Chronique de la quinzaine - 28 février 1918

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Chronique n° 2061
28 février 1918


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




La seconde quinzaine de février, — si l’on peut appeler ses treize jours une quinzaine, est attendue un peu comme fatidique depuis qu’elle déchaîna, il y a deux ans, contre Verdun, l’attaque formidable qui permit à nos troupes de donner au monde le spectacle d’un héroïsme dont il demeure émerveillé. Il semble qu’elle ne puisse pas s’achever sans qu’avec le goût des Allemands pour les anniversaires et leur manie de la répétition, elle ait été commémorée par quelque autre fête sinistre du sang et de la mort. C’est aussi parce que le printemps qui se prépare dans les profondeurs sourdes et encore froides de la terre fait à ces grandes actions des armées des conditions naturelles plus favorables. Quoi qu’il en soit, à cette date du 20, on n’entend encore rien que le canon ; et l’œil des observateurs, du haut des airs, par un ciel transparent, ne distingue rien encore que de gros rassemblemens, assez loin en arrière. On induit, on déduit, on suppute et on suppose plutôt qu’on ne voit. Les Allemands, dit-on, construisent des casernes en Belgique. Les frontières hollandaise et suisse sont, annonce-t-on, ou vont être alternativement fermées. Il est certainement revenu de Russie un nombre important de divisions ennemies. Combien en avons-nous maintenant à combattre ? Les évaluations varient de 180 à 220, et tendent à se fixer vers 195. Mais, dans la mesure de ce qu’en sait le public, c’est du raisonnement bien plus que du renseignement. Les petites chicanes quotidiennes d’une tranchée à l’autre, et la poignée ou les pincées de prisonniers qu’on y peut faire, si elles éclairent l’état-major, ne nous apprennent que peu de chose. Nous bâtissons donc de pures hypothèses sur de simples vraisemblances, ce qui d’ailleurs n’est pas absurde, le bon sens étant, au bout du compte, une forte partie de l’art militaire. Dans l’espèce, l’opération logique est élémentaire ; elle procède ainsi, en un ou deux temps : comme le front russe était déjà brisé, émietté ; comme il n’y avait plus là-bas ni lignes vivantes, ni défenses matérielles ; comme l’artillerie et ses approvisionnemens gisaient enfouis sous la neige des plaines, sous la glace des étangs ; comme les Empires et leurs satellites avaient fait leur paix avec une éventuelle Oukraine, et comme la Russie des bolchevikis, ni peut-être aucune Russie, ne voulait désormais faire la guerre ; comme enfin Lénine et Trotsky ont livré ce qu’ils avaient vendu ; les Allemands, libres de leurs mouvemens, presque entièrement dégagés de ce côté, ramassent leurs corps devenus disponibles, les transportent, et s’apprêtent à les jeter en supplément contre le front occidental, dernier et unique obstacle à abattre ou à enfoncer. Ils vont se hâter avant que les États-Unis soient en mesure de développer leur effort dans toute son ampleur. Et c’est possible, c’est même probable, et, à cette heure, c’est presque sûr. Il s’en est pourtant manqué de peu que la construction ne s’écroulât ou du moins ne restât suspendue.

Un instant il a semblé s’être produit du nouveau à Petrograd, et du nouveau absolument nouveau ; quelque chose que l’histoire ne connaissait point ; un geste que, toute faite qu’elle est d’imitations et de ricorsi, elle n’avait pas encore enregistré, depuis qu’il y a des peuples, des nations, des gouvernemens, et depuis que les sociétés humaines ont des annales. Trotsky, tout en refusant de signer un traité de paix avec l’Europe centrale, autocratique et annexionniste, lui avait déclaré « la fin de la guerre. » Ainsi eût été créé, en Russie, un état de fait et de droit jusqu’ici ignoré, innomé, innomable, qui n’aurait été ni la guerre, ni la paix.

Était-ce sincère ? N’était-ce qu’un jeu ? Quand, au commencement du mois, M. de Kühlmann et le comte Czernin se furent aperçus qu’ils ne rencontreraient pas de grosses difficultés à convaincre les délégués de la Rada de Kieff, ils rentrèrent à Berlin sous un prétexte quelconque, et y tinrent un Conseil où assistèrent, et firent sans doute davantage, Hindenburg, Ludendorff, les chefs qualifiés du parti militariste, les pangermanistes notoires. Il est permis de penser que, dans ce Conseil, ils exposèrent que la situation s’était renversée, que l’important était de s’entendre avec l’Oukraine, et que, pour la Russie du Soviet, on n’avait qu’à la laisser venir. Au retour à Brest-Litovsk des plénipotentiaires impériaux, leur décision était arrêtée : ils l’apportaient ne varietur, scellée du triple sceau du Kronprinz, de Hindenburg et de Ludendorff. On n’avait pas encore rompu, mais on allait rompre. La Gazette de Voss dépeignait en ces termes les dispositions ou résumait ainsi les instructions de M. de Kühlmann : « Le gouvernement parait clairement avoir l’intention de considérer l’indépendance des États frontières russes depuis la Finlande jusqu’au Caucase comme un fait accompli, de conclure une paix avec eux, de les rapprocher de l’alliance centrale et pratiquement de négliger le reste de l’ancienne Russie. » Les premières séances de la reprise s’écoulèrent toutes en récriminations. Tandis qu’à Petrograd Lénine se plaignait de « ne rien savoir de Trotsky, sinon que les Allemands l’avaient mis rigoureusement au secret, » à Brest-Litovsk même, le commissaire bolchevik aux Affaires étrangères reprochait à M. de Kühlmann, outre cette interruption des communications télégraphiques, les fausses nouvelles lancées par les agences allemandes ; M. de Kühlmann lui rétorquait le grief, en ajoutait d’autres ; et tous les deux s’accusaient réciproquement de la lenteur suspecte des pourparlers. De temps en temps on tirait de son silence renfrogné le général Hoffmann, confident et témoin de l’état-major, qui frappait la table du poing et qui déjà, dès le début, avait failli tout casser. Enfin, . le samedi 9 février, on annonçait officiellement, et simultanément par un communiqué allemand et par un communiqué autrichien, que, cette nuit-là, « à deux heures du matin, la paix avait été signée à Brest-Litovsk avec la République de l’Oukraine. » Le lendemain, dimanche 10, le président de la délégation russe, Trotsky, à son tour, annonçait que « la Russie s’abstient de signer un traité de paix formelle, mais déclare qu’elle considère comme terminé l’état de guerre avec l’Allemagne, l’Autriche-Hongrie, la Turquie et la Bulgarie, et qu’elle donne un ordre de démobilisation complète des forces russes sur tous les fronts. » Le 11, le feld-maréchal prince Léopold de Bavière offrait le dîner d’adieu, et, le 12 au soir, tout le monde était parti

A peine Trotsky avait-il regagné Petrograd que le Soviet exposait, dans une proclamation « aux ouvriers et soldats allemands, » les raisons de son attitude. « La Russie, écrivait-il, déclare terminée la guerre avec les peuples allemand, autrichien, bulgare et turc. Les dés sont jetés ! Les junkers et les capitalistes des puissances centrales ne veulent pas conclure la paix avec le gouvernement des prolétaires... L’impérialisme des puissances centrales ne veut à aucun prix relâcher les peuples qu’il a capturés... C’est une provocation à la révolution russe, un coup porté en plein visage au prolétariat du monde entier. La délégation russe à Brest-Litovsk a accepté le défi. » Et, avec une violence redoublée, après des incidens nouveaux : « Le gouvernement, allemand fait répandre la nouvelle que les troupes révolutionnaires auraient été battues à Kieff par la Rada capitaliste de l’Oukraine. Il sait pertinemment que c’est un mensonge, mais il ne laisse passer aucune rectification dans la presse allemande, afin de présenter au peuple allemand comme un point acquis la paix mensongère conclue avec la Rada. Il ment en disant qu’il fera fournir par l’Oukraine du pain aux populations affamées de l’Autriche. Soldats allemands ! Fermez au gouvernement allemand sa bouche de mensonge ! Envoyez au diable ceux qui vous ont trompés, pour vous mener les yeux bandés sur les champs de bataille ! »

Assurément, cette proclamation n’était pas de style napoléonien, ni même de style révolutionnaire classique. Nos Jacobins, nos patriotes, se fussent exprimés sur un autre ton, et ce n’est pas exagérer de dire que l’accent en était jusqu’à présent inouï. Elle s’adressait non aux soldats russes et, pour cause, mais « aux soldats allemands : » ce qui paraissait dénoter chez Lénine et Trotsky l’arrière-pensée, non de faire la guerre à l’Allemagne, avec leurs armées dissoutes, soit qu’ils ne le voulussent, soit qu’ils ne le pussent pas, mais de la lui faire faire par les siennes, en les mettant, à force de propagande et de fraternisation, au même point que les Russes. On ne doit pas a priori exclure comme impossible, bien qu’elle reste à établir et que les apparences tournent contre elle, l’idée delà sincérité des bolchevikis. Tout révolutionnaire nourrit une dose d’illusion qui se fonde sur une sorte de fatuité ingénue, et toute révolution se croit une révélation ; la révolution russe plus que nulle autre, à cause du mysticisme inné, de l’espèce de « prophétisme » de la race. Elle se flatte d’être irrésistible. Chaque fois qu’elle fait craquer une allumette, il faut que la terre soit en feu. Comment ne déborderait-elle pas hors d’elle-même sur l’Allemagne et l’Autriche voisines, et comment les Empires, instruits par de telles leçons, ne se fondraient-ils pas, ne s’effondreraient-ils pas à son toucher ou seulement à son souffle ?

Avec sa brutalité coutumière, qui, dans la circonstance, l’a servi à souhait, l’État-major allemand a coupé court à ce rêve. Il a compté, comme le premier jour du délai d’une semaine convenu pour la dénonciation de l’armistice, le jour où Trotsky, à Brest-Litovsk, sans conclure la paix, avait déclaré la fin de guerre ; car, si « la fin de la guerre » n’était pas la signature de la paix, ce n’était que la fin de l’armistice ; du 10 au 18, sept jours francs ; et donc, le 18 à midi, les troupes impériales ont été remises en marche. Elles ont repris l’offensive sur deux points, formant ou se contentant de dessiner une tenaille entre les deux branches de laquelle elles menaçaient de serrer et de broyer la puissance ou plutôt l’impuissance bolcheviste. Au Nord, elles ont marqué un mouvement sur Dvinsk jusqu’à la Dvina. Plus au Sud, elles descendirent de Kovel vers Loutsk. Ce fut pour elles une promenade ; elles ne rencontrèrent personne et ne se heurtèrent à rien. Le vide même de l’immensité russe ne leur fut pas hostile, comme, en d’autres temps, il le fut à d’autres. La marche sur Loutsk avait du reste été précédée d’une certaine mise en scène ; l’Allemagne n’avait pas tardé à faire valoir le titre qu’elle tenait de ses arrangemens avec la Rada de Kieff. Elle s’était ébranlée, disait-elle, « appelée par l’Oukraine, pour lui porter secours dans sa lutte pénible contre les Grands-Russes. » Elle était par là restaurée en sa véritable figure, dans le rôle, qu’elle interprète si bien, de protectrice des faibles. L’aide qu’on implorait d’elle sur le Dnieper, on l’implorait aussi sur la Baltique. Le cri des barons baffes s’élevait vers la Germanie maternelle, du fond des geôles de Cronstadt où les maximalistes les avaient enfermés. Son devoir était d’intervenir rapidement en Livonie et en Esthonie, ainsi qu’elle intervenait en Oukraine ; elle y manquerait d’autant moins que la Livonie et l’Esthonie lui ouvraient le chemin de Petrograd, ce chemin le long delà mer par laquelle ses colonnes pourraient être ravitaillées.

Mais ce ne sera pas la peine ; en une étape, par la seule route de Dvinsk, elle est arrivée à son but. L’ombre de son bras redoutable ne s’était pas encore tout entière projetée sur le mur de l’Institut Smolny que « le président du Soviet, Oulianoff-Lenine, » et « le commissaire du peuple pour les Affaires étrangères, Léon Trotsky, » se précipitaient au télégraphe. Et leur prose s’aplatissait au niveau de leur échine, elle-même courbée au niveau de leur âme. Après une vaine querelle de procédure sur l’absence d’avertissement : « Le Soviet des Commissaires du peuple, gémissaient-ils, se voit dans l’obligation créée par les circonstances de déclarer qu’il consent à souscrire aux conditions qui avaient été proposées par les délégués delà Quadruple-Alliance à Brest-Litovsk. » Puis, plus docilement, plus servilement encore, comme s’ils avaient peur de ne pas s’humilier assez bas ni assez vite : « Le Soviet des Commissaires du peuple déclare que la réponse aux conditions précises de paix émises par le gouvernement allemand sera donnée incessamment. »

Ainsi, ce sont « les circonstances » qui ont « créé l’obligation » de « souscrire aux conditions » de la Quadruple-Alliance. Et l’on pourrait demander à Lénine et à Trotsky qui a « créé les circonstances ; » mais leur empressement misérable à embrasser les genoux, à se rouler aux pieds de l’Allemagne dans la poussière et dans la boue tranche le dialogue et interdit de leur demander quoi que ce soit. Cela sent très, fort la comédie. L’essence du drame, suivant une définition célèbre, est de mêler le tragique et le comique, mais ce ne sont point ici des malheurs, des douleurs et des pleurs de théâtre. Il y a, dans le drame universel qui tire à son dénouement, trop de tragédie pour que la comédie qui s’y mêlerait ne le rende pas plus sombre et plus amer encore. De bonne foi ou non, incapables ou démens, ou traîtres qualifiés, par imbécillité ou par vénalité, Lénine et Trotsky avouent « se voir dans l’obligation de se soumettre aux conditions allemandes » qu’ils avaient si dédaigneusement rejetées, voilà huit jours, à Brest-Litovsk. Quelles conditions ? Celles, peut-être, que Trotsky lui-même dénonçait et flétrissait comme une honte et comme un scandale, à savoir : « L’annexion de la Pologne, de la Lithuanie, de Riga, des îles Moon (Dago, OEsel), et le paiement d’une indemnité de vingt milliards de francs, probablement en or ? » Que ce soient justement celles-là, ou d’autres, sur lesquelles on marchanderait, et que la capitulation préalable du Soviet lui permettrait de maquignonner, où est la paix « sans annexions, » et la paix « sans indemnités ; » où est « la paix démocratique, » la libre paix des peuples libérés ? Mais où sont les armées russes ? L’erreur ou le crime des bolchevikis a été d’agir comme s’il était indifférent, même pour obtenir la paix, d’avoir ou de n’avoir pas des forces à montrer ; de s’être emprisonnés, pieds et poings liés, dans le cercle fatal : pour ne plus faire la guerre, démolir l’armée, et ensuite, parce qu’on a démoli l’armée, en être réduit à subir n’importe quelle paix. Erreur ou crime, ou les deux à la fois, ce sera demain la question. Il en est aujourd’hui de plus urgentes. Quoi qu’il en soit du cas Lénine et du cas Trotsky, que ce soient des fanatiques ou des scélérats, ou des adeptes d’une sorte de machiavélisme anarchiste qui ne regarde pas à la qualité des moyens, et passe pardessus les frontières pour se placer au dessus des patries, et se réaliser dans chacune d’elles au profit d’une classe, aux dépens des autres, employant contre les Alliés l’argent ennemi proclamé sans couleur comme sans odeur, jouant délibérément l’unité nationale contre la transformation sociale ; laissons aux psychologues le cas Lénine et le cas Trotsky ; mais retenons le fait de la défection russe, afin de parer à ses conséquences et d’en prévenir les répercussions.

La plus prochaine menace la Roumanie. Dès que les Empires du Centre ont été assurés de tenir leur paix avec l’Oukraine, ils ont voulu supprimer le dernier obstacle qui s’élevait d’autant plus entre eux et les approvisionnemens de blé que des incidens, que les Roumains n’avaient pas cherchés, les incursions et les pillages des maximalistes, les avaient, comme nous l’avons dit, amenés à refluer en Bessarabie, jusque sur le Dniester, qui est le grand pourvoyeur d’Odessa. À cet effet, le maréchal de Mackensen, au nom du gouvernement allemand, a, le 6 février, sommé le gouvernement de Jassy d’engager dans un délai de quatre jours des négociations de paix, faute de quoi, ce délai expiré, il reprendrait les opérations militaires, interrompues par l’armistice étendu aux troupes roumaines. La Roumanie s’est alors trouvée dans cette situation paradoxale d’être pressée en même temps, d’une part par les Allemands, de l’autre par les bolchevikis, également tentés par la famine de se réconcilier sur son dos, et d’une troisième, en surcroît, par l’Oukraine, désireuse de la contraindre à évacuer la Bessarabie. Ce triple péril était grave pour une armée héroïque, mais isolée, et pour un peuple ferme en ses souvenirs comme en ses espérances, mais à demi expulsé de ses foyers. Quatre jours tout brefs pour répondre, c’était le couteau sur la gorge ; et la réponse était en quelque manière dictée par la brièveté même du délai, arrachée, enlevée à la pointe du fer. On peut conjecturer ce qui s’est passé ; et il n’y a pas à présent d’inconvénient à l’indiquer. Le Roi, le gouvernement, les représentans de la nation restés à Jassy, les chefs militaires, tout ce qui compte encore, dans le pays s’est senti uni d’un commun cœur en un sentiment commun auquel il eût été aisé de donner sur le champ une expression commune. Mais il importait de voir auparavant si l’on pourrait être sinon entendu, au moins deviné du dehors : et, séparée du monde comme l’est la Roumanie sur son îlot, quatre jours pour recevoir ne fût-ce qu’un conseil étaient bien peu.

Il fallait donc gagner du temps. M. Bratiano, dans cet esprit, a présenté sa démission, que, dans le même esprit, le Roi a acceptée. Ensuite le souverain, marquant nettement ses intentions, a chargé le général Averesco, dont le nom est tout un programme, de composer le nouveau Cabinet . Pendant que ce ministère se formait, la couronne était constitutionnellement découverte, le pouvoir était constitutionnellement vacant, et la réponse exigée était impossible, puisqu’il n’y avait personne qui, constitutionnellement, pût la contresigner. Cet expédient permit de traîner les choses du 10 au 20 ; dix longues journées durant lesquelles la Roumanie interrogea, scruta anxieusement l’horizon. Mais tout a une fin. En butte à la fureur allemande, surexcitée et fouettée par la convoitise, à la rage des maximalistes qui ont arrêté, chassé, essayé de faire assassiner son ministre à Petrograd, qui ont assiégé ses villes et ravagé ses campagnes, qui ont saisi ses navires dans les ports de la Mer Noire et les ont débaptisés et rebaptisés : Révolution sociale, République roumaine, Délivrance, les lançant comme des : brûlots : contre son trône et ses institutions (car le Soviet parle beaucoup de lâcher la Révolution chez l’ennemi, mais il ne l’a lâchée en fait que chez lui-même et chez les Alliés), la pauvre et loyale Roumanie a éprouvé combien elle était seule. Peu à peu se découvre, trop tard, une vérité qui aurait dû apparaître plus tôt. L’intervention de la Roumanie n’était souhaitable et ne pouvait être utile que si les puissances occidentales de l’Entente avaient, au préalable, établi une communication prompte et commode avec elle, et si elles s’étaient mises en mesure de la garantir contre la perfidie et l’ambition bulgares. Mais, du moment que l’expédition des Dardanelles avait échoué, et que le passage n’avait pu être ouvert, du moment que l’armée de Salonique piétinait sur place ou s’obstinait à chercher vers le Nord-Ouest un chemin qui ne la conduisait nulle part, à temps pour y sauver et maintenir ce qui, l’année d’avant, eût pu être sauvé et maintenu de la Serbie, renonçant à se frayer vers le Nord-Est un chemin qui l’eût peut-être conduite à Sofia et rapprochée de Bucarest, l’intervention perdait la plupart de ses chances, même si, derrière la Roumanie, se fût dressée une Russie forte et fidèle. Par l’infidélité de la Russie, tournant de plus en plus à la félonie, l’intervention roumaine, nécessairement, tournait en sacrifice. Mais aujourd’hui ? Nous aussi, avec la Roumanie, et à travers elle, nous sommes indirectement frappés. Le coup l’abat, mais le contrecoup nous atteint. Tandis que l’armée allemande de Linsingen, partie de Kovel, continue de marcher vers le Sud-Est, l’armée de Mackensen pourrait fort bien changer d’objectif et opérer une conversion. Salonique, en ce cas, pourrait avoir à se défendre comme camp retranché. Mais, pour demeurer dans le présent et dans le certain, la Roumanie va probablement se trouver hors d’état de faire autre chose que de s’incliner devant l’ultimatum allemand, et d’entamer les négociations que la fatalité lui impose. Déjà le comte Czernin est parti pour Bucarest, et M. de Kühlmann pour Focsany. Il se peut qu’avec un cynisme qui lui réussit, la diplomatie des Empires, après avoir donné au gouvernement roumain un délai pour entrer en négociations, lui donne un délai impératif pour accepter ses conditions. De toute façon, comme nous savons que la Roumanie ne nous a pas abandonnés, il faut qu’elle sache que nous ne l’abandonnons pas ; que l’Entente tient pour nulles ces paix séparées, que tout se révisera, et que tout se réglera, mais ne se réglera définitivement qu’à la fin, partout, par tous et pour tous.

« Dieu est trop haut et la France est trop loin ! » disait-on jadis en Pologne. C’est notre fierté et notre récompense qu’on le dise mainte- nant encore en tout pays où un peuple souffre. La Pologne, trois fois démembrée dans le passé, vient de subir un quatrième partage. Tel est le fruit des promesses allemandes. Les Empires, obligés, coûte que coûte à autrui, de traiter avec une Oukraine qui avait un appétit de territoires égal au besoin qu’eux-mêmes avaient de pain, et d’autant plus illimité qu’elle n’avait jamais eu de limites, n’ayant jamais eu d’existence nationale, lui ont fait la mesure large. Ils lui ont taillé, à même la chair russe, le morceau le plus gros qu’elle ait pu avoir et peut-être un morceau plus gros qu’elle ne pourra l’emporter. Un point était tout spécialement délicat ; l’incision s’y faisait à vif ; c’est où la chair, administrativement russe, était, ethniquement, de la chair polonaise. Les Petits Russiens et les Polonais, voisins de toute éternité, ou presque, n’ont pourtant jamais été ni frères ni cousins. Jusqu’en Galicie, ils ne perdent guère une occasion de se le témoigner, et nous nous rappelons les confidences que nous recevions, il y a une vingtaine d’années, du P. Stojalowski, dont nous avons encore dans les yeux les yeux pleins tout ensemble de lumière et de mystère. En somme, dans leur hâte à faire naître le nouvel État et à tracer la nouvelle frontière, les Allemands n’y sont pas allés de main morte : ce n’est d’ailleurs pas leur coutume ; et sans doute n’attachaient-ils à ce travail bâclé, si peu digne de leur érudition, qui cependant s’est tant exercée sur la géographie et l’histoire de ces contrées, qu’une importance théorique et toute provisoire. Sans entrer dans le détail, qui ne pourra, s’il doit l’être un jour, être fixé que sur le terrain, il reste que le tracé projeté suivrait, approximativement une ligne Sud-Nord à travers la province polonaise de Lublin, et une ligne Ouest-Est à travers le gouvernement de Grodno. L’Oukraine recevrait donc une partie de la Pologne sud-orientale et la région méridionale du gouvernement de Crodno. En particulier, elle recevrait l’ancien palatinat ou gouvernement de Kholm ou de Khelm, à l’Est de Lublin, si incontestablement polonais que, pour protester contre la spoliation, un double miracle s’est fait : toutes les Polognes se sont trouvées réunies, et, dans toutes les Polognes, tous les Polonais se sont trouvés d’accord.

La régence même, et le ministère, dits polonais, de Varsovie, quoique de fabrique allemande, le club polonais de la Chambre des députés et la noblesse polonaise de la Chambre des Seigneurs du Reichsrath autrichien, des Polonais qui ont occupé ou occupent dans la monarchie les plus hautes fonctions gouvernementales, ministres ou anciens ministres, et, pour ainsi, dire anciens chanceliers, jusqu’au comte Agénor Goluchowski, ont élevé, dans leur indignation, une voix pareille à la trompette. Et, comme la frontière improvisée était moins solide que les murailles de Jéricho, au premier coup, elle s’est écroulée. Le président du conseil cisleithan, M. de Seidler, de la part du ministre commun austro-hongrois des Affaires étrangères, comte Czernin, a rectifié, non sans faire, des mobiles qui avaient poussé les Empires à des abus de générosité, une confession édifiante. Ce à quoi ils avaient tenu surtout, c’était à ce que « la République oukranienne mît à leur disposition l’excédent de sa production agricole ; » à ce qu’elle donnât, et tout de suite, à leur « héroïque population, autant que s’y prêteront des difficultés de transport extraordinairement grandes, les supplémens de denrées alimentaires qu’elle réclame à bon droit, qu’elle s’est mérités par de longues privations et par une résistance opiniâtre. » Mais, à présent que c’était fait, ou du moins que c’était signé, et que ces greniers d’abondance étaient à eux, qu’ils n’avaient plus qu’à les prendre, on pouvait bien réfléchir, et quelque peu se raviser, et un tantinet se dédire.

On le pouvait bien, puisque, « selon l’article 9 du traité de paix, toutes les dispositions de ce traité forment un tout indissoluble ; » que « les concessions faites par une des parties dans le traité dépendent ainsi de l’accomplissement de ses obligations par l’autre partie, » que la première concession faite par l’Oukraine, — concession dans tous les sens du mot, — était celle de l’excédent de sa production agricole ; » que, si elle n’était pas exécutée, il n’y avait plus de traité, il n’y avait point d’Oukraine, et que le traité devenait aussi caduc qu’il était léonin. « Les représentans de la Rada oukranienne et du gouvernement austro-hongrois, a précisé M. de Seidler, ont signé hier soir (18 février) une déclaration complémentaire, interprétant le traité de paix, d’après laquelle le gouvernement de Kholm ne revient pas à la République oukranienne, mais prévoyant qu’une commission mixte doit décider ultérieurement sur son sort d’après les principes ethnographiques et en tenant compte des désirs de la population. » Commission mixte, ou même commission tierce et, suivant la formule classique de la monarchie des Habsbourg, tripartita, car non seulement l’Autriche-Hongrie et l’Oukraine, mais la Pologne (quelle Pologne ?), y enverront des délégués. En face de la tempête qui grondait, l’Allemagne a filé toute l’huile que lui laisse sa guerre sous-marine. Y en a-t-il assez pour apaiser les flots ? Il reste à la Pologne, — à la vraie, une et historique, à la seule qui ait vécu et qui puisse vivre, — il lui reste, depuis 1772, bien des sujets, autrichiens et prussiens, de haine et de rancune, au point que pour elle ce n’est plus un dilemme, c’est une équation qui se pose : résurrection-insurrection.

Par son traité avec l’Oukraine, l’Europe centrale, on le voit, n’est pas tirée de ses embarras ; elle n’en sera pas tirée par son traité avec le Soviet, si elle traite et si elle ne préfère pas en finir militairement ; si, après avoir extrait de la révolution russe ce qu’elle pouvait en extraire, elle n’extirpe pas d’auprès d’elle ce chancre qui la rongerait ; si, pour rentrer dans son argent, elle ne prenait pas ses assurances contre la démagogie exaspérée en anarchie ; si, ayant institué, entre elle et l’ancien Empire des tsars, des marches territoriales dont elle se réserve de faire des marchés économiques, de demi-colonies d’influence, d’exploitation et de ravitaillement à ses portes, elle ne profitait de sa chance et ne pensait à relever, sur les ruines qu’a faites le bolchevisme, et dans le dégoût qu’il a soulevé, un régime plus conforme ou moins contradictoire au sien, qui lui devrait pareillement sa mort et sa renaissance, mais chez qui la gratitude de la seconde effacerait et abolirait le souvenir de la première. Même un traité avec la Roumanie ne la tirerait pas encore d’affaire. Il n’en est pas moins évident que la fortune de la Quadruple-Alliance, ou mieux la fortune des Empires du Centre, ou mieux la fortune de l’Allemagne, remonte en Orient, où lentement, péniblement, mais progressivement, s’exécute le plan pangermaniste.

Et c’est pour nous de quoi non-seulement méditer, mais nous résoudre. Plus l’Entente, vers l’Orient, est usée et désagrégée, soit par la violence extérieure, soit par la corruption intérieure, plus il nous faut la garder intacte et resserrée en Occident. Plus il nous y faut introduire de cohésion et d’homogénéité, si le volume même de l’Entente, et sa dislocation dans l’espace, et la diversité de mœurs, de traditions, de caractère des nations qui. la composent, empêchent d’espérer davantage. Cohésion, pour ainsi dire, ‘externe entre nations de l’Entente, de nation à nation ; homogénéité interne, entre les différens élémens, dans chaque nation. L’astuce allemande s’attaque, alternativement ou simultanément, à l’une et à l’autre. Pour la cohésion externe, elle tient, et les plus récens discours du Président Wilson au Congrès des États-Unis, de M. Lloyd George à la Chambre des communes, de M. Orlando à la Chambre des députés italienne, l’ont affirmée et confirmée. M. Wilson a dit, avec un rare bonheur de langage, ce qu’il fallait dire après les derrières manifestations oratoires du comte Hertling et du comte Czernin, sans compter qu’en passant, il a fait des deux personnages des portraits joliment touchés ou suggéré d’eux des images fines et justes, vues d’un œil aigu, indiquées d’un doigt souple. Il n’a pas laissé paragraphe debout de la prétendue réponse de ces compères à ses quatorze articles, et, s’il a paru distinguer entre l’Allemagne et l’Autriche dans la perversité ou la malignité des intentions, cette indulgence ne l’a pas entraîné jusqu’à méconnaître l’impuissance pratique à passer aux actes, « causée à l’Autriche par ses alliances et par sa dépendance vis-à-vis de l’Allemagne. » Par-dessus tout, il a prononcé la parole nécessaire, le mot d’ordre : « Paix d’ensemble. » C’est-à-dire : quand la paix sera possible, il n’y aura de possible qu’une paix d’ensemble. L’Europe et les États-Unis, le monde n’en sauraient vouloir d’autre, parce que toute autre ne serait qu’une trêve, origine de nouveaux et prochains conflits. En attendant, cette cohésion, cette homogénéité, que nous voulons mettre dans la conclusion de la paix, nous devons les mettre dans la conduite de la guerre, avec la tendance la plus générale vers l’unité, à défaut de l’unité même. C’est ce que M. Lloyd George interpellé à la Chambre des communes, à propos du rôle dévolu au Conseil supérieur de guerre qui siège à Versailles, et de la démission du chef d’état-major britannique, sir William Robertson, a fait ressortir vigoureusement. Et nous devons éliminer d’entre les membres, grands ou petits, de l’Entente tout ce qui pourrait être un germe de méfiance ou de défaut ou de diminution de confiance ; M. Orlando l’a nettement fait entendre à Montecitorio, soutenu par un mouvement remarquable de l’opinion dans le Parlement et dans la presse. Le ton qu’il a employé a suffi pour que la divulgation du traité de Londres du 26 avril 1915 fût vidée de tout le venin dont les bolchevikis au service de l’intrigue allemande s’étaient réjouis de la charger. Rien n’est changé à la lettre des conventions ; ce qui est juré est juré ; mais, à côté de la lettre qui tue, il y a l’esprit qui vivifie ; le temps, qui est un grand maître, est aussi un galant homme. Là encore, c’est la parole du Président Wilson qui sera le mot d’ordre : « Tous ensemble. Paix d’ensemble. » L’acide germanique, versé entre les Latins et les Slaves, ne réussira pas à dissoudre l’Entente.

Quant à la cohésion intérieure dans chaque nation, il appartient à tous les citoyens, de toutes les classes, de la préserver et de la fortifier. A la vérité (et nous le constatons sans un dessein agressif qui irait contre notre objet), une seule classe la met en danger ou tout au moins en jeu. C’est celle qui se nomme « la classe ouvrière, » ou, pour être équitable, ce sont les meneurs qui s’arrogent le privilège et le monopole de parler en son nom. Leur plan, longtemps dissimulé ou flottant, s’étale maintenant à découvert, en plein relief, à arêtes tranchées. Il s’agit de profiter de la guerre pour accomplir ou avancer la révolution sociale, en substituant à tous les organes de l’État national les organes d’un État socialiste avenir et en devenir. Telle est la prétention que rien ne justifie, ni la préparation, ni la capacité, ni les services rendus, ni les sacrifices consentis, pas même le nombre, qui n’est ici qu’une apparence. L’audace seule fait la force. On s’est félicité chez nous de ce que le Conseil national du parti socialiste, réparant la faute de la Fédération de la Seine, avait résolu de ne point cesser de voter, à la Chambre, les crédits de guerre. Mais ce n’était qu’un incident, quelque intérêt qui s’y attache. Le fait capital réside dans la réunion à Londres d’une Conférence socialiste interalliée, qui prolonge le projet avorté de la Conférence internationale de Stockholm, et peut-être prépare une autre Conférence internationale autre part. Or, à la minute décisive, au pont tremblant où nous sommes arrivés, de semblables confabulations se tiendraient à pic sur l’abîme. Nous avons dit, nous répétons bien volontiers que, sauf quelques consciences ou intelligences malades, le patriotisme du parti socialiste en tant que tel et des socialistes en tant que Français ne peut pas être soupçonné. Mais l’Allemagne est aux aguets. On vient encore de la surprendre à l’ouvrage dans la Loire. Sur cet avertissement, et quelques autres signes, nous nous retournons vers l’étouffeur de monstres. Que les consuls veillent au dedans, pendant que l’armée monte sa garde au front. Purgeons le sol de la patrie, afin de pouvoir le délivrer. Dans le plus beau mythe qui soit sorti de l’imagination des hommes, avant d’assommer le brigand Cacus, Hercule, promenant l’éternelle justice, décapita l’hydre de Lerne et nettoya les écuries d’Augias.


CHARLES BENOIST.


Le Directeur-Gérant

RENE DOUMIC.