Chronique de la quinzaine - 29 février 1868

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Chronique n° 861
29 février 1868


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




29 février 1868.

Il faut attendre la fin de la discussion de la loi sur la presse pour écrire l’histoire de cet épisode de la politique contemporaine. Les auteurs, les préparateurs de cette loi sur les écrits périodiques, ceux qui ont hérissé cette œuvre législative de précautions défiantes, ceux qui ont tissé les mailles du réseau dans lequel ils prétendent contenir l’esprit de la France, ceux qui se sont délectés à comprimer une grande question de développement national sous des artifices de procédure et avec une friandise de criminalistes adonnés à la création et à la combinaison des pénalités, ceux-là n’occuperont point une belle page dans ce chapitre de notre histoire, Ils nous font faire une sotte figure devant les grandes nations du monde qui connaissent les droits de la presse libre et en éprouvent les bienfaits pratiques ; ils étonnent en tout pays les gens d’esprit sur l’état où l’on veut mettre la nation de Descartes, de Pascal, de La Bruyère, de Voltaire, de Beaumarchais, de Mirabeau, de Paul-Louis Courier et de Béranger. Personne ne veut croire que le génie français puisse consentir à être mis en lisière au rang de la Russie ou de l’Espagne. Ceux qui ont fabriqué la loi de la presse ont mal servi l’impulsion généreuse qui anima l’empereur dans son programme du 19 janvier, et n’ont point répondu à l’attente de la France.

Il y a eu là une de ces fautes de tactique qui, commises dans des occasions décisives, ont des conséquences irréparables. Cependant les libéraux ne doivent point considérer ces conséquences comme fâcheuses pour leur cause, elles ne seront contraires qu’aux adversaires de la liberté, elles trahissent en effet leurs craintes et le peu de foi qu’ils ont en eux-mêmes. On le verra par l’opération de la loi sur la presse. Aucune loi ne sera pour le pouvoir plus dangereuse à l’application. À l’exécuter dans son action intimidatrice, le pouvoir s’exposera aux plus grandes difficultés. D’abord, en entourant la presse de menaces et de dangers, on lui rendra le service de la faire entrer dans une voie de modération et par conséquent d’augmenter son crédit sur l’opinion publique. Si l’on ose la molester dans l’usage modéré de ses plus justes droits, on s’exposera aux plus graves embarras. La loi n’a pas voulu lui restituer le jury pour juge ; elle l’a placée sous la juridiction des magistrats. C’est une résolution bien téméraire. A l’heure qu’il est, les magistratures qui aiment, la sécurité de la conscience et la certitude de l’indépendance, qui est la garantie de leur plus pur honneur, tiennent à se désintéresser de toute intervention dans la politique. La grande magistrature anglaise vient d’en donner un exemple éclatant. A la suite de la réforme en Angleterre, on a voulu fortifier la répression des actes de corruption électorale, et on avait songé à confier cette tâche aux juges ordinaires. La grande magistrature anglaise, la plus respectable peut-être de l’univers, s’est noblement refusée à cette compromission avec un scrupule qui réjouit la conscience humaine. Il faudra, comme les bons esprits le souhaitent, ou que la chambre des communes garde, comme autrefois, l’appréciation de la pureté de ses élections, ou créer des magistrats spéciaux affectés à cet office, en conservant toutes les garanties de publicité qui appartiennent aux parties. Il est peu respectueux et peu habile de faire intervenir la magistrature française dans les luttes d’opinion. C’est une pensée d’ancien régime, c’est un retour à la tradition parlementaire d’avant 1789. Nos anciens parlemens, qui à tout moment étaient appelés à être des juges politiques, étaient à tout moment aussi des obstacles au pouvoir exécutif. Ils rendaient souvent des services apparens à la couronne, ils faisaient brûler par les mains du bourreau des livres qui, malgré eux et malgré les ministres du despotisme, sont devenus la lumière du monde ; mais ils savaient aussi s’opiniâtrer dans des résistances invincibles, contre lesquelles l’aveugle royauté s’est brisée. On a refusé de laisser à douze jurés, citoyens inconnus, interprètes mobiles des mobilités de l’opinion publique, l’appréciation de délits indéfinis et indéfinissables. On a eu la témérité de vouloir livrer à la magistrature le jugement de ces délits vagues et incertains qui, dans leur qualification légale, déjouent la logique d’une langue aussi raisonnable et aussi honnête que le français. On veut impliquer notre magistrature dans les vacillations incessantes du droit politique : le pouvoir exécutif attend beaucoup d’elle mais toute l’expérience de l’histoire démontre que la magistrature, dans l’essence du sentiment de sa probité et de son honneur, refuse en définitive de se donner aux caprices et aux violences du pouvoir exécutif. Puis, au milieu de notre société si unifiée par les lumières et par le patriotisme, peut-on concevoir une magistrature comme un corps séparé, distinct, absolument impénétrable aux impressions publiques ? Il y a sans doute beaucoup à faire en France pour asseoir sur de meilleures bases l’indépendance intégrale et l’autorité du juge : la maigreur des conditions de notre organisation judiciaire rend possibles dans certaines couches l’ambition de l’avancement et les docilités qu’elle inspire ; mais, Dieu merci, les tentations ambitieuses pour nos magistrats s’arrêtent de bonne heure, elles ne peuvent les séparer de l’intelligence et du sentiment général de l’ensemble des citoyens. Un pouvoir exécutif qui ne serait point tolérant aurait tout à craindre d’un conflit avec la magistrature. Le libéralisme modéré n’a rien à en redouter et peut avoir confiance en elle.

Parmi les questions demeurées encore indécises, il en est une que le gouvernement et la commission de la chambre tiennent encore en suspens : celle-ci n’est en apparence qu’une petite question fiscale ; mais, suivant la façon dont elle sera résolue, elle peut avoir des conséquences d’une vaste importance. Le timbre de dimension imposé aux journaux ne rapporte au trésor que quelques millions. Ce timbre est donc d’un intérêt presque nul pour le revenu public ; mais il a le funeste effet de maintenir la presse française ; considérée comme instrument d’information et d’instruction pour le public, dans un état regrettable d’infériorité par rapport aux grandes presses étrangères. La publicité française ne sert que d’intermédiaire à la transmission du produit du timbre du public au trésor ; le véritable contribuable est l’acheteur, l’abonné, le lecteur du journal. Le timbre est ainsi un impôt sur la lecture, une taxe sur le produit le plus efficace de l’instruction populaire. Plusieurs conséquences énormes, matérielles et morales, sortent pour nous de cet état de choses. Nos journaux, comprimés par l’entrave du timbre de dimension, ne peuvent rendre au public français les services d’information que donnent aux Anglais et aux Américains les feuilles politiques. Ils sont condamnés à ne remplir qu’un nombre déterminé de décimètres carrés de papier auxquels est fixé le taux du timbre, et le service de la poste étant forcé, de première nécessité, la taxe postale est proportionnelle au poids du papier. Avec les concessions qu’ils sont obligés de faire à la publicité des annonces, indispensable à leur existence, les journaux français, s’ils voulaient, et ce serait leur intérêt et leur devoir, s’élever et élever leur public au niveau de l’Angleterre et des États-Unis, devraient doubler leur format actuel. Qu’on y songe ! Au point de vue des intérêts de l’information publique, la presse occupe à notre époque une place principale parmi les agens si puissans qui rapprochent non-seulement les intérêts matériels, mais les intérêts moraux. Dans un temps de chemins de fer, de compagnies maritimes, de télégraphie électrique, il est absurde d’arrêter par une fiscalité misérable l’accroissement naturel du format des journaux. Il y a aussi une distinction établie pour le timbre qui répugne non-seulement aux principes absolus de l’égalité française, mais à la logique. Tandis que les journaux qui s’occupent de politique et d’économie sociale sont soumis au timbre, les journaux dits littéraires en sont affranchis. Cette distinction est tout à fait arbitraire. Elle est absolument chimérique : il n’y a pas de littérature qui puisse être séparée, si ce n’est par fiction, de la politique, quand il n’y aurait que l’influence inévitable exercée sur les théories sociales et les mœurs par les œuvres littéraires. Cette distinction n’existe ni en Angleterre ni aux États-Unis. Là tous les journaux sont affranchis du timbre, et tous ils prennent, sans être gênés dans leur entournure, le développement que le goût et l’utilité du public leur demandent, ou que leur habile industrie leur suggère. Cette réforme ne date que de quelques années en Angleterre. Elle a été accomplie par M. Gladstone, secondé, si nous avons bonne mémoire, par M. Milner Gibson, et elle a produit les meilleurs effets. Grâce à l’affranchissement fiscal, à côté du Times, qui conserve sa prééminence et qui est comme une institution politique anglaise, des journaux à un penny s’impriment chaque jour à des centaines de mille exemplaires. Des journaux hebdomadaires ont des tirages non moins considérables. Chose remarquable, cette grande presse populaire est en ce moment un des puissans élémens d’ordre de l’Angleterre ; guidée par L’honnêteté du patriotisme et par une juste vue de ses intérêts, elle étudie et pressent l’opinion publique avec un tact parfait et la représente avec une franche fidélité. On est sûr en Angleterre de trouver la note juste, la note libérale et sage de l’opinion dans une feuille d’esprit comme Punch, dans une feuille d’images comme les London-News, aussi bien que dans les articles mâles du Times et les essais raffinés du Saturday. Méconnaîtra-t-on chez nous la leçon de cette expérience ? L’état voudra-t-il lever un tribut ridicule sur les besoins d’information du suffrage universel, sur les besoins de renseignemens des classes commerçantes, sur les plaisirs d’esprit des classes lettrées ? Oubliera-t-il ses doctrines économiques sur la liberté du commerce ? Se refusera-t-il à comprendre que, pour fonder une presse favorable à la sage liberté, et qui soit une défense puissante de l’ordre social, le gouvernement est intéressé à laisser les journaux livrer leurs produits suivant la demande, à leur permettre d’être des affaires commerciales saines et profitables pour les capitaux qui s’y emploient.

Impuissante, arbitraire et par conséquent mauvaise définition des délits, création d’une juridiction qui ne serait périlleuse à la longue que pour le pouvoir qui prendrait imprudemment plaisir à l’affronter, interdiction par un contre-sens incroyable de la publicité aux procès de l’opinion dont l’opinion est le seul juste juge, amoncellement contre les délits imaginaires de peines raffinées insupportables à la tolérance de notre époque et désavouées par l’esprit de la civilisation contemporaine, hésitations sur le timbre qui nous laisseraient inférieurs à l’étranger au point de vue des services matériels et moraux qu’est appelée à rendre une presse affranchie des mesquines entraves du fisc, tels sont les défauts de la loi que le corps législatif est en train de voter. Ils nous déplaisent, mais ils ne nous rebutent point, car nous sommes convaincus que les difficultés de cette combinaison peu cohérente frapperont à l’usage le gouvernement lui-même, et que la presse aura l’habileté de les faire tourner à son profit par sa modération et sa fermeté patiente. Mais autour et au-dessous des antagonismes d’opinions qui se manifestent dans un débat aussi complexe que celui-ci il y a autre chose que les argumens mis en avant sur les points de détail par les orateurs de l’une et de l’autre école : il y a une situation politique générale dont il est utile d’observer et de signaler les tendances contradictoires.

Le drame, il faut avoir la franchise d’en convenir, a été et réside moins dans les luttes d’éloquence qui ont vivement passionné le public et amené d’étranges incidens que dans les sphères du pouvoir et de la majorité gouvernementale. Dans la lutte publique, la tâche de l’opposition a été simple et nette : les orateurs de l’opposition avaient en mainte défense des principes, des traditions, des expériences de la révolution ; ils l’ont soutenue avec un éclat de talent, avec une persévérance imperturbable. Par eux, nos fastes parlementaires ont été enrichis d’une de leurs pages les plus glorieuses. Il ne faut pas se lasser de répéter les mêmes noms, puisque ceux qui les honorent ne se sont point lassés dans l’accomplissement du devoir ; ce sont toujours M. Thiers, M. Jules Favre, M. Berryer, M. Picard, M. Jules Simon, M. Emile Ollivier, etc., les moteurs des amendemens utiles comme MM. Lanjuinais, de Janzé, Brame, Latour-Dumoulin. Les anciens ont montré peut-être encore plus de vaillance et de mâle vigueur que les jeunes. Leur rôle, nous le répétons, était simple : ils ont dévoilé toutes les amphibologies de la loi, ils ont poussé à bout toutes les équivoques, ils ont vengé la logique de notre langue des atteintes dirigées contre elle dans les formules légales qu’on leur donnait à combattre. Cependant l’esprit de la lutte n’était point précisément dans ce qui a été dit, il était dans ce dont on n’a point parlé. Au fond, ce qui s’agitait dans ces chaudes escarmouches, c’était la question de savoir si le gouvernement abandonnerait la loi ou la maintiendrait, s’il reculerait ou s’il persisterait à marcher en avants Après une crise que tout le monde a connue, c’est le dernier parti que le gouvernement a su prendre.

Celui qui a eu ostensiblement l’honneur de personnifier en lui la résolution de marcher en avant est M. Rouher. M. Rouher, après l’empereur, a tranché la question. On doit attribuer à la pensée impériale des grâces d’état supérieures aux lumières de ses conseillers. Le devoir de conscience d’un chef de gouvernement est d’équilibrer sans cesse la situation du dedans avec la situation du dehors, de mettre en harmonie le présent avec l’avenir. Ce devoir austère, qui doit être le stimulant des chefs d’état, avait évidemment parlé à l’âme de l’empereur au 19 janvier 1867. Le parti rétrograde lui a reproché d’avoir devancé en cette occasion les vœux de l’opinion publique : que savent les gens de ce parti des aspirations de l’opinion publique, puisqu’alors elles ne pouvaient s’exprimer avec liberté ? L’empereur a aperçu le jeu réciproque des nécessités intérieures et des nécessités extérieures de la France. Il a senti à la fin de la crise allemande que le salut du pays exigeait que l’on mît les armes aux mains de la nation, et il a senti en même temps que c’est seulement à une nation libre qu’on peut demander les sacrifices héroïques accomplis avec confiance et la certitude du succès. Pour nous, nous avons toujours eu depuis Sadowa la conviction que les efforts demandés à la France pour conserver son juste ascendant dans une Europe en révolution devaient avoir pour récompense infaillible et prochaine la liberté politique. Qui est maître d’ailleurs de l’avenir ? Et s’il était exact, suivant une théorie fataliste que repoussé toute notre conscience, que la dictature eût ses momens nécessaires dans l’histoire des peuples, quel est l’homme sensé qui, voulant être fondateur d’empire, s’exposerait avec insouciance à laisser son héritage à l’état de possession précaire sans l’appui des institutions qui sont indépendantes des qualités personnelles, et qui contiennent en elles-mêmes les conditions de leur vie et de leur durée ?

Nous nous félicitons sincèrement de la bonne chance qui a permis à M. Rouher de ne point quitter le pouvoir en chef du parti réactionnaire, et qui lui a donné le mérite de réunir au vote de l’article essentiel de la loi, le premier, l’opposition et la majorité. Depuis lors, le ministre d’état a défendu les mauvais détails de la loi avec une ténacité et des habiletés de jurisconsulte dignes d’une cause meilleure. Cependant il faut reconnaître que M. Rouher a toujours réservé l’avenir, qu’il a prononcé sur la responsabilité ministérielle des paroles qui ressemblaient à des avances et qui donnent à penser, — qu’il s’est déclaré explicitement résolu à marcher en avant, tout en se tenant sur la défensive. Au fond, pour les connaisseurs, M. Rouher a le tempérament d’un radical. Il faut qu’il reste des nôtres. Le temps le mènera. Son système paraît être en ce moment de laisser glisser insensiblement la constitution dans les formes d’un régime libéral et parlementaire. Comme M. Rouher est loin d’être un esprit morose, comme il apporte dans la politique la bonne humeur et le caractère facile, les moyens de conciliation ne sont point impossibles avec lui. S’il eût vécu en Angleterre au XVIIIe siècle, il eût été un de ces politiques ouverts, mais calculateurs des circonstances, qu’on appelait des trimmers, et dont lord Macaulay nous a décrit le type dans son délicieux portrait de lord Halifax. Mais voici où est la difficulté du moment : quelle est la meilleure conduite que conseillent les circonstances actuelles sérieusement étudiées ? Peut-on avec sécurité se laisser glisser sur une pente sinueuse et douce, ou bien les nécessités du temps ne commandent-elles point d’aller d’un pas résolu au but, qui est le rétablissement le plus prompt possible de la logique et de l’harmonie dans les institutions françaises ? Si l’aspect des choses faisait incliner au second système l’initiative du pouvoir, de nouveaux principes devraient être introduits dans la constitution au moyen d’une déclaration des droits proposée au suffrage universel par un plébiscite. Quant à nous, nous ne comprendrions point qu’on hésitât entre les deux systèmes. Avec celui des lenteurs et des temporisations, on s’expose à des surprises, on laisse s’énerver et s’aigrir le moral du pays, on se prive de la bonne grâce des concessions par la lenteur avec laquelle on les débite à petite dose. On a parlé récemment de plébiscite ; qu’on n’en parle pas trop longtemps d’avance, qu’on agisse vite le jour où l’on sera décidé. Ce serait un grand honneur pour M. Rouher de seconder l’initiative impériale dans l’accomplissement d’une œuvre qui sauverait la France de toute crainte de réaction morne et obscurantiste, et lui donnerait du jour, de l’air, de l’avenir.

Il y a dans les événemens qui se passent chez les autres peuples des caractères qui encouragent les conseils que nous prenons la liberté de donner au gouvernement de notre pays. Est-il séant que le faux esprit conservateur en France devienne plus bouché, plus étroit, plus acariâtre, au moment même où en Angleterre, sous l’aimable influence de M. Disraeli, la cause conservatrice s’est rajeunie avec tant d’intelligence, ne gardant du passé que ces formes devenues inoffensives, qui, embellies par la patine du temps, ornent de reflets poétiques les institutions toujours perfectionnées d’une nation qui a eu une longue et grande histoire. Notre illustre ami M. Disraeli est aujourd’hui premier ministre de la reine d’Angleterre. Dans notre vie politique moderne, la sereine et honnête ambition du patriote et de l’homme d’état n’a point de plus haut couronnement que la premiership du cabinet de sa majesté britannique. Il n’y a pas de souverain ni de président de république qui ait une situation plus belle et plus enviable que celle du premier. Qu’on songe à ce qui a été fait de grandes choses par des hommes d’état savans dans l’art de faire vivre les institutions par la liberté et la persuasion, et animés de la passion du bien public pour obtenir cette primauté : les impétuosités et les orages de lord Chatham, la superbe émulation de William Pitt et de Charles Fox ; puis, dans les temps voisins des nôtres, Canning, fier, hardi, succombant avec une grandeur mélancolique aux attaques des tories ; puis Peel, prenant par la continuité de ses services, sa sagacité financière, sa parole simple et nette, la conduite d’une classe aristocratique encore hautaine et récalcitrante, parvenant à composer un parti immense et sacrifiant avec un désespoir héroïque à la cause de la vérité économique et de l’humanité l’unité de ce parti qu’il avait formé avec tant d’industrie et de bonheur ; à travers cela, le gouvernement des whigs avec l’énergique figure patricienne de lord Grey et la première réforme parlementaire, avec la bonne grâce de lord Melbourne, avec l’inflexible fidélité aux doctrines et à la tradition historique du whiggisme, qui ont animé la longue, laborieuse et droite carrière de lord Russell, avec le libéralisme conciliant et temporisateur de lord Palmerston, qui par sa juvénile et riante vieillesse a égayé l’Angleterre pendant plusieurs années, enfin avec le comte de Derby, dont la maladie a dompté la riche et forte nature, et qui vient de terminer sa vie publique. A voir les ministères de cette série de premiers lords de la trésorerie, ne dirait-on pas des règnes ?

Tel est le poste auquel M. Disraeli arrive en ce moment. Il y a vraiment dans le spectacle de ce triomphe quelque chose qui dilate le cœur. Il est donc possible que dans la société la plus aristocratique, où est professé avec le plus de conviction le respect poétique des vieilles généalogies, la première place peut être donnée à celui qui, le premier de son nom, l’a, du sincère et généreux aveu de tous, méritée. M. Disraeli, tout le monde le reconnaît en Angleterre, a lui seul gagné sa place. Il n’y a dans cette fortune ni faveur de cour, ni alliance patricienne, ni fanatisme de parti, ni popularité démagogique ; il n’y a que la supériorité de l’homme et l’évidence de la justice. M. Disraeli avait tout en quelque sorte contre lui quand, avant l’âge de vingt ans, il abordait le monde en écrivant dans Vivian Grey le roman, de sa vie, qu’il a maintenant conduite au dénoûment le plus glorieux. Entre Vivian Grey et le jour où la reine lui a confié la composition du cabinet, quelles aventures ! Animé par une inspiration toujours poétique et une énergie de volonté qui ne redoutait point la bizarrerie, M. Disraeli passa plusieurs années à écrire de charmantes compositions romanesques, imprégnées le plus souvent de paradoxes politiques, et s’amusa comme un Alcibiade à couper de mille façons la queue de ses chiens. Il alla même à cette époque jusqu’à tenter la composition d’un poème épique, the revolutionary Epick, dont il imprimait encore les fragmens il y a quatre ans en le dédiant à lord Stanley, à qui l’unit une sympathie affectueuse. L’obstacle le plus redoutable que M. Disraeli pût rencontrer dans la société anglaise et justement dans le parti tory, qui avait ses inclinations politiques, était dans l’origine hébraïque, qui est parlante dans son nom. Il ne s’effaroucha point et attaqua franchement le taureau par les cornes. Il écrivit Alroy, roman poétique en l’honneur de l’un de ces Hébreux du moyen âge qui tentèrent de reprendre Jérusalem par les armes, et plus tard, dans le récit entraînant et étincelant de Coningsby, il incarna en Sidonia le grand et mystérieux Juif cosmopolite, l’oracle philosophique de son œuvre. Entré à la chambre des communes en 1837, on sait qu’il fut interrompu dans son premier discours, et que celui que la chambre reconnaît aujourd’hui comme son plus parfait orateur se rassit en disant aux assistans ironiques qu’il les forcerait bien un jour à l’entendre. Il tint bientôt parole : dans le parti conservateur, il s’associa plutôt au groupe du chevaleresque lord Stanley, le lord Derby d’aujourd’hui, qu’à celui des amis et des élèves de sir Robert Peel ; puis, quand vinrent la crise de l’abolition des corn-laws et le déchirement du parti tory, M. Disraeli rallia et vengea les conservateurs déconfits par des philippiques toutes bouillonnantes du lyrisme du sarcasme. Sans M. Disraeli et son ami le grand sportsman, lord George Bentinck, soutenus et excités à la chambre des lords par les charges à fond de lord Derby, le parti tory fût tombé en poussière. Bientôt M. Disraeli devint le leader mal soutenu des tories, qui ne le suivirent d’abord qu’avec défiance et indiscipline. Aidé cependant par ceux qu’avait gagnés la grâce de son caractère et qui s’attachaient à sa fortune, et par le libéralisme du parti whig, il fit ouvrir aux juifs l’accès du parlement. La scission de lord Russell et de lord Palmerston en 1852 appela fortuitement les tories au pouvoir sous la direction de lord Derby, M. Disraeli étant chancelier de l’échiquier et leader de la chambre des communes. Malgré un de ces discours de quatre ou cinq heures sur le budget, qui sont le tour de force des ministres anglais, notre chancelier de l’échiquier ne put imposer ses propositions à la majorité formée par la coalition des peelites et des whigs. Ce que gagna M. Disraeli à ce premier et court passage aux affaires, ce fut l’apprentissage de l’art si important du maniement de la chambre : ses adversaires, whigs et radicaux, reconnurent avec empressement l’aménité complaisante qu’il apportait dans ses relations avec les membres, l’habileté assidue avec laquelle il dirigeait l’expédition des affaires. Un second ministère, encore abrégé par une coalition des peelites, des whigs et des radicaux, qui fit échouer le premier bill de réforme présenté par M. Disraeli, accrut son autorité et sa popularité comme leader de la chambre. Ce fut alors que le vieux Pam devint premier et pratiqua avec tant de succès l’art de tout endormir. La réforme parlementaire était à ce moment la chose énigmatique qui inquiétait tout le monde, quoiqu’elle eût été la promesse de plusieurs discours de la couronne et l’engagement de tous les partis. Lord Palmerston, en durant, badinait avec cette question, la repoussait doucement dans l’avenir et soulageait tout le monde. Ce fut la cause de la popularité du ministère de ce fin matois, qui se donnait pour le chef du grand parti libéral, mais qui prenait principalement son point d’appui sur les tories, lesquels se souvenaient de l’avoir possédé dans leurs rangs. La durée de ce couchant de la carrière de lord Palmerston dut plus d’une fois impatienter et M. Bright, le promoteur inflexible de la réforme, et M. Disraeli, qui se voyait affaibli dans son parti par l’énervante popularité du premier ministre. La mort de lord Palmerston changea tout. L’échéance de la réforme était arrivée. La chambre des communes se cabra une première fois sous le bill de M. Gladstone, patroné par M. Bright. Il était réservé à M. Disraeli de l’amadouer par des avances et des caresses. Il choisit un principe simple, donné par les traditions anglaises, le principe du suffrage établi sur le domicile, le household suffrage, et eut l’air d’abandonner à la chambre le soin de faire les détails de la loi. Le bill de réforme deviendrait ainsi l’œuvre de la chambre des communes. Dans cette vaste et longue délibération, M. Disraeli développa une ampleur imprévue de moyens, l’esprit de transaction et la fermeté persévérante, le labeur assidu et la bonne humeur continuelle. Il se montra le great commoner de ce temps, comme on appelait autrefois les grands hommes d’état qui eurent le don de conduire et de personnifier en eux l’assemblée populaire. Il fut maître d’une situation incomparable ; même avant la démission du noble comte de Derby, il était premier ministre.

L’avènement de M. Disraeli au premier ministère n’est donc point une surprise, c’est l’effet de son mérite et la récompense que lui décerne loyalement la libre opinion de son juste pays. Nous ne tirons point vanité d’avoir pris un vif intérêt dès nos plus jeunes années à cette hardie et séduisante destinée littéraire et politique, d’avoir plus qu’un autre contribué à la faire connaître à la France et à l’Europe éclairée, d’avoir été en quelque sorte, en prédisant sa réussite finale, l’organe de cette opinion étrangère que Mme de Staël appelait la postérité contemporaine ; mais nous sommes reconnaissans de la consolation que la fortune propice nous apporte. Tandis que nous avons la douleur de voir encore en France une nuée d’oiseaux de nuit s’abattre avec acharnement et pousser leurs cris glapissans contre la profession littéraire à propos de cette loi sur la presse, nous avons aussi l’orgueilleuse joie de voir un écrivain s’élever à la première place de l’Europe. « Je n’ai pas d’autre écusson que la littérature, » disait fièrement M. Disraeli. Il répétait encore : « Je suis un gentilhomme de la presse, » a gentleman of the press. Le gentilhomme de la presse est le premier ministre de la Grande-Bretagne, et quel a été au dernier moment son introducteur courtois ? Lord Derby, le vingt-quatrième lord Derby, sorti de race saxonne croisée de race normande depuis la conquête ! Mais lord Derby ne porte point seulement dans son sang les plus nobles traditions de l’âge féodal, il n’est point seulement le possesseur héréditaire de nombreux et vastes domaines, il n’a point été seulement à la tête des grands jeux de la gymnastique anglaise, il n’a pas été seulement un des plus vaillans et des plus fiers orateurs de son époque, celui que lord Lytton appelait « le prince Rupert des discussions, » il n’a point été seulement chef de parti et premier ministre ; il a été un scholar éminent, l’anglais qu’il parle et qu’il écrit est l’anglais de race le plus pur, et il y a très peu d’années, entre deux ministères, il faisait revivre Homère dans la langue de Shakspeare. Nous ne savons point si le vingt-quatrième comte de Derby daignera accepter le duché qu’on lui offre en respectueux hommage, mais tout le monde sait que, lui aussi, il porte à son écusson le fleuron littéraire.

Les arrangemens de M. Disraeli pour la reconstitution de son cabinet ne pouvaient être traversés d’aucune difficulté. Lord Stanley, qui est, lui aussi, du bois dont se font les premiers ministres, a certainement applaudi à l’élévation du chef et de l’ami auquel il a en toute circonstance prêté un concours sympathique. Ce changement a permis une promotion qui sera fort utile au débat pour la direction de la chambre des lords. Lord Cairns est nommé grand-chancelier. Il avait été nommé lord chief justice à la formation du cabinet Derby. La fortune de lord Cairns a été rapide, mais il la doit à son talent. Il n’était pas seulement un des membres les plus éminens du barreau anglais, il faisait preuve d’une grande force d’esprit politique dans les débats de la chambre des communes ; il pourra être un leader excellent de la chambre des pairs, qu’il va présider.

Les affaires internationales d’Europe demeurent dans le même état d’incertitude confuse ; c’est une houle fatigante, mais il n’y a aucun signe de tempête prochaine. Chaque état a ses embarras et ses incidens. La Prusse, si heureuse en 1866, est cette année visitée par le fléau cruel de la disette,, la famine sévit dans les provinces du nord-est. La scène de Hietzing, la fête du vingt-cinquième anniversaire du mariage du roi aveugle, la revendication véhémente du dernier guelfe, ont été des répliques inattendues à l’indemnité de dépossession que les chambres prussiennes venaient de voter avec répugnance pour le roi de Hanovre, La Prusse évidemment ne voudra plus desserrer sa bourse. L’ancien électeur de Hesse, indemnisé, lui aussi, montre une égale confiance dans les réparations que lui doit l’avenir. Les élections pour le parlement du Zollverein ont eu lieu dans la plus grande partie des états du sud. Le succès, même dans le grand-duché de Bade, qui a pris un général prussien pour ministre de la guerre, a été inférieur aux espérances du parti unitaire. L’Autriche a eu cette année une grande bénédiction naturelle, une excellente récolte, qui a fait d’elle un grenier d’abondance et lui a imprimé un profitable mouvement commercial. Plus heureuse au point de vue économique, ayant complètement réussi dans le rétablissement de l’autonomie hongroise, elle ressent des tiraillemens prolongés dans sa région cisleithane. Là l’élément germanique, représenté au ministère et dans le reichstag, ne se défait point de ses préjugés de centralisation ; l’influence du prince Auersperg et de M. de Schmerling réagirait contre le régime des autonomies, et celles-ci au contraire, prétextant des défiances incurables contre l’ascendant allemand, se livrent aux agitations panslavistes fomentées surtout par la presse tchèque. On va jusqu’à dire que les tendances des Allemands centralisateurs pourraient influer sur la politique extérieure de l’Autriche, pousser cette politique vers l’alliance de la Prusse et de la Russie, et l’éloigner d’une entente intime avec la France. Il y a là sans contredit des pensées incertaines, des propos inconsidérés ou contradictoires du scepticisme, de la fatigue morale ; mais nous n’attachons point une grande importance à ce désordre de sentimens et d’idées, dont nous avons eu si souvent parmi nous le triste spectacle. Nous espérons que M. de Beust, avec son esprit conciliant et persévérant, viendra à bout de ces difficultés.

On assure que les rapports entre la cour des Tuileries et le cabinet de Florence sont redevenus excellens et intimes. Qu’attend-on pour rappeler notre dernière brigade ? Par notre prompte évacuation, nous relèverions l’influence du gouvernement et du parti modéré sur le pays ; nous servirions l’Italie dans son travail de réorganisation financière, qu’elle ne peut mener à bien sans recourir au crédit. Les forces de l’ordre et de la conservation ne peuvent être rétablies en Italie que par une haute marque de confiance significative donnée par la France au gouvernement italien. Peut-être la meilleure médecine pour les peuples malades serait-elle ce qu’on pourrait appeler l’hygiène économique. Il est des états dont la conservation est nécessaire à l’Europe, et qu’il n’y a d’espoir de soutenir que par un bon traitement économique. Tel est par exemple l’empire ottoman. Si les diplomaties des puissances qui lui sont bienveillantes, celles de la France, de l’Angleterre, de l’Autriche, s’unissaient pour guider et aider la Turquie dans l’exploitation de ses ressources matérielles, la plus grande difficulté de la question d’Orient serait peut-être résolue. Il y aurait là sans doute l’occasion d’un rapprochement désintéressé et efficace des politiques de France et d’Angleterre. On trouve à la fois dans les bruits auxquels donnent lieu les agitations orientales beaucoup de contradictions et beaucoup de fantasmagorie. Dans ces derniers jours, les propagandistes slaves semblaient prêts, sous l’incitation des Roumains et des Serbes, à faire des soulèvemens en Bulgarie. Les provinces danubiennes devaient rompre tout lien avec la Porte, se constituer en royaume indépendant et s’appuyer sur la Russie. Ceux dont la question d’Orient trouble la cervelle comme un opium ou un haschich enivrant prétendaient que la France venait de passer une note à la Russie pour protester contre ses menées en Turquie. Il n’y a jamais eu plus fausse nouvelle ; il n’y a eu aucun échange de notes entre Paris et Pétersbourg. Pétersbourg paraît même être devenu plus sage : les instructions de cette cour à ses agens en Orient recommandent que, tout en montrant toujours présent le patronage russe, on conseille aux populations slaves et orthodoxes la patience et le maintien de la paix. Remercions donc la modération provisoire de la Russie, mais la France et l’Angleterre feraient mieux de mettre cordialement la main à la besogne pour fortifier les élémens chrétiens de l’empire ottoman par l’organisation et la suite de bonnes mesures économiques. e. forcade.

REVUE MUSICALE.


On a dit depuis longtemps sur M. Auber tout ce qu’il y avait à dire ; nous nous sommes nous-même, à cette place, si souvent exercé sur cet aimable et attrayant sujet que les paroles aujourd’hui nous manquent presque pour y revenir. On ne saurait louer Aristide d’être juste ; mais ce dont on peut à bon droit s’étonner, c’est de voir les Athéniens de Paris ne se point lasser de l’entendre, de l’applaudir, et cela dans quelle période ? Alors que chacun se travaille, s’industrie à se fabriquer une nouveauté de convention, à formuler sa pensée sur la pensée d’autrui. « Qui veut du Meyerbeer, du Verdi ? Nous en tenons. Si c’est du Richard Wagner que vous préférez, vous n’avez qu’à parler, en voici tout un assortiment. » Au milieu de cette foire aux idées et aux vanités, M. Auber est resté lui-même ; tel il était aux jours de la Muette, de la Fiancée, de Fra Diavolo et du Philtre, tel nous le retrouvons à cette heure, mangeant en délicat son propre fonds et buvant dans son verre, un verre du plus pur cristal de France, où le cliquot bouillonne et pétille sans fin. Il fallait voir, l’autre soir, l’ivresse de tout un public mis en joie par cette grâce exquise. ce naturel dont le secret paraît devoir se perdre. A chacune de ces inspirations accortes, de ces caressantes mélodies, le public tressaillait, souriait d’aise, la salle entière semblait se dire : A demain les impuissances tapageuses, les amours-propres non moins assourdissans que stériles, les funambulesques efforts ! pour ce soir, j’appartiens à qui me charme, je me laisse faire.

On a de tout temps écrit de beaux traités sur la vieillesse : de senectute ; mais de Cicéron à Mme Swetchine je ne trouve pas d’apologiste qui se soit mis en frais pour célébrer la vieillesse du génie au point de vue du seul agrément que les contemporains en retirent. C’est là un tort, car ces agrémens ont bien aussi leur moralité. Victor Jacquemont disait : « Faites de votre temps ce qu’il vous plaira, et soyez tranquille, personne ne vous en demandera compte quand vous l’emploierez à faire de grandes découvertes en physique, à peindre à la manière de Raphaël et de Corrège ; à faire des statues comme Canova et des opéras bouffes comme Rossini. » J’applique le mot à M. Auber et veux croire qu’il lui sera tenu compte de sa fécondité comme d’une vertu. Égayer trois et quatre générations, leur chuchoter discrètement à l’oreille une intéressante et mélodieuse litanie qui mille et une nuits recommence, tâche heureuse, enviable ! Un septuagénaire est un vieillard fâcheux, un octogénaire déjà est une exception, et quelle exception ! un homme de quatre-vingt-huit ans qui, sans défier l’âge, passe outre, et de la même main légère, souple et dégagée, qui jadis écrivait les Diamans de la couronne, trace la partition du Premier jour de bonheur ! Pour moi, je ne puis me lasser d’admirer ces vieillesses vertes et gaillardes ; j’aime l’intelligence avec passion, et la force de productivité ainsi poussée au-delà de toutes limites m’inspire un respect, que je ne saurais dire. Il y a quelques années, j’étais à ce même Opéra-Comique avec sir David Brewster, une lumière, — éteinte hier, — de la science moderne ; il avait alors quelque chose comme quatre-vingt-quatre ans, et faisait son tour de France et d’Italie avec sa femme, aimable et gracieuse savante de vingt ans qui venait de l’épouser par amour. On donnait justement be Domino noirb et ce souvenir d’ailleurs fort simple me revenait à la répétition de l’opéra nouveau en voyant les hommages dont chacun entourait M. Auber et l’attraction involontaire que ce vieillard allègre et doux exerçait sur toute une jeunesse qui vraisemblablement ne se doute guère de ce que c’est que le génie. Se maintenir ainsi sur le tard, travailler, captiver son monde, n’est point si facile ; il faut vivre d’abord, vivere primum, avoir sa note, puis son genre, et que ce genre n’ait point fléchi. Or notons en passant la coïncidence, ce qu’était M. Auber aux plus beaux jours, il l’est encore, et d’autre part les conditions de l’opéra-comique n’ont point changé, ou plutôt, après avoir changé, elles se retrouvent aujourd’hui les mêmes qu’au bon temps. On parle de progrès, on cherche, on expérimente avec la mode ; après s’être élevé jusqu’à l’Étoile du Nord, on descend jusqu’à la musique javanaise, à l’argot. Meyerbeer, c’était beaucoup, c’était trop peut-être pour ces voix, ce public, cette salle ; par contre, l’Opéra-Comique ne sera jamais, quoi qu’on fasse, un café chantant ; la muse cascadeuse des Variétés ou du Palais-Royal, quand elle y paraît avec sa grimace et son crincrin, ne réjouit personne, que je sache, pas même le caissier. L’Opéra-Comique s’agite, et M. Auber le mène ou plutôt le ramène à son vrai point, qui fut dans le passé la Dame blanche, le Pré aux Clercs, le Domino noir, et qui dans le présent pourrait bien être le Premier jour de bonheur.

Pièce et musique sont à l’avenant, et, grâce à Dieu, cette fois ni Shakspeare ni Goethe ne comparaissent ; plus d’attristante découpure, mais un poème d’invention adroite et facile, auquel on s’intéresse et qu’on suit en se disant : Scribe n’aurait pas fait mieux. J’entends les lettrés beaucoup médire de M. d’Ennery ; ils ont tort, vu qu’il n’y a jamais de résultat sans cause, et que presque toujours derrière un grand succès, qui est le résultat, il y a le talent, qui est la cause. Je ne connais du théâtre de M. d’Ennery que trois ou quatre ouvrages, l’Aïeule entre autres, qui n’est certes point une pièce ordinaire, et ce Premier jour de bonheur, où l’habileté de main se montre d’autant plus que l’auteur s’exerce là dans un genre qui n’est pas le sien. A la vérité M. d’Ennery, pour se gouverner en pays nouveau, avait cette fois pris avec lui M. Cormon, un parfait compagnon de route et des plus expérimentés. Ainsi ménagé, le succès devait être ce que nous voyons. Cette pièce convient si bien à la musique, elle flatte tellement les goûts du musicien, qu’on croirait que M. Auber, après en avoir trouvé lui-même le sujet dans le Chevalier de Canolle (joué à l’Odéon en 1816), l’a commandé aux meilleurs faiseurs. C’est qu’en effet tout y est sympathique, à commencer par le côté pittoresque et anecdotique de l’action, qui se rattache à la campagne de Dupleix aux Indes, un des épisodes les plus émouvans, les plus mélancoliques de notre histoire moderne. Quel charmant héros d’opéra-comique, ce Gaston de Maillepré, jouet de la plus ironique des destinées ! Sa vie est un perpétuel contre-temps, l’implacable fortune est pour lui comme le loup du conte de Perrault, elle ne l’embrasse que pour mieux l’étouffer. Il hérite d’un million, voilà les procès qui pleuvent ; on le fait colonel, son meilleur ami s’en offense comme d’un passe-droit et le provoque ; il retrouve aux Indes la femme de ses rêves, celle qu’il adore pour l’avoir à peine entrevue en Écosse, et de ce hasard invraisemblable le sort jaloux se venge en le brouillant presque aussitôt avec elle. La situation, de même que dans le Domino noir, va se compliquant, se variant, jusqu’au finale du second acte, où dramatiquement elle bat son plein. L’aventureux colonel, dans une rencontre armée, est tombé aux mains des Anglais ; prisonnier sur parole, il assiste au bal du gouverneur de Madras, lequel naturellement a pour nièce la jeune Écossaise. Tout ce monde qui naguère au premier acte figurait dans le camp français, par un chassé-croisé providentiel, se rencontre maintenant au camp britannique. On danse, on chante, on joue ; les uniformes de toutes couleurs très pittoresquement vont et viennent, les bayadères cuivrées circulent parmi les pâles filles d’Albion, les radjas et les maharadjas emmaillottés de soie et d’or promènent leurs visages d’idoles parmi les groupes d’officiers européens. Le colonel de Maillepré s’assied à une table de jeu, il gagne. Attention ! sa destinée va faire des siennes ; séance tenante et dans le mouvement de la fête, un pli du général en chef arrive au gouverneur, il l’ouvre, qu’est-ce encore ?

Fiez-vous donc aux ritournelles de M. Auber ! Dans l’orchestre, tout est galanterie, — un susurrement délicieux, un petit commérage Pompadour derrière l’éventail, et tandis que les violons chuchotent et minaudent, l’oncle de miss Hélène déchiffre sur la scène une sentence de mort ! Un de ces cousins à chansonnette, qui tant que dure la pièce épousent leur cousine, et qu’au dénoûment on éconduit, sir John Littlepool, égaré près des fortifications françaises et s’amusant à les dessiner sur son album, a été surpris et fusillé. La loi de la guerre veut des représailles, et le gouverneur, par ordre du général en chef, aura à faire passer par les armes son prisonnier. Ainsi voilà un galant homme qui se repose sur la foi des traités, et qui dans quelques heures va mourir. En attendant, voyez la chance, tout lui sourit ; il gagne, il chante, plus de procès, de duel, c’est à qui lui tendra la main ; sa maîtresse, qui tantôt le haïssait, l’adore, le lui dit. Quel officier d’opéra-comique à ce prix ne voudrait mourir ? — C’est le sujet de l’acte, qui, pour la distribution musicale, rappelle beaucoup les Diamants de la Couronne. Même richesse, même élégance de détails, même profusion d’incidens, même semis d’éblouissans motifs sur le délicat tissu de l’harmonie. On croirait par moment voir se dérouler une de ces écharpes de Bénarès constellées de pierres précieuses. Perle rare en effet et de la plus belle eau, cette mélodie indienne si voluptueusement modulée par la jolie Mlle Roze ; diamans et saphirs tous ces récits dialogues, toutes ces pièces d’orchestre d’un art si net, si fin, si distingué ! Cet acte, très serré, très brillant, traité d’un bout à l’autre, conduit d’une main sobre à la fois et vigoureuse, se termine par une sorte de défi héroïque de la jeunesse à la mort, strette chaleureuse, passionnée, et que M. Capoul enlève fort vaillamment. Inutile maintenant d’ajouter que le cher cousin n’est point mort, cela se devine. Sur les dernières mesures d’une phrase pleine de douce langueur et dite sotto voce par les deux femmes en manière d’invocation à la nuit, l’intéressant touriste reparaît leste et pimpant. Nouvelle malencontre pour le colonel de Maillepré, puisque ce retour, en l’empêchant d’être fusillé, l’atteint dans son amour, chose bien autrement précieuse que sa vie. Si le cousin épouse sa cousine, le colonel perd sa maîtresse. « Vivre sans elle, mieux vaut mourir ! » Il refuse sa liberté, reste et demande qu’on charge les armes et qu’on ne lui bande pas les yeux. Ici le cousin commencé à sourciller, car lui aussi est prisonnier ; s’il est là présent et vivant, c’est par grâce, et parce que le général français, qui veut sauver son ami Maillepré, l’a dépêché en toute hâte, mais à la condition formelle et garantie sur son honneur de gentleman que, s’il arrivait trop tard pour empêcher la catastrophe, il reviendrait immédiatement au camp se faire à son tour fusiller. Or le cousin tient à ne pas mourir, et veut en même temps ne point manquer à sa parole. Entre sa vie et son amour, son cœur ne balance guère, et quand il apprend qu’il faut sombrer avec Maillepré ou renoncer à sa belle cousine, il jette assez gaîment son amour à la mer, ce qui réjouit à l’instant le vieux Neptune, qui rengorge son courroux et fait luire pour le colonel son premier jour de bonheur.

La partition que M. Auber vient d’écrire sur ce joli poème est sinon la mieux réussie, du moins celle qui a le mieux réussi de toutes les partitions de cette période agréablement et complaisamment prolongée depuis quinze ans, et qu’on pourrait appeler la période de ses adieux au public. Le cycle n’embrasse pas moins de cinq ouvrages : Manon Lescaut, Jenny Bell, Marco Spada, la Circassienne, la Fiancée du Roi de Garbe, œuvres de mérite où la décadence ne se trahit point davantage, et qui probablement n’ont dû leur insuccès qu’à des circonstances tout étrangères à leur défaut de valeur musicale. Je ne dirai donc point que M. Auber n’a jamais été mieux inspiré, attendu qu’avec lui la muse n’a pas de ces caprices. Jean-Paul avait inventé un procédé pour fabriquer à volonté du naïf dans l’art. Il en faisait à son gré, à son heure. M. Auber doit avoir quelque secret de ce genre, nul mieux que lui ne se possède, n’organise l’inspiration ; c’est l’homme du tact, du savoir-faire, et pourquoi ne pas le dire, puisque le mot a son acception dans les choses de l’imagination comme dans les choses du monde ? c’est par excellence l’homme du comme il faut. Depuis que je l’entends, que je le goûte, je ne l’ai jamais trouvé au-dessous de lui-même, et quand il lui arrive de ne pas réussir, la faute en doit revenir non à sa musique, toujours également ingénieuse et piquante, mais à la nullité de la pièce, que sais-je ? à l’inadvertance du public, préoccupé, distrait ailleurs, cherchant du nouveau lorsqu’il n’y en a plus, liant commerce avec des bateleurs qui l’abrutissent ou avec des charlatans qui le bernent. Du Philtre au Domino noir, et de l’Ambassadrice, des Diamans de la Couronne à la Circassienne, à la Fiancée du Roi de Garbe, à Jenny Bell, au Premier jour de bonheur, M. Auber n’a point varié. Son motif, son orchestre, ont gardé leur allure. Il n’a rien appris des tendances nouvelles, rien oublié de cet enjouement, de ce naturel qui fait son génie ; sa poétique d’il y a quarante ans est encore celle d’aujourd’hui : la musique est un art créé pour amuser, distraire son monde, l’intéresser sans effort ni contention d’esprit. Une phrase mélodique lestement tournée, une harmonie soignée, mais uniforme et, sans jamais changer de fond, se contentant de renouveler ses arabesques, voilà cet art fort simple, trop connu, qui chez tout autre semblerait démodé, et que M. Auber a le merveilleux don d’éterniser pour nos plaisirs.

Si quelque chose pouvait trahir le vieillard dans cette partition dernière, c’est la sobriété de ton poussée à l’extrême, l’effacement du coloris. Cela chuchote, susurre ; excepté dans quelques morceaux d’ensemble, aucun éclat de force ; les violons concertent en sourdine, le hautbois soupire, s’exhale, les chanteurs modulent dans la pénombre du sotto voce, on entendrait voler un oiseau de nuit : c’est une musique de velours pailleté, le règne du pianissimo ; très souvent le quatuor seul accompagne, comme dans ce nocturne du troisième acte, une des plus aimables rencontres que M. Auber ait jamais eues en ses bonnes fortunes. Même douceur exquise, même finesse de touche, même pastel dans ces quelques mesures d’orchestre où le hautbois si délicieusement domine, et sur lesquelles se lève le rideau du second acte, le meilleur, selon moi, de la partition. Là se trouve la chanson des djinns, qui déjà fait tant parler, tant courir, et pour cause. Je ne pense pas qu’en musique l’art de plaire puisse aller beaucoup plus loin. C’est de la mélodie pure et simple, la pointe d’ironie parisienne mêlée aux langueurs nostalgiques du fabuleux Orient. Ce morceau, où reparaît bien tout entier l’auteur du Dieu et la Bayadère, n’est pas harmonisé. La science du maître s’y révèle à peine par un contre-sujet très délicat. Il est donc vrai de dire que la phrase n’emprunte rien de son effet à l’orchestre, mais il convient d’ajouter que le charme personnel de l’actrice est bien aussi pour quelque chose dans le succès. Avec la musique de M. Auber, il faut d’abord qu’on soit jolie, on chante ensuite quand on peut, mais par surcroît. J’imagine qu’avant de confier un rôle à sa virtuose il la regarde, puis l’écoute. Cette fois, grâce à Mlle Marie Roze, le charme est complet, et le public y cède avec rage. Un mot de M. Capoul. Ce rôle et lui se conviennent à ravir. Impossible de dire d’une voix plus émue le galant madrigal du premier acte, de mieux rendre en chacune de ses nuances si délicates l’expression de la romance qui suit. Sa voix de tête, en terminant, émerveille. Dans la strette du grand finale, si chaleureuse, il a le dramatique accent d’un ténor d’opéra ; mais ce n’est et ne doit être qu’un éclair, car cette voix, très capable de porter, est aussi très fragile, et, dès qu’elle force un peu, s’éraille, perd le souffle. Une jolie voix est comme un diamant : une fois qu’un diamant est dégagé de sa gangue par le travail, qui voudrait, l’encroûtant de nouveau, en obscurcir, en supprimer l’éclat ? C’est pourtant ce que fait un compositeur lorsqu’il vient avec son orchestre couvrir, étouffer cette voix si précieusement policée, et par tant d’exercices, d’efforts, mise en possession définitive du secret des résonnances. A l’Opéra, M. Capoul eût infailliblement succombé, et cependant comment n’y pas regretter l’absence d’un talent de ce genre ? On a tant abusé de la voix de poitrine depuis Duprez, on s’en est tant servi pour chanter faux, que cela devient un vrai régal d’entendre un timbre léger, flexible et sachant varier ses registres.

Toute voix forte n’est pas nécessairement énergique, comme souvent une voix peut être énergique sans être forte. M. Capoul a donc bien fait de se tenir à l’Opéra-Comique, et même en ce climat tempéré la prudence lui conseille de ne point trop prétendre, de chanter, comme on dit, dans sa voix. J’entends par là ne pas dépasser les limites de sa voix non point comme étendue, mais comme sonorité, ce qui est bien différent. C’est justement cette capacité de résonnance que M. Faure ne néglige jamais de consulter, chose très notable en ce temps où les chanteurs qui sortent de leur voix sont aussi communs que les locomotives qui déraillent. M. Capoul est un Elleviou ; quel plus beau compliment lui pourrais-je adresser ? M. Auber l’a, par ce rôle, tiré de l’ombre et mis à la mode ; le voilà pour trente ans au moins engagé dans l’état-major des gardes françaises. Chose très amusante à l’Opéra-Comique, cet effet immédiat, électrique, d’un élégant costume élégamment porté. Lors de la dernière reprise du Déserteur à ce théâtre, M. Mocker et sa belle mine de galant troupier de la permission de dix heures firent plus pour le succès que la pièce de Sedaine et la musique de Monsigny. A l’Opéra, on n’applaudit que les femmes, à l’Opéra-Comique, patrie de Joconde, c’est l’inverse. Il y a au théâtre de ces traditions qui jamais ne s’effacent. De jour en jour, on se souvient moins de Martin, le nom de Chollet n’est plus qu’un mythe ; mais Elleviou, quelle différence ! Celui-là représente la jeunesse, la grâce, l’amour ; c’est le calife à aigrette de diamans, le beau capitaine qui passe colonel et ne souhaite rien au-delà, car être général, c’est se vieillir. J’entendais l’autre soir faire cette remarque, que M. Capoul dans ce rôle ne met pas de perruque, il joue avec ses cheveux, à merveille ! Ce sont bien ses cheveux qu’il se contente d’enneiger d’un soupçon de poudre à la maréchale et qui montrent leurs rouleaux lustrés de noir sous cette neige, et l’on s’extasiait, et de cette aimable coiffure on lui tenait compte presque à l’égal de sa charmante voix et de son talent. Mme Cabel joue la romanesque nièce du gouverneur de Madras, et ne brille dans tout l’ouvrage que d’un assez terne éclat ; c’en est même triste à faire rêver ; elle est comme la Mélancolie du tableau et rappelle la puissante vierge d’Albert Dürer. Toutes ces fusées chromatiques, tous ces trilles emperlés, ces chants d’oiseau qu’on aimait autrefois, sont passés de mode, on les craint ; dès qu’en revient la ritournelle, on voudrait fuir. C’est usé, vieillot, neiges d’antan ! A l’Opéra-Comique comme ailleurs, le génie n’a pas d’âge, mais le talent y passe vite ; il faut être jeune ou du moins pouvoir persuader au public qu’on l’est encore. Ici, c’est par les femmes que pêche la troupe : tandis que l’Opéra n’a point de ténor, l’Opéra-Comique en a deux ; en revanche il lui faudrait à présent trouver une cantatrice. Mme Galli-Marié s’en va, dit-on ; je ne suis pas de ceux qui regretteront ce départ. Avec sa voix mauvaise, son inaptitude à jouer autre chose que des travestis, elle n’eût pas tenu longtemps. Son intelligence, son diable au corps de comédienne, ont pu çà et là rendre des services ; mais c’était, comme Mme Ugalde, une de ces sirènes qui finissent par entraîner un théâtre vers la cascade. — Revenons à l’opéra nouveau. Le succès, éclatant tout d’abord, grandit chaque jour, et si jamais M. Auber doit faire une fin, ses meilleurs amis ne sauraient lui en souhaiter une plus belle. — Une nuit, à Samos, Anacréon soupait chez Polycrate. Au dessert, le poète divin, couronné de roses et sa coupe d’or à la main, riait, chantait et badinait entre Léontium et Laïs. « Homme incorrigible, lui dit le tyran, toujours Éros et des chansons ! L’heure de la retraite n’a-t-elle donc pas depuis longtemps sonné ? — Sire, répondit Anacréon, il se peut qu’elle ait sonné ; quant à moi, je ne l’ai pas entendue ! »

Je doute que la reprise de Don Giovanni qu’on vient de faire aide beaucoup à la fortune des Italiens, et que la gloire de Mozart en retire quelque profit. On attendait mieux de M. Steller dans ce rôle ; il y est lourd, fâcheux, en complet désaccord avec le caractère, joue à l’italienne et chante à l’allemande. Rien dans la voix qu’un certain aplomb professionnel, point de goût, d’élégance, nulle séduction ; tort inexplicable chez un Allemand et chez un artiste de sa valeur, on dirait qu’il n’a pas une minute réfléchi à ce qu’il joue et chante. Ainsi barbu, grivois, balourd, compère et compagnon avec son valet, ce don Juan tourne à la mascarade ; vous le prendriez pour un capucin en fredaine. Le duo avec Zerline passe inaperçu malgré les mille gentillesses de Mlle Patti, qu’on applaudira tout à l’heure en la retrouvant toute seule dans son air. C’est du reste un de ses meilleurs rôles que Zerline, elle en caresse avec un art divin les tours et les contours, elle y défie Mme Miolan de toute la vibrante et chaleureuse jeunesse de sa voix, de toute la sveltesse de sa coquette personne. Si Mlle Patti voulait, daignait, une bonne fois, ne point s’abstraire des ensembles, prendre dans le finale, le septuor, la part d’action qui lui échoit, au lieu de s’amuser à regarder dans la salle, l’idéal de ce charmant rôle ne serait plus à chercher. Mlle Krauss venge à elle seule l’Allemagne, dont son compatriote, M. Steller, a cette fois abandonné la cause, et fait une dona Anna des plus remarquables. À la bonne heure au moins, en voici une qui comprend. Depuis la Frezzolini, rien de pareil comme accent dramatique, intensive figuration du personnage de Mozart. C’est senti, mieux senti que rendu, car la voix trop souvent trahit l’âme ; mais ni la bonne volonté ni la conviction ne font défaut. Quelle flamme dans le grand récit, quelle force tragique de progression depuis l’instant où dona Anna croit reconnaître, flaire le meurtrier, le malfaiteur, jusqu’à la sublime explosion de haine et de vengeance !

Mlle Krauss est une artiste. On a parlé d’elle pour l’Opéra, et si la voix pouvait suffire, assurément on ne saurait mieux faire que de l’engager. Je l’ai vue à Vienne dans la Valentine des Huguenots, l’Églantine d’Euryanthe, l’Ortrude de Lohengrin, qu’elle enlève d’inspiration. Elle est inégale, incomplète, elle a ses défaillances. ; mais enfin, je le répète, c’est une artiste, une femme de répertoire, et voyons-nous que les sujets de ce genre abondent tellement sur la place, voyons-nous seulement qu’on fasse tout ce qu’on doit pour les encourager et se les attacher quand on les a sous la main, jeunes, intelligens, pleins de bon vouloir, d’ardeur et d’avenir ? Ce qu’il y a de plus négligé à l’Opéra, c’est malheureusement le répertoire. On en peut dire ce que Sieyès disait jadis du tiers-état. Qu’est-ce que le répertoire ? Rien. Que doit-il être ? Tout. Ces lourdes machines qu’on perd son temps à monter, avant d’assommer leur monde, ont pour premier inconvénient de faire que pendant neuf mois de l’année l’administration cesse d’avoir en vue tout autre intérêt. On stéréotype Guillaume Tell sur l’affiche ; de cette bonne pâte de chef-d’œuvre on gave jusqu’à l’indigestion le public, qui se laisse faire, et pour le reste il s’en arrangera comme il pourra avec M. Morère dans Robert le Diable ou l’Africaine, avec M. Warot et M. Devoyod dans la Muette, avec M. Villaret ! On se dit : Nous ouvrirons la campagne au printemps prochain, et tant bien que mal on met en avant sa troupe ordinaire, dont on n’a pas le temps de réparer les brèches. Allez donc lestement à la chasse aux ténors lorsqu’il s’agit de dresser de pareilles catapultes. L’Opéra travaille, mais en dedans et sans que son action se manifeste. On a donné hier Robert le Diable avec M. Morère : c’était fort triste, d’accord ; mais vous verrez comme M. Faure est beau dans Hamlet, comme il chante sa romance :

……….. To die, to sleep !
To sleep ! perchance to dream !……


Et comme c’est facile, en ayant un tel baryton, de se passer de ténor ! Avoir laissé partir M. Naudin, quelle faute ! grâce à lui du moins, on eût évité tant de mauvaises représentations qui se succèdent. Il importe donc aux plus chers intérêts de ce théâtre, le premier de tous, quand il veut, de recouvrer au plus tôt son entière liberté d’esprit que ce fou d’Hamlet lui fait perdre, Il faut que la montagne accouche et qu’on passe à d’autres soucis.


F. DE LAGENEVAIS.


ESSAIS ET NOTICES.

La Comtesse de Chalis, par M. FEYDEAU.


Nous ne sommes pas si loin de la publication de la Comtesse de Chalis, qu’il n’y ait encore de l’intérêt à essayer de peser ce roman à sa juste valeur, et quelque enseignement à tirer de cet exemple d’un écrivain qui s’abuse de plus en plus, ce semble, sur le degré de complaisance du public. M. Feydeau a voulu visiblement, dans ce dernier ouvrage, stigmatiser les mœurs du jour ; il a voulu nous inspirer une sainte horreur pour les excès d’une civilisation luxueuse et raffinée, en nous en faisant respirer les parfums irritans, déguster les ingrédiens corrosifs. Et qui nous introduit, qui nous guide dans ce monde de la richesse et du plaisir ? C’est un jeune professeur, un normalien, M. Charles Kerouan, lequel va nous faire le récit de ses malheureuses amours. Saluons en ce personnage le seul caractère du roman dont M. Feydeau puisse sérieusement revendiquer l’invention. Pour Mme de Chalis, la grande dame qui roule de légèretés en vices et de licence en dérèglement chronique, pour le prince Titiane, le mauvais génie de la comtesse, pour Florence, la courtisane de haut parage, ce sont de vieilles connaissances. Sans doute c’était le droit de M. Feydeau d’utiliser pour la circonstance les plus étranges des excentricités, les plus scandaleuses des anecdotes qui défraient les conversations d’un certain monde et le dilettantisme d’une certaine presse ; mais n’était-ce pas un peu son devoir d’écrivain de tirer de ces élémens quelque chose qui lui fût personnel, de créer, par exemple, des caractères ou des types qu’on aurait pu citer comme les vivantes incarnations de tel travers ou de tel vice ? M. Feydeau a compris autrement sa tâche : il s’est borné généralement à reproduire dans un style incolore et sans saveur des faits plus ou moins authentiques que tout son mérite consiste à exagérer, à grossir pour les besoins de la cause ou de l’action.

Quelque peine cependant qu’il se donne à nous promener de l’invraisemblable à l’inouï, du laid à l’abominable, il n’empêche pas qu’un souffle de gaîté imprévue ne circule à travers tout son livre. A peine s’est montré à l’œuvre le jeune professeur, épris et décidé à se faire aimer de la belle et riche Mme de Chalis, que le sourire vient aux lèvres pour ne plus s’envoler. « Qu’allait-il faire dans cette galère ? » est-on tenté de s’écrier au fur et à mesure qu’on assiste aux fautes, aux capitulations de conscience, aux déboires de Charles Kerouan, et surtout aux sottises que lui fait commettre son fatal amour, car jamais passion ne fut plus fatale. « Je ne sais, dit notre héros, comment l’amour naît chez les autres hommes. Ce que je sais, c’est qu’en moins d’une seconde le cruel s’abattit sur moi. » Le moyen de prendre au sérieux un universitaire qui fait de pareilles, phrases, et surtout un universitaire qui éprouve un ébahissement admiratif, une sorte d’extase devant le faste insolent des équipages, l’éclat des livrées, que dis-je ? devant les splendeurs d’un nécessaire de toilette ? On ne saurait croire en effet quelle fascination exercent sur Charles Kerouan les fioles d’or aux bouchons constellés d’émeraudes que contient le coffret en cuir de Russie du prince Titiane. Hélas ! malgré le savoir, l’intelligence d’élite, l’exquise sensibilité que lui attribue le romancier, ce professeur tout frais émoulu ne serait-il qu’un badaud ? Appartiendrait-il à cette famille de jeunes premiers dont M. Feydeau ne peut récuser la plus grande part de paternité, et que caractérisent essentiellement l’amour des bibelots et la béate admiration des œuvres d’orfèvrerie ? Il y a lieu de le craindre.

Ce n’est pas, reconnaissons-le, que ce caractère manque absolument de logique. Professeur s’est annoncé Charles Kerouan ; eh bien ! près de sa maîtresse Mme de Chalis (il est naturellement parvenu à s’en faire aimer), aux pieds de cette femme jeune et belle, il ne résiste pas au désir de lui faire la classe. Pourrions-nous résister de notre côté au plaisir de savourer par le menu un si curieux passage ? La scène se passe près d’Aix, aux bords du lac ; la nuit est splendide, les deux amans sont enlacés dans les bras l’un de l’autre ; écoutons Kerouan, qui trouve l’occasion propice pour réaliser son dessein de contribuer à l’instruction de la comtesse : « Je commençai par retracer l’histoire de la formation probable des mondes. Je dis leur nombre, leur éloignement de la terre, leur volume. » Suit pendant une heure un cours d’astronomie où sont condensées dans une improvisation rapide toutes les découvertes depuis Galilée jusqu’à Laplace. Au cours d’astronomie succède un cours d’histoire naturelle : une heure encore suffit à résumer les travaux de Geoffroy Saint-Hilaire, de Lamark, de Darwin, etc. Le jeune conférencier s’échauffe ; il se met à retracer l’histoire de l’humanité. L’Inde, l’Égypte, la Mésopotamie, la Grèce, Rome, passent tour à tour dans son récit avec leurs cortèges de grands hommes. Si la comtesse n’en est pas encore à crier grâce, c’est évidemment qu’elle a dû s’endormir ; mais notre conférencier ne s’en aperçoit pas. De l’histoire universelle et comparée, il passe à un cours de morale, et couronne le tout par une leçon de théodicée.

Nous ne nous arrêterons pas à faire remarquer que l’omniscience de cet amoureux d’une nouvelle espèce n’a d’égale que son ubiquité. On le voit en effet, la robe jetée aux orties, voyager partout à la remorque de l’oisive et mondaine Mme de Chalis ; mais dès à présent, en notre âme et conscience, nous absolvons une si jeune et si jolie femme de toutes les irrégularités de conduite et des excentricités les plus étranges qu’elle se permettra par la suite. On comprend trop qu’après une pareille épreuve elle ait besoin d’un changement de régime. Ce ne serait même pas un paradoxe de soutenir que le vrai coupable et l’auteur de la perdition de la comtesse, c’est le professeur dont l’intempestif étalage d’érudition lui a fait trop visiblement prendre en horreur les plaisirs de l’étude et les austères satisfactions de la recherche scientifique.

En somme, qu’a voulu M. Feydeau ? Entamer un plaidoyer pour ou contre l’éducation des femmes ? Le sujet serait de circonstance ; mais c’est une bien périlleuse hardiesse que de vouloir mettre en roman une thèse philosophique ou sociale. De plus robustes que M. Feydeau, sans y échouer, n’ont pas laissé d’y compromettre et leur talent et leur réputation. — Dénoncer les vices, flageller les scandales de certaines classes ? Dessein louable assurément, mais est-il nécessaire d’enfourcher le dada du moraliste et de faire mouvoir la grosse artillerie des principes pour des fous tels que le prince Titiane, ou des malades comme la comtesse de Chalis ? C’est M. Feydeau qui qualifie ses héros de la sorte, et, s’il avait voulu faire de la morale, il ne pouvait mieux mettre en évidence le manque de portée pratique de sa leçon. Il y a des établissemens spéciaux affectés à la cure de ces cas pathologiques, qui relèvent de la science médicale, non de celle du philosophe, qui réclament des soins hydrothérapiques et non le châtiment de la satire littéraire. Resterait cette dernière supposition que M. Feydeau a voulu faire œuvre d’art. Après ce que nous avons analysé de la Comtesse de Chalis, il serait cruel d’insister sur l’étrangeté d’une prétention qui se concilierait difficilement avec l’inexpérience et le manque d’originalité vraie qu’il nous a été trop facile de constater.


L. GREGORI.

L. BULOZ.