Chronique de la quinzaine - 30 avril 1897

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Chronique n° 1561
30 avril 1897


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




30 avril.

Les événemens, depuis quinze jours, se sont précipités avec une rapidité telle que la situation en Orient est complètement changée ; et bien que l’avenir, même le plus prochain, soit encore enveloppé de beaucoup d’incertitudes, quelques résultats politiques et militaires se sont déjà produits avec une assez grande puissance pour qu’on puisse les regarder comme acquis. La guerre est commencée. Quels ont été les agresseurs ? Les Grecs soutiennent naturellement que ce sont les Turcs, et les Turcs que ce sont les Grecs. Nous laissons à l’histoire le soin de résoudre ce problème. Elle dira sans doute qu’assez longtemps déjà avant de l’exécuter, la Grèce avait pris sa résolution. Placé entre le danger intérieur et le danger extérieur, le roi Georges avait jugé que le second était, tout compte fait, le moins menaçant et, dans tous les cas, le plus glorieux. S’il devait succomber, il aimait mieux que ce fût avec son peuple et sur les champs de bataille, que dans les rues d’Athènes sous les coups de l’émeute. La guerre est devenue alors inévitable. Peut-être aurait-il été plus franc et plus fier de la part de la Grèce d’accepter ouvertement la nécessité qu’elle avait fait naître. Elle a préféré ruser avec la situation. Le sang d’Ulysse coule toujours dans ses veines. Des bandes irrégulières ont été dirigées sur plusieurs points de la frontière et, grâce à la brusquerie de l’attaque, elles ont réussi à la franchir ; mais elles ont dû bientôt la repasser en désordre. Étaient-elles allées chercher la victoire ? Non. Ceux qui les avaient équipées et lancées en avant savaient fort bien ce qui les attendait. Que voulaient-ils donc ? Ils espéraient amorcer à la guerre l’armée ottomane et l’amener, par une provocation anonyme, faite par des gens qu’il était toujours possible de désavouer, à poursuivre les fuyards jusque sur le territoire hellénique, ce qui leur aurait permis d’en constater la violation, et de rejeter sur les Turcs la responsabilité ultérieure des événemens. Mais les choses ne se sont point passées ainsi. L’armée d’Edhem-Pacha s’est contentée de repousser les assaillans, et elle est restée immobile sur ses positions, au moins pendant quelques jours, afin de bien marquer que la première provocation n’était pas venue de son côté. Puis, le feu a pris partout à la fois; la guerre a éclaté, et il importe assez peu de savoir par qui la déclaration officielle en a été faite, car, dans la conscience universelle, celui-là en est moralement l’auteur qui l’a rendue inévitable.

Les hostilités ont été ouvertes, et dès les premiers jours, en dépit des dépêches optimistes qui venaient d’Athènes, il a été sensible que la supériorité militaire était du côté des Turcs. Cela n’a surpris personne. Nous avons déjà parlé des conditions dans lesquelles s’est faite la concentration de l’armée ottomane sur la frontière de Macédoine et de Thessalie Quand même on n’aurait pas su que la main allemande dirigeait tous ces ressorts compliqués, on l’aurait reconnue à sa manière de procéder. Les Turcs, livrés à eux-mêmes, auraient été incapables d’une aussi grande perfection de méthode. Tout ce qui tient au problème même de la mobilisation s’est trouvé prévu et réglé d’avance, et l’exécution a eu lieu dans des conditions précises qui feraient honneur à une armée européenne quelle qu’elle fût. Ce n’était pas une tâche facile que de transporter, dans un temps donné et le plus court possible, les troupes ottomanes des points les plus reculés de la Turquie d’Asie jusqu’à la frontière turco-grecque. Les ressources que l’empire pouvait offrir en moyens de locomotion, soit sur terre, soit sur mer, y ont été habilement employées, et l’armée turque présentait déjà en Macédoine une accumulation de forces considérable, lorsque de l’autre côté de la frontière, dans la Thessalie hellénique, il n’y avait encore qu’un noyau militaire tout à fait inférieur. Si la guerre avait éclaté quelques semaines plus tôt, l’armée ottomane aurait pu surprendre l’armée grecque en flagrant délit de formation.

Elle ne l’a point fait; elle a laissé à son adversaire le temps de se renforcer; et ici, après avoir rendu à l’armée ottomane et à ses conseillers la justice qui leur est due, il nous faut constater que les efforts des Grecs ont dépassé, en rapidité et en efficacité, tout ce qu’on pouvait en attendre. Leur petite armée a été à peu près quadruplée en quelques jours par l’afflux des réserves, et ses cadres, dont la résistance s’est trouvée mise à une rude épreuve, sont restés solides sous le surcroît de charge qu’ils ont eu à supporter. Ce phénomène, car c’en est un, ne peut s’expliquer que par l’ardeur patriotique dont l’armée grecque était animée et qui lui fait le plus grand honneur. Mais, malgré leur courage, les Grecs ne pouvaient pas vaincre la difficulté qui résultait pour eux d’une disproportion de forces aussi considérable : la victoire devait toujours rester aux gros bataillons. Ils ont fait ce qu’ils ont pu, c’est-à-dire ce qu’il était humainement possible de faire pour défendre les défilés des montagnes, et les combats qu’ils ont livrés sur plusieurs points sont comparables aux plus brillans épisodes de la guerre de l’Indépendance ; mais ils avaient affaire à trop forte partie. Derrière les troupes ottomanes, engagées dans des passes trop étroites pour qu’elles pussent s’y développer, on sentait l’appui de masses profondes, de réserves toutes prêtes à remplacer les combattans fatigués, ou même battus. Les Grecs ont eu, en effet, quelques succès partiels dont ils resteront justement fiers. Malheureusement ces succès, s’ils pouvaient ralentir la marche de l’armée ennemie, n’étaient pas de nature à l’arrêter. Une fois maîtres de la passe de Melouna, les Turcs avaient en quelque sorte dans la main les clefs de Larissa, et quelques jours plus tard, ils entraient dans la ville sans rencontrer, ni au dedans, ni au dehors, la moindre résistance. La Thessalie leur appartenait.

Ils n’ont commis jusqu’à présent aucune faute militaire: on ne pourrait pas en dire autant des Grecs. Pour résumer en un mot la situation respective des deux armées, les Turcs ont concentré toutes leurs forces sur le point où devait se livrer la bataille décisive, tandis que les Grecs ont éparpillé les leurs. Ils avaient mis, de plus, une grande confiance dans leur flotte, et ils espéraient que leurs navires pourraient soutenir les opérations de leurs troupes de terre, notamment en Épire. Enfin, ils s’attendaient à un soulèvement révolutionnaire en Albanie. Leur expédition sur Arta, précédée du bombardement de Prevesa, s’explique ainsi. Mais aucune de ces prévisions ne s’est encore réalisée. Au surplus, quand même les diversions essayées par l’armée grecque, ou du moins quelques-unes d’entre elles, viendraient à réussir, le résultat final de la première campagne n’en serait pas changé. Il y a toujours à la guerre un point où les destinées se décident : l’art consiste à le découvrir, à le déterminer d’avance, et à y concentrer ses principaux moyens d’action. Évidemment, le défilé de Melouna et les pentes de la montagne qui s’étendent de ce col élevé jusqu’à l’entrée de la plaine de Larissa étaient le lieu stratégique indiqué pour l’effort suprême des deux combattans. Les Turcs l’ont mieux compris que les Grecs. Puisque ceux-ci voulaient la guerre, avant de prononcer l’alea jacta est, ils auraient dû réunir toute leur armée à Larissa. Ils auraient fait en outre, politiquement aussi bien que militairement, un grand acte de sagesse s’ils avaient rappelé dès l’origine les trois mille hommes que le colonel Vassos commande en Crète. La question crétoise, comme toutes les autres, devait se résoudre, non pas à la Canée, mais dans la plaine de Thessalie. Là, trois mille hommes de plus ou de moins n’étaient pas en ce moment une quantité négligeable. Les Grecs n’ont pas eu cette inspiration. Ils ont voulu tout prendre, tout conserver à la fois, et il est à craindre qu’ils n’aient tout perdu. Sauf l’honneur, bien entendu : non seulement il est sauf, mais il a grandi au milieu de cette épreuve. Les deux armées ont montré le même courage, plus ardent peut-être, plus bouillant de la part des Grecs, plus impassible et plus tenace de la part des Turcs. Ce n’est pas que le soldat turc manque, lui non plus, d’entrain et de verve militaires. Les correspondans des journaux nous le montrent chantant sous les balles, et prenant ses dispositions de combat avec une sorte de gaieté. Hélas ! voilà, de part et d’autre, beaucoup d’héroïsme dépensé en pure perte. Il est probable, en effet, que s’il en résulte ultérieurement un profit pour quelqu’un, ce ne sera ni pour les Turcs ni pour les Grecs. La Grèce pourra alors reconnaître ses véritables amis et elle rendra enfin plus de justice à ceux qui ont essayé de la détourner d’une aventure dont les conséquences n’étaient que trop faciles à prévoir.

Quel est le rôle de l’Europe en face de ces événemens ? Les puissances avaient grandement besoin qu’une diversion quelconque vînt à se produire, pour leur permettre de se reconnaître et, comme on dit, de se ressaisir. Puissent-elles du moins en profiter! Puissent-elles éviter le retour des fautes qu’elles ont déjà commises et qui ont quelque peu diminué leur prestige ! Comment en aurait-il été autrement? Les choses se sont passées partout comme s’il n’y avait pas eu d’Europe, ou comme si elle ne s’en était pas mêlée ; et Dieu sait pourtant le mal qu’elle s’est donné ! Jamais la diplomatie n’avait pris plus de peine, pour aboutir à des résultats plus stériles. Par malheur il est plus facile de faire la critique du concert européen que de savoir comment le remplacer. Sans doute, chaque puissance pourrait reprendre toute l’indépendance de sa politique, et alors l’Europe ne tarderait pas à se partager en deux groupes, si même il ne s’en formait pas davantage. La situation deviendrait plus claire, mais aussi plus dangereuse. Les conflits que l’on s’efforce aujourd’hui de restreindre et de localiser ne manqueraient pas de s’étendre et de se généraliser. Le concert européen, si on le considère comme une précaution que l’Europe prend contre elle-même, ne manque pas de quelque vertu. En tant qu’instrument d’action, il s’est montré faible; mais en tant que garantie d’inaction, il peut être efficace. Tant de chevaux attelés ensemble, même lorsqu’ils le sont mal, ne peuvent guère marcher qu’au pas. A ce point de vue, le concert européen a son mérite. Tout ce que nous voudrions, c’est qu’on ne se trompât plus sur son caractère et sur les limites où il peut s’exercer utilement.

On sait que toutes les puissances y participent, mais non pas toujours au même degré. Nous avons eu plus d’une fois l’occasion de faire remarquer que l’une au moins, l’Allemagne, le regardait comme une respectable académie à laquelle il était bon d’appartenir, à la condition toutefois de ne pas lui sacrifier la liberté de ses allures De toutes les puissances, l’Allemagne est celle qui a constamment approuvé, et le plus volontiers, toutes les suggestions des autres : cela lui coûtait d’autant moins qu’elle se réservait in petto de les laisser exécuter sans sa participation et d’agir de son côté, ou de ne pas agir, suivant ses propres inspirations. Aussi a-t-elle pris en Europe une situation particulière, sur laquelle il n’est plus permis de se tromper. Ce que nous avons dit de la collaboration très large, et d’ailleurs avouée, que de nombreux officiers allemands ont prise à la préparation de l’armée turque, et prennent aujourd’hui encore à sa direction, ne laisse aucun doute sur la politique de l’empereur Guillaume. Dès le premier jour, il s’est prononcé contre la Grèce. On a attribué son attitude aux motifs les plus divers, et même à des circonstances de famille qui l’ont brouillé avec sa sœur, la princesse Sophie, femme du diadoque. Il est possible que ses sentimens personnels aient influé sur le ton qu’il a donné à son langage, mais il faut chercher ailleurs les causes beaucoup plus sérieuses de sa conduite. Il ne pouvait pas oublier que l’armée ottomane lui avait emprunté des méthodes, des instructeurs, des armes, et s’était mise en quelque sorte à son école. Ne fût-ce qu’à ce point de vue, ses sympathies militaires étaient du côté de la Turquie. Il en était de même de ses sympathies politiques. L’Allemagne cherche depuis longtemps déjà à faire entrer l’empire ottoman dans l’orbite de la Triple Alliance. Elle a poursuivi son but avec la constance et la patience qu’elle met dans l’exécution de ses desseins, sachant attendre les occasions, et ne manquant jamais d’en profiter. Le gouvernement de l’empereur Guillaume est affranchi des préoccupations avec lesquelles doivent compter la plupart des autres. L’opinion publique est docile en Allemagne, du moins en ce qui concerne la politique extérieure. Le parlement est à peu près muet. Dans ce pays, qui est un des plus savans de l’Europe, l’amour du grec n’influe pas comme ailleurs sur la direction de la vie. On y pratique, lorsqu’il s’agit des rapports internationaux, le réalisme le plus pur, rude et brutal au besoin, uniquement fondé sur le calcul et la juste appréciation de l’intérêt de l’État. Cette tournure d’esprit a ses avantages. Elle est d’ailleurs traditionnelle en Prusse, et elle a déjà produit, à d’autres époques, des conséquences analogues à celles qu’elle poursuit encore aujourd’hui. Elle est dénuée de toute imagination romantique, de tout sentimentalisme, peut-être même faut-il dire de tout sentiment; mais qu’elle soit singulièrement puissante et efficace, moins que personne nous ne pouvons le contester.

Sans remonter plus haut dans l’histoire de l’Allemagne, ou plutôt de la Prusse, il n’est pas aujourd’hui hors de propos de rappeler les débuts politiques de M. de Bismarck, et comment, à peine arrivé au pouvoir, il s’est assuré les alliances solides, grâce auxquelles il a par la suite accompli ses grandes destinées. Les historiens qui ont raconté cette période de sa vie disent que, très résolu à faire quelque chose, il ne savait pas encore exactement ce qu’il ferait, ou du moins comment il s’y prendrait. C’est alors qu’éclata l’insurrection de Pologne. Elle a été marquée, on s’en souvient, par des incidens terribles, sur lesquels, pour toutes sortes de motifs, nous nous garderons d’insister aujourd’hui. Mais l’impression produite a été profonde dans l’Europe occidentale, et l’Angleterre a pris aussitôt l’initiative d’une politique de remontrances à laquelle elle a eu l’adresse de nous associer, jusqu’au moment où, le vent ayant tourné, c’est-à-dire la question des duchés étant venue à se poser, elle y a brusquement renoncé, sans se préoccuper autrement de la manière dont la France s’en tirerait à son tour. La France avait hésité à y entrer, et cela pour deux motifs : le premier est qu’elle avait le sentiment de son impuissance à secourir les Polonais, et que, dès lors, elle craignait de leur donner un encouragement qui tournerait pour eux en déception cruelle; le second est que, presque immédiatement après la guerre de Crimée et le traité de Paris, elle avait noué avec la Russie des rapports devenus déjà très intimes et qui semblaient de nature à amener plus tard une alliance formelle. Malheureusement, le second Empire ne s’est pas piqué de mettre dans sa politique extérieure plus de fixité que le premier, et on sait ce qui en est résulté pour lui et pour nous. Il a esquissé plusieurs alliances et n’en a fixé aucune. Le mouvement de l’opinion était d’ailleurs si vif, — il faut le dire à la décharge de l’empereur Napoléon III et de ses conseillers, — qu’il était difficile de ne pas y céder. On y céda en effet, et tout l’effort de cette politique de rapprochement avec Saint-Pétersbourg, à laquelle on avait sacrifié à peu près complètement les résultats de la guerre de Crimée, fut perdu à son tour et sans retour. Le fatal génie de M. de Bismarck y veillait. On se rappelle avec quel empressement démonstratif il mit tous ses services à la disposition de son voisin de l’Est, lui offrant une convention militaire, l’aidant bénévolement à réprimer l’insurrection polonaise, ne négligeant rien enfin pour prendre auprès de lui, et d’une manière définitive, la place que nous avions laissée vacante. Certes, nous nous étions laissé guider par les sentimens les plus estimables, et si l’histoire distribuait des prix de vertu, c’est à l’empereur Napoléon III et non pas à M. de Bismarck qu’elle en décernerait un. À défaut de cette récompense à laquelle il ne tenait peut-être pas beaucoup, M. de Bismarck a eu pendant de longues années l’amitié ferme, immuable, inébranlable de la Russie. Grâce à elle, il a fait Sadowa et Sedan, et, lorsque la guerre de 1870-1871 a été finie, on connaît le télégramme par lequel l’empereur d’Allemagne en faisait connaître le dénouement à l’empereur de Russie. Il est daté de Versailles, le 26 février, et il est ainsi conçu : « C’est avec un sentiment inexprimable et en rendant grâces à Dieu que je vous annonce que les préliminaires de la paix viennent d’être signés. Jamais la Prusse n’oubliera que c’est à vous qu’elle doit que la guerre n’ait pas pris des proportions extrêmes. Que Dieu vous en bénisse ! Pour la vie votre ami reconnaissant. »

Pour la vie était beaucoup dire : quelques années après, lorsque l’Allemagne aurait pu payer à la Russie sa dette de reconnaissance, médiocrement elle s’en est acquittée. Le traité de Berlin a ouvert une phase nouvelle, où la Russie s’est peu à peu, et de plus en plus, mise à l’écart de l’Allemagne. D’autres combinaisons ont pu alors se préparer et plus tard se produire. L’histoire se répète quelquefois ; espérons que ce ne sera pas jusqu’au bout ; mais c’est à nous de ne pas recommencer les mêmes fautes, si nous voulons échapper aux mêmes conséquences. Nous sommes revenus aujourd’hui à la politique que nous suivions, il y a trente-cinq ans, à l’égard de la Russie. Nous sommes mêmes allés plus loin qu’à cette époque, puisqu’il n’y avait alors qu’un rapprochement plus ou moins étroit, tandis qu’on a parlé aujourd’hui d’alliance, et nous croyons que ce mot correspond à la réalité des faits. Quant à l’Allemagne, bien qu’elle ne soit plus gouvernée par M. de Bismarck, elle l’est toujours par le même esprit et conformément aux mêmes principes. Comme alors, elle a pour objet principal de profiter de toutes les circonstances qui pourraient nous éloigner de la Russie, et de faire naître entre celle-ci et nous un germe quelconque de mésintelligence. Elle n’y est pas parvenue ; sans doute elle n’y parviendra pas. En tout cas, elle n’aurait aucune chance d’y réussir, si elle s’attaquait à la difficulté d’une manière directe. Fidèle à ses traditions, elle attend le moment propice et ne se défend pas de le préparer. Les événemens d’Orient se sont produits. Les massacres d’Arménie bien qu’ils aient dépassé en horreur tout ce qu’on avait encore vu, n’ont pas causé plus d’émotion dans l’Europe occidentale que la répression de l’insurrection polonaise en 1863. L’Angleterre a poussé les premiers cris d’indignation, et lord Salisbury a tenu un langage qui ressemblait presque à celui de lord Palmerston. Elle a proposé de nouveau une politique de remontrances et d’intervention commune, et les espérances que les infortunés Arméniens ont pu en concevoir n’ont fait qu’accroître et précipiter l’effusion du sang. D’autres circonstances sont survenues, et l’Angleterre a pensé à autre chose. Mais de toutes les puissances de l’Europe, l’Allemagne est celle qui a le mieux dominé ses sentimens de révolte. Quelques semaines à peine après que le fleuve de sang a eu cessé de couler, on l’a retrouvée la main dans la main de la Turquie. Elle l’aide aujourd’hui à réprimer la Grèce comme la Prusse aidait autrefois la Russie à réprimer la Pologne. Et assurément elle n’agit pas ainsi par simple amour de l’art. Elle a l’espoir, probablement fondé, que la Porte ottomane lui restera longtemps reconnaissante. N’est-ce pas elle, en effet, qui l’aura aidée à vaincre les difficultés d’une situation presque tragique ? Pendant de longues années son influence sera prépondérante au bord du Bosphore. Bien plus, une véritable solidarité militaire s’établira entre l’armée allemande et l’armée ottomane, et c’est là un fait qui peut avoir des conséquences graves. Le gouvernement de Berlin a toujours affecté de se désintéresser des affaires d’Orient, mais il a toujours eu soin que son désintéressement profitât à la Turquie. Il a désormais un ami au moyen duquel il pourra, sans grand effort de sa part, influer d’une manière sensible sur les événemens futurs et jouer, suivant le mot de M. de Bismarck, le rôle d’un « courtier honnête » entre l’Autriche et la Russie. Que l’Allemagne soit en situation, dans plus d’une éventualité, d’être utile à cette dernière, c’est vraisemblable, et vraisemblablement aussi c’est ce qu’elle cherche. L’empereur Guillaume était le seul en Europe qui pût faire ce qu’il a fait; mais c’est une grande force de pouvoir tout faire sans se préoccuper du qu’en-dira-t-on, et il faut reconnaître qu’il en a joué avec une maîtrise supérieure. Sa politique se poursuit, sans atermoiemens ni défaillances, avec rectitude, avec rigueur. Nous aurions tort d’y fermer les yeux.

Politique commode, au surplus, puisqu’elle ne l’empêche pas de faire, à ses heures, partie du concert européen. Il y rentre quand il veut; il en sort quand il lui plaît; il en est un membre libre. Le comte Mouravief, qui avait pris une première initiative pour essayer d’empêcher la guerre, vient d’en prendre une nouvelle pour essayer d’en arrêter les développemens. Toutes les puissances, y compris l’Allemagne, ont adhéré à sa proposition. Elle consiste à rappeler que l’Europe ne permettra pas à l’agresseur de profiter de sa victoire, ce qui n’est pas bien dangereux, quel que soit l’avenir, puisque la qualité d’agresseur n’appartient distinctement à personne et que chaque puissance restera maîtresse, si elle y trouve intérêt, de la reconnaître chez celui-ci ou chez celui-là. La seconde partie de la proposition russe a une portée plus pratique. Le comte Mouravief émet l’avis que l’Europe doit pratiquer la neutralité la plus absolue et n’intervenir entre les belligérans que lorsque l’un des deux en aura fait la demande formelle. On sera certain alors que la médiation pourra être efficace. Lorsqu’on aura besoin de l’Europe, on l’appellera et cet appel sera entendu aussitôt. Voilà ce dont la Grèce peut être assurée. Et si nous ne parlons que de la Grèce, ce n’est pas seulement parce que son échec définitif est le plus probable, mais parce que, si elle était victorieuse, la médiation de l’Europe serait indéfiniment retardée; et la guerre prendrait des développemens contre lesquels toutes les précautions de la diplomatie demeureraient vaines. C’est alors qu’il serait impossible de retenir les puissances balkaniques. Écartons cette éventualité. Admettons que la Grèce finisse par solliciter l’intervention européenne. Le comte Mouravief estime que cette médiation devra être collective, comme l’ont été jusqu’ici toutes les résolutions des puissances. Soit; mais, s’il y a dans cette unanimité une garantie très appréciable, il peut y avoir aussi, pour l’établir, une difficulté qui ne le sera pas moins. Qui peut dire, en effet, à quel moment l’Allemagne considérera la guerre comme terminée? Se rangera-t-elle à la simple appréciation de la Grèce ? Suffira-t-il à ses yeux que celle-ci ait réclamé la médiation de l’Europe pour que l’heure lui paraisse venue de l’accorder? Ce sont là des questions auxquelles il est difficile de répondre d’avance. Tout ce que nous pouvons dire, c’est que plusieurs journaux allemands, et ceux qui sont connus pour avoir des attaches officieuses, protestent déjà contre l’hypothèse que la guerre pourrait s’arrêter à l’occupation de Larissa et de la Thessalie. Pourquoi arrêter les Turcs au milieu de leur victoire? De quel droit les empêcher de la pousser jusqu’au bout? Nous notons ce scrupule, qui est très vif chez certains journalistes allemands, sans aller toutefois jusqu’à l’imputer à leur gouvernement.

Le gouvernement anglais en a éprouvé un autre à la lecture de la circulaire du comte Mouravief. Il s’est demandé si l’attitude de l’Europe en Crète, ou la prolongation de cette attitude maintenant que la guerre est officiellement déclarée, était bien conforme au principe de la neutralité. La Crète est un territoire ottoman; ne doit-il pas, comme tous les autres, être soumis à la fortune des armes? Pourtant l’Europe le lui a soustrait, et elle continue de le traiter comme s’il participait de sa propre neutralité. Est-ce bien conforme aux principes? Il y a là une question qui peut, évidemment, être posée à un candidat dans un examen de droit des gens, et les argumens ne lui manqueraient pas s’il voulait soutenir le pour ou le contre. Mais, en fait, la situation de la Crète est antérieure à la déclaration de guerre, et ne peut être modifiée par elle. La Crète a été confiée par le sultan lui-même, c’est-à-dire par son souverain légitime, aux puissances, qui en ont accepté le dépôt et se sont chargées de ses destinées. A partir de ce moment, l’Europe a demandé à la Porte et à la Grèce d’y maintenir le statu quo militaire et de ne pas y envoyer de troupes. La Porte a obéi; la Grèce, au contraire, a passé outre et a envoyé le colonel Vassos. A défaut d’autres considérations, celle-là est suffisante pour justifier les puissances, lorsqu’elles conservent la Crète sous leur tutelle, et ne permettent pas aux Grecs de la faire entrer dans le champ de leurs opérations. La Porte a pu accumuler toutes les forces qu’elle a voulu en Macédoine, mais il lui a été interdit d’expédier à la Canée un seul soldat de plus. Les forces turques et grecques y ont été maintenues, à partir d’un certain moment, dans une proportion artificielle et arbitraire. L’Europe a contracté à l’égard du sultan des obligations qu’il est aujourd’hui de sa dignité de remplir. Au surplus, l’Angleterre le sait bien, et elle n’a pas insisté sur l’observation qu’elle a faite. Nous ne sommes pas bien sûrs que d’autres puissances n’en aient pas fait d’autres, de leur côté, sans y insister davantage. En somme, les adhésions qui ont été données au comte Mouravief n’ont pas été sans quelques réserves, qu’on invoquera plus tard, ou dont on ne parlera plus, suivant les circonstances. N’est-ce pas ainsi que s’est toujours établi et comporté le concert européen? Les prévisions énoncées dès aujourd’hui sont nécessairement un peu sommaires et superficielles. Les événemens pourront les modifier. Toutefois, il n’était pas inutile qu’après avoir éprouvé des déceptions assez propres à la décourager, l’Europe indiquât qu’elle n’éprouvait pas ce sentiment, et qu’elle restait prête à intervenir dès que le moment en serait venu. Elle n’abdique pas, nous le disons à son éloge. Mais aussi longtemps que la parole sera au canon, il serait prématuré de la part des diplomates de vouloir y mêler la leur : on ne l’entendrait pas. Peut-être, dans peu de jours, l’écoutera-t-on davantage ; mais beaucoup de sang aura coulé, et sans doute en vain. La Grèce n’obtiendra pas plus après la guerre qu’elle n’aurait obtenu auparavant, et tout ce qu’on peut souhaiter, c’est qu’elle n’essaie pas de prendre par des désordres intérieurs la revanche des déceptions qu’elle aura éprouvées sur sa frontière. Le roi Georges et ses enfans se sont montrés de véritables Hellènes; ou ne peut pas n’être pas touché du courage héroïque avec lequel ils ont partagé tous les périls de la patrie. Ils se sont confondus avec la Grèce elle-même, et, quoi qu’il advienne, ils auront mérité qu’elle se reconnaisse en eux.


Nous ne voulons pas terminer cette chronique sans exprimer l’horreur que nous inspire la tentative d’assassinat qui a eu lieu, le 21 avril, contre le roi d’Italie. Tout le monde civilisé en a été également indigné. En présence de pareils attentats, les distinctions de nationalités s’effacent, car c’est l’humanité elle-même qui est en cause et qui se sent menacée. Peut-être, toutefois, le sentiment public a-t-il été plus vif en France que partout ailleurs, soit à cause de la communauté d’origine qui, malgré des malentendus passagers, nous a toujours fait regarder les Italiens comme des proches, soit à cause du souvenir que nous avons gardé du malheur dont nous avons été atteints naguère, par suite d’un crime du même genre, et des témoignages de sympathie qui nous sont venus alors de l’autre côté des Alpes. Nos voisins en ont été quittes pour la peur, et le roi Humbert pour moins encore, car il n’est pas dans le caractère de sa race d’éprouver ce genre d’émotion. Il n’a dû son salut qu’à son inaltérable sang-froid, et la simplicité toute militaire avec laquelle, quelques instans après l’attentat, il en racontait les détails, ont frappé tous les assistans. L’assassin paraît être un misérable égaré, n’appartenant à aucun parti, à aucune secte, et seul responsable de son odieuse tentative. Pourquoi donc le journal socialiste l’Avanti a-t-il jugé à propos de dire que de pareils crimes ne pouvaient être utiles qu’à la monarchie ? Est-ce pour en décliner la responsabilité? Est-ce parce qu’il sentait que l’opinion publique en rejetait quand même une partie sur lui et sur sa dangereuse propagande ? Quoi qu’il en soit, il a éprouvé le besoin de se défendre, et c’est un fait qui mérite d’être noté.


FRANCIS CHARMES.


Le Directeur-gérant,

F. BRUNETIERE.