Chronique de la quinzaine - 28 février 1867

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Chronique n° 837
28 février 1867


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




28 février 1867.

Ce n’est point aux partisans du progrès des institutions publiques de juger avec découragement et amertume les incidens auxquels nous assistons depuis un mois. Plusieurs de ces incidens, nous en convenons volontiers, ont présenté une apparence bizarre, illogique, contradictoire avec le programme du 19 janvier. Il ne faudrait point s’en scandaliser outre mesure. Ce qu’on doit se dire en regardant d’un peu haut ces tâtonnemens et ces faux pas, c’est que nous traversons une période d’enfantement, et que personne, — pas plus le gouvernement, ses organes et ses défenseurs habituels que l’opposition libérale elle-même, — n’a pu se conformer du premier coup aux allures du nouveau régime dont on a proclamé l’inauguration. Ceux qui ne se laissent point ébranler par de petites déceptions et des dépits passagers doivent considérer sans surprise et de sang-froid les difficultés d’une situation transitoire. Un personnel gouvernemental ne se défait point en un jour, dans son langage et dans sa conduite, des habitudes du pouvoir discrétionnaire. On ne dépouille point le vieil homme par des transformations soudaines. Nous poussons si loin la manie des prévisions écrites dans notre droit politique, nous avons tant accumulé les restrictions réglementaires, que les libres mouvemens de l’activité publique auront à lutter contre les débris de ces entraves longtemps même après qu’elles auront été renversées. Les efforts tentés, il y a quinze années, pour couvrir la réalité du pouvoir dictatorial des formes et des apparences libérales et démocratiques ont mis dans les choses et les mots des contradictions singulières qui ne disparaîtront que devant les nécessités pratiques. La plus énorme de ces contradictions n’éclatait-elle point par exemple à la racine même des institutions ? D’un côté le suffrage universel était établi comme le principe de la souveraineté actuelle, et d’un autre côté, les libertés de la presse et de réunion faisant défaut, le suffrage universel demeurait une souveraineté étrange, privée de liberté. Ce suffrage universel de qui découlaient tous les pouvoirs était traité comme une divinité sourde et muette. Cette anomalie va disparaître avec la rentrée de la presse dans le droit commun et la reconnaissance en une certaine mesure du droit de réunion. Ainsi cesseront les autres incohérences qui nous choquent encore ; le gouvernement est le premier intéressé à y mettre promptement un terme, car le décousu des idées et des mots communiquerait à sa politique une fâcheuse ambiguïté. En tout cas, la cause libérale pourrait supporter avec une indulgence hautaine les inconséquences du pouvoir, car elle a deux auxiliaires d’une efficacité certaine, la logique et la force des choses. Ces réflexions nous venaient à l’esprit tandis que nous assistions aux maladresses qui ont compromis l’effet des promesses du 19 janvier. La circulaire du directeur-général des postes, les premiers bruits répandus sur les dispositions du projet de loi relatif aux journaux tranchaient sur la situation nouvelle comme de malencontreux contre-sens ; mais la conscience et la raison publiques ont fait sur-le-champ justice des tendances qui se manifestaient si mal à propos. Un immense et instructif étonnement a accueilli en France et à l’étranger ce fait, qu’une surveillance de police sur les correspondances privées pouvait être confiée aux plus infimes agens de l’administration des postes. La stupéfaction des esprits sensés n’a pas été moindre quand on a été informé que la première élaboration d’un projet de loi sur la presse avait abouti à un système de pénalités féroces et absurdes, allant jusqu’à frapper les écrivains d’incapacité politique et à porter atteinte à l’inviolabilité des représentans du pays. Une explosion de la raison et de la probité générales a suffi pour avertir le pouvoir. L’inquisition postale a été en somme désavouée par M. Rouher ; le projet de loi sur la presse a été remanié et purgé, dit-on, des énormités qu’on avait annoncées. Nous avons vu et nous verrons encore, par suite des habitudes du régime, dictatorial, d’autres absences d’esprit parmi les agens et les organes du pouvoir. Il semble qu’il ne soit point possible de passer d’un état de choses à l’autre sans commettre des inconséquences et des maladresses qui heureusement seront bien vite aperçues et redressées par l’opinion publique. Soit par l’effet des combinaisons tout artificielles introduites dans notre législation politique, soit par suite de la longue léthargie qui a engourdi chez nous la discussion, on dirait que nous sommes condamnés pour quelque temps encore à des embarras singuliers de langage et de conduite.

La gaucherie est le trait de la situation. On en a eu la curieuse démonstration dans le débat parlementaire engagé par l’interpellation sur l’acte du 19 janvier. Tout est allé de travers du commencement à la fin de cette discussion. Cependant le sujet était bien digne d’une délibération approfondie, calme et patiente de la chambre. Quelque opinion que l’on ait sur la procédure employée par le chef de l’état dans la résolution des mesures annoncées et sur la portée de ces mesures, une chose est certaine, c’est que l’acte du 19 janvier doit être l’origine d’un nouveau système politique. Il eût valu la peine d’embrasser ce système dans son ensemble et d’obtenir par une investigation raisonnée de l’opposition libérale une interprétation complète du gouvernement. Il y a trois choses dans les mesures du 19 janvier : une nouvelle réglementation du débat parlementaire par la substitution du droit d’interpellation au droit d’adresse, la presse rétablie dans le droit commun, l’inauguration du droit de réunion, notamment à l’occasion des élections. Le principal résultat du nouveau système est bien moins l’abolition du droit d’adresse que le régime légal donné à la presse et le droit de réunion reconnu aux électeurs. Cependant la chambre s’est montrée égoïste : elle n’a prêté son attention qu’à la mesure qui la concernait, elle n’a discuté que la substitution du droit d’interpellation au droit d’adresse. Enfermé dans ces limites, le débat avait un caractère artificiel, et se heurtait nécessairement aux prescriptions constitutionnelles et aux sénatus-consultes qui ont attribué au pouvoir exécutif la réglementation des travaux parlementaires. Là sont apparues toutes les contradictions théoriques qui naissent des excès de la réglementation, provoquent des controverses abstraites et jusqu’à un certain point stériles, car l’antagonisme des principes absolus n’admet point de transaction. L’empereur, a-t-on demandé, avait-il le pouvoir de retirer le droit d’adresse par un simple décret ? Si l’on répond par l’affirmative, où est la sécurité de la chambre, sur quelle base repose la stabilité de ses attributions, puisqu’un décret pourra toujours lui reprendre ce qu’un autre décret lui aura donné ? Le génie logique de notre pays ne s’accommode point de ces contradictions. Au point de vue pratique même, on ne comprend point que la chambre, qui, comme M. Rouher l’a proclamé, a une autorité si grande, qui par exemple peut, par le refus de l’impôt, paralyser le pouvoir exécutif, ne soit pas maîtresse des formes et des objets de ses délibérations, et soit privée de la faculté de présenter des adresses au chef de l’état. L’histoire d’ailleurs s’élève autant que la logique contre cette anomalie. Le premier usage que les assemblées représentatives ont fait de leurs libertés a toujours été de rédiger des adresses au pouvoir monarchique. Sous les rudes Tudors, sous les tyranniques Stuarts, on voit sans cesse « les pauvres communes d’Angleterre présenter des adresses à sa majesté. » Cette question de l’adresse n’a donc guère été envisagée au corps législatif que par le côté abstrait du droit constituant. Elle a été traitée à ce point de vue par M. Jules Favre avec l’élévation de pensée et l’éclat d’éloquence qui distinguent ce grand orateur ; mais le débat n’a fait que mettre en lumière l’antagonisme des principes : il ne pouvait les concilier, puisque la lettre de la constitution et des sénatus-consultes est une limite où vient expirer l’autorité de la chambre représentative. Une mesure qui, dans la pensée apparente du gouvernement, n’avait qu’un intérêt pratique, la netteté et la précision des débuts parlementaires, est donc devenue aux yeux de l’opposition la pierre de touche de l’indépendance du corps législatif et l’occasion d’un conflit d’attributions constitutionnelles. Ces conflits ont assurément une grande importance ; quand ils sont au fond des choses, ils sont perpétuellement ramenés par les événemens ; la sagesse conseille de les prévenir par des solutions raisonnables et prudentes ; ceux qui résultent de nos procédures réglementaires seront certainement terminés un jour par les nécessités impérieuses du gouvernement représentatif au profit des principes libéraux. Cependant l’opinion n’en est point encore suffisamment saisie, et l’interpellation sur les mesures du 19 janvier ne lui a point apporté la nature d’éclaircissemens qu’elle désirait et qu’elle attendait.

Le tour que la discussion a pris dans cette circonstance a d’ailleurs décontenancé tout le monde. L’honorable président de la chambre, au premier mot prononcé par M. Lanjuinais à propos de la constitution, paraît avoir été pris d’un cruel embarras. Il y a un sénatus-consulte qui interdit la discussion de la constitution. Le président a cru de son devoir d’appliquer les prescriptions de ce sénatus-consulte au député libéral chaque fois que celui-ci cherchait dans la constitution une définition ou un enseignement. Il faut que l’esprit de certaines personnes ait été envahi par une confusion d’idées bien étrange pour que le sens du mot discussion ait reçu dans une prescription légale une acception si fâcheuse. Les Français finiraient vraiment par ne plus se comprendre entre eux, s’il était au pouvoir des lois de dénaturer à ce point la signification des mots. Le législateur ne doit avoir voulu prévenir qu’une chose : c’est l’attaque à la constitution, la critique agressive de la loi fondamentale ; mais la discussion loyale, c’est-à-dire l’interprétation raisonnable et l’invocation positive des principes constitutionnels ne peut avoir été refusée à ceux que ces principes régissent. La nature des choses a été ici la plus forte, et l’on peut dire que les deux séances consacrées à l’interpellation de M. Lanjuinais ont été remplies par une discussion de la constitution. Certes c’est une grave difficulté d’avoir à présider une grande assemblée délibérante quand, grâce aux législations restrictives interprétées dans le sens le plus sévère par des esprits passionnés, on peut être exposé aux scrupules qui ont assailli l’autre jour M. Walewski, et se croire obligé de ramener un orateur aux voies orthodoxes par des admonestations multipliées. Qu’il est digne d’envie, quand on le compare aux présidons de nos chambres, le speaker de la chambre des communes enseveli sans sa majestueuse perruque, affranchi de tout devoir de pédagogie, et laissant paisiblement s’écouler, sans y mêler lui-même un murmure, les effusions de l’éloquence parlementaire. C’est que dans la libre et indépendante chambre anglaise la responsabilité de la conduite des débats parlementaires repose non sur le président, mais sur les chefs des partis. Aussi jamais en Angleterre les discussions ne sont tronquées par des surprises arbitraires. Les orateurs considérables, par une entente loyale des partis rivaux, sont toujours assurés d’avoir la parole quand ils le désirent. Supposez que l’interpellation de M. Lanjuinais eût eu lieu dans les formes de la procédure anglaise, le débat eût été plus précis, plus complet, bien plus instructif et pour le gouvernement et pour le pays. Les hommes politiques importans y auraient eu leur place marquée. Pour n’en citer que deux, toute la chambre, amis et adversaires, y aurait appelé M. Thiers, et y eût admis à sa convenance M. Émile Ollivier. Qui mieux que M. Thiers eût pu, par une analyse ingénieuse et calme, éclairer l’opinion publique sur les récens changemens constitutionnels, en signaler par une critique précise, mais modérée, les parties défectueuses ou insuffisantes, en indiquer avec impartialité les parties acceptables et encourageantes ? Obtenir de M. Thiers qu’il prenne la parole, n’est-ce pas toujours un profit pour l’intelligence politique du pays, un honneur pour la chambre, une satisfaction glorieuse pour l’esprit français ? Quant à M. Émile Ollivier, il n’eût point été découragé, dans une circonstance si délicate de sa carrière politique, par les clameurs d’une portion tumultueuse de la chambre. Il eût été mis en demeure de définir la position qu’il a prise ; on eût pu désapprouver ses motifs et ses conclusions, on eût du moins épargné à un homme jeune, qui semblait dirigé par une vocation politique déterminée, une manifestation de ralliement aux idées gouvernementales peu conforme à ses antécédens, que ses amis eux-mêmes ont dû trouver trop laconique et trop sommaire, et qui ne pouvait acquérir une valeur sérieuse que si elle eût été justifiée par des explications suffisantes.

L’homme heureux dans cette discussion a été M. Rouher. On peut être séparé du ministre d’état par des dissentimens profonds sur la théorie de nos institutions politiques, mais on ne saurait sans injustice fermer les yeux sur ses éminentes facultés. Il est le représentant le plus robuste, le mieux accrédité que puisse avoir la politique du gouvernement dans cette phase de transition colorée d’une teinte libérale. Quand on songe que les résolutions déclarées le 19 janvier ont été prises si récemment, qu’elles ont dû donner lieu à tant de délibérations et de travaux de préparation concertée, qu’elles ont succédé à l’élaboration compliquée de la loi militaire, que M, Rouher a deux ministères à conduire, on est obligé de reconnaître dans cet homme d’état une facilité d’esprit et une puissance de travail peu ordinaires. Dans ce mouvement incessant de labeurs, le rôle que M. Rouher doit remplir devant les chambres ne semble être pour lui qu’une énergique récréation. Il porte dans la discussion publique une sérénité, un air de confiance qui en feraient, sous des formes politiques plus avancées, un chef parlementaire des plus influens. On le dirait de cette race de travailleurs bien portans qui oublient les fatigues et les mécomptes du passé, qui repoussent les préoccupations soucieuses de l’avenir, et, mesurant leur tâche à la journée, l’accomplissent avec une allègre vigueur. Il prend tout du point de vue pratique ; aux grands argumens de M. Jules Favre, il répond par les faits actuels vus en beau. Son mobile est celui que les Anglais suivent volontiers et qu’ils nomment expediency, le possible actuel. Il ne subit point d’avance la loi des principes supérieurs de la politique; mais il ne décourage point non plus ceux qui cultivent la vertu de l’espérance, et il les ajourne à l’épreuve et à la date du possible. Il s’est joué autour des difficultés que soulève l’organisation de la souveraineté populaire en face du pouvoir constituant concentré en permanence dans un gouvernement personnel : il n’a pas paru songer aux argumens cette fois tout pratiques qui s’élèveront contre le gouvernement personnel dans les débats auxquels devront donner lieu et notre situation politique extérieure, telle que l’ont faite les événemens d’Allemagne, et la loi sur l’armée, et les résultats de l’entreprise mexicaine.

Ceux qu’a désappointés l’issue de l’interpellation sur la politique générale ne doivent point oublier que de nombreuses et vastes questions attendent une solution prochaine, et que la présente session est destinée à être une des plus laborieuses qu’on ait vues depuis longtemps. Il y aura des interpellations sur les affaires extérieures et sur le Mexique, puisque le gouvernement les a acceptées d’avance par une note insérée au Moniteur. De grandes lois politiques, la loi sur la presse, la loi sur le droit de réunion, la loi sur l’armée, devront être votées dans la session. Il y a enfin le budget, où, si c’est nécessaire, l’opposition pourra trouver l’occasion de traiter toutes les questions que l’on rencontrait autrefois dans l’adresse. Ces lois et ces questions sont par leur nature essentiellement pratiques, et l’opposition n’y rencontrera plus les difficultés fatigantes et les déviations irritantes qui naissent des débats sur les principes constitutionnels.

Qu’est-ce que la publication du livre jaune, sinon un appel du gouvernement soumettant sa politique extérieure au jugement des chambres et du pays? Nous ne serons cependant démentis par personne, si nous déclarons insuffisans les documens diplomatiques insérés au livre jaune qui sont relatifs à la crise et à la guerre allemandes. C’est sur le travail diplomatique antérieur à la guerre que les informations officielles font défaut. Il est dans la nature des choses, et nous l’avons toujours soutenu, que l’alliance de l’Italie avec la Prusse n’ait pas été conclue sans que le gouvernement français ait été prévenu par le gouvernement italien d’un acte aussi grave. Les informations que l’Italie a dû nous donner, les conseils qu’elle a pu nous demander ont certainement laissé des traces dans nos archives diplomatiques. Il importerait de connaître le langage qui a été tenu officiellement à cette époque par le gouvernement français au gouvernement italien. Sur ce point, le livre jaune est muet; il est muet aussi sur les communications de même nature qui, à la même époque, ont dû être échangées entre Paris et Berlin. Le livre jaune ne contient guère que les documens qui sont comme la décoration de notre politique étrangère; il ne nous en livre point où se puissent saisir et juger les ressorts intérieurs de cette politique. Il serait fort difficile, avec les pièces publiées, d’apprécier même par conjecture les influences décisives qui ont déterminé les événemens. Parmi ces papiers, il n’en est qu’un qui nous semble pouvoir donner à penser; il est bien court, c’est un simple télégramme de M. Benedetti. La France, on le sait, prêtait sa médiation aux belligérans. M. Drouyn de Lhuys avait envoyé le 14 juillet, dix jours après Sadowa, son projet des préliminaires de paix. Le 16 juillet, notre ambassadeur à Berlin adressait de Brünn à Paris le télégramme suivant : « Je considère comme certain que les propositions seront rejetées par le cabinet de Berlin, si l’Autriche ne consent pas à ajouter une clause qui assure à la Prusse quelques avantages territoriaux dont le résultat soit d’établir la contiguïté de ses frontières. » Cette dépêche peut apprendre aux clairvoyans combien il importe d’être avisé et prompt dans une négociation diplomatique poursuivie au feu de la guerre. Ainsi la Prusse ne demandait encore (et c’est à la France qu’elle le demandait par l’intermédiaire de notre ambassadeur) qu’à établir la contiguïté de ses frontières au moyen de quelques avantages territoriaux. Rien n’eût été plus facile à prévoir qu’une telle exigence, et la France, le 14 juillet, avait eu assez de temps pour tâter l’Autriche. Le vice de la configuration de la Prusse était la solution de continuité qui existait entre ses provinces orientales et ses provinces occidentales; on pouvait bien être sûr d’avance que la Prusse victorieuse tiendrait absolument à réparer cette difformité territoriale. Or, d’après les termes de la dépêche de M. Benedetti, on eût pu alors la contenter à peu de frais. Il eût suffi de poser dans les préliminaires le principe de la contiguïté des frontières prussiennes, et de limiter les avantages territoriaux à une bande unissant les deux parties de la Prusse, qui n’aurait pas dû dépasser un certain nombre de lieues en largeur, et comme population un nombre déterminé d’habitans. En ce moment où elle ignorait encore jusqu’où devait aller la résignation de l’Autriche, la cour de Berlin aurait probablement accepté une pareille proposition. On aurait pu prévenir ainsi les importans accroissemens de territoire et de population que le négociateur autrichien livrait à la Prusse dès son arrivée au quartier-général prussien. On aurait pu conserver par une résolution prévoyante et prompte un reste d’autonomie à certains districts de l’Allemagne septentrionale; on aurait pu surtout sauvegarder l’indépendance de Francfort. Quand on voit ce qui s’est passé depuis, si petit qu’il fût, c<! succès diplomatique n’était point à dédaigner.

La Prusse poursuit le cours de ses prospérités. Les circonstances au milieu desquelles le parlement fédéral s’est ouvert, le discours prononcé par le roi démontrent que le mouvement commencé n’est point près de rencontrer des obstacles. La harangue royale est remarquable par la vigueur de l’accent patriotique et par une cordialité qui ne peut manquer d’émouvoir les âmes allemandes. Sans doute le projet de constitution de la confédération du nord toi que M. de Bismark l’a tracé, donne au pouvoir exécutif prussien des prérogatives qui, à l’usage, soumettraient la confédération nouvelle à une sorte d’autorité absolue exercée par la cour de Berlin. Sans altérer l’économie générale de ce projet de pacte constitutionnel, on pourra, par la simple insertion de dispositions complémentaires, y introduire des garanties pour le libre gouvernement de l’Allemagne, et l’on assure que le parlement fédéral saura améliorer dans ce sens la constitution projetée. Les travaux du parlement fédéral méritent donc d’être suivis avec intérêt. S’ils produisent les résultats qu’on annonce, ils serviront la cause générale de la liberté en Europe, car dans la nouvelle situation du monde la véritable force d’un peuple va se mesurer à son libéralisme pratique; quant à la France, elle n’a qu’à gagner à voir commencer entre elle et ses voisins une concurrence aussi généreuse. Cependant, à côté de l’œuvre constitutionnelle inaugurée au nord de l’Allemagne, les nouvelles expériences autrichiennes se poursuivent avec des fortunes diverses. Deux grandes parties de l’empire autrichien, la Hongrie et la Galicie, paraissent en ce moment contentes de leur sort. Le nouvel ordre de choses est pour la Hongrie une renaissance. Les Magyars possèdent enfin le gouvernement autonome qu’ils ont appelé avec une si opiniâtre persévérance. Le ministère présidé par le comte Andrassy est accueilli par les acclamations du pays. La Hongrie, si riche en ressources morales et matérielles, avait été comme frappée de stérilité durant la longue période où l’on a si vainement tenté de l’assouplir à la centralisation factice du gouvernement unitaire, espérons que, revenue à la confiance et se sentant revivre dans l’esprit de ses traditions, elle se hâtera d’entrer dans un mouvement fécond d’activité économique, et comprendra la mission qui lui est échue dans cette portion si importante du monde européen qui a pour artère le Bas-Danube. Le jeu des institutions représentatives était déjà bien avancé en Hongrie avant 1848; les patriotes éclairés de cette époque comparaient non sans fierté les mœurs politiques de leur pays à celles de l’Angleterre, tant ils se sentaient habitués à l’exercice des libertés publiques. Les Hongrois de notre temps mettront sans doute leur amour-propre à prouver qu’ils n’ont point dégénéré. C’est un résultat heureux pour la cour de Vienne de donner satisfaction à ses provinces hongroises et à ses provinces polonaises; mais il n’y a plus pour l’Autriche de bonheur complet : au moment où elle rallie ses populations orientales, le mécontentement éclate en Bohême, en Croatie, dans l’Autriche allemande. La diète de Bohême semble avoir été jalouse de la condition des Hongrois, elle a repoussé l’idée de se confondre dans l’agrégation des provinces cis-leithanes de la monarchie, elle ne veut point que la Bohême soit réduite à n’être qu’une fraction de l’une des deux moitiés de l’empire; elle réclame une existence constitutionnelle séparée. La Croatie à son tour émet des prétentions également séparatistes et réclame les franchises du royaume triple et un. Ces susceptibilités et ces indocilités de l’esprit de races sont moins graves probablement sur les points où elles se produisent, que lorsqu’elles éclataient au foyer de la Hongrie; mais elles seront longtemps l’infirmité du gouvernement viennois. Depuis Charles-Quint, la maison d’Autriche a poursuivi des erremens dont elle est aujourd’hui victime. Elle n’a jamais su fondre dans un seul peuple des races diverses, même après les avoir entraînées pendant des siècles dans son orbite, elle n’a jamais su s’identifier ù une nationalité douée de la puissance d’assimilation. Peut-être la liberté, à notre époque, a-t-elle seule la vertu d’associer autour d’un grand intérêt commun des races diverses; seulement, pour posséder cette influence, la liberté ne doit être altérée par aucune ruse d’ambition et de domination : il faut se fier à elle avec sincérité; ce n’est que par la sincérité libérale que la politique autrichienne peut devenir capable de régénération.

La situation de l’Italie demeure obscure et douteuse tant que la nouvelle chambre ne sera point sortie de l’épreuve prochaine des élections générales. Sur ce fond terne et incertain, Garibaldi brode en ce moment un de ces épisodes avec lesquels il a le don d’occuper et d’échauffer l’imagination populaire. Il est à Venise; quel dessein l’a conduit là? Veut-il ranimer par sa présence les populations qui sont rentrées les dernières dans la famille italienne et qui passent pour être les moins heureuses? Veut-il, par une démarche qui attire les regards de ses concitoyens, accroître les chances électorales de l’opposition avancée qui avait mis en minorité le cabinet Ricasoli? Cet homme qui a en lui du Pierre l’ermite prépare-t-il une croisade contre les musulmans au profit des Grecs, et vient-il chercher sur l’Adriatique le point de départ d’une aventure orientale? Les mouvemens de Garibaldi seront peu inquiétans pour le gouvernement italien, si ce gouvernement sait dégager ses plans financiers de ses plans d’organisation du temporel des cultes, s’il a le courage d’augmenter ses ressources par des impôts et des économies radicales réalisées dans le budget de la guerre, s’il préfère les opérations sérieuses de finances aux expédiens hasardeux, si, avant de recourir à l’emprunt, il se montre capable de réduire les charges du trésor et d’accroître les revenus publics.

M. Disraeli n’est point un ministre fortuné; il a la mauvaise veine des esprits éclairés qui entreprennent de diriger les partis conservateurs. Le chancelier de l’échiquier, tous les témoins impartiaux le reconnaîtront, était obligé de présenter dans la session actuelle du parlement un bill de réforme. La question de la réforme ne peut plus demeurer en suspens. Il faut que l’Angleterre se délivre de l’obsession de ce problème, qui trouble toutes les situations, empêche la constitution naturelle des partis et rend impossible l’établissement d’un ministère fort et durable. M. Gladstone et les libéraux, n’ayant pu en réaliser la solution dans la chambre, ont dû quitter le pouvoir, et la lourde tâche s’est trouvée naturellement placée sur les épaules de M. Disraeli et des tories. M. Disraeli est regardé par les Anglais comme un des hommes qui connaissent le mieux l’esprit et les complexités du système électoral de son pays et qui seraient les plus compétens pour faire une bonne loi d’élections. Il est évident d’ailleurs que dans les idées anglaises, fort éloignées de l’absolu, une loi électorale n’est bonne que si elle répond assez largement aux vœux actuels de l’opinion pour qu’on soit raisonnablement fondé à espérer qu’on aura la paix sur la question pendant une période de vingt ou trente ans. C’est dans cette idée que le seulement doit être combiné, et l’opinion dominante en ce moment est qu’on ne peut arriver à un résultat satisfaisant qu’en augmentant le nombre des électeurs et en ouvrant surtout la franchise à la portion la plus intelligente de la classe ouvrière. Les données du problème sont si complexes qu’il est évident que l’on ne peut le résoudre que par une transaction désintéressée accomplie entre les opinions libérales et modérées au sein de la chambre. Faire de la réforme électorale une question de cabinet, c’est rendre le règlement prochain de la question impossible, c’est condamner le gouvernement, le parlement, le pays à des ébranlemens funestes. Ces idées semblent avoir dominé l’esprit de M. Disraeli; malheureusement les préjugés et l’entêtement de son parti ne lui ont point permis de proposer au parlement une procédure assez directe et une base de transaction assez large. M. Disraeli a voulu commencer par avoir l’adhésion du parlement aux principes généraux d’une loi destinée à étendre le droit de suffrage. La série de résolutions où il a formulé ces principes a impatienté l’opinion publique comme une manœuvre dilatoire ou comme une réunion oiseuse de propositions abstraites. La mauvaise humeur a éclaté davantage encore quand M. Disraeli est venu exposer et définir par des chiffres les conséquences pratiques que le ministère tory attachait à ces résolutions. Le nombre des électeurs devait bien être augmenté de 400,000 ; mais le ministère tory n’arrivait à ce chiffre que par des catégories triées arbitrairement çà et là dans l’édifice électoral et non par une définition simple et uniforme devant donner à la mesure une signification populaire. M. Disraeli avait fait trop de concessions à l’esprit étroit et timide du torysme. De toutes parts on lui a demandé de renoncer à son système temporisateur et vague de résolutions, et de présenter tout de suite un bill définitif. Le ministère s’est rendu à ces réclamations qu’il eût bien fait de prévenir par une politique plus nette et plus décidée. Il semble entendu d’avance dans les rangs modérés du parti libéral que, pour peu que le bill ministériel s’y prête, et pourvu que les ministres ne posent point eux-mêmes de question de cabinet, on travaillera sincèrement à l’amélioration du bill, on s’efforcera d’assurer par une transaction honorable une solution qui serait l’œuvre collective de la chambre des communes et non le motif et le résultat d’un triomphe de parti. Tel est le sens des conseils sensés et patriotiques que M. Gladstone a donnés à une réunion nombreuse des membres libéraux de la chambre.

Le spectacle et le mouvement des affaires contemporaines, si grands et si graves qu’ils puissent être, ne sauraient détacher les hommes publics qui ne sont point inférieurs à leur vocation de l’étude de la politique dans l’histoire. Par une réciprocité naturelle, si l’histoire fournit aux hommes d’état les enseignemens et les inspirations de l’expérience, ce sont aussi ceux qui ont mis la main dans les affaires et ont vécu dans la société familière des hommes d’action de leur époque qui savent lire avec la pénétration la plus vive et décrire avec l’exactitude la plus nette les lois de l’histoire dans la politique du passé. On verra bientôt, nous n’en doutons point, une réussite de cette sorte dans un volume de M. Jules Van Praët, qui vient de paraître sous le titre d’Essai sur l’histoire politique des derniers siècles. On sait dans toute la société politique européenne le rôle distingué et discret que M. Van Praët a rempli pendant plus de trente ans auprès du roi Léopold Ier de Belgique. Ceux qui s’intéressent aux études d’histoire goûteront dans l’ouvrage du ministre belge les qualités d’un amateur consommé de l’art politique. Prenant son point d’observation dans sa propre patrie, dans ces Pays-Bas autrefois unis, divisés depuis le XVIe siècle, autour desquels les grands politiques européens ont ramené tous leurs plans pendant quatre siècles, il suit dans la succession de ces combinaisons les progrès de l’art et de la science politiques en Europe depuis Charles-Quint jusqu’à nos jours. Grande destinée de ces Pays-Bas devenus la Belgique et la Hollande, qui, réunis à des provinces aujourd’hui françaises, pouvaient former sous les ducs de Bourgogne les élémens d’une monarchie puissante et prospère, que Charles-Quint eut un instant l’idée de constituer en état indépendant, et qui, tout en produisant eux-mêmes des hommes de premier ordre, ont exercé le génie des plus grands politiques modernes ! Ce sont ces hommes, Charles-Quint et François Ier, Philippe II, d’Egmont et le Taciturne, Richelieu, Cromwell, Guillaume III, que M. van Praët montre tour à tour dans son exploration historique, et qu’il dépeint d’un style substantiel et net, par des traits vifs, justes et profonds, que trouve naturellement dans son esprit un écrivain qui a été associé toute sa vie aux hommes qui font l’histoire. e. forcade.




ESSAIS ET NOTICES.

LES PLAGES ET LES FJORDS.

Dans le magnifique ensemble du spectacle qu’offre le littoral maritime, les courbes harmonieuses des rivages sont un des traits qui charment le plus et laissent dans l’esprit la plus durable impression. Ces lignes doucement infléchies se déroulent avec un rhythme merveilleux qui réjouit et repose la vue ; elles portent le regard, pour ainsi dire, tant elles ont de grâce naturelle dans leur développement géométrique, et l’on éprouve à les contempler une sensation instinctive de volupté que rendent encore plus douce les mouvemens cadencés des vagues déferlant sur la côte. Quel que soit l’endroit de la plage où l’on se trouve, on voit la grande courbe de sable baignée par le flot se développer suivant un profil régulier jusqu’à une pointe plus ou moins éloignée qu’assiègent les brisans. Au-delà de cet angle avancé s’arrondit une deuxième anse aussi gracieuse de contours que la première ; puis dans la distance, on discerne toute une série d’autres baies dont les contours deviennent de plus en plus vaporeux. À l’horizon lointain, l’embrun des vagues, pareil à une fumée, recouvre entièrement les plages ; mais on devine que dans cet espace indistinct les sinuosités du rivage se développent toujours avec la même régularité. C’est ce rhythme des plages qui donne aux côtes, d’ailleurs très monotones, des landes françaises un charme si pénétrant. On reconnaît à son œuvre le puissant travailleur, l’océan, et l’on est confondu en pensant à l’immensité des âges qu’ont employés les forces de la nature pour établir une harmonie si parfaite entre le flot et la rive, entre la mer et le continent. Sous l’incessante action des vagues, tous les contours du littoral ont été sculptés à nouveau et se sont recourbés en ondulations régulières, souvent comparées à celles d’une guirlande suspendue de colonne à colonne. Chacune des baies reproduit en grand la forme du brisant qui déferle en dessinant sur le sable une longue courbe elliptique de flocons d’écume.

Les côtes de la plupart des pays montueux battues par le flot de la mer depuis des milliers de siècles ne sont pas moins gracieusement dessinées que les rivages des terres basses. Des exemples remarquables de cette formation régulière se montrent sur toutes les côtes rocheuses de la Méditerranée, en Espagne, en Provence, en Ligurie, en Grèce. Là, chaque promontoire, reste d’une ancienne chaîne de collines rasée par les flots, redresse en haute falaise sa pointe terminale ; chaque vallon qui descend vers la mer se termine par une plage de sable fin à la courbure parfaitement arrondie. Rochers abrupts et plages doucement inclinées alternent ainsi sur le littoral d’une manière harmonieuse, tandis qu’à l’intérieur, les sommets et les pentes des montagnes, les cultures des vallées, les villes éparses sur les hauteurs ou sur les pentes et l’aspect sans cesse changeant des eaux introduisent une grande variété dans l’uniformité grandiose du paysage.

En effet, si le profil du rivage présente une série de lignes mollement recourbées, cette régularité de contours se borne à l’espace étroit que viennent affleurer les vagues; à quelques mètres seulement au-dessus du niveau de la mer l’architecture du continent reprend déjà une infinie diversité dans la succession de ses angles saillans et rentrans, et plus haut encore, les élévations du sol, découpées en vallons et projetant dans les plaines des contre-forts avancés, n’ont plus rien dans leur forme extérieure qui rappelle la courbure si nettement tracée des rivages. De la plage la plus rigoureusement dessinée en arc de cercle on voit les grandes plaines pénétrer au loin dans l’intérieur des terres et se ramifier à droite et à gauche en de nombreuses vallées latérales, indiquant par leurs circonvolutions la forme que devait avoir la côte maritime avant que les alluvions des rivières eussent comblé les dépressions et que le travail régulier des vagues eût disposé les plages en croissant. Que par une brusque révolution les eaux marines s’élèvent à 100 ou 200 mètres au-dessus de leur niveau, et l’océan, inondant toutes les vallées des fleuves et des rivières jusqu’à une très grande distance des rivages actuels, entrera soudain en golfes allongés dans toutes les dépressions du continent, et changera en baies toutes les vallées et les gorges latérales. A la place de chacune des embouchures de fleuves qui accidentent à peine la ligne normale de la côte, s’ouvriront de profondes découpures se partageant elles-mêmes en de nombreuses ramifications. Cependant un travail en sens inverse commencerait aussitôt après que ce changement dans le profil des rivages se serait accompli : d’un côté, les cours d’eau apportant leurs alluvions empliraient graduellement les vallées supérieures et rétréciraient peu à peu le domaine des conquêtes maritimes; d’un autre côté, l’océan travaillerait aussi, par ses cordons littoraux, ses flèches de sable ou de galets, à retrancher de sa surface toutes ces baies nouvelles que lui aurait données la crue subite de ses eaux. Après un laps indéterminé de siècles, le rivage retrouverait enfin cette forme doucement ondulée qu’offrent aujourd’hui la plupart des côtes.

Il est encore plusieurs contrées où ce double travail de la mer et des eaux continentales est à peine commencé. Ces terres, dont le littoral, gardant ainsi sa forme première, est coupé d’échancrures profondes, sont toutes situées à une grande distance de l’équateur, dans le voisinage de la zone polaire. En Europe, les côtes occidentales de la Scandinavie, du promontoire de Lindesness à celui du cap Nord, sont déchiquetées par une série de ces fiords ou golfes ramifiés, et non-seulement le rivage du continent, mais aussi toutes les îles qui forment une sorte de chaîne parallèle aux plateaux norvégiens sont frangées de péninsules et tailladées de petits fiords, se contournant en allées immenses. Parmi les entailles qui décuplent en longueur le développement des côtes et donnent au littoral une bordure d’innombrables presqu’îles plus ou moins parallèles, les unes sont assez uniformes d’aspect et ressemblent à d’énormes fossés creusés dans l’épaisseur du continent, les autres se divisent en plusieurs fiords latéraux qui font de l’ensemble des eaux intérieures un labyrinthe presque inextricable de canaux, de détroits et de baies. Le développement total des côtes est tellement accru par ces indentations que le littoral occidental de la péninsule, dont la longueur en droite ligne n’est pas même de 1,900 kilomètres, se trouve portée à près de 13,000 kilomètres par les plis et les replis du rivage : c’est plus que la distance de Paris au Japon.

Les plateaux de la Scandinavie se terminant brusquement au-dessus de la mer du Nord, les pentes qui dominent les sombres défilés des fiords sont presque toutes très escarpées; il en est qui se redressent en murailles perpendiculaires ou même surplombantes servant de piédestal à de hautes montagnes. C’est ainsi que le Thorsnuten, situé au sud de Bergen, sur les bords du Hardangerfiord, atteint une élévation de plus de 1,600 mètres à moins de 4 kilomètres du rivage. Dans mainte baie de la Norvège occidentale, on voit les cascades bondir du haut des falaises et se précipiter d’un jet dans la mer, de sorte que les embarcations peuvent se glisser entre les parois des rochers et la parabole des cataractes mugissantes. Au-dessous de l’eau, les escarpemens se continuent aussi dans la plupart des golfes, tellement qu’en certains défilés de rochers, dont la largeur de falaise à falaise est de 200 ou de 100 mètres seulement, il faut jeter la sonde jusqu’à 5 ou 600 mètres de profondeur avant de toucher le roc. Dans les Travailleurs de la Mer, Victor Hugo cite à bon droit le Lysefiord comme la plus effrayante à contempler parmi toutes ces sinistres avenues, à jamais privées d’un rayon de soleil par les hautes murailles de rochers qui les enferment. Cet énorme fossé, d’une régularité presque parfaite, pénètre à 43 kilomètres dans l’intérieur du continent; bien qu’en certains endroits il offre à peine 600 mètres de largeur, ses parois se dressent à 1,000 et 1,100 mètres d’élévation, et tout près du bord la sonde ne touche le fond qu’à plus de 400 mètres.

Les îles du Spitzberg, les Far-oër, les Shettland présentent aussi sur leur pourtour des centaines de fiords, pareils à ceux de la Scandinavie; de même les rivages de l’Ecosse sont profondément découpés, mais seulement du côté de l’ouest, où se trouvent en outre des îles nombreuses reproduisant en miniature le dédale des promontoires et des baies de la terre voisine; la partie de l’Irlande tournée vers la haute mer se développe également en une succession de péninsules rocheuses séparées par des golfes étroits ; mais au sud et à l’est, les côtes des îles britanniques sont beaucoup moins accidentées de forme et se déroulent en longues courbes régulières. En France, on ne trouve guère trace d’échancrures pareilles à celles des fiords norvégiens qu’à l’extrémité de la Bretagne; aussi n’existe-t-il même pas de nom dans la langue pour désigner ces indentations. En revanche, les côtes de l’Irlande, du Labrador et du Groenland occidental, celles des îles de l’archipel polaire, enfin le littoral américain du Pacifique, de la longue péninsule d’Alachka au labyrinthe des îles de Vancouver, ne sont pas moins riches en découpures que le littoral de la Norvège. Pour retrouver une semblable formation des rivages, il faut traverser l’Amérique entière jusqu’à l’extrémité méridionale du continent : les fiords ne recommencent qu’au sud de la longue côte uniforme du Chili, avec l’île de Chiloë, ses nombreuses baies et le réseau des détroits de l’archipel de Magellan et de la Terre-de-Feu. C’est dans l’hémisphère austral la seule région où se montre ce phénomène étonnant de tortueuses et profondes vallées remplies par les eaux de la mer.

Ainsi l’étude comparée de tous les rivages amène à la constatation de ce fait, que les fiords se rencontrent uniquement sur le littoral des contrées froides, et qu’à égalité de température ils sont beaucoup plus nombreux et plus développés sur les côtes occidentales que sur les rives tournées vers l’orient. Pourquoi cet étrange contraste géographique s’est-il produit entre les divers rivages suivant la position qu’ils occupent au nord ou au midi, à l’ouest ou à l’est? Pourquoi les plages et même les falaises baignées par une atmosphère chaude ou tempérée ont-elles pris dans le profil de leurs courbes une si grande régularité, alors que les vallées ouvertes dans l’épaisseur des plateaux de la Scandinavie, du Groënland et de la Patagonie ont conservé leur forme première? Une cause dont les effets se sont produits à la fois et de la même manière aux deux extrémités des continens, dans les terres boréales de l’Amérique et de, l’Europe et dans les îles magellaniques, doit avoir été nécessairement un grand phénomène géologique agissant pendant tout un âge de la planète.

Ce phénomène n’était autre que la rigueur du froid qui se faisait jadis sentir sur la surface du globe, et transformait en longs fleuves de glace les névés des montagnes. La carte parle elle-même pour ainsi dire; elle raconte clairement comment les fiords, ces antiques découpures du littoral, ont été maintenus dans leur état primitif par le séjour prolongé des glaciers[1]. En effet, la période de froid dont on voit encore les témoignages non équivoques jusque sous les tropiques et sous l’équateur, au pied des Andes et dans la vallée de l’Amazone, a naturellement duré plus longtemps dans le voisinage des pôles que sous la zone torride et dans les régions tempérées. Cette période glaciaire, terminée peut-être depuis des milliers et des milliers de siècles sur les plages brûlantes du Brésil et de la Colombie, n’a cessé sur les côtes de France et d’Angleterre que depuis une époque relativement récente, A un âge encore plus rapproché de nos temps historiques, les fiords de la Scandinavie se sont à leur tour dégagés des glaciers qui les remplissaient, et tout à fait dans l’extrême nord et dans les régions antarctiques il est des contrées où les fleuves de glace descendent encore jusqu’à la mer et s’étalent au loin dans les golfes. Le glacier de la baie de Madeleine, qu’ont exploré MM. Martins et Bravais, se projette au loin dans un fiord qui n’a pas moins de 100 mètres de profondeur, et la falaise terminale de glace, poussée en avant par le poids des neiges supérieures, se déploie en une ligne courbe tournant sa convexité vers la haute mer. Sur des côtes encore plus froides, comme au nord du Groenland, et de l’autre côté du monde, sur le pourtour des terres antarctiques, les baies sont même entièrement comblées par les glaces, et celles-ci débordant au large donnent un profil régulier à l’ensemble des côtes. Les vagues de la haute mer viennent se heurter contre un long mur de cristal, mais ces assises glacées déguisent la vraie forme de l’architecture des continens, comme le font sous d’autres climats les alluvions fluviales et les flèches de sable marin. Des vallées profondes découpent aussi le littoral de ces côtes polaires, et dans une période géologique future, lorsque les glaces de ces contrées auront disparu, ces échancrures du continent deviendront à leur tour des fiords semblables à ceux de la Scandinavie.

A l’époque où les baies de la Norvège étaient comblées par les glaces, comme le sont de nos jours celles du Groenland septentrional, elles gardaient leur forme primitive, si ce n’est que les parois latérales et les roches du fond étaient striées et polies par le frottement de la masse en mouvement et des débris qu’elle entraînait. Les blocs de pierre tombés sur les névés et sur le champ du glacier, les amas de cailloux et de terre enlevés par les intempéries et le dégel aux flancs des montagnes formaient des moraines exactement semblables à celles que l’on voit actuellement sur les glaciers amoindris des monts Scandinaves; mais ces moraines, au lieu de s’écrouler avec les glaces dans quelque vallée située à des centaines de mètres de hauteur, étaient portées jusqu’au débouché des fiords dans la haute mer et s’abîmaient au milieu des flots avec les pans détachés du glacier lui-même. Les éboulis successifs de roches et de cailloux devaient nécessairement élever peu à peu une moraine frontale sous-marine, et l’on trouve en effet à l’entrée de tous les fiords Scandinaves des bas-fonds de débris se dressant comme des remparts hors de l’eau profonde. Les marins de la Norvège donnent le nom de « ponts de mer » à ces barrages naturels qui servent de limites aux anciens glaciers et où les poissons des eaux voisines se rassemblent par myriades. Au large des côtes de l’Ecosse occidentale, de même qu’à l’entrée des petits golfes du Finistère, on remarque aussi des cordons de bancs sous-marins et de récifs qui ne sont probablement autre chose que d’anciennes moraines glaciaires.

Après la période de froid qui précéda les âges actuels, les glaciers de la Scandinavie reculèrent peu à peu dans l’intérieur des fiords, puis cessèrent de toucher le niveau de la mer, et leur extrémité inférieure remonta de plus en plus loin dans les vallées ouvertes sur le flanc des monts. C’est alors que commença pour les torrens et pour la mer l’immense travail géologique du comblement des baies. Les eaux fluviales apportent leurs alluvions et les déposent en plages unies au pied des montagnes, tandis que la mer étale en nappes de sable ou de vase tous les débris des rochers qu’elle sape de ses vagues. Déjà dans un grand nombre de fiords, cette œuvre de transformation du domaine des eaux en terre ferme a fait des progrès très sensibles, et si l’on connaissait le taux séculaire de l’accroissement du continent, on pourrait calculer approximativement l’époque à laquelle la vallée s’est trouvée libre de glaces. Sur le versant incliné du côté de l’est, vers les campagnes de la Suède, un travail analogue s’accomplit : là, les glaciers ont été remplacés, non par les flots de la mer, mais par des eaux lacustres étagées en bassins, et ces eaux reculent aussi peu à peu devant les alluvions des torrens. De même, dans la grande chaîne des Alpes suisses, plusieurs dépressions profondes qui furent autrefois les lits de puissans glaciers sont devenues des sortes de fiords continentaux : tels sont les lacs Majeur, d’Iseo, de Lugano, de Côme, de Garde. Ces bassins lacustres sont fermés au midi par de larges moraines pareilles aux « ponts de mer » de la Norvège, et leurs eaux, comme celles des fiords, sont graduellement déplacées par les alluvions qu’apportent les torrens alpins.

Situées plus au sud que les fiords de la Scandinavie, et plus rapprochées de la source du tiède courant venu des Antilles, les baies occidentales de l’Ecosse ont dû être libres de glaces bien avant les côtes de la Norvège, et c’est antérieurement encore que les échancrures du littoral de l’Irlande et de la Bretagne française ont cessé de servir de lits aux neiges solidifiées des montagnes environnantes. Quant aux rivages des îles britanniques tournés à l’est vers la mer du Nord, ils étaient certainement débarrassés de glaces depuis longtemps, car à cette époque comme aujourd’hui c’étaient les vents d’ouest et du sud-ouest qui dominaient en Europe et qui portaient sur les pentes des montagnes inclinées vers l’Atlantique l’humidité nécessaire à la formation des glaciers.

Telle est la raison du frappant contraste qu’offrent dans les îles britanniques et en Islande les côtes occidentales, toutes découpées de baies profondes, et les rivages orientaux dont les fiords sont moins accusés ou même déjà complètement oblitérés par la mer et les alluvions fluviales. De même au sud de l’Amérique, les pluies étant beaucoup plus abondantes sur le versant occidental des montagnes de la Patagonie, les glaciers sont descendus beaucoup plus bas dans les vallées, et les fiords, maintenus par les glaces dans leur état primitif, font encore de toute cette partie du littoral américain un véritable labyrinthe. C’est par les mouvemens de l’atmosphère qu’il faut expliquer la forme des continens eux-mêmes.

Après le recul des glaciers, le travail de régularisation des rivages s’opère dans les diverses contrées avec plus ou moins de rapidité, suivant la forme des continens, la profondeur des fiords et tout l’ensemble des phénomènes qui constituent le milieu géographique. En certaines contrées où les rivières n’ont qu’une faible importance, comme dans la péninsule du Danemark et dans le Mecklenbourg, les fiords se forment d’abord du côté de la mer et deviennent de longues et étroites lagunes séparées des flots salés par des plages sablonneuses. Les golfes où débouchent de grands fleuves sont au contraire graduellement comblés par les alluvions dans les parties les plus éloignées de l’océan et se changent peu à peu en estuaires. Enfin beaucoup de rivages, entre autres ceux de l’Islande orientale, offrent à côté les uns des autres un grand nombre de fiords qui se rétrécissent à la fois en amont et en aval par les apports de la mer et ceux des ruisseaux de l’intérieur.

Quelle que soit la diversité des moyens employés par la nature pour combler les anciennes baies glaciaires, le travail ne s’en accomplit pas moins en son temps, et l’on constate en effet que des régions tempérées à la zone équatoriale les courbes des rivages ont une régularité croissante. Aux innombrables ports qui pénètrent dans l’intérieur des terres septentrionales succèdent au midi des rivages maritimes de plus en plus inhospitaliers à cause du manque d’indentations où puissent se réfugier les navires, et, sur les côtes de la zone torride privées d’embouchures fluviales, c’est par centaines de lieues que les vaisseaux doivent longer les terres avant de trouver un abri. Ce sont les trois continens méridionaux, l’Amérique du Sud, l’Afrique et l’Australie, qui offrent sur leur pourtour le développement de côtes le plus uniforme et le plus dépourvu de baies.

Si l’on peut à bon droit considérer chaque glacier comme un thermomètre naturel indiquant par ses progrès et ses reculs tous les changemens de la température locale, de même on peut voir dans l’ensemble des rivages, des fiords du Groenland et de la Norvège aux longues plages de l’Afrique équatoriale, comme une représentation visible des changemens de température qui ont eu lieu à la surface du globe depuis la période glaciaire. Que par de longues et patientes études on parvienne à mesurer le temps qu’il faut aux alluvions de la mer et des fleuves pour modifier ainsi la forme des vallées jadis remplies par les glaces, et l’on pourra fixer la durée des âges modernes qui ont succédé à la période antérieure de la terre. Ce terme vague d’époque ou de période qui, suivant les divers géologues, se compose de milliers ou de millions d’années, prendra, du moins pour les temps rapprochés de nous, un sens plus précis et se rangera comme les siècles dans la chronologie des hommes.


ELISEE RECLUS.


L. BULOZ.

  1. Une des dernières livraisons des Mittheilungen de Petermann nous apprend qu’un savant bavarois, M. Oscar Peschel, s’est occupé des fiords dans leurs rapports avec la période glaciaire. Sans avoir lu le mémoire de M. Peschel, il nous semble impossible qu’il ait pu arriver à une conclusion différente de la nôtre.