels ? Words, words, words ! comme dit Hamlet. Qu’importent maintenant les paroles ? L’antithèse est résolue par le fait qui est là devant nous. Tous les commentaires seraient impuissans ou sont superflus. Amis ou ennemis, qui peut croire encore à l’existence du pouvoir temporel de la papauté ? Nous ne reviendrons pas sur les circonstances au milieu desquelles a vécu la papauté depuis tant d’années, et qui étaient la négation des conditions de l’indépendance que l’on revendiquait pour elle. Prenez l’état présent des choses. La cour de Rome veut, par une obstination que nous ne refusons pas de déclarer honorable, conserver les charges d’une situation dont toutes les ressources lui ont été enlevées. Dépouillée de ses provinces, cernée de toutes parts, réduite au simple patrimoine de saint Pierre, elle garde le poids des obligations financières et du budget d’un état qui lui a échappé. Pourrait-elle nier elle-même qu’elle ne doit encore la possession précaire de Rome qu’à un contre-sens de la politique française, qu’à l’appui militaire que lui prête une politique qui ne craint pas d’affaiblir moralement le gouvernement pontifical par la censure publique de toute la conduite antérieure de ce gouvernement, une politique que ce gouvernement de son côté, malgré la protection matérielle qu’il en reçoit, n’hésite point en toute occasion à frapper d’un blâme énergique ? Cela peut-il durer ? Est-il possible que des deux parts on puisse continuer à vivre longtemps dans un tel chaos de contradictions et d’inconséquences ?

Pour les esprits sincères, résolus, à qui les illusions puériles sont insupportables, et qui refusent de se duper eux-mêmes, l’événement est consommé : au moins pour un temps indéterminé, c’en est fait du pouvoir temporel de la papauté, et l’unité de l’Italie est accomplie. Devant un événement si considérable, la netteté et la franchise des opinions sont un devoir pour tous, un devoir devant lequel la cause libérale surtout ne saurait reculer. La cause libérale en France doit-elle se prononcer pour l’unité de l’Italie et pour la fin la plus prompte de cette triste et lamentable agonie du pouvoir temporel de la papauté ? Nous répondons oui sans hésiter, et en répondant ainsi, nous sommes sûrs d’être les organes des vrais principes, des véritables intérêts, des traditions certaines de la cause libérale en France.

Nous n’ignorons point que dans cette grave question d’illustres dissidens se séparent de nous. Ces dissentimens nous affligent, mais il y aurait de la maladresse et peu de dignité à feindre qu’on les ignore. Nous préférons rechercher l’explication naturelle des déviations d’opinion que, pour notre malheur, nous avons à déplorer chez quelques hommes éminens auxquels nous sommes liés par une vieille habitude d’admiration et de respect. En France et à l’étranger, on éprouve une surprise, dont nous avons été souvent témoins, à rencontrer dans certains grands noms de notre histoire contemporaine des adversaires de la cause italienne. Induits en erreur par ce trompeur indice, les étrangers vont même jusqu’à prêter au libéralisme français les opinions singulières de quelques-uns de nos amis sur l’Italie. Ce malentendu injuste ne nuit pas peu à la cause libérale française parmi les libéraux européens ; nous ne devons à aucun prix le laisser subsister. Les étrangers et beaucoup de gens en France devraient le savoir, les perturbations de 1848 et la réaction de 1851 ont enlevé au libéralisme français la constitution d’un parti. La cause libérale survit sans doute, et commence aujourd’hui à se relever ; mais les liens d’association et de discipline se sont relâchés jusqu’à rompre entre les libéraux et sont encore loin de s’être reformés. Ceux que le parti libéral était jadis habitué à considérer comme ses chefs ont subi la commune loi. Ils ont conservé leurs grandes situations personnelles, mais ils ont perdu l’habitude de gouverner l’opinion, et ont été privés eux-mêmes des avertissemens et des freins que les hommes d’état rencontrent partout autour d’eux, lorsque en contact avec le grand public ils sont contenus par le sentiment de leur responsabilité et sont sans cesse obligés de confronter leurs opinions sur les événemens ou les conduites politiques avec les principes qui sont la raison d’être de leur cause. Telles façons de s’exprimer et d’agir qui seraient des étourderies impardonnables en des chefs de parti militans ne doivent plus être considérées que comme d’innocentes fantaisies chez des hommes qui, rentrés dans la vie privée, se laissent aller à l’humeur du moment, se livrent en simples spectateurs aux caprices d’imagination que les événemens leur inspirent, et cèdent sans résistance à leur penchant personnel dans l’antipathie ou la sympathie qu’ils affichent pour les acteurs qui occupent la scène. La grâce d’état abandonne ceux pour qui cesse la responsabilité. Que personne en France ni à l’étranger ne se méprenne donc sur la portée des opinions émises chez nous par quelques hommes éminens à propos de la question italienne ; ces opinions n’ont qu’une signification personnelle : elles n’engagent point un parti, elles sont désavouées par tout ce qui constitue l’esprit et la vitalité de la cause libérale en France.

Pour s’en convaincre, il n’y a qu’à examiner de près les objections que l’on oppose généralement, dans l’intérêt de la conservation du pouvoir temporel de la papauté, à l’unité de l’Italie. On peut réduire ces objections à trois sortes d’argumens : l’argument tiré de la prétendue nécessité du pouvoir temporel pour assurer l’indépendance spirituelle du pape, c’est l’objection religieuse ; l’argument fondé sur le respect des traités, sur le droit des gens, auxquels s’appuyaient les souverainetés détruites en Italie par le mouvement national : c’est l’objection légitimiste et diplomatique ; enfin l’argument puisé dans cette doctrine de l’ancien régime qui considérait comme une menace pour la France la formation de grands états dans son voisinage : c’est l’objection politique. Aucune de ces objections religieuse, diplomatique, politique, n’est compatible avec les principes du libéralisme moderne.

La nécessité du privilège temporel pour soutenir l’indépendance du spirituel ! Mais tous les progrès de la société européenne depuis trois siècles, depuis la révolution française surtout, ont été accomplis contre ce sophisme et l’ont à jamais réfuté. Où cet argument est-il mieux connu que chez nous ? où en a-t-on avec plus de persévérance et de décision démontré la fausseté ? Les temporalités ecclésiastiques ont été abolies par notre révolution, et qui peut prétendre que les privilèges ecclésiastiques qui étaient en vigueur avant 1789 donnaient au XVIIIe siècle un clergé plus pieux, y entretenaient une société plus chrétienne que le clergé et la société de notre XIXe siècle ? Est-ce le spectacle de son indépendance ou celui de sa dépendance que la papauté présente au monde depuis trente ans, au milieu des tristes efforts qu’elle fait pour retenir son pouvoir temporel ? La réponse est écrite dans des faits qui frappent tous les yeux. Le pouvoir temporel enveloppe la papauté et le catholicisme d’un tissu de servitudes. Quel autre nom donner en effet à ces protections étrangères, devenues de plus en plus humiliantes, auxquelles la papauté est obligée d’avoir recours, à ces compromis, à ces pactisations politiques auxquelles elle a été réduite, à cette solidarité, injurieuse au catholicisme, qu’elle s’est crue forcée d’accepter partout avec la cause des despotismes à l’heure de leur triomphe, à toutes ces fautes politiques qui ont porté de si profondes atteintes à son autorité religieuse ? Nous honorons et nous aimons le sentiment religieux, mais en libéraux. Or le libéralisme moderne croit et professe que le sentiment religieux est plus vivace et plus florissant dans les églises libres que dans les églises officielles, que la concurrence entre les églises également délivrées des tyranniques tutelles du pouvoir politique profite à chacune d’elles et à la vitalité du sentiment religieux, nécessaire à la santé morale des sociétés, et qu’enlever à une église des privilèges qui sont des liens, c’est véritablement l’affranchir. Est-ce à des catholiques sincères, à ceux qui ont une foi véritable aux promesses dont ils se croient dépositaires, d’attacher les destinées de leur église et de son chef à la misérable conservation d’une propriété temporelle ? Ne sentent-ils pas ce qu’ils acquerront d’ascendant loyal et légitime sur les âmes en rentrant dans la liberté commune ? En perdant Rome, ils rompent les chaînes qui lient l’église à l’état, et qui subordonnent, en tant de pays et, on peut le dire, en France, l’activité du zèle religieux aux réglementations du pouvoir civil. — Revenus au droit commun, obligés de couvrir comme saint Paul les intérêts de leur foi de leurs droits de citoyens, au lieu de ces basses connivences, de ces complaisances viles qu’on les a vus trop souvent prêter aux pouvoirs ennemis de la liberté, ils serviront la liberté publique dans la mesure même de leur foi, et se montreront d’autant plus résolus et fermes dans leur civisme qu’ils seront plus fervens dans leur croyance. Pour des libéraux, l’équivoque certes n’est pas possible : la séparation du spirituel et du temporel est un de nos principes essentiels. Si nous regardons au passé, nous voyons ce principe dominer l’histoire de nos efforts et de nos triomphes ; si nous regardons à l’avenir, nous eu voyons toutes les applications futures conspirer à de nouveaux progrès de la liberté. Nous ne pourrions nous refuser à l’application de ce principe à Rome sans nous renier nous-mêmes.

L’argument diplomatique et légitimiste a certes moins d’importance. Il consiste à établir et à défendre d’une façon abstraite les droits de la souveraineté par les titres écrits, par les traités. On fait ici une confusion contre laquelle la protestation du libéralisme est permanente. Les traités sont la loi souveraine des relations internationales. Répudier l’autorité des traités dans les rapports qui lient les peuples entre eux, ce serait effacer le droit des gens, proclamer l’état de nature et tout livrer à la force ; mais les traités qui obligent les souverains entre eux, les peuples entre eux, ont-ils la même autorité, la même vertu dans les rapports qui unissent un peuple à son souverain ? Les peuples sont-ils obligés de subir de mauvais gouvernemens, des pouvoirs qui se font détester, uniquement parce que ces pouvoirs ont été reconnus et sanctionnés par des traités internationaux ? En d’autres termes, cette portion du droit public qui s’applique à l’existence extérieure des états réagirait-elle du dehors sur le dedans, et enlèverait-elle aux peuples le droit de s’affranchir de mauvais gouvernemens ? les dépouillerait-elle de leur souveraineté Intérieure ? Les absolutistes ont essayé, par un impuissant paralogisme, d’édifier en doctrine cette absurde prétention : le libéralisme s’est toujours fait honneur de la repousser. Non, aucun libéral ne peut accepter cette invasion odieuse du droit des traités dans la constitution intérieure des états. Si tel est notre principe, nous n’avons plus, pour ce qui concerne Rome, qu’à le confronter avec le fait. Or là le fait est éclatant ; il n’est pas un apologiste du pouvoir temporel qui ne soit forcé d’avouer que la cour de Rome réunit contre elle l’immense majorité de la population romaine, qui ne soit contraint de reconnaître que le pouvoir temporel du saint-père tomberait à l’instant même où la dernière escouade de nos soldats rappelés franchirait l’enceinte de Rome. Il ne s’agit plus aujourd’hui de savoir comment s’est produit un tel état de choses, comment il eût pu être prévenu, à qui en revient la responsabilité. Sans avoir la prétention de faire la répartition des fautes et des torts entre les diverses influences qui ont concouru à ce résultat, nous disons que ces questions ne fournissent plus matière qu’à des thèses d’histoire, que le libéralisme européen est bien obligé de les prendre dans leur forme actuelle et pratique. Or devant un peuple qui veut avec un tel ensemble se séparer de son souverain, devant un souverain qui ne peut subsister que sous la protection de nos armes, l’hésitation n’est pas un instant permise au libéralisme français. Nous ne pouvons opposer à la volonté unanime d’un peuple l’obstacle de nos baïonnettes appuyant des prétentions fondées sur les traités. Comment aurions-nous fait dans le passé, où en serions-nous pour l’avenir, si nous prêtions le concours moral de notre opinion à une doctrine qui refuse aux peuples le droit de se défaire de leurs mauvais gouvernemens ?

Le troisième argument des adversaires de l’unité italienne est plus modeste que les deux autres ; il n’aspire point à l’autorité du dogme religieux et politique ; il est utilitaire. Il invoque en faveur d’un prétendu intérêt français une routine de notre ancienne diplomatie. Avant 1789, il était admis parmi nos hommes d’état que la France devait combattre la formation sur sa frontière d’états puissans, que c’était pour elle un intérêt vital de n’avoir auprès d’elle que des états moyens, petits, faibles. C’est de cette maxime qu’on voudrait encore aujourd’hui, en plein XIXe siècle, faire l’application à l’Italie. Certes, en demeurant sur le terrain purement utilitaire, en discutant la question au point de vue des intérêts français, il est aisé de réfuter cette vieille politique. Que nous apprend notre histoire depuis François Ier, ou, si l’on veut, depuis Richelieu jusqu’à 1789 ? C’est que cette ceinture de petits états était moins pour nous une sécurité, une garantie de paix, qu’une occasion de guerres perpétuelles. L’Italie elle-même en est un exemple : elle était divisée en petits états. Sans parler des prétentions fondées sur les alliances dynastiques et les droits d’hérédité qui résultaient du morcellement de l’Italie, et qui nous ont tant de fois appelés dans la péninsule, les petits états offrent par leur nature même des tentations et des prétextes continuels de guerre à leurs voisins puissans. C’est inévitable. Les états faibles sentent qu’ils ne peuvent être indépendans : ils ont besoin de protection ; ils cherchent cette protection auprès d’eux, suivant le cours des alliances de famille, suivant les préférences ou les nécessités d’ambition de leurs chefs. Le morcellement de l’Italie a été dans le passé la cause des guerres incessantes que nous avons soutenues en Italie. Or, si la France avait à dresser le bilan de ces guerres, pourrait-elle croire qu’elles lui ont été bien avantageuses ? N’ont-elles pas eu le plus souvent pour résultat de nous chasser de l’Italie et de la livrer à la domination, toujours plus longue que la nôtre, tantôt des Espagnols, tantôt des Autrichiens ? Il n’en aurait pas été ainsi, il n’en sera plus ainsi avec une Italie unie et devenue une puissance assez forte pour ne plus offrir de tentations aux cupidités de ses voisins et pour résister victorieusement aux ambitions étrangères. Il est possible que les hommes d’état de l’ancien régime eussent été peu sensibles aux avantages d’une telle situation. La guerre était l’élément essentiel et pour ainsi dire, le milieu normal de leurs conceptions politiques. L’unité de l’Italie leur eût enlevé ce nid de guêpes, cette mine de guerres qu’ils avaient sous la main toutes les fois qu’ils voulaient faire montre de leur génie. Cet avantage de l’unité de l’Italie, si elle parvient à se fonder, sera profondément senti au contraire par les sociétés modernes, construites, outillées pour l’industrie, pour le commerce, par conséquent pour la paix.

Nous ne nous arrêterons point à ces regrets de sentiment et d’imagination que laisse à des esprits trop amoureux des souvenirs historiques la fin de ces petites principautés, qui donnaient une grande variété de physionomie et, nous le reconnaissons, un charme particulier aux diverses parties de la péninsule ; mais peut-on mettre en balance la poésie de l’histoire tombant après tout en décrépitude avec les intérêts actuels, les besoins nouveaux des peuples dans l’Europe moderne ? Ce n’est pas seulement au prix de leur indépendance et de leurs intérêts moraux que les Italiens payaient, pour le plaisir des touristes étrangers, leur morcellement : c’était aussi au prix de leurs intérêts matériels. Tout le monde sait de quel surcroît de frais généraux l’entretien des petites cours grevait le gouvernement de l’Italie, et quelle négligence ces petites cours, à peu d’exceptions près, apportaient dans l’administration des ressources naturelles de la péninsule. L’unité était nécessaire au développement industriel et commercial de l’Italie : elle augmentera sa richesse. Si l’unité a cette conséquence, — et on peut la tenir pour certaine, — les intérêts français auront encore à ce point de vue leur part de profit dans les avantages qui seront aussi assurés à l’Italie, Nous sommes en effet à une époque où il n’est plus permis d’ignorer que les progrès matériels d’un peuple profitent à tous les peuples. Enfin, pour répondre d’un mot à l’objection utilitaire et soi-disant patriotique que l’on oppose à l’unité de l’Italie, les libéraux français peuvent s’élever à une considération supérieure, — au principe même qui commande aux peuples de respecter mutuellement leur autonomie dans la sphère de leur organisation particulière. Que l’Italie forme une fédération ou se condense en une forte monarchie, la chose ne nous regarde point, elle ne regarde que les Italiens. L’expérience qu’ils poursuivent doit dépendre d’eux seuls ; à cette unique condition, la responsabilité de l’échec ou du succès sera concentrée sur eux, et nous pourrons conserver le droit de nous tenir à l’écart de leurs querelles intestines ou étrangères. Telle est la politique de justice et de bon sens que l’Angleterre professe dans les affaires italiennes ; puisqu’on fait appel aux intérêts français, pourquoi viendrait-on nous recommander une politique différente ? Étranges appréciateurs des intérêts français que ceux qui voudraient gratuitement nous faire perdre le bénéfice de tout ce que nous avons fait pour l’Italie, et cela apparemment au profit des Anglais, qui recueilleraient à notre détriment la moisson qu’ils n’ont point semée !

Ainsi, dans ce débat final entre l’Italie et la papauté, le libéralisme français ne peut transiger ni avec l’objection religieuse, ni avec l’objection diplomatique, ni avec l’objection utilitaire, à l’aide desquelles certaines personnes qui se croient libérales combattent parmi nous les vœux de l’Italie. Nous respectons la sincérité de ces personnes, nous comprenons l’illusion qu’elles se font à elles-mêmes, et la surprise qu’elles éprouveraient, si l’on venait à mettre en doute leur libéralisme. C’est qu’il y a deux choses dans la cause libérale, les questions de fond et les questions de forme. La question de forme par excellence est celle qui est engagée dans le système d’institutions par lequel la France est régie. L’intervention de l’opinion publique dans la conduite des affaires au moyen de la liberté de la presse, la participation du pays à la direction de la politique générale au moyen des assemblées représentatives élues sous l’influence de la libre concurrence des opinions dans l’arène électorale, voilà, sur la question de forme, les vœux du libéralisme. En dehors de cette question de forme, il y a encore les questions de principes, qui sont le fond du libéralisme, et que le libéralisme veut appliquer par l’instrument des institutions perfectionnées dont il désire et poursuit l’achèvement. Ce qui explique le dissentiment qui nous éloigne d’une certaine portion du monde politique, et ce qui nous autorise à nous attribuer la représentation du libéralisme, c’est que nous ne séparons point la forme du fond, et que nous voulons par les moyens libéraux le triomphe des principes libéraux. Dans l’état d’épuisement où la vie politique était tombée parmi nous, certaines personnes pensaient être libérales à meilleur marché. À quoi bon se diviser sur le but, puisque le but est loin et que la conquête des moyens nous met d’accord ? Le raisonnement pouvait être politique tant que les événemens ne soulevaient point ces questions de principes que l’on ne peut résoudre par des réticences ou des inconséquences. Sans doute, quant à nous, nous ne repoussons point ce libéralisme relatif, qui s’appuie sur la forme des institutions. Entre lui et nous, jusqu’au couronnement de l’édifice, la transaction est naturelle, l’alliance est légitime ; mais en politique les honnêtes et bonnes alliances ne se font point sur des confusions et des prétentions : la première condition pour y tenir loyalement et utilement sa place, c’est d’y rester soi-même et de n’y point taire ses principes. Il y a eu, il y a, il y aura des légitimistes et des cléricaux libéraux quant à la forme qu’ils veulent donner aux institutions politiques. À la poursuite du même but, on ne peut que s’honorer de leur concours ; mais les intérêts et les principes engagés dans les questions de Rome et d’Italie ne nous avertissent-ils pas que le parti libéral a une existence indépendante des alliances que les circonstances lui permettent, et que par exemple le parti libéral, s’il se constitue, ne pourra pas être un parti légitimiste ou un parti clérical ? Certes le moment serait mal choisi pour rappeler, en présence des faits actuels, au parti clérical les fautes commises depuis tant d’années par ceux qui avaient fini par le dominer. L’expérience les éblouit maintenant de ses cruelles leçons. Ils n’ont pas compris à une autre époque qu’une des vertus qui rendent particulièrement aimables les institutions libres, c’est qu’elles sont douées d’une loyauté naturelle qui, dans les luttes politiques, abrite tous les intérêts et adoucit, du moins pour ceux qui sont forcés de céder, l’amertume de la défaite par le sentiment qu’on leur a donné franc jeu, qu’ils ont combattu à chances égales, qu’ils n’ont succombé que sous l’arrêt de l’opinion, qu’ils peuvent toujours conserver l’espoir de ramener à eux. Cette probité virile et généreuse inhérente à la liberté, qui la porte à mettre aux mains mêmes de ses ennemis des armes que ceux-ci n’ont que trop souvent retournées contre elle, n’a point été comprise par l’immense majorité du parti clérical. Ce parti a bafoué et honni la liberté. Quelle est la consolation qui lui reste ? « Nous avons été dupés, » s’écrie M. Dupanloup, qui a certes trop d’esprit pour faire retentir ce meâ culpâ sur sa propre poitrine ; mais on n’est jamais dupé que par soi-même, et c’est ce qui rend les dupes peu intéressantes, surtout quand elles devaient être éclairées et par la hauteur de leurs fonctions et par la grandeur des intérêts confiés à leur garde. Nous ne sommes assurément pour rien dans ce grand naufrage dont d’autres s’imputent mutuellement la responsabilité par leurs récriminations entre-croisées. Nous n’avons donc point à intervenir dans la querelle. Nous n’avons eu qu’à définir la position du libéralisme français devant une crise qui touche au terme. Si, après cela, nous avions des Burke parmi nous, si, confondant les moyens employés avec les résultats accomplis dans la révolution italienne et oubliant leurs principes dans leurs préventions contre les personnes, quelques esprits ardens et légers voulaient tenter de former au sein de cette déroute nous ne savons quel impossible torysme clérical, nous les laisserions s’éloigner en les suivant d’un regard triste et étonné. Nous savons que la cause libérale demeure avec Fox.

Que nos lecteurs se rassurent : l’enceinte de nos assemblées ne sera point le théâtre où se répétera la rupture dramatique et émouvante qu’un souvenir par trop ambitieux rappelle à notre pensée. Nous croyons pourtant que les questions italienne et romaine seront au sénat et au corps législatif le principal thème de la discussion de l’adresse, et nous nous attendons à des luttes oratoires bien plus vives que celles dont un faible écho était depuis neuf ans arrivé jusqu’à nous. Nous sommes curieux de voir quelles lumières ce débat répandra sur la question italienne, et ce qu’il laissera voir des résolutions finales du gouvernement. Parmi les questions extérieures, bien après les affaires d’Italie, viennent celles de Syrie. Nous ne pensons pas que celles-ci donnent lieu à un débat parlementaire. On sait que l’affaire de Syrie a été récemment examinée à Paris par une conférence des grandes puissances. Il s’agissait de déterminer si, conformément au traité de l’année dernière, nos troupes quitteraient en effet le 5 mars la Syrie. L’état de la Syrie permet-il à la protection de l’Europe de se retirer de ce pays et d’en abandonner l’administration aux Turcs ? L’humanité et la prudence ne conseillent-elles pas de ne point s’en tenir à une exécution trop littérale du traité, et d’attendre pour l’évacuation le moment où la répression des désordres de l’année dernière sera complète, où des garanties sérieuses de pacification et d’ordre pour l’avenir auront été établies ? Il importe avant tout de remarquer que le gouvernement français ne fait point de la prolongation du séjour de ses troupes en Syrie ce qu’on appelle une question. La France sait que la teneur du traité l’oblige ; elle reconnaît que, si toutes les puissances qui ont signé la convention ne sont point d’accord sur la nécessité de prolonger notre expédition, elle devra exécuter le traité. D’ailleurs, si l’on décide que la présence d’une force européenne en Syrie est encore prescrite par la situation de cette province, la France est prête à partager avec les troupes des autres puissances l’office de protection qu’elle remplit auprès des chrétiens. Il n’y a donc point là, il importa qu’on le sache, de question d’où puisse naître un conflit diplomatique. L’attitude de l’Angleterre dans cette affaire, sans annoncer une opposition directe à la prorogation du terme fixé par le traité, indique pourtant la répugnance que ressent le gouvernement anglais à voir une troupe française occuper des positions en Syrie. « Il ne faut pas oublier, disait l’autre soir lord Stratford de Redcliffe à la chambre des lords, que la Syrie est la clé de l’Égypte, qu’en détenant l’une, on est maître de l’autre. » L’Angleterre jusqu’à présent dissimule mal son mauvais vouloir en se dérobant derrière la Porte : c’est au gouvernement turc à se prononcer sur l’évacuation immédiate ou l’occupation prolongée ; l’Angleterre décidera ce que la Porte approuvera. Quant à la Turquie, elle prétend que l’occupation n’est pas nécessaire ; elle ne consentait tout au plus à proroger le délai que jusqu’au 5 mai. La concession était illusoire. Deux mois, ce n’est à peu près que le temps nécessaire pour opérer l’évacuation. La question a été de nouveau soumise aux gouvernemens, et la solution sera connue sous peu de jours. Si les réponses attendues décident le retour immédiat du corps français, on ne peut s’empêcher de reconnaître que les puissances qui se seront prononcées pour cette solution assumeront sur elles une responsabilité bien grave ; la France, en se soumettant à leur décision, ne peut moins faire que de le leur rappeler, afin de se dégager et de renvoyer à qui de droit les reproches que l’opinion adresserait aux puissances, si la Syrie redevenait le théâtre de nouveaux désordres. La conduite de l’Angleterre à cet égard est difficile à comprendre. Elle est peut-être la puissance européenne la plus intéressée au maintien de l’empire ottoman : or comment ne voit-elle pas que dans les circonstances actuelles, après l’émotion qu’ont excitée dans l’opinion européenne les massacres de Syrie, une nouvelle explosion de fanatisme et d’anarchie forcerait la main aux gouvernemens, et ouvrirait fatalement, et peut-être cette fois pour en finir, la question d’Orient ? Comment ne sent-elle pas que les embarras financiers de la Porte, aggravés par l’échec de l’emprunt ottoman émis à Paris, en affaiblissant encore les ressorts si relâchés de l’administration turque, rendent peut-être imminente une catastrophe que pourrait détourner la présence de nos troupes ? Il y a quelque chose d’inexplicable pour nous dans les contradictions que présente la politique anglaise en Orient. L’Angleterre veut que la Turquie vive, et elle lui refuse les moyens d’exister. Il y a quelques mois, le gouvernement français proposait au cabinet anglais de donner la garantie des deux états à un emprunt qui pût rétablir les finances turques, et le cabinet anglais a repoussé cette ouverture. Aujourd’hui on peut encore, par la présence d’une troupe européenne en Syrie, prévenir des désordres qui donneraient le signal de la décomposition de la Turquie, et l’Angleterre semble vouloir de gaieté de cœur déchaîner sur la Turquie ce péril qui rejaillirait aussitôt sur l’Europe. On n’est point accoutumé à trouver la politique anglaise si imprévoyante et si étourdie.

Mais les points sur lesquels nous attendons avec le plus d’impatience les explications qui devront être données au pays dans les discussions de l’adresse sont ceux qui touchent à la politique intérieure. Parmi les questions intérieures, il en est deux qui dominent toutes les autres : c’est la question de la régularité et de la liberté des élections et la question de la liberté de la presse. Le corps législatif, en se montrant sévère envers des élections irrégulières, a témoigné une vigilance dont on doit lui savoir gré. Si nous voulons tous être sincères dans la pratique du suffrage universel, nous devons nous appliquer à garantir, par une étroite surveillance et par d’infatigables protestations, la liberté et la régularité du vote ; nous sommes tenus de travailler à éclairer le suffrage universel et à l’affranchir des entraves qui l’empêchent de s’exercer avec discernement, avec choix, c’est-à-dire dans ces conditions de liberté et d’indépendance que l’on ne peut séparer sans une contradiction monstrueuse de la notion de la souveraineté populaire. Un écrit qui a été remarqué, l’Instruction populaire et le Suffrage universel, vient avec opportunité de signaler à l’opinion publique et au gouvernement les lacunes de l’instruction du peuple et les obstacles artificiels et réglementaires qui l’empêchent véritablement de mériter sa souveraineté, ou de l’exercer pleinement dans le domaine de son éducation morale. Chose bizarre et contradictoire ! comprend-on que dans un pays dont le suffrage universel est la loi vivante, un tel luxe de tutelles soit déployé à l’égard du peuple, comme s’il n’était point arrivé encore à l’âge de la majorité politique que la pleine liberté seule inaugure pour les citoyens. C’est dans la liberté que la brochure à laquelle nous faisons allusion indique la solution du problème de l’instruction populaire. Partant d’un autre point de vue, l’auteur de la brochure la Liberté et les Affaires, M. Guéroult, apporte en faveur de la liberté de la presse une démonstration non moins décisive. Nous ne partageons pas les idées économiques développées par M. Guéroult autour de sa thèse principale, mais nous sommes de son avis lorsqu’il affirme que la liberté de la presse peut seule exercer une action préventive en faveur du public sur les spéculations financières et industrielles que nous avons vues si souvent, depuis que la presse est engourdie par le monopole, dégénérer en désastres et en scandales déplorables. Il y a longtemps que nous avons nous-mêmes invoqué l’intérêt des affaires en faveur de l’affranchissement de la presse. Un éclat récent, dont la triste impression est toute vivante encore dans l’opinion émue, prête à la revendication de la liberté des journaux un argument d’une opportunité saisissante. Il est à craindre que l’époque dans laquelle nous vivons ne reçoive une marque fâcheuse dans l’histoire de ces grands scandales financiers que l’on croyait impossibles depuis la chute de l’ancien régime. Ceux qui auront à mentionner ces faits comme un trait regrettable de nos annales devront constater en même temps que, pendant la période où ils se produisirent, la presse en France ne fut point libre.

La mort a depuis quelque temps d’inexorables préférences pour la littérature, et elle frappe à coups si redoublés, qu’on a peine à la suivre. Elle enlevait à peine Henry Murger, un homme dans toute la jeunesse de l’âge et la vivacité du talent, que déjà elle atteignait M. Eugène Scribe, l’homme qui, sans s’arrêter un instant, a tour à tour animé tous les théâtres de sa verve ingénieuse. L’un et l’autre ont disparu à peu de jours de distance, le conteur charmant et délicat, l’auteur de tant de récits émouvans, le Dernier Rendez-vous, les Vacances de Camille, Adeline Protat, et l’inventeur dramatique qui s’est le plus prodigué en ménageant le mieux un esprit plein de dextérité et de ressources. La mort seule les a rapprochés en les frappant à si peu d’intervalle, car il n’y avait assurément entre eux rien de semblable ; ils n’étaient pas de la même race, et ils ne suivaient pas les mêmes chemins. Quoiqu’ils soient arrivés presque à la même heure au même but, où tout le monde va, M. Scribe a porté jusqu’au bout le poids de cet immense labeur qu’il s’était créé, de tout ce monde de fragiles conceptions qui lui étaient familières. Pendant quarante ans, ses œuvres ont été l’honnête distraction de ceux qui vont chercher l’agrément au théâtre, et il est mort au lendemain de son dernier succès. Nous ne savons ce qu’on dira dans l’avenir du théâtre de M. Scribe : il représente du moins une certaine face de notre société ; cette société, il l’a peinte à une heure de ce siècle, et cette carrière n’a pas été seulement pour l’auteur pleine de succès ; elle l’a conduit à la fortune honnêtement conquise, à l’Académie, qui a couronné en lui la comédie et le vaudeville. Quant à Henry Murger, qui a précédé de quelques jours M. Scribe, il s’en est allé plein de jeunesse, à l’heure où la vie aurait pu peut-être lui sourire, mais non dans tous les cas sans avoir laissé dans le roman contemporain la marque certaine d’une originalité pénétrante et vive. Henry Murger s’était fait sans effort, tout naturellement, le peintre d’un monde où la misère n’exclut pas la gaieté et où l’abandon dans la vie n’exclut pas l’émotion sincère du cœur. Il a été le poète de la vie de Bohême, de cette vie dont bien d’autres ne savent peindre que les crudités, et qu’il représentait avec grâce sans lui ôter la vérité. C’était un caractère aimable et bon autant qu’un esprit charmant et vif. Il aurait pu vivre longtemps encore sans doute, s’il lui eût été donné d’avoir une jeunesse moins dispersée, à tous les vents. Au moment où il disparaît et où on est encore sous le coup d’une perte si regrettable, il y a mieux à faire qu’à étouffer le charmant esprit sous les apologies vulgaires : il mérite de laisser par la vie et par la mort un enseignement pour tous, après avoir charmé ses contemporains par un talent plein de sobriété et de grâce.


E. FORCADE.


JOSEPH DROZ ET SES ECRITS[1]

La vie d’un homme de bien racontée par un homme de bien, tel est le mérite, tel est aussi le charme de la notice consacrée par M. de Bonnechose à la vie et aux écrits de M. Droz ; elle accompagne heureusement la nouvelle édition de son principal ouvrage, l’Histoire du règne de Louis XVI. Dans un cadre étroit, qui ne pouvait guère dépasser les bornes d’une introduction, M. de Bonnechose a rendu attachante et instructive l’étude dans laquelle il fait revivre M. Droz au milieu de tous ses contemporains, en le suivant dans les voies si diverses où il s’est successivement engagé : tour à tour soldat, professeur et écrivain, moraliste, économiste et historien, ami de la philosophie et plus tard chrétien fervent, entré dans la vie active aux débuts de la révolution française et ayant survécu de deux ans à la ruine de ces institutions constitutionnelles qui semblaient en être le couronnement. H. de Bonnechose aime à peindre la société dans laquelle M. Droz passa les années de sa jeunesse, accueilli avec faveur dans ces libres réunions de gens du monde et d’écrivains que rapprochaient le goût des choses de l’esprit, les liens de la sympathie et de l’estime. Moins préoccupé de lui que des autres, il était digne d’avoir des amis ; il en eut plusieurs et les choisit de manière à les conserver jusqu’à la fin. Au lendemain des journées néfastes que la convention et le directoire avaient fait traverser à la France, lorsqu’elle n’entendait plus que le bruit des armes, qui semblait couvrir toutes les autres voix, on aime à rencontrer ces hommes de lettres, — Cabanis, Ducis, Andrieux, Picard, Lémontey, — rapprochés les uns des autres, détachés de toute ambition bruyante, jaloux de perpétuer par leurs entretiens et leurs ouvrages les dernières traditions des brillans salons du XVIIIe siècle.

Ce fut dans cette douce atmosphère que M. Droz écrivit son premier ouvrage important, l’Essai sur l’art d’être heureux. Nul ne pouvait mieux développer cette théorie du bonheur qui semble échapper aux préceptes. Sa vie bien réglée, exempte de passions, de mécomptes et d’infortunes, éclairée d’un rayon de renommée sans être troublée par l’ambition, remplie par les joies pures d’un amour partagé, lui permettait de chercher dans sa propre histoire le fondement d’une science sur laquelle il se faisait peut-être illusion. Sans méconnaître la grande part que l’homme peut avoir à la direction de sa destinée terrestre par le bon emploi qu’il fait de sa liberté, il ne faut pas non plus se dissimuler que les plus savans calculs, les efforts les plus persévérans ne suffisent pas à la félicité d’ici-bas et ne protègent pas contre les rigueurs du sort ou les terribles surprises du malheur. Aussi M. Droz avait-il donné l’exemple plutôt que les préceptes d’une vie heureuse ; ramené à ces proportions, son traité n’en avait pas moins une valeur que M. de Bonnechose a finement appréciée, et il ouvrit sous des auspices favorables la voie au jeune écrivain.

Un nouvel ouvrage, le Traité de la philosophie morale, dans lequel M. Droz examine en historien les nombreux systèmes des grands moralistes, et en fait ressortir les plus salutaires règles de conduite qui sont comme le résumé de la sagesse antique, appela sur l’auteur les suffrages de l’Académie française. Après l’avoir couronné, elle pensa qu’elle pouvait lui ouvrir ses rangs. M. Droz, en obtenant un tel honneur, n’avait pas seulement recherché une récompense, mais une charge, et il reprit avec plus d’ardeur la tâche qu’il s’imposait de donner à ses contemporains de nouveaux enseignemens. Son Traité de la morale appliquée à la politique était, comme il le disait lui-même, le legs d’un homme qui avait vu des révolutions ; il le faisait paraître sous le gouvernement de la restauration, à une époque où un tel écrit ne semblait plus être une satire et répondait aux nobles espérances, aux vues loyales d’une nouvelle génération qui faisait alors l’apprentissage sérieux des libertés publiques, inaugurées par la charte de 1814. Ce furent les mêmes pensées saines et élevées qu’il transporta dans son Manuel de l’économie politique, resté justement populaire, et dans l’ouvrage qui perpétuera le plus sûrement son nom, l’Histoire du règne de Louis XVI. C’est dans ce grand travail, préparé pendant vingt-cinq ans, que M. Droz a recherché, par l’étude attentive et impartiale des événemens et des hommes, si l’on pouvait prévenir ou diriger la révolution française. Il y a démêlé avec une rare sagacité les fautes de tous les partis qui précédèrent de si près les crimes du parti terroriste, et il les a jugées sans aucune faiblesse, écartant d’une main ferme cette commode et menteuse excuse de la nécessité inventée à l’usage des lâches ou des scélérats, et rendant ainsi sans cesse aux acteurs la liberté de leur conduite, qui fait la moralité de l’histoire. M. de Bonnechose, qui a lui-même, dans sa remarquable histoire de l’Angleterre, suivi les destinées plus heureuses du peuple anglais, était mieux préparé que tout autre à faire apprécier l’ouvrage de M. Droz. Sa notice s’achève par des pages pleines d’émotion, où il raconte comment l’expérience de la vie, attristée par ces séparations douloureuses qui font sentir au cœur de l’homme le besoin d’une croyance, ramena M. Droz, dans ses dernières années, aux doctrines et aux pratiques de la foi chrétienne. Toujours préoccupé du bien de ses semblables, M. Droz leur laissa pour ainsi dire son testament dans les Aveux d’un philosophe chrétien et dans ses Pensées sur le christianisme. Aujourd’hui plus que jamais, il était opportun de ramener l’attention sur une vie si utilement employée et si honorablement écoulée, dans laquelle l’homme et l’écrivain se complètent pour donner les plus fortifians exemples contre les abaissemens de l’esprit et les défaillances du caractère.


ANTONIN LEFEVRE-PONTALIS.


V. DE MARS.

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  1. Notice sur Joseph Droz, par M. de Bonnechose, suivie d’une nouvelle édition de L’Histoire du règne de Louis XVI ; Paris, veuve Jules Renouard.