Chronique de la quinzaine - 29 juin 1906

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Chronique no 1781
29 juin 1906


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




29 juin.


Le grand débat sur le socialisme, qui avait été annoncé comme devant remplir les premiers jours de la législature, les a remplis en effet. La Chambre a entendu de longs et d’éloquens discours. Ont-ils influé beaucoup sur son opinion ? Il est permis d’en douter ; mais ils lui ont donné l’occasion de la dégager et de la manifester. Les socialistes faisaient sonner très haut leurs progrès. Où donc les ont-ils faits ? Ce n’est pas dans le pays : ils étaient une cinquantaine dans la dernière Chambre, et ils sont une cinquantaine dans celle-ci. Mais, à défaut du pays, ils espéraient peut-être conquérir la Chambre elle-même, la séduire par la beauté architecturale de leur construction sociale, l’entraîner par l’éclat de leur rhétorique, en quoi ils se sont certainement trompés. L’effet produit a été tout contraire : une majorité formidable s’est immédiatement formée contre eux. Tous les socialistes n’ont peut-être pas partagé les mêmes illusions. Il en est qui, soit par dédain du Parlement, soit par défiance, se sont abstenus de donner dans la bataille. Si M. Jaurès a eu à lui seul la sonorité d’un orchestre, on a remarqué le mutisme et même l’absence de M. Jules Guesde. M. Jaurès a été médiocrement secondé par ses amis. En revanche, il a eu affaire à des adversaires nombreux, habiles, pressans, M. Biétry, M. Clemenceau, M. Paul Deschanel. Et le ministère, demandera-t-on, a-t-il fait connaître ses vues ? On a pu croire qu’il allait le faire lorsque M. Clemenceau est monté à la tribune, mais on s’est demandé s’il l’avait fait lorsqu’il en est descendu. M. Clemenceau a une si vieille habitude de parler pour lui-même et pour lui seul, suivant son humeur et sa fantaisie, qu’il n’y renoncera sans doute jamais. En de certains momens, il a paru oublier la déclaration ministérielle ; sa verve l’en avait éloigné beaucoup. Il est vrai que M. Sarrien, quand le flot oratoire a eu cessé de couler de la tribune, a essayé de résumer le débat et de le préciser ; mais son discours n’a témoigné que de ses bonnes intentions. Tout le monde s’est accordé à le trouver incolore, et, quelques jours après, M. Briand est allé à Roanne en prononcer un autre où, à l’exemple de M. Clemenceau, mais dans un sens assez différent, il a exposé, lui aussi, son programme personnel. Chaque fois qu’un ministre parle, on est frappé de la différence entre lui et ses collègues. Le gouvernement n’en a pas moins été consolidé par le vote que la Chambre a émis beaucoup moins pour lui que contre M. Jaurès ; et les vacances devant commencer dans trois semaines, la question ministérielle ne se posera vraisemblablement plus avant la rentrée d’octobre.

Le discours de M. Jaurès est un des plus longs qu’il ait prononcés. La société d’aujourd’hui y a été mise en accusation ; celle de demain y a été esquissée en larges traits. On s’attendait à ce que l’orateur déposât, comme conclusion, une série de projets de loi qui auraient donné à ses idées une forme législative définie et concrète, espoir d’autant plus naturel que M. Jaurès avait promis avant les élections de le réaliser immédiatement après : mais il a demandé quatre mois encore pour terminer ses plans et devis de la cité future. Est-ce trop de quatre mois, semblait-il dire, pour opérer une révolution aussi gigantesque ? Non, certes ; mais il y a si longtemps que M. Jaurès est en gestation du nouveau monde, qu’on le croyait plus près d’aboutir. Nous devons donc nous contenter provisoirement de son discours. La première partie, qui est un violent réquisitoire contre la société actuelle, peut se résumer en quelques chiffres. M. Jaurès estime que la fortune de la France s’élève à un capital de 176 milliards. Il est resté, dit-on, au-dessous de la vérité et s’en serait rapproché davantage s’il avait parlé de 225 milliards : la rectification a été faite par M. Aynard. Mais M. Aynard en a fait une autre plus importante. Sur les 176 milliards qu’il veut bien nous accorder, M. Jaurès affirme que 105 sont possédés par 221 000 personnes ; il n’y en aurait que 70 environ pour tout le reste des Français. C’est assurément une grande inégalité ! Elle l’est encore plus que vous ne le croyez, continue M. Jaurès : il y a 15 millions de Français qui ne possèdent rien du tout ! Ces calculs ont pour base le chiffre annuel des décès et celui des successions déclarées. M. Jaurès n’a oublié qu’une chose, les enfans mineurs qui meurent sans qu’il y ait ouverture de succession ; ou plutôt il ne les a pas oubliés, mais la quantité lui en a paru négligeable. Elle ne l’est pas. Si on fait entrer les mineurs en ligne de compte, le chiffre des Français qui meurent sans succession est réduit d’après M. Aynard à 9 ou à 10 millions, et d’après M. le ministre des Finances à 7 millions et demi, juste la moitié de celui qu’avait énoncé M. Jaurès. Mais le chiffre des enfans morts en bas âge est-il la seule défalcation à faire ici ? N’y a-t-il pas un nombre appréciable de Français qui vivent fort bien en dépensant ce qu’ils gagnent et ne laissent rien après eux ? Au surplus, l’heure n’est pas encore venue de discuter avec M. Jaurès, puisqu’il n’a encore fourni qu’un élément de sa démonstration ; mais si tous les autres n’ont pas plus d’exactitude, il faudra les serrer de près et en rabattre. Les chiffres de M. Jaurès ont grand besoin d’être contrôlés. Ils l’ont été par M. Biétry, par M. Clemenceau, par M. Deschanel qui en ont montré le caractère le plus souvent arbitraire. Cela fait bien au frontispice d’une discussion sur le socialisme de déclarer qu’il y a quinze millions de Français qui ne possèdent rien : malheureusement, ou plutôt heureusement, cela n’est pas vrai. Nous reconnaissons d’ailleurs qu’il reste encore une inégalité très grande, trop grande sans, doute : il faut cependant qu’il y en ait une et qu’elle soit sensible. Sinon, qui voudrait travailler, économiser ? Le ressort de l’activité humaine serait brisé ou déplorablement détendu. C’est ce que les socialistes oublient toujours dans l’élaboration de leurs systèmes. Ils raisonnent sur un homme idéal qui entretiendrait en lui toutes les vertus du travail, sans y chercher un avantage personnel supérieur à celui du maladroit, du paresseux ou du vicieux. Où est-il, cet homme phénomène ? Peut-être ne l’avons-nous pas assez cherché : en tout cas nous ne l’avons pas encore trouvé. L’homme que nous connaissons, celui qui est sorti des mains du créateur avec des mobiles d’action qui lui ont déjà fait faire tant de merveilles, cessera d’en faire le jour où on l’aura soumis à la loi déprimante de l’égalité des fortunes. Sa morale sociale sera celle du lazzarone napolitain qui dort au soleil après avoir assuré sa misérable existence. Pourquoi travaillerait-il au-delà du strict nécessaire, si on lui enlève avec les fruits de son labeur tout ce qui fait la liberté, la dignité et l’agrément de la vie ?

M. Jaurès n’est pas sans s’être quelque peu préoccupé de ce côté de la question, mais il s’est encore plus préoccupé d’un autre qui est de maintenir l’égalité, ou du moins une certaine somme d’égalité, après l’avoir établie. Combien de fois n’a-t-on pas fait l’observation que si la totalité des biens était partagée également entre les hommes, les mêmes causes qui ont amené l’inégalité la veille la ramèneraient encore le lendemain ? Et comment répondre à cela ? M. Jaurès croit en avoir trouvé le moyen. Il ne la pas inventé et n’en a d’ailleurs pas la prétention : il a tout emprunté aux grands réformateurs allemands, non pas à Karl Marx qui commence à n’être plus de mode, mais à Bernstein et surtout à l’ingénieux auteur du collectivisme dernier modèle, l’Autrichien Schæffle. Voici le système. Les biens de ce monde se partagent en deux catégories, les instrumens de production et les produits qu’on peut généralement ranger sous le nom d’objets de consommation. M. Jaurès proteste lorsqu’on l’accuse, comme nous l’avons fait plus haut, de ne pas donner à chacun la rémunération équitable de son travail. Il repousse ce grief loin de lui : seulement, il veut que le travail soit récompensé par l’attribution d’un nombre plus ou moins considérable d’objets de consommation, et jamais, jamais ! d’un instrument de production. Les instrumens de production doivent tomber dans la propriété collective : les produits seuls formeront dans l’avenir le contingent de la propriété individuelle. On voit tout de suite que celle-ci ne pourra pas croître beaucoup, et cela pour deux motifs : le premier est que la faculté de consommation étant limitée chez l’homme, l’intérêt pour lui de posséder des objets à consommer est également restreinte ; le second est que le lot de chacun lui sera mesuré et octroyé dans des proportions jugées convenables. Par qui ? Par un fonctionnaire, naturellement. Le règne du collectivisme sera celui du fonctionnarisme au superlatif. Mais qu’on se rassure : les fonctionnaires de l’avenir, appartenant à une humanité régénérée, seront infaillibles et impeccables. Ils ne se tromperont jamais dans le calcul de la production qui sera proportionnelle aux besoins de la consommation, et, pour ce qui est de la distribution des produits, il ne viendra à la pensée de personne qu’ils puissent obéir à des influences étrangères au noble but de leurs fonctions, et tomber par exemple sous des dépendances politiques ou électorales !

Où sommes-nous ? Est-ce avec Platon dans sa République ? Est-ce avec Idoménée à Salente ? Est-ce avec Cabet en Icarie ? En tout cas nous sommes bien loin du monde présent ! On pourrait rêver longtemps dans la contemplation de la cité nouvelle, et poser à M. Jaurès un assez grand nombre de questions sur la manière dont il en conçoit l’aménagement. Ainsi, M. Deschanel lui a demandé où était la ligne de démarcation (Mitre les moyens de production et les objets de consommation. Il n’y a presque pas un de ceux-ci qui ne puisse, dans certaines conditions, devenir un de ceux-là. Vous me donnez un épi pour mon pain : ne pourrai-je pas en semer les grains ? Vous me donnez un fruit : ne pourrai-je pas en utiliser pour le même objet les pépins ou le noyau ? Vous me donnez un mouton : ne pourrai-je pas, après en avoir tiré ma nourriture, faire de sa graisse ou de ses os des applications industrielles ? Mais non, je ne le pourrai pas, puisque je n’aurai plus de terre, ni d’usine à ma disposition. Tout cela sera dans la collectivité ; l’avais-je donc oublié ? Qu’il est difficile de renoncer à ses vieilles habitudes d’esprit ! Il y a toutefois un instrument de production dont nous voudrions bien savoir comment M. Jaurès s’y prendra pour le faire tomber dans la collectivité sans l’anéantir : nous voulons parler du pinceau du peintre, du ciseau du sculpteur, de la plume de l’écrivain. C’est une source de la richesse nationale : M. Jaurès la tarirait-il ? Non, peut-être : il tolérera que le peintre continue de faire ses tableaux, le sculpteur ses statues, l’écrivain ses livres. Mais comment les récompensera-t-il ? Avec des bons de consommation ? Il est à craindre, très à craindre, que ces producteurs n’aiment mieux envoyer leurs produits à l’étranger. Mais que feront-ils de l’argent qu’ils auront reçu en échange ? Il n’y aura plus, à proprement parler, de numéraire en France. Alors il est à craindre, fort à craindre, que ces producteurs particuliers qu’on ne peut pas séparer de leur moyen de production, et même que beaucoup d’autres qui ne voudront pas se séparer des leurs, ne passent les frontières et n’apportent au dehors l’art qui ennoblissait la France et l’industrie qui l’enrichissait. Mais, dit M. Jaurès, l’étranger, charmé par notre expérience, ne pourra pas se retenir de l’imiter, et par conséquent… Laissons rêver M. Jaurès, et que nos lecteurs nous excusent de cette digression prématurée.

Où son rêve a semblé prendre un caractère plus précis, c’est lorsque M. Jaurès s’est demandé comment faire pour déposséder les propriétaires des 176 milliards qui constituent le capital national, ou, si l’on veut, le capital à nationaliser. L’opération n’est pas très simple ; les capitalistes actuels auront peut-être, en effet, le mauvais goût de se défendre ; mais ils auront bien tort, car, s’ils le font, leur cas ne manquera pas de s’aggraver, comme de juste. M. Jaurès cite l’exemple de la Révolution. Si les nobles propriétaires de cette époque s’étaient laissé bénévolement dépouiller de leurs biens, peut-être, qui sait ? leur aurait-on donné une indemnité. Mais ils ont regimbé, ils ont émigré ; l’histoire nous apprend ce qui en est résulté. Précédent à méditer ! Aujourd’hui, M. Jaurès conçoit la dépossession des capitalistes comme une immense expropriation pour cause d’utilité publique : jamais, dit-il, il n’y aura eu utilité publique mieux démontrée, ni causé d’expropriation plus légitime. On ne peut pas, dit-il, appeler cela un acte révolutionnaire : c’est l’application pure et simple d’un article de notre code bourgeois. Mais l’expropriation ne va pas sans indemnité préalable : il est même habituel, dans la pratique, de porter celle-ci à un chiffre un peu supérieur à la valeur réelle de l’objet exproprié. M. Jaurès ne l’ignore pas, et il a très loyalement posé devant la Chambre la question de savoir si on indemniserait les capitalistes dont on prendrait le capital ; mais, très loyalement aussi, il a déclaré qu’il n’en savait rien. Cela a jeté un froid. Non pas que M. Jaurès n’ait pas une idée personnelle sur la question ; il est bon prince ; il serait volontiers partisan d’une indemnité qui assurerait aux propriétaires expropriés le moyen de se retourner. « Ils auront, dit-il, devant eux une réserve de temps que nos aînés de la Révolution bourgeoise n’ont pas toujours donnée au clergé et à la noblesse pour s’adapter au régime nouveau. Le temps sera donné aux grands possédans eux-mêmes, aux privilégiés eux-mêmes, de s’accommoder à l’ordre nouveau, d’accommoder leurs descendans à la société nouvelle fondée sur le travail égalitaire. » M. Jaurès trouve ces perspectives infiniment séduisantes ; mais en attribue-t-il le bénéfice certains à ceux dont il voudrait faire, grâce à la magie de son éloquence, des dépossédés par persuasion ? Nullement, car il n’est pas libre ; le parti socialiste est divisé sur la question, et M. Jaurès, dans l’ignorance où il est de la solution qui prévaudra, l’accepte les yeux fermés, mais ne saurait encore nous la dire. « Je n’ai, s’écrie-t-il, ni la fatuité, ni l’iniquité de prétendre poser d’avance des conditions à la classe ouvrière, au monde du travail. Je sais et je proclame que le droit du travail est souverain, et je m’associerai, quelque forme que le monde du travail veuille donner à la société nouvelle, je m’associerai de tout cœur et de tout esprit à cet effort nécessaire de transformation. » Le croirait-on ? la Chambre n’a pas trouvé ces déclarations tout à fait rassurantes, et cette partie du discours de M. Jaurès a fait courir sur presque tous les bancs un de ces frissons subits qui laissent longtemps les âmes dans l’anxiété.

Peut-être a-t-on attaché trop d’importance à cette question d’indemnité. Mettons qu’elle soit résolue dans le sens affirmatif que préfère, mais que ne promet pas M. Jaurès : les dépossédés en seront-ils beaucoup plus heureux ? Rien n’est moins sûr. Si on avait indemnisé les grands propriétaires de l’époque révolutionnaire, ils auraient été plus favorisés que les nôtres, car on leur aurait donné des rentes. C’est ce qu’a fait, en 1825, la loi qui a attribué aux survivans d’entre eux et aux héritiers des autres un milliard d’indemnité réelle, avec lequel ils ont pu créer des sources de richesse. Mais M. Jaurès n’attribue à ses indemnisés, à lui, que des bons de consommation ! C’est ce qu’il dit dans cette phrase typique, dont il a évidemment pesé tous les mots : « L’indemnité qui sera accordée par la société aux détenteurs du capital exproprié au profit de la collectivité et des travailleurs, cette indemnité sera logiquement déterminée par la nature même de la société nouvelle. » Si le sujet n’était pas aussi sérieux, nous dirions que ces « valeurs d’indemnité, » comme s’exprime encore M. Jaurès, ne seront que monnaie de singe. M. Deschanel a rappelé avec raison les assignats : ce sera moins encore. Quelque dépréciés qu’ils fussent, les assignats pouvaient être employés à acheter des terres, à fonder des industries, à se procurer des moyens de production. Cela leur donnait un marché. Mais les bons de consommation de M. Jaurès n’auront pas ce caractère ; on ne pourra pas leur donner cet emploi ; ils ne serviront qu’à la nourriture quotidienne. Et quoi de plus naturel, puisque leur objet sera précisément d’empêcher entre des mains trop habiles la reconstitution d’une propriété productive ? Ils seront seulement ou représenteront des choses fongibles. Nous plaignons donc les capitalistes dépossédés si on ne les indemnise pas : mais faudrait-il les plaindre beaucoup moins si on les indemnise ?

La Chambre nouvelle contient beaucoup de députés qui ne connaissaient pas encore M. Jaurès : ils n’ont pas été plus surpris que ceux qui le connaissaient déjà, en assistant à ce déballage oratoire du socialisme. Les livres socialistes sont souvent cités, mais peu lus. En dehors de quelques adeptes de la religion de l’avenir, il n’y a peut-être, au Palais-Bourbon, que M. Paul Deschanel qui en ait fait une étude approfondie, et qui se tienne quotidiennement au courant de l’évolution du dogme et de la morale. Les collectivistes avaient jusqu’à ce jour paru croire que le Parlement n’était pas encore arrivé au point de maturité où il pouvait les comprendre : aussi gardaient-ils fermée leur main pleine de vérités, et tout au plus en ouvraient-ils de temps en temps un doigt ou deux. Les aveux presque complets de M. Jaurès ont produit de la stupéfaction et de la stupeur. Ni la Chambre, qui est une Chambre radicale mais bourgeoise, ni le pays qui a la passion et le culte de la propriété individuelle, ne sont prêts à se laisser séduire à un pitoyable sophisme. Nous doutons que M. Jaurès ait rendu un service à son parti par cette révélation intempestive. Le sentiment de réprobation qui s’est répandu dans la majorité s’est d’ailleurs doublé d’un sentiment de révolte déjà ancien, mais qui n’avait pas encore pu se manifester, contre la domination du parti collectiviste dans les deux dernières Chambres. La dictature de M. Jaurès a été lourde ; on en a assez ; on n’en veut plus. C’est ce qui a fait, en dehors même de leur talent, le succès immédiat des orateurs qui ont pris la parole après M. Jaurès, et dont l’un au moins, M. Clemenceau, l’a traité fort irrévérencieusement. La Chambre a paru en éprouver une sorte de joie.

Le discours de M. Biétry a été comme un coup de bélier dans l’édifice socialiste. M. Biétry est un ancien révolutionnaire, aujourd’hui converti à des idées plus sages. Sorti du prolétariat, il en connaît les besoins, et aussi les passions. La part considérable et finalement prépondérante qu’il a prise depuis quelques années à la création des syndicats jaunes, destinés à faire contrepoids aux syndicats rouges, l’a rendu odieux à tout le monde qui gravite autour de ces derniers ; mais il ne s’est laissé ni intimider, ni arrêter ; il a poursuivi son œuvre avec une ténacité remarquable, et avec une efficacité dont il a apporté le témoignage à la tribune. Les syndicats jaunes, en effet, bien qu’ils ne jouissent d’aucune des subventions que les Bourses du travail réservent aux rouges, comprennent un plus grand nombre d’ouvriers que ces derniers. M. Biétry l’a assuré en produisant des chiffres, et on peut regarder l’affirmation comme exacte, car elle n’a pas pu être contestée. Ajoutons d’ailleurs qu’il y a encore un bien plus grand nombre d’ouvriers qui préfèrent rester en dehors de tous les syndicats, quelle que soit leur couleur. L’élection de M. Biétry a été un des incidens les plus significatifs des élections dernières : il avait pour concurrent M. Goude, cet ouvrier de l’arsenal qui a longtemps fomenté à Brest toutes les agitations révolutionnaires et qui, devenu adjoint au maire, a été tout-puissant pendant le proconsulat de M. Pelletan. Les choses ont changé sous le ministère de M. Thomson. L’intervention de M. Biétry à la tribune empruntait à cet ensemble de circonstances un intérêt particulier, qui a été encore accru par les clameurs sous lesquelles l’extrême gauche collectiviste a essayé d’étouffer sa voix. Mais M. Biétry a de la défense. L’impression produite par son vigoureux discours a été vive : elle aurait été plus durable si M. Clemenceau ne lui avait pas succédé.

M. Clemenceau, dans ces derniers temps, a parlé plusieurs fois à la tribune du Luxembourg, mais il n’avait pas reparu à celle du Palais-Bourbon depuis une douzaine d’années. Peut-être a-t-il trouvé la Chambre bien changée : ceux de ses collègues d’autrefois qui y sont encore l’ont retrouvé le même. Il a remporté dans sa réponse à M. Jaurès un de ses plus brillans succès oratoires, avec des moyens qui ne sont qu’à lui et qui sont faits d’entrain, de verve, de mots d’esprit, de mots de bon sens, le tout servi par une humeur caustique à souhait et une voix mordante dont l’effet est immanquable sur une assemblée, lorsque M. Clemenceau n’abuse pas trop longtemps de ses avantages. La Chambre n’a pas trouvé qu’il en abusât contre M. Jaurès ; mais il en a usé largement. Le Contemnere divos pourrait lui servir de devise : il est de première force à cet exercice. Dès les premiers mots qu’il a prononcés, on s’est trouvé à l’antipode de la solennité majestueuse de M. Jaurès : aussi s’est-on bien amusé. M. Clemenceau paraissait s’amuser beaucoup lui-même à démolir la construction oratoire de son adversaire et à montrer qu’il n’y avait rien dedans. A la différence de M. Jaurès, il n’est pas l’homme des belles théories et des grands développemens ; il procède par des saillies courtes, promptes, agiles, qui se succèdent avec une rapidité déconcertante ; il a à la tribune un coup de fleuret qui tient parfois de la prestidigitation. Aussi son discours échappe-t-il à l’analyse ; mais on peut en indiquer l’idée maîtresse, qui est simple et sensée. M. Clemenceau ne croit pas que, — même dans quatre mois, — M. Jaurès puisse changer de fond en comble un état social qui est le résultat de longs siècles d’efforts. Il a observé la marche du progrès ; elle lui a toujours paru lente. Lorsqu’elle a été trop rapide, elle a été suivie de brusques reculs. Le progrès est une œuvre de patience : il opère par des approximations successives qui poussent l’humanité vers un idéal qu’elle n’atteindra probablement jamais. Heureuse la génération qui a amélioré un peu la condition du monde ! Quant à celle qui l’a transformée du tout au tout, on la chercherait en vain dans le passé : comment espérer que nous en verrons l’aurore dès la fin des vacances ? M. Clemenceau ne croit pas aux baguettes magiques, n’en ayant jamais vu que dans les contes de fées. Il a de la peine à regarder M. Jaurès comme une fée. Il craint fort que ses conceptions n’aboutissent à un désastre intellectuel ; mais il se console en pensant qu’après tout la faillite de l’esprit de M. Jaurès ne serait pas celle de l’esprit humain.

Un tel discours ne pouvait se produire et se développer jusqu’au bout que dans une assemblée dont la sympathie était acquise à l’orateur. Celui de M. Paul Deschanel a un autre caractère. M. Deschanel a eu le mérite difficile de relever la discussion au moment où elle semblait épuisée : il a dit des choses qui n’avaient pas été dites et qui devaient l’être. La parfaite connaissance qu’il a des écrits socialistes lui a permis de citer à M. Jaurès ses propres auteurs, soit pour rectifier, soit pour compléter sa pensée. Il a invoqué Kautsky ; il a invoqué Bernstein ; mais ce sont gens que la Chambre ne connaît guère et qui, dès lors, ne font pas par eux-mêmes autorité auprès d’elle. La partie de son très éloquent discours qui a produit le plus d’impression est celle où M. Deschanel, mettant directement en cause la thèse de M. Jaurès, a montré que le collectivisme ainsi compris et appliqué ralentirait l’activité humaine et ferait rétrograder la civilisation. Oui, a-t-il dit, l’idée socialiste est contraire à la civilisation, parce que si les capitaux ne rapportent plus rien, on ne prendra plus la peine de les créer. Au reste, nous avons largement emprunté à M. Deschanel dans les objections que nous avons faites à M. Jaurès. Sa conclusion sera aussi la nôtre, au moins à titre provisoire, puisque nous ne connaissons encore que par des développemens oratoires la pensée de l’orateur socialiste. « Tant qu’on ne nous aura pas apporté des textes précis, a déclaré M. Deschanel, nous serons en droit de dire que ce n’est pas des amendemens à la législation sociale qu’il faudra proposer, mais des amendemens à la nature humaine, car c’est l’homme même qu’il faudrait changer pour qu’un tel système pût réussir. » Qu’on ne croie pas que cela embarrasse M. Jaurès : c’est bien l’homme même qu’il se propose changer. Il en est resté à l’idée de Rousseau que l’homme actuel est le produit déformé de la société et des lois. Rendez-le à la nature, c’est-à-dire au socialisme : il sera méconnaissable.

Est-ce à dire que nous soyons d’accord avec M. Clemenceau et avec M. Deschanel sur tous les points ? Avec eux, de même qu’avec M. Jaurès, nous avons des réserves à faire, parce qu’ils nous promettent comme lui des projets que nous ne connaissons pas encore. Ce n’est d’ailleurs pas la première fois que M. Deschanel annonce une nouvelle organisation du contrat collectif de travail, qu’il rattache aujourd’hui à un large développement du système syndical. M. Clemenceau aussi, la déclaration ministérielle aussi parlent, d’une manière malheureusement mystérieuse mais singulièrement alléchante, d’un contrat collectif du travail où le droit des minorités sera scrupuleusement respecté. Comment cela se fera-t-il ? Nous avons peine à le comprendre. M. Millerand a bien déposé des projets de loi pour le même objet ; seulement le droit de la minorité y est absorbé dans celui de la majorité, c’est-à-dire supprimé. Au moins cela est clair, mais ne peut pas être ce que prépare M. Clemenceau. M. Waldeck-Rousseau a dit dans un de ses bons jours que le droit d’un seul ouvrier qui veut travailler est égal à celui de tous les autres qui ne le veulent pas, et doit être aussi efficacement protégé. M. Clemenceau a encore renforcé l’expression de cette vérité, en faisant remarquer que les grévistes aspiraient au mieux-être, tandis que l’ouvrier père de famille qui préfère le travail à la grève aspire à être. Comment, après cela, pourrait-il annihiler dans le contrat de travail la liberté de cet ouvrier qui se contente d’être comme il est ? Et s’il ne porte aucune atteinte à sa liberté, que devient le contrat — collectif — de travail ? Cruelle énigme ! Mais attendons les projets de M. Clemenceau et de M. Deschanel.

Le succès de M. Clemenceau, à gauche, au centre et jusqu’aux confins de la droite, ne saurait nous faire oublier que, parlant comme ministre, il a sur plus d’un point dépassé le programme ministériel. M. Sarrien, quand il a pris la parole, a jeté des ombres grisâtres sur tout cela, mais ne l’a pas fait disparaître, ni oublier. M. Clemenceau s’est déclaré partisan du rachat de « certaines » compagnies de chemin de fer : le gouvernement avait eu soin de n’en rien dire dans sa déclaration, et cette abstention avait été remarquée. On a pu mesurer bientôt le degré de la fermeté ministérielle. M. Sarrien, dans son langage neutre, effacé, conciliant, a codé en partie à M. Clemenceau dont l’impétuosité l’a emporté en ouragan plus loin qu’il n’avait voulu aller d’abord : il a annoncé que le gouvernement étudierait la question du rachat d’une compagnie. En sera-t-il de même de l’impôt sur le revenu ? Le gouvernement s’est bien gardé de dire que cet impôt serait progressif, il a même dit le contraire. M. Clemenceau, lui, s’est prononcé nettement pour la progression. Cette fois encore, entraînera-t-il le ministère ? Enfin, répondant à M. Jaurès qui lui demandait où était son programme : « Mon programme, a-t-il dit, vous le connaissez bien, il est dans votre poche, vous me l’avez pris. » On voit que ces doux grands jouteurs, en dépit des coups d’estoc et de taille qu’ils se sont portés devant la galerie, ne sont pas incapables de se réconcilier tranquillement dans la coulisse. A la fin de cette discussion dont le ministère est sorti intact, le programme ministériel, déjà si vague, s’est trouvé plus vague encore. Et ce n’est pas M. Briand qui l’a précisé depuis ! M. Briand, quelques jours plus tard, est allé prononcer à Roanne un discours où, exprimant la crainte que la majorité ne fût trop forte et ne contînt quelques élémens inquiétans, il a recommandé la reconstitution du vieux bloc. Les élémens inquiétans sont au centre : une partie du centre a voté pour le gouvernement. M. Briand est socialiste et il entend le rester, bien qu’il ait été officiellement exclu du parti au moment où il est entré au ministère. Les doctrines de M. Jaurès sont les siennes, et il a pu se sentir atteint par la réfutation qu’en a faite son collègue de l’Intérieur. C’est pourquoi il a tenu à marquer nettement sa place de bataille, et les socialistes, le lendemain, ont aussi bien accueilli son discours qu’ils s’étaient montrés blessés de celui de M. Clemenceau. Ils ont opposé ministre à ministre. Alors tout le monde a commencé à demander où était le gouvernement. Chacun de ses membres a un programme à lui et l’expose en toute indépendance, sans se demander s’il n’est pas en contradiction avec celui de ses collègues. On ne sait auquel entendre : c’est une véritable cacophonie, et, en vérité, de tous les ministres, M. Sarrien est celui qui semble le moins être le président du Conseil. On l’a vu à la Chambre pratiquer l’art d’accommoder les restes avec les morceaux disloqués du programme ministériel, et nul ne peut dire s’il a réussi dans cet exercice où sa modestie a doucement brillé. Ce ministère, qui a tant de têtes, manque de chef.

Mauvaise condition pour vivre bien et longtemps ! Mais, quant à présent, personne ne veut renverser le cabinet. Les progressistes se demandent par qui et par quoi il serait remplacé. Les radicaux ont fait fête à M. Clemenceau, et ne savent pas encore comment ils se débrouilleront. Les socialistes mettent une demi-confiance dans M. Briand, qui d’ailleurs s’applique à ne décourager personne. Dans son discours de Roanne, il a fait de l’évolution continuelle un principe. J’évolue, a-t-il dit ; évoluez, et tout ira pour le mieux ! C’est ce qu’on appelait autrefois faire de l’opportunisme : n’y aurait-il que les mots qui changent ? En attendant l’avenir encore trouble, la seule chose qui se dégage nettement de la discussion qui vient d’avoir lieu est que la Chambre n’est pas socialiste, et cela devrait nous rassurer. Mais les socialistes battus et les radicaux vainqueurs cherchent à se réconcilier et cela nous inquiète. Quant au gouvernement, il ressemble au char symbolique dont l’équilibre des forces contraires qui s’exercent sur lui assurent l’immobilité. Il ne peut en sortir sans subir de rudes secousses et sans être bientôt renversé.


FRANCIS CHARMES.


Le Directeur-Gérant,

F. BRUNETIERE.