Chronique de la quinzaine - 29 avril 1905

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Chronique n° 1753
29 avril 1905


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.



29 avril.


La grève de Limoges a duré vingt-quatre jours, et n’a pris fin qu’après une échauffourée où, par malheur, le sang a coulé : un ouvrier a été tué d’un coup de feu. Le sang-froid de nos officiers ; la patience de nos soldats ont empêché l’accident de prendre des proportions plus considérables. La cause véritable de l’agitation est assez difficile à déterminer ; il semble bien que celle qu’on donne ne soit qu’un prétexte. Les ouvriers d’une usine se plaignaient, à tort ou à raison, d’un contre-maître dont ils exigeaient le renvoi. Le patron, M. Théodore Haviland, ne jugeait pas cette mesure justifiée et refusait de s’y prêter. Les autres patrons ont fait cause commune avec lui : il s’agissait, à leurs yeux, d’une atteinte portée à leur autorité et à leur liberté communes. En conséquence, à la grève des ouvriers a répondu une grève des patrons, ce qu’on appelle un lock-out : — singulière manie, soit dit entre parenthèses, d’introduire dans notre langue des mots anglais pour désigner des choses qui sont de tous les pays. — Le travail a donc été interrompu partout, et il en est résulté, au bout de quelques jours, des souffrances qui ont été sensibles dans le monde du capital, mais qui l’ont été encore davantage dans celui du travail.

Il est à croire que rien de tout cela ne serait arrivé, si la ville de Limoges n’était pas entretenue depuis longtemps dans le plus déplorable état d’esprit. La municipalité y est socialiste, et les expériences de municipalités socialistes réussissent généralement assez mal, comme on a déjà pu le voir à Roubaix. À Limoges, le désordre matériel et moral a pris rapidement des proportions inquiétantes. Les imaginations ont été vivement surexcitées ; les ouvriers se sont crus à la veille de la réalisation de l’âge d’or. La police est devenue singulièrement lâche et flottante : en réalité, il n’y en a presque plus à Limoges depuis plusieurs mois. Dans un milieu aussi bien préparé à la recevoir, la propagande anti-militariste a fait de rapides progrès : nulle part ailleurs, peut-être, les mauvais sentimens contre l’armée ne se sont développés d’une manière plus redoutable. On a pu s’en apercevoir lorsque le général Tournier, mis à la tête du 15e corps d’armée, a pris possession de son commandement. Le général Tournier avait été une des victimes du général André, la principale même : il a été relevé d’une disgrâce imméritée par M. Berteaux, et c’est peut-être même la meilleure mesure qu’ait prise le nouveau ministre de la Guerre ; c’est celle dont tous ceux qui aiment et qui respectent l’armée lui ont su le plus de gré. Le général Tournier, en effet, avait été frappé parce qu’il n’avait pas voulu se prêter au régime de la délation, ni subir le joug de la franc-maçonnerie. La ville de Limoges se serait honorée en lui faisant un accueil courtois et sympathique ; elle lui en a fait un tout différent. Il a été reçu avec des cris, des vociférations, des outrages : pendant plusieurs jours, des manifestations bruyantes ont eu lieu au siège de l’état-major général, et les officiers ont été publiquement menacés et insultés. Aucun d’eux n’a bronché. Que faisait, pendant que se déroulaient ces scènes brutales, la municipalité de Limoges, chargée de la police de la ville ? Rien : elle se croisait les bras. Le maire, M. Labussière, a raconté, alors et depuis, qu’il s’était opposé de toutes ses forces à l’envoi du général Tournier à Limoges, en assurant que l’ordre serait troublé si on ne tenait pas compte de ses aver-tissemens. On n’en a pas tenu compte ; il fallait donc bien que l’ordre fût troublé, et cela n’a pas manqué d’arriver. La grève de Limoges, qui, dans des circonstances ordinaires, aurait été une grève comme une autre, a pris tout de suite un caractère alarmant. On sentait couver, on entendait gronder l’incendie qui allait éclater. Le maire, toujours chargé de la police en vertu de la loi, n’avait ni l’autorité nécessaire pour l’exercer, ni peut-être une assez forte volonté de le faire, car il avait des ménagemens à garder envers sa clientèle. Et puis, il conservait une idée fixe : c’est que l’ordre, à Limoges, était incompatible avec la présence du général Tournier. L’attitude de celui-ci était pourtant parfaite. A la veille de l’émeute, il a adressé à ses troupes un ordre du jour qui pourrait servir de modèle : la correction en était telle que les journaux socialistes eux-mêmes n’ont trouvé rien à y reprendre. N’importe : l’agitation continuait, redoublait, s’aggravait en vertu de causes lointaines et multiples, faites de la violence des uns et de la complaisance des autres. Le moment est venu où des actes de sauvagerie et de pillage ont été commis. Des bandes ouvrières se sont portées sur une usine où une automobile a été brûlée. C’était peu de chose encore : la foule se sentait désarmée. Tout d’un coup, elle s’est jetée sur plusieurs boutiques d’armuriers et les a dévalisées. Le préfet n’a pas hésité. Il a enlevé la direction de la police au maire pour s’en charger lui-même et, dans la nuit, quelques-uns des meneurs qui s’étaient emparé de fusils et de revolvers ont été arrêtés.

La journée du lendemain a été décisive, mais, hélas ! sanglante. Le préfet avait interdit par un arrêté les promenades en bandes dans la rue : son arrêté n’a empêché les bandes ni de se former, ni de grossir sans cesse, ni d’envahir la voie publique. Bientôt le préfet a été sommé de le retirer. En même temps, on lui demandait impérativement la mise en liberté des prisonniers, qui étaient d’ailleurs des repris de justice. Le préfet, se rendant compte de la gravité de la situation, n’a pas voulu prendre sur lui la responsabilité de la réponse à faire à ces injonctions : il en a référé au ministre de l’Intérieur. Celui-ci n’a pas hésité. Le retrait de l’arrêté préfectoral, la libération des prisonniers auraient été une abdication : il n’aurait pas valu la peine d’avoir enlevé la police au maire pour faire pis que lui. Par malheur, les imaginations s’étaient de plus en plus montées en attendant la réponse de la préfecture, et lorsqu’elle est venue à la nuit tombante, négative comme elle devait l’être, la foule s’est abandonnée à une explosion de colère. Elle s’est précipitée sur la prison avec des poutres pour enfoncer les portes, et les portes ont été, en effet, à moitié enfoncées. Alors il a bien fallu faire intervenir la force armée. Sur certains points de la ville, les charges de cavalerie ont été impuissantes ; on a eu recours à l’infanterie. La nuit était venue ; on ne se voyait pas ; nos malheureux soldats recevaient une pluie de projectiles divers, dont quelques-uns auraient pu être meurtriers. Au milieu de l’émotion à laquelle tous étaient en proie, quelques coups de fusil ont été tirés sans ordre et un homme est tombé mortellement atteint. La foule s’est dispersée aussitôt. Lorsque le triste événement a été connu, il y a eu partout une véritable stupeur. Personne, à coup sûr, n’avait voulu ce qui venait d’avoir lieu ; mais qui peut dire, qui peut mesurer et surtout qui peut arrêter les mouvemens inconsciens qui se produisent en pareils cas ? Il y a vraiment alors des fatalités inéluctables. On est encore heureux lorsque, comme à Limoges, le premier sang versé crie si haut dans les cœurs, que tout le monde s’arrête. À partir de ce moment, la grève était finie : la nécessité de la conciliation s’imposait. Le juge de paix a pu intervenir utilement entre les deux parties, et M. Théodore Haviland a fait savoir qu’il était prêt à rouvrir son usine sans le contre-maître dont la situation était devenue trop difficile. Les ouvriers se sont empressés de crier victoire : c’est une satisfaction qu’il faut leur laisser. Le gouvernement avait fait son devoir : la Chambre l’a reconnu à une grande majorité et lui a donné un ordre du jour de confiance. Les socialistes avaient demandé et proposé une enquête parlementaire sur les événemens de Limoges : le gouvernement fera l’enquête lui-même, la Chambre l’en a chargé. Elle ne révélera probablement pas de faits nouveaux : tout le monde sait à quoi s’en tenir sur ce qui s’est passé.

Un seul fait, s’il est exact, mériterait d’être éclairci. La municipalité de Limoges a déclaré que des inconnus à mine suspecte avaient été aperçus dans la foule qu’ils excitaient. Qui étaient-ils ? D’où venaient-ils ? Peut-être ont-ils été de simples mythes ; mais, en constatant leur présence, la municipalité avouait qu’il y avait eu des violences commises et des coupables pour les commettre. Seulement, disait-elle, ces coupables n’étaient pas de Limoges. Nous voulons le croire : mais n’y a-t-il pas là un enseignement pour les ouvriers ? Qu’ils soient de l’endroit même ou qu’ils viennent d’ailleurs, ou trouve toujours dans toutes les foules, lorsqu’elles sont arrivées à un certain degré d’exaltation, des hommes que tout le monde désavoue par la suite, mais que beaucoup de gens suivent sur le moment. Ce qui s’est passé à Limoges est une leçon pour tout le monde. Nous n’incriminons les intentions de personne. La municipalité et le maire ont certainement voulu épargner à la ville un malheur, quoiqu’ils s’y soient mal pris. Mais quand on a tout fait, et depuis longtemps, pour préparer les événemens, les événemens surviennent et se déchaînent. La force morale ne suffit plus alors pour les arrêter.


La Chambre s’est séparée jusqu’au 15 mai, après avoir voté les quatre premiers articles de la loi sur la séparation de l’Église et de l’État. L’article 4 est très important : c’est un de ceux sur lesquels devaient avoir lieu les batailles décisives. Aussi, lorsqu’il a été voté par une majorité considérable, M. Jaurès s’est-il écrié : « La séparation est faite. » Il a voulu sans doute que ce mot retentit dans le pays, et il y retentira peut-être, bien qu’il soit prématuré. La séparation n’est pas faite : il s’en faut, même de beaucoup. Nous reconnaissons toutefois que l’idée en a fait des progrès sensibles, et que ces progrès tiennent en partie aux dernières discussions et aux derniers votes de la Chambre.

La séparation est, dès aujourd’hui, acceptée par trois catégories de personnes. La première est celle des résignés qui, en principe, n’en sont pas partisans et qui rassurent leur conscience en y mettant certaines conditions : si ces conditions n’étaient pas admises, ils sortiraient, disent-ils, de leur résignation et deviendraient des opposans. Quelques-uns le feraient sans doute. La seconde, catégorie est composée des radicaux sectaires et jacobins, qui veulent séparer l’Église de l’État pour la détruire, et qui ont introduit sournoisement dans la loi toutes sortes de pièges où ils espèrent bien la voir tomber et périr. La troisième catégorie comprend des hommes plus intelligens et plus politiques, adversaires de l’Église, sans doute, et n’ayant rien de commun avec elle, ennemis même de toute religion, mais qui, plus sincères, plus consciens dans leur désir de séparation, entendent n’avoir le lendemain aucun rapport avec l’Eglise, pas plus pour la persécuter que pour la soutenir. Après avoir rompu avec elle, ils se soucient médiocrement de ce qu’elle deviendra. Leur conviction est qu’elle cessera peu à peu, et peut-être même assez vite, de trouver l’air respirable autour d’elle et qu’elle mourra dès lors de dépérissement : mais c’est son affaire et non pas la leur. Cette troisième catégorie est composée de socialistes. Tous les socialistes n’en font pas partie ; il y en a qui se rapprochent beaucoup des radicaux et se confondent même avec eux ; mais d’autres et des plus qualifiés, comme M. Jaurès et M. Briand, déclarent très haut que, libres penseurs véritables, ils respectent la croyance des catholiques, des protestans et des israélites, comme ils demandent qu’on respecte leurs propres convictions. Que veulent-ils, en somme ? Enlever aux Églises l’espèce de garantie du gouvernement que leur donne le Concordat. Cela fait, ils sont contens et ne demandent pas davantage. Avons-nous besoin de dire que, partisans du Concordat, nous ne sommes d’accord ni avec les uns, ni avec les autres ; mais que, si le Concordat doit périr, nous sommes, en qualité de libéraux, beaucoup plus près des socialistes de la troisième catégorie que des jacobins de la seconde. Entre eux et nous, il peut y avoir des ententes partielles et provisoires.

C’est ce qui est arrivé au cours de la discussion de l’article 4, relatif à ce qu’on a appelé la dévolution des biens. Il existe en ce moment une somme plus ou moins considérable de biens mobiliers ou immobiliers qui, sous des dénominations différentes, appartiennent aux Églises : à qui seront-ils dévolus ? Aux futures associations cultuelles. Comme la première dévolution ou transmission se fera par l’intermédiaire des fabriques, elle présentera toutes les garanties désirables. Il est infiniment probable, en effet, que, dans la plupart des cas, les associations cultuelles ressembleront aux fabriques, à s’y méprendre, ou plutôt qu’elles seront les fabriques elles-mêmes sous une dénomination nouvelle. Les cardinaux français ont écrit une lettre à M. le Président de la République pour attirer, avec la sienne, l’attention des pouvoirs publics sur cette institution des associations cultuelles, qui aura d’après eux, et qui pourrait effectivement avoir un jour pour conséquence de faire prévaloir dans l’Église catholique l’élément laïque sur l’élément ecclésiastique, ce qui est contraire au principe de cette Église et la livrerait aux entreprises schismatiques. Nous sommes loin de méconnaître ce qu’il y a de très sérieux dans la préoccupation de nos cardinaux ; nous espérons cependant que toutes leurs craintes ne se réaliseront pas. Mais il faut, pour cela, prendre quelques dispositions préventives, et c’est la pensée qui est venue à un certain nombre d’esprits à propos de l’article 4 de la loi.

La première dévolution des biens, avons-nous dit, se fera sans difficultés ; mais qu’arrivera-t-il plus tard si plusieurs associations cultuelles se mettent en concurrence et élèvent des prétentions sur les mêmes biens ? On demande comment cela pourrait arriver ? Rien n’est plus simple. Il suffirait, par exemple, qu’un prêtre schismatique, suivi d’une poignée d’adhérens, revendiquât une part des biens de l’Église à laquelle il prétendrait toujours appartenir. Il suffirait encore qu’une association cultuelle composée de personnes ayant été baptisées à l’église catholique, et dès lors catholiques elles-mêmes ou en droit de soutenir qu’elles le sont, élevassent une prétention du même genre. Qui en déciderait, et en vertu de quelle règle ? La commission avait pensé d’abord, ce qui était, en vérité, un peu trop simple, que ce devait être le préfet, en vertu de son bon plaisir ; mais elle s’est ravisée à temps ; elle a compris qu’une pareille disposition ne tiendrait pas cinq minutes devant la Chambre, et elle a mis les tribunaux à la place du préfet. C’était mieux, assurément : restait toutefois à savoir quelle loi les tribunaux auraient à appliquer. Il n’y avait dans le texte primitif rien qui pût les en éclairer. Le groupe progressiste s’est préoccupé de combler cette lacune, et il a présenté un amendement d’après lequel la dévolution des biens devrait être faite aux associations cultuelles qui se conformeraient aux règles générales d’organisation du culte dont elles auraient pour but d’assurer l’exercice. Cet amendement a été accepté par la commission qui l’a fait sien. On en aperçoit les conséquences.

Les règles d’organisation de chaque culte, et en particulier du culte catholique, car c’est de lui surtout qu’il s’agissait, sont parfaitement connues. Les expressions dont s’est servie la commission sont très générales, mais le sens n’en est pas moins très précis. Au surplus, il a été éclairé par la discussion, dont tout le poids a été soutenu par M. Ribot, par M. Briand et par M. Jaurès. M. Ribot, le véritable auteur de l’amendement du groupe progressiste, en a fort bien expliqué l’intention. Les règles d’organisation du culte catholique, a-t-il dit, sont que le simple prêtre, le curé, dépend de l’évêque, et que l’évêque dépend du pape. Veut-on savoir si un curé est orthodoxe ? Il y aurait quelque chose de ridicule à le demander à un tribunal qui n’a aucune qualité pour le dire, surtout dans le régime de la séparation : il faut donc le demander à l’évêque. C’est, si l’on veut, le système des signes extérieurs appliqué à l’orthodoxie. — Eh quoi ! demandait-on à M. Ribot, vous allez vous en remettre à la décision épiscopale quand il s’agit d’une question de propriété ? — Il s’agit de savoir, répondait-il, entre deux associations quelle est celle qui est vraiment catholique : auprès de qui puis-je m’en enquérir, sinon auprès de l’évêque ? — Et, en effet, toute autre procédure conduirait à l’absurde à travers des complications infinies. Mais l’opposition qui a été faite à l’amendement a montré le fond des cœurs, et on y a vu des choses curieuses. Il est bientôt devenu manifeste, devant leur déception et leur colère, que les radicaux jacobins avaient espéré l’émiettement des biens de l’Église entre une grande quantité de mains, et aussi que chaque dévolution nouvelle servirait de support et d’aliment à un schisme nouveau. Il semblait qu’on leur arrachât le pain de la bouche en décidant que ces biens seraient dévolus aux associations conformes aux règles générales du culte, et que l’évêque déciderait de cette conformité. C’était, pour eux, la fin de grandes espérances !

On ne saurait rendre trop de justice à l’élévation de pensée, à la présence d’esprit continuelle, à la vigueur de ton que M. Ribot a déployées pendant tout ce débat. Mais il faut être juste aussi pour les socialistes qui y ont pris une part si considérable. MM. Jaurès et Briand, partis d’un point de vue très différent et très éloigné de celui de M. Ribot, se sont rencontrés avec lui sur le terrain de la tolérance et de la liberté. M. Briand a déclaré très fermement que, si on avait compté sur lui pour tendre des pièges à l’Église et la faire tomber de degré en degré jusqu’à la chute finale, on s’était trompé sur son caractère et sur ses dispositions, il ne cherche ni à détruire l’Eglise par le schisme, ni à la dépouiller au profit de prêtres schismatiques, qui ont le droit, a-t-il dit, de sortir de la maison, mais non pas d’en emporter les meubles. Quant à M. Jaurès, il a traité le schisme avec un certain dédain, et s’est consolé rétrospectivement que la France, au moment de la Réforme, soit restée catholique, en pensant qu’elle s’était réservée et conservée tout entière pour la libre pensée. Son génie, s’est-il écrié, n’est pas schismatique, mais révolutionnaire. Et ce n’est pas là seulement une phrase sonore, comme il y en a parfois dans son éloquence. Cette fois, M. Jaurès a raison : tout ce que perd une religion en France n’est pas gagné par une autre, mais bien par la libre pensée. Les schismes, qui ont échoué au XVIe siècle, auraient peut-être pu y réussir si telle ou telle circonstance s’était présentée ; il est du moins permis de le soutenir ; mais, aujourd’hui, les hommes qui s’émancipent d’une religion s’affranchissent de toutes. L’ère des grandes conversions est passée, au moins en France, où chacun est placé entre la foi de ses pères et la négation religieuse. C’est entre ces deux termes qu’on choisit.

Mais il y aurait trop à dire sur ce sujet. Nous avons seulement voulu marquer le point où en est restée la discussion au moment où la Chambre s’est séparée. Il y a encore tant de batailles à livrer, et peut-être même sur le point qui vient d’être réglé, mais contre lequel les Jacobins se proposent de faire un retour offensif, que nous sommes loin de regarder, avec M. Jaurès, la séparation comme faite. Nous sommes même convaincu qu’elle ne le sera pas avant les élections prochaines. Mais il y aura alors un projet de séparation voté par la Chambre, sinon par le Sénat, et le pays sera mis en présence d’une réforme concrète dont il connaîtra tous les élémens. En comprendra-t-il toujours très bien le sens et la portée ? c’est une autre affaire. En tout cas, il sera mis à même de se prononcer.


Nous constatons avec regret que la difficulté qui s’est élevée entre l’Allemagne et nous à propos du Maroc ne s’est pas dissipée ; mais, cette fois, il ne semble vraiment pas qu’il y ait de notre faute, et tel sera, nous n’en doutons pas, le sentiment du monde politique au dehors.

L’Allemagne nous a adressé, par la voix de ses journaux évidemment inspirés, le reproche de lui avoir manqué d’égards ou de confiance en ne lui notifiant pas l’arrangement anglo-français du 8 avril 1904 ; et elle a exprimé publiquement, par la voix du chancelier de l’empire, des craintes au sujet de ses intérêts commerciaux au Maroc. Cette double manifestation devait nous frapper. Nous nous sommes donc demandé si, en effet, notre gouvernement avait donné à l’Allemagne l’impression qu’il ne voulait pas causer avec elle, et l’opinion générale, ou peu s’en faut, a été que si, à tort ou à raison, cette impression avait existé à Berlin, il convenait de la faire disparaître par une explication franche et complète.

On sait qu’à la date du 13 avril, notre ministre des Affaires étrangères, M. Delcassé, a eu une conversation avec l’ambassadeur d’Allemagne à Paris, le prince Radolin, et qu’il s’est mis complètement à sa disposition pour lui donner toutes les explications que son gouvernement pourrait désirer sur le passé, sur le présent et sur l’avenir. Nous ne connaissons pas les termes dont a usé M. le ministre des Affaires étrangères, mais le sens ne saurait en être douteux. Au reste, une discussion a eu lieu à ce propos à la Chambre. M. Jaurès a fait un long discours pour exposer une fois de plus ses vues politiques sur les rapports que nous avions ou que nous devions avoir avec toutes les puissances, discours qui, à notre sens, était peu propre à faciliter à notre diplomatie une tâche que la nouvelle attitude de l’Allemagne avait rendue très difficile. M. Delcassé a répondu en termes très nets. M. Rouvier, président du Conseil, a pris la parole à son tour, et il a encore précisé les déclarations de M. le ministre des Affaires étrangères. « On nous demande, a-t-il dit, de respecter l’égalité de traitement entre toutes les nations ; cela est acquis. Demande-t-on autre chose ? Qu’on le dise, nous examinerons. » Mais, depuis lors, le gouvernement allemand n’a rien dit. Il s’est enfermé dans un silence absolu, comme s’il attendait encore quelque chose de nous. Qu’attend-il et que peut-il attendre ? Si nous le savions, nous pourrions aller au-devant de ses désirs, et nous le ferions sans doute. La difficulté est de le savoir. La France n’a rien à demander à l’Allemagne ; son attitude nous avait fait croire que celle-ci avait, au contraire, quelque chose à demander à la France. Quoi donc ? Si elle refuse de le dire, des nuages obscurs continueront de peser sur la situation. Nous n’y gagnerons rien, et c’est pourquoi nous le regrettons sincèrement ; mais qu’y gagnera l’Allemagne ? Elle peut sans doute nous susciter des embarras au Maroc ; elle peut nous y disputer quelques lambeaux d’influence, et peut-être nous les arracher ; mais nous doutons fort qu’elle trouve plus de profit dans cette politique pénible et laborieuse, que dans une entente franche, loyale et aisée avec nous. Quoi qu’il en soit, nous attendons : que pouvons-nous faire de plus ?

Si le gouvernement allemand affecte de se taire, ses journaux parlent beaucoup ; mais ils hésitent entre deux combinaisons. La première, celle qui semble avoir leurs préférences, consiste à européaniser la question marocaine en la soumettant à une conférence. Ils abusent singulièrement de ce qu’il y a eu une conférence à Madrid, en 1880, à propos d’une question spéciale qui intéressait toutes les puissances, et ils en concluent que désormais toutes les questions relatives au Maroc doivent être soumises à la même procédure. Il n’y a aucune raison à cela, et, en tout cas, il est un peu tard, pour le dire à un moment où, sinon toutes, au moins la plupart des puissances qui étaient représentées à la conférence de Madrid, se sont entendues entre elles suivant un autre mode. Rien ne les obligeait de s’en tenir à une règle unique, et il n’avait été nullement convenu, en 1880, qu’on le ferait. Nous ne croyons, d’ailleurs, ni à l’utilité, ni à la possibilité d’y revenir aujourd’hui ; à l’utilité, parce que les autres nations accepteraient volontiers ce sur quoi l’Allemagne et la France se seraient mises directement d’accord, si leurs propres arrangemens n’en étaient point altérés ; à la possibilité, parce que certaines au moins des puissances qui ont déjà contracté des accords particuliers refuseraient d’aller à une conférence, quand bien même nous consentirions à nous y rendre nous-mêmes. C’est pourquoi ce projet de conférence nous a paru, dès le premier moment, n’avoir aucune chance de succès, et cette impression a été confirmée par celles qui se sont déjà manifestées ailleurs. Le gouvernement allemand n’ignore pas qu’on ne veut à peu près nulle part d’une conférence internationale, et cela nous dispense de pousser plus loin nos réflexions à ce sujet. La seconde combinaison de l’Allemagne est à l’état de préparation : elle consiste à envoyer une mission à Fez pour faire concurrence et peut-être échec à la nôtre. M. le comte de Tattenbach, ministre en Portugal, mais qui a été autrefois au Maroc et qui est un spécialiste dans les questions marocaines, est revenu de Lisbonne à Tanger où il s’occupe activement à former la mission dont la direction lui est confiée. M. de Tattenbach est, parait-il, un homme plein d’intelligence et de résolution ; mais, quelles que soient ses qualités, nous persistons à croire qu’il n’obtiendra qu’un succès restreint et relatif, en mettant pour lui les choses au mieux. Et qui sait si d’autres puissances que l’Allemagne ne suivront pas son exemple et n’enverront pas, elles aussi, des missions à Fez ? M. de Tattenbach irait là contrarier la nôtre ; d’autres iraient contrarier la sienne. Peut-être l’Allemagne aurait-elle ainsi la satisfaction d’avoir européanisé la question ; mais elle l’aurait surtout fortement embrouillée, et, encore une fois, rien ne prouve que ce fût à son avantage.

M. Delcassé s’est demandé s’il n’était pas devenu, en raison sans doute des omissions qu’on lui reprochait, un obstacle à un arrangement direct entre l’Allemagne et nous : et il a fait tout de suite le sacrifice de sa personne en remettant sa démission entre les mains de M. le président du Conseil. Celui-ci ne l’a pas acceptée, en quoi il mérite d’être approuvé. Les hommes politiques mêmes et les journaux qui s’étaient montrés le plus hostiles à M. le ministre des Affaires étrangères ont compris qu’il y aurait une faute grave à se séparer de lui en ce moment. On pourrait croire, en effet, qu’il a été victime, soit d’une intrigue radicale socialiste au dedans, soit d’influences venues du dehors : ni notre politique intérieure, ni notre politique extérieure n’en seraient améliorées. Quelle serait d’ailleurs la situation du successeur de M. Delcassé, s’il arrivait à ce qu’on appelle, parfois si improprement, le pouvoir dans des conditions qui atteindraient du même coup son autorité et notre dignité ? Parmi les journaux étrangers, les uns, suivant les pays, ont violemment attaqué et les autres véhémentement défendu M. Delcassé : nous les écoutons les uns et les autres, nous tenons compte des renseignemens qu’ils nous donnent, mais nous ne prenons nos inspirations ni auprès de ceux-ci, ni auprès de ceux-là. M. Delcassé est l’auteur d’une politique qui a ses avantages et ses inconvéniens. Les avantages en paraissaient plus sensibles hier, et les inconvéniens en paraissent plus sensibles aujourd’hui. Sans préjuger ce que sera demain, nous estimons qu’à l’heure actuelle M. Delcassé est mieux à même que personne de faire face à l’orage qui s’est formé sur sa tête et sur la nôtre. S’il a des adversaires au dehors, il y a aussi des amis, n tient en main les fils de beaucoup de choses. Il a montré, dans diverses circonstances, beaucoup de souplesse à se tirer des difficultés où il s’était mis. Enfin, comme dit un vieux proverbe, ce n’est pas au milieu du gué qu’il faut changer ses chevaux. Les Anglais en ont fait tout récemment une application que nous ne nous sommes pas bornés à admirer platoniquement ; nous en avons compris la sagesse pratique et aussi la convenance. Le départ de M. Delcassé aujourd’hui, quand bien même le ministre aurait commis les fautes qu’on lui reproche, serait pour nous un affaiblissement. Ses collègues ont donc bien fait de lui demander de revenir sur sa décision, et il a bien fait de les écouter. On n’aurait compris sa retraite que s’il avait été en désaccord avec eux sur la politique à suivre ; mais il ne l’est pas, et, s’il l’a été un moment, il ne l’est plus. Le gouvernement est uni et solidaire. C’est comme tel qu’il s’est présenté à la Chambre, et c’est comme tel qu’il doit continuer d’apparaître aux yeux du monde.


L’affaire de Camranh, dont on a aussi beaucoup parlé ces derniers jours, ne paraît pas avoir eu l’importance que quelques journaux lui ont attribuée. La flotte de l’amiral Rodjestvensky était-elle vraiment entrée dans les eaux territoriales françaises en Indo-Chine ? On l’a cru au Japon, et l’opinion publique en a été assez vivement émue. Quoi qu’il en soit, ou quoi qu’il en ait été, il n’a jamais été dans nos intentions, ni dans celles de la Russie, de laisser porter ou de porter atteinte à notre neutralité. La Russie en a d’ailleurs donné la preuve immédiate, puisque l’empereur Nicolas a envoyé des ordres à l’amiral Rodjestvensky pour qu’il prît à cet égard toutes les précautions nécessaires. L’amiral a immédiatement quitté la baie de Camranh. Le fait d’y être entré n’est pas par lui-même une violation de notre neutralité : on n’aurait pu attribuer ce caractère qu’au fait d’y rester pour faire des préparatifs de combat.

Ces questions de neutralité, et de passage ou de séjour de navires de guerre dans les eaux territoriales d’un pays neutre sont l’objet de beaucoup de controverses, qui viennent en partie de ce que toutes les nations n’ont pas à ce sujet les mêmes règles. Les nôtres sont très larges ; mais elles sont ce qu’elles sont ; nous les avons toujours défendues, et on conviendra qu’il n’y aurait pas une raison suffisante d’en changer au cours de la guerre actuelle dans le seul fait qu’elles profiteraient à la Russie. La limite de trois milles en mer à partir du rivage est universellement adoptée comme étant celle des eaux territoriales. Peut-être est-elle trop courte, étant donnée la portée nouvelle des armes de guerre ; mais, en attendant qu’on l’ait changée, nous ne pouvons évidemment pas demander aux Russes de se tenir encore plus loin. Pendant les deux mois et demi qu’elle a passés dans le voisinage de Madagascar, nous avons de sérieuses raisons de croire que la flotte russe s’est tenue soigneusement en dehors de nos eaux territoriales. Mais, encore une fois, quand même elle y serait entrée, on n’aurait pas eu le droit de dire que notre neutralité aurait été violée ipso facto. Nos règles de droit public autorisent, en effet, comme le font d’ailleurs celles de toutes les autres nations, l’entrée de navires de guerre dans nos eaux territoriales, et, contrairement à quelques autres, elles n’imposent à leur séjour aucune limitation de durée. Nous sommes libres de fixer nous-mêmes cette durée, en nous inspirant des circonstances. Hâtons-nous de le dire, c’est là une question de bon sens et de bonne foi. Il y aurait quelque chose d’abusif, de peu sincère, de peu loyal, à invoquer nos règles spéciales pour autoriser une grande flotte belligérante à séjourner dans nos eaux territoriales, surtout à proximité du théâtre de la guerre, et si nous ne l’avons pas fait à Diego-Suarez, comment aurions-nous pu le faire à Camranh ? Les Japonais auraient eu raison de s’en plaindre : aussi sommes-nous convaincu que l’occasion ne leur en a pas été donnée, et que si l’amiral Rodjestvensky a, pour un motif quelconque, relâché un moment dans les eaux françaises, ce n’était pas avec l’intention d’y demeurer.

Rien n’est plus naturel que l’état d’esprit qui se manifeste à Tokio. Si nous étions à la place du Japon, nous éprouverions sans doute la même sensibilité, la même susceptibilité que lui. Toutefois, avant de céder à ces sentimens, il faut en contrôler la légitimité en s’assurant de l’exactitude des faits qui y donnent naissance ou prétexte. On sait où vont nos sympathies dans la guerre actuelle ; elles vont aux Russes qui sont nos alliés en Europe, et nous ne le cachons nullement. Mais nous n’oublions pas que nous avons toujours eu de bons rapports avec les Japonais, et, sans parler de l’estime que méritent les grandes qualités qu’ils viennent de déployer, nous conservons à leur égard les mêmes dispositions amicales que par le passé. La guerre qui se déroule nous émeut et nous afflige ; elle ne nous atteint pas ; nous sommes en dehors d’elle. L’attitude que nous avons prise dès le début et que nous entendons garder jusqu’à la fin est celle de la neutralité. Puissions-nous, en nous y tenant avec une correction absolue, inspirer assez de confiance aux Japonais comme aux Russes pour aider un jour à leur réconciliation !


FRANCIS CHARMES.

Le Directeur-Gérant, F. BRUNETIERE.