Chronique de la quinzaine - 30 juin 1851

La bibliothèque libre.

Chronique no 461
30 juin 1851


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


Séparateur


30 juin 1851.

Il faut bien tout d’abord que nous parlions encore de la révision. Malgré l’éclat du tournoi parlementaire qui a, ces derniers jours, suspendu les autres rumeurs et distrait agréablement l’assemblée nationale des excitations nerveuses qu’elle ne sait plus guère surmonter, c’est la grande difficulté de la révision qui domine toujours le fond de notre état politique. C’est dans les bureaux de la commission chargée d’examiner les pétitions et les propositions de ceux qui veulent réviser notre pacte constitutionnel, c’est dans les discours ou dans l’attitude des différens commissaires que nous devons chercher tout ce qui fait aujourd’hui l’intérêt le plus sérieux, l’aspect le plus essentiel du moment où nous sommes.

Nous avons déjà trop longuement débattu la thèse de la révision pour y revenir par surcroît ; nous ne rentrerons pas dans la doctrine de la question, mais nous ne pouvons nous dispenser d’en suivre l’histoire à mesure qu’elle traverse des phases nouvelles. Confessons-le sincèrement, nous doutons que les débuts de la révision dans le parlement aient été les meilleurs qu’on pût lui souhaiter, nous doutons que le parlement gagne beaucoup lui-même à donner au pays le spectacle des tiraillemens intérieurs qui neutralisent l’ascendant de la majorité ; mais nous ne doutons point, par exemple, que le pays n’ait beaucoup à souffrir, que sa fortune ne soit très compromise le jour où il sera publiquement avéré que sa législature est impuissante à modifier le statu quo d’où il espérait sortir.

On voit des gens, nous ne l’ignorons pas, qui ne s’inquiètent point autrement de cette impuissance de l’autorité légale en face d’une crise inévitable. Il leur est venu tout d’un coup une foi si complète dans le sens universel et dans l’inspiration des masses, qu’ils n’ont plus désormais besoin d’autre règle pour la conservation de la société, car ce sont des conservateurs, ne vous y trompez pas : ils recourent, il est vrai, le plus lestement du monde à la dialectique des révolutionnaires et des démagogues ; mais c’est pour le bon motif, et leur conscience est en paix. Aussi, lorsque par hasard (et ces hasards-là ne sont point, à vrai dire, assez rares), lorsque les représentans institués du pays paraissent commettre quelque faute qui doive tourner à leur préjudice, et peut-être à celui de l’institution, ces habiles conservateurs en ont l’air tout de suite trop heureux. — Nos députés nous font de mauvaise besogne, laissez-les faire, le peuple saura la corriger ! Et c’est ainsi que non pas seulement d’un bord, mais de presque tous, on encourage avec une funeste complaisance la grande idolâtrie de ce temps ; c’est ainsi que pour le besoin de chaque cause en particulier l’on ajoute un hommage de plus à tous ceux qui se confondent dans le culte de la grande erreur.

Nous voulons parler du culte qu’on rend aujourd’hui presque machinalement, tant l’esprit, par malheur, s’y est façonné, à cette force anonyme et irrésistible que l’on croit apercevoir au fond des multitudes, pour peu qu’on se les figure sans cadre et sans règle. La multitude réunie en assemblées légales, délibérant et votant selon les limites des capacités, c’est la nation organisée à qui tout respect est dû ; la multitude représentée sur la scène politique par ses mandataires constitutionnels, c’est l’état fonctionnant dans sa légitimité. En dehors de ces voies positives, de ces procédés réguliers et réfléchis, la multitude n’est rien que tyrannie et absurdité, vis sine consilio. Et cependant, même à présent qu’il n’y a plus, pour ainsi dire, de pays légal, et que le suffrage universel a, dans sa plus large acception, convié la multitude à former elle-même le pouvoir public, le pouvoir à peine formé, on n’en prétend pas moins le subordonner toujours à l’obscure et vague volonté des masses d’où il est sorti, comme si ces masses, une fois qu’elles avaient cessé d’être constituantes, une fois qu’elles n’agissaient plus dans le cercle rigoureux où la loi, quelle qu’elle soit, renferme leur action, gardaient encore par-devers elles une souveraineté mystérieuse. C’est devenu là maintenant plus que jamais l’expédient accoutumé des vanités aigries et des ambitions aux abois. On a perdu la partie, ou l’on craint de la perdre sur le terrain légal ; on entreprend de faire campagne sur un autre. On passe dédaigneusement par-dessus les institutions existantes sous prétexte de se retremper et de puiser des mérites incomparables à la source même d’où elles émanent : on en appelle au peuple, et l’on méconnaît sans scrupule ce principe essentiel de toute société normale, que le peuple n’existe point en dehors des institutions. On amoindrit, on retire le nerf de ces institutions ainsi ébranlées en répétant qu’on n’y trouve plus le peuple, et dans ce pêle-mêle de la foule indéfinie où l’on s’imaginait le trouver, ce n’est plus lui, — ce sont les factions que l’on rencontre. Aussi ceux qui affectent de ne compter qu’avec ce peuple imaginaire n’arrivent jamais, quelquefois même sans le vouloir, qu’à détruire les institutions par les factions. De quelque couleur qu’ils soient, il faut les nommer des césariens.

Nous qui ne sommes césariens d’aucune couleur, nous ne nous sentons point aussi rassurés en l’occurrence présente que tels et tels qui jurent que l’inclination au moins médiocre du parlement pour la révision ne leur donne aucun souci, parce que les mauvais vouloirs parlementaires ne pèseront pas une once dans la balance du dernier jugement. Profondément attachés au pouvoir représentatif, nous avons peur des aventures qui le menacent, et c’est parce que nous le croyons un rouage essentiel dans la, vie de la France, que nous redoutons l’isolement où il tomberait bientôt en ne communiquant pas assez avec elle. Nous nous laissons troubler, nous ne nous en défendons point, par le contraste trop sensible qu’offrent actuellement dans cette affaire de la révision l’aspect du pays et celui de l’assemblée législative.

D’un côté, en rabattant même tout ce qu’on en veut rabattre, il a évidemment dans le pays une impulsion considérable. Onze cent mille pétitionnaires sollicitent une mesure qu’ils estiment une mesure de salut public, et qui peut être en même temps une mesure très constitutionnelle, très conforme au droit en vigueur. Cette conformité avait même d’abord tellement frappé les esprits, qu’on espérait obtenir sans trop de peine l’assentiment dont on avait besoin. On était si persuadé de la simplicité du but, de l’ampleur et de régularité du chemin par où l’on y marchait, que l’on ne faisait plus assez la part des obstacles : on est aujourd’hui payé pour la faire, et la surprise fâcheuse qui a dû s’ensuivre chez beaucoup de gens n’est pas de nature à grossir le mouvement. Le mouvement révisioniste n’en est pas moins un des plus significatifs et des plus étendus qu’il y’ait jamais eu dans notre pays. Nous sommes une nation variable et ondoyante, comme disait Montaigne. Avait-on déjà dans cette ondoyante mobilité de la France une même pensée réunir sous forme palpable cette immense adhésion, et quelle pensée, prenons-y garde ? Non pas l’humble pensée de sanctionner un fait accompli par un oui banal (nous arrivons vite alors à l’unanimité), mais au contraire la pensée toute politique de préparer de sang-froid le meilleur ordre possible pour un avenir trop incertain. M. de Broglie a caractérisé très exactement cette préoccupation extraordinaire, en jugeant, d’après son propre voisinage, qu’elle était l’effet « d’un désir immodéré d’échapper aux révolutions. » C’est comme cela seulement qu’il peut s’expliquer « cette impétuosité de l’opinion publique. »

Le dénombrement analytique des pétitions ne permet pas d’en tirer d’autre conséquence. Comment en effet répartir ces onze cent mille signatures ? Quelles sont les nuances par où l’on peut distinguer les signataires ? Le pétitionnement a roulé sur trois points à la fois : on a demandé soit la prorogation du président, soit la révision du pacte de 1848 avec la prorogation présidentielle, soit la révision toute seule ; mais maintenant sur quel point la demande a-t-elle été la plus faible et sur quel point la plus forte, quand les trois cependant se touchaient de bien près dans les intelligences des simples ? L’issue la plus suspecte d’être une issue révolutionnaire, c’est à première vue la prorogation toute pure ; aussi n’est-ce que la grande minorité qui aurait l’envie de passer par seule, au contraire, comme elle est en ces termes le moyen de changement le plus correct et le plus irréprochable, c’est celui-là que l’énorme majorité des pétitionnaires implore de la sollicitude des législateurs. On n’a point assez commenté le sens moral de ces chiffres : encore une fois ils attestent la véritable nature du vœu national. Le vœu ne va directement à l’adresse ni au bénéfice de personne ; ce n’est point un vœu d’affection et d’enthousiasme pour un individu, c’est un vœu de défense et de conservation pur le pays. Si les circonstances ont voulu que cet intérêt général de conservation s’accordât, au lieu de l’exclure, avec l’intérêt particulier d’une fortune individuelle, ce n’est pas une raison pour que l’on risque, pour que l’on détruise la fortune publique plutôt que de faire celle-là. Les jalousies, les inimitiés privées raisonnent de la sorte ; le pays en masse obéit avant tout à la conscience de ses nécessités. Parmi ceux qui postulent la révision dans ses conditions les plus bénignes, sous ses apparences les plus inoffensives, il en est sans doute beaucoup qui comprennent par là l’infaillible prolongation des pouvoirs présidentiels. C’est même le reproche qu’on jette à la tête de tous les révisionistes, qu’ils le méritent ou non ; tous en bloc, on les décrète de bonapartisme : bonapartisme en vérité bien mitigé, celui qui se soumet ainsi très docilement, malgré tout son zèle, aux prescriptions les plus strictes de la légalité, et qui demande la révision, sauf à courir la chance qu’elle ne lui donne pas de Bonaparte, plutôt que de demander un Bonaparte à la chance d’une révolution ! Répétons-le bien, c’est le meilleur nombre, c’est le corps de bataille qui en est là. Quel que soit le résultat définitif du pétitionnement, et hâtons-nous de le dire, nous ne le croyons pas au bout de son cours, il aura toujours eu plus de sens qu’aucun autre incident du drame contemporain. Il aura prouvé que la France avait l’horreur salutaire de l’état auquel on la voit ; il aura prouvé qu’elle avait la ferme résolution de n’en point sortir autrement que par la grande porte. Si la preuve tient, c’est une bonne vertu d’acquise en un pays où l’on n’est point habitué à tant de patience ; mais la patience est plus facile pour conspirer à la lumière que pour conspirer dans l’ombre. Le pétitionnement est une vraie conspiration en plein jour, qui a le mérite de propager un même sentiment sur toute la surface du territoire national, nonobstant tous les schismes qui partagent la nation.

Voilà le spectacle auquel nous ne pouvons nous refuser quand nous regardons du côté du pays, et il n’y a point à prétendre que ce soit un spectacle artificiel. M. Baze et M. Charras, qui font à eux deux la majorité de la sous-commission chargée d’examiner les signatures, s’appliquent vainement à les éplucher et à les critiquer. Le pieux et louable concours que M. Baze prête, pour ce travail, aux rigueurs les plus farouches de M. Charras ne prévaudra point contre l’évidence. Il n’y a pas de préfets et de gardes champêtres qui créent à volonté onze cent mille pétitionnaires, quand l’administration est d’hier, quand elle ne sera peut-être plus demain, quand on n’est pas à même d’apprécier beaucoup ni son patronage ni ses revanches ; — mais il y a dans toutes les provinces une influence dont les honnêtes gens, qui ne sont pas tous des braves, ont bien plus de peine à se délivrer : c’est la frayeur qu’inflige systématiquement au bourgeois paisible la menace toujours suspendue sur sa tête par quelque clubiste de l’endroit, la menace des représailles de 1852. Combien n’est-il pas de chefs-lieux où les listes pour la révision ne se sont point remplies, parce qu’on s’attend qu’elles deviendront des listes de proscription politique lorsqu’arriveront les mauvais jours ! Qu’il n’y ait là qu’une fantasmagorie de scélératesse, qu’un épouvantail à l’usage des peureux, on n’en use pas moins et l’on en use rudement. La peur tient plus de place dans la vie publique en province qu’à Paris. On dit volontiers l’année de la peur pour signifier la terreur de 93. L’année de la peur est revenue, disaient en 1849 les bonnes gens d’un coin sauvage du département de l’Allier, lorsqu’ils allaient se cacher dans les bois au seul bruit de la prise d’armes qui correspondait là d’avance avec l’échauffourée parisienne du 13 juin. Par bonheur ils reçurent assez tôt la nouvelle du pitoyable échec de l’insurrection. Déjà les voisins s’étaient attablés chez eux en conquérans, et les conquérans s’exaspéraient à la seule vue de quiconque était soupçonné blanc. Grace aux listes du pétitionnement, on ne s’en tiendra plus aux soupçons, et l’on connaîtra mieux son monde. Etonnez-vous donc qu’avec cette idée bien avant dans la tête, on ne signe guère aux endroits où elle prévaut ! Étonnez-vous plutôt, et très sérieusement, qu’avec cette débilité du courage civique trop commune dans nos mœurs, il y ait encore toutes ces signatures.

L’union du pays dans un parti pris contre les révolutions, c’est ainsi que je définirais l’effort révisioniste. Tournons-nous maintenant du côté de l’assemblée. Il faut bien l’avouer, cet effort extérieur n’a pas l’air d’y avoir pénétré ; on n’en sent presque pas le contre-coup. Au lieu de l’union, c’est le morcellement ; au lieu d’une préparation sérieuse vis-à-vis de 1852, c’est presque une convention tacite de ne rien préparer. Le respect très décidé que nous professons pour le pouvoir législatif ne nous cache point qu’il se meut ainsi dans une sphère où il s’isole, que ce mouvement dans le vide l’écarte de plus en plus du mouvement général dont il devrait être la plus haute expression. Disons-le, pour résumer toute notre pensée, c’est quelque chose de trop contradictoire, c’est une contradiction trop regrettable qu’il y ait dans le pays une volonté si manifeste et si simple en faveur de la révision, et qu’il y ait dans l’assemblée sur le même sujet tant de propositions qui s’entre-détruisent, tant d’opinions qui ne s’élèvent que pour se combattre ! Les partis, les membres même des partis se donnent le plaisir de représenter leurs nuances les plus spéciales, et tiennent à l’honneur d’afficher chacun sa formule. Le pays se soucie bien, à l’heure qu’il est, que ces nuances ne se perdent pas ! Tout le monde sait en gros que la commission de révision a successivement examiné plusieurs projets qui lui ont été soumis : un projet républicain de M. Payer, un projet bonapartiste de M. Larabit, un projet orléaniste ou supposé tel de M. Creton, un projet légitimiste de M. Bouhier de Lécluse ; mais comptez un peu seulement les érudits qui pourront vous apprendre au juste les détails, l’économie de chaque projet, et jugez par cette facile épreuve de l’importance dont ils sont tous aux yeux du public ! La révision pour le public, c’est d’abord la révision elle-même ; la révision pour l’assemblée, c’est, à ce qu’il paraît, avant tout, une question de prépondérance pour telle ou telle fraction de la majorité. Le public voyait dans la révision un moyen d’en finir avec ce fractionnement ; c’était là l’espoir qu’on avait, un espoir téméraire, il faut en convenir, en renvoyant la question à l’assemblée. Celle-ci ne semble avoir accepté la question que pour commencer, en la traitant, à marquer encore davantage ce fractionnement déplorable qui lasserait la plus robuste confiance.

Le mérite de la proposition de M. de Broglie était de répondre purement et simplement au désir général sans lui fixer de destination plus précise, de mettre en avant la révision pour la révision. C’est à grand’peine, c’est en s’y prenant à deux fois, que M de Broglie a réussi à faire passer dans la commission le principe qu’il avait embrassé avec une initiative si opportune. Il est vrai qu’il n’a pas toujours eu l’approbation de M. Baze, et qu’il est sous le coup d’un désaveu de M. de Ségur d’Aguesseau. On ne peut pas avoir à la fois tous les avantages et contenter tout le monde. Nous ne nous chargeons pas de deviner comment il s’est trouvé une majorité de 9 voix pour adopter le principe de M. de Broglie, laquelle n’a plus été qu’une minorité de 6 voix lorsqu’il s’est agi de nommer le rapporteur. Ce sont là les secrets du sanctuaire. Nous sommes convaincus d’ailleurs que M. de Tocqueville, qui a dit que la révision était à la fois nécessaire et dangereuse, ne voudrait pas, dans son rapport, en grossir le danger pour en atténuer d’autant la nécessité. Cette nécessité est sans doute la même pour lui que pour M. de Broglie : il n’y a de candidature possible à la présidence de la république française que celle d’un prince ou d’un « démocrate en blouse ; » si la révision n’intervient pas à temps pour réserver les droits et ménager les transitions, on subira le prince comme un maître, ou le démocrate comme un vainqueur. Ce vainqueur est déjà tout annoncé. On nous débite dès à présent le remède de l’année prochaine, la Révolution légale par la présidence d’un ouvrier, solution démocratique de 1852. Voulez-vous attendre celle-là ?

Le véritable fléau de l’année 1852, ce serait en effet la résurrection de cette république impossible dont on ne s’est délivré qu’au prix de tant de maux, au prix du sang répandu. À voir l’insouciance avec laquelle les anciens partis continuent leurs sourdes querelles, jouant encore de leur mieux sur notre vaste et trop vaste forum le même jeu qu’on jouait naguère dans des embrasures de fenêtres, comme disait M. Hovyn-Tranchère ; à voir l’éparpillement de la majorité, on croirait que nous avons échappé pour toujours aux chances trop nombreuses que la république de l’anarchie s’est ménagées jusque dans la constitution de 1848. On croirait que la constitution dont on ne paraît plus sentir les vices a fermé tout accès au retour, au triomphe des républicains de cette sorte. Il ne se passe pourtant presque point de semaine sans qu’ils donnent quelque signe d’une vitalité persévérante ; ils s’y prennent de leur mieux pour rappeler au pays qu’ils existent toujours, et qu’ils n’ont abdiqué ni leurs fantaisies, ni leurs rancunes. Si nous ne sommes point avertis, ce n’est pas que les avertissemens nous manquent. La république rouge nous tient fort au courant de ses espérances, et les fréquentes exhibitions qui nous viennent du milieu même de l’assemblée nationale sont on ne saurait plus démonstratives. Laissons arriver le jour des épreuves sans nous être fixé d’avance une conduite plus ferme et plus droite que celle qu’on suit à présent : où sera donc alors notre force contre cette toute-puissance démagogique qui, enchaînée jadis par le bon accord de la majorité, remue de plus en plus dans ses entraves à mesure que la majorité se dissout ? La démagogie n’a rien appris par sa défaite : le spectacle que lui fournissent maintenant ses vainqueurs lui persuade trop aisément que sa défaite n’a été qu’un hasard éphémère ; une seconde victoire la ramènerait toute pareille à ce qu’elle fut. Il serait bien temps ensuite de redevenir sage, et ce serait un beau sujet d’orgueil de réussir une fois de plus à replâtrer les ruines que nous aurions une fois de plus laissé faire ! Soyons-en sûrs, on les referait aussi consciencieusement qu’on les a d’abord faites, car nous avons encore autour de nous le même esprit de destruction qui s’impatiente d’attendre, et qui, dans son impatience, nous révèle fièrement tous ses desseins. Écoutez M. Pelletier déblatérant contre l’établissement d’une police régulière au sein des communes populeuses du Rhône, M. Madier de Montjau plaidant pour les clubs en mémoire des prétendus services qu’ils ont rendus à la France et des services très réels qu’ils ont rendus à sa propre fortune ; lisez les brochures de M. Ledru-Rollin que la justice a dernièrement condamnées, le 24 février, le 13 ; juin ; lisez les interrogatoires de ces obscurs affiliés des sociétés secrètes que la cour d’assises jugeait encore hier : vous verrez de reste qu’ils n’ont pas changé dans ce camp-là, qu’ils sont toujours prêts, qu’ils ont gardé leurs armes, qu’autant ils ont jamais menacé la société, autant ils la menacent encore.

Où l’on a beaucoup changé, c’est dans l’autre camp, qui se croit cependant le plus raisonnable, et vise à mieux calculer. Tant qu’on a eu pour ainsi dire le péril sur les bras, chacun était debout à son rang, et l’on ne formait qu’un seul corps ; le péril à peine écarté, on va comme s’il était supprimé, et chacun tire à soi. Nous désirons ardemment que la majorité se persuade bien qu’il n’est point d’autre différence entre 1851 et 1848, sinon qu’à cette époque-là nous avions l’ennemi devant nous, qui nous barrait le chemin, tandis qu’aujourd’hui nous l’avons derrière, qui nous harcelle et nous traque pour peu que nous nous avisions de nous disperser à l’aventure, au lieu d’aller tout uniment par la grand’route.

Si les joutes de l’éloquence la plus charmante, la plus féconde et la plus souple suffisaient pour conserver tout leur prestige aux assemblées politiques, la nôtre devrait assurément beaucoup à M. Thiers, ne fût-ce que par gratitude pour ce seul bon office. Il est impossible d’avoir plus d’esprit et de se faire mieux écouter aux dépens de ses adversaires que ne l’a fait M. Thiers dans la brillante discussion qui a clos la dernière semaine. C’était un duel à fer médiocrement émoulu entre le libre échange et la protection ; le duel était cependant annoncé de longue main, et l’on avait convenablement préparé la lice pour que tout se passât dans les règles. Nous sommes, en France, un singulier peuple d’orateurs, nous avons un goût si invincible pour les spectacles de la parole, que nous ne résistons point à les chercher au milieu des préoccupations les plus graves, et que nous y laissons volontiers aboutir les affaires les plus positives, matters of fact. Le libre échange et la protection sont bien de ces matières-là ; c’est pourquoi on ne les traite guère à la tribune anglaise qu’au point de vue des faits et de l’expérience pratique. On n’y débat point à plaisir l’excellence théorique de l’une ou l’autre doctrine, et l’on n’argumente pas en thèse absolue pour ou contre. Les thèses absolues nous vont, à nous, au contraire beaucoup mieux. M. Sainte-Beuve, qui est libre échangiste, aurait pu introduire sa requête en faveur du libre échange à propos de quelque point spécial sur lequel il eût peut-être gagné tout de bon du terrain ; mais M. Sainte-Beuve est aussi l’élève de nos grands maîtres : on le lui a même assez durement fait sentir, et, pour se donner toute carrière dans l’exposition d’un système, il a commencé par demander la refonte en bloc de tout notre régime commercial, ni plus ni moins que cela, une refonte radicale, savez-vous. M. Thiers est, de son côté, un admirable protectioniste, et il a le sens trop juste pour ne pas apercevoir que la protection se défendrait bien mieux, si l’on en sacrifiait quelque chose. Le radicalisme-prohibitif serait poussé par un logicien de sa trempe vers des conséquences pour le moins aussi singulières que celles dont il s’amuse à tourmenter le radicalisme libéral ; mais que deviendrait l’ampleur de la discussion, si l’on avait l’air tout d’abord de s’entendre, et si l’on se relâchait de cette rigueur paradoxale qui relève au mieux un argument ? M. Thiers a donc été jusqu’au bout l’avocat des plus inflexibles axiomes de la protection, comme M. Sainte-Beuve a soutenu les plus extrêmes prétentions du libre échange. Ils ont ainsi de part et d’autre vaillamment guerroyé : — la vérité était entre les deux. M. Thiers a bien le droit de se moquer de la littérature ennuyeuse des économistes, la sienne est si amusante ! C’est un plaisir de voir à l’œuvre cet esprit limpide où se réfléchissent comme en un miroir à mesure qu’il les sait toutes les choses qu’il apprend, ou pour mieux dire, il ne les apprend pas, il les découvre, quelquefois il les invente ; mais il les sait si bien, qu’il y croit toujours quand il les dit, et cette passion avec laquelle il se fait une vérité à son usage n’est pas un des moindres dons par lesquels il fascine son auditoire. Ajoutez-y pourtant l’adresse non moins naturelle de toucher toujours à propos aux cordes les plus populaires, et d’être sans difficulté aussi chaud démocrate, quand il se tourne vers la gauche, qu’il est obstiné conservateur, quand il s’adresse aux manufacturiers de la droite.

Nous ne dirons rien aujourd’hui de l’Angleterre, sinon que le cabinet de lord John Russell va toujours bravement d’échec en échec, ballotté dans cette malheureuse question des titres ecclésiastiques par les attaques incessantes des amis de lord Stanley et par les fougueuses incartades de la brigade irlandaise. L’état de l’Allemagne doit surtout attirer notre attention.

C’est quelque chose de remarquable que le nombre de voix qui s’élèvent maintenant en Allemagne du milieu même des rangs conservateurs pour arrêter les gouvernemens et surtout les coteries sur la pente rétrograde où l’on essaie de conduire les institutions publiques. Il y a certainement sujet de réfléchir lorsqu’on s’aperçoit d’où part aujourd’hui l’opposition de l’autre côté du Rhin, quels sont les noms qui viennent la recruter, quelles sont les mesures qui la soulèvent. Que les passions et les erreurs de 1848 amenassent une réaction en sens inverse, que l’on redevînt sage, trop sage même, par chagrin d’avoir été fou, par peur de l’être encore, c’était fort explicable, et il n’y aurait point eu de mal à cela, parce que tous les mouvemens politiques livrés à leur allure propre finissent bientôt par s’équilibrer. Malheureusement derrière ce juste repentir, derrière l’esprit de sagesse, veillaient encore dans l’ombre tous les vieux intérêts, tous les entêtemens arriérés, condamnés cent fois par le progrès raisonnable du temps avant d’avoir été frappés par la secousse soudaine de 1848. Ce sont ceux-là qui ont épié l’instant de reparaître, et qui, croyant l’avoir saisi, se montrent sur tous les points au grand jour, prétendant sans plus de mystère que c’est en leur honneur qu’on a vaincu la révolution, et qu’il faut leur laisser exploiter la victoire comme ils l’entendent. L’extrême droite se porte hardiment pour souveraine maîtresse dans presque tous les états germaniques, et il n’est guère de direction qu’elle ne veuille imprimer à son profit et en son nom, soit au dedans, soit au dehors. Voilà sans doute un châtiment mérité des excès de l’extrême gauche, et l’on ne saurait beaucoup plaindre l’Allemagne démagogique d’avoir ainsi, de ses propres mains, frayé le triomphe des ultras du plus ancien régime. Ce n’est pourtant pas la démagogie toute seule qui l’ait les frais du châtiment ; aussi trouvons-nous qu’il est temps de le modérer. Les principes sur lesquels on se déchaîne, ce sont dorénavant les principes essentiels de la vraie et salutaire liberté, de la liberté dans l’ordre et dans le possible. C’est à celle-là surtout qu’on s’en prend aujourd’hui, parce que c’est encore celle-là qui contrarie le plus les exagérations de toute couleur : c’est à celle-là qu’on pardonne le moins, et tel est l’aveuglement avec lequel on l’attaque sous prétexte de faire de la haute et savante restauration, que l’on éveille en sa faveur, que l’on appelle à sa défense tout ce qu’il y a d’hommes sensés. Les partisans les plus avoués d’une résistance systématique, dès qu’ils ont un peu de mesure et de prévoyance, en viennent maintenant à résister non plus aux libéraux, trop complètement battus pour être encore dangereux, mais à ces bizarres conservateurs qui ont inventé de détruire tout ce qui est bel et bien debout dans le présent pour conserver tout ce qui a cessé d’être. On ne se figure pas combien l’opposition a gagné jusque sous les dehors indifférens de l’apathie universelle : ce n’est plus l’humeur frondeuse des tribuns parvenus, c’est la loyalty, l’incontestable dévouement des bons serviteurs du pays qui cherche à se mettre partout en travers des mauvaises tendances où l’on pousse les gouvernemens.

En Hanovre, M. Stüve, perdant courage, semble décidément renoncer à la vie politique et quitter le parlement, comme il a quitté le ministère. En Hanovre comme en Wurtemberg, comme en Saxe, le ministère est obsédé par une cohorte de mécontens qui se lancent sur lui de l’extrême droite, et gourmandent son inertie, accusent ou raillent son incapacité, crient à la désolation quand il ne leur obéit pas tout de suite. En Wurtemberg, en Saxe, on est rentré purement et simplement dans l’état de choses qui existait avant 1848, comme si les inconvéniens des chartes ultérieures avaient effacé tous ceux des chartes précédentes. Il s’en manque de beaucoup depuis quelque temps que les cabinets se forment en Allemagne avec toute la correction des règles constitutionnelles ; les bureaucrates y ont reconquis leur place, et leur présence au pouvoir est une garantie très rassurante contre les empiétemens de l’influence parlementaire ; mais l’esprit de la bureaucratie allemande est après tout un esprit éclairé. Cet esprit se prête volontiers peut-être aux douceurs du commandement absolu ; il ne faut pas croire qu’il en aime de prédilection les absurdités et les impossibilités. Les ultras de la droite ne s’abusent pas là-dessus ; la bureaucratie allemande est de son siècle, tandis qu’ils font comme s’ils n’étaient pas du leur. Entre les bureaucrates et les féodaux, entre les absolutistes éclairés et ceux qui, par philosophie ou par brutalité, ne veulent d’aucune espèce de lumières, il y a toujours eu chez nos voisins une guerre assez vive. C’est cette guerre-là et point d’autre qu’y supportent aujourd’hui presque tous les cabinets. Déjà plus d’une fois on les a vus forcés d’acheter de leurs adversaires une trêve ou un patronage qu’ils ont chèrement pavé. Les hommes de l’école constitutionnelle les plus respectables, les plus modérés, n’ont en cette situation qu’un seul rôle qu’ils puissent accepter : ils soutiennent et contiennent ces cabinets, qui ne sauraient leur être bien sympathiques, pour tâcher encore d’empêcher des sacrifices par trop coûteux.

Ainsi, en Bavière, ce sont les comtes Giech et Armansperg, les présidens Arnold et Heintz, des conservateurs par excellence, qui supplient leurs collègues fanatisés de ne point manquer à des promesses données dans une heure solennelle. Et qu’est-ce pourtant qu’on leur refuse à grand renfort de dédains et d’ironie ? De mettre en Bavière, dans l’administration de la justice, l’ordre qui est maintenant établi en Autriche et en Prusse, ou bien d’assurer l’indépendance des notaires, qui est toute dans l’intérêt bien entendu de la noblesse propriétaire comme des autres propriétaires fonciers. Ces simples réformes de droit civil, on ne daigne plus les octroyer ; on leur oppose, avec une moquerie hautaine, le préjugé, l’égoïsme ou l’orgueil aristocratique ; on affecte de méconnaître le caractère de ceux qui les réclament, et les duels politiques témoignent cruellement de l’âpreté des passions en jeu. Le baron de Lerchenfeld tombait l’autre jour sur le terrain, grièvement blessé par la balle du prince de Wrede. Combien de temps la majorité de la seconde chambre n’a-t-elle pas été l’objet des sarcasmes de tous les démocrates, un obstacle et une antipathie pour tous ceux dont le libéralisme s’échauffait outre mesure dans la question de l’unité allemande, et qui, même en Bavière, s’honoraient de vouloir une petite Allemagne avec une grande Prusse, selon les termes sacramentels des défuntes ambitions prussiennes ! Les hauts tories bavarois ne voient plus maintenant que des rouges dans cette honnête majorité, qui a donné son approbation et son concours à la diplomatie certes peu révolutionnaire de M. Von der Pfordten.

Si l’on en croyait des rumeurs qui continuent à circuler dans les feuilles allemandes, M. de Schwarzenberg aurait lui-même quelque peine à se maintenir cri Autriche, et derrière la réaction dont il a été l’énergique instrument il y en aurait une autre qui trouverait celle-là beaucoup trop imbue d’idées modernes, et travaillerait à supplanter le ministère auquel on doit pourtant la renaissance de l’Autriche. Il n’est point à douter que la centralisation méditée par le prince Schwarzenberg ne soit par elle-même un principe bien abstrait et bien absolu pour le gouvernement d’une monarchie composée de tant d’états réfractaires. Nous n’avons pas improvisé notre unité française ; cette précieuse conquête nous a demandé des siècles, et cependant nos provinces se touchaient de plus près, et ne se heurtaient pas avec autant de répugnances que les nationalités rangées aujourd’hui sous la loi du cabinet de Vienne. Il y a donc plus d’une objection contre les idées unitaires du prince Schwarzenberg au point de vue même du gouvernement intérieur de la monarchie, comme il y en a beaucoup aussi du point de vue plus général des relations extérieures, lorsque, par une conséquence très directe de cette politique unitaire, il veut transporter en bloc l’Autriche ainsi centralisée dans la confédération germanique. Il ne serait pas impossible que l’unitarisme autrichien ne fût un contre-coup de l’unitarisme germanique, et que l’Autriche, un instant ébranlée par les ambitions allemandes, ne poussât la revanche à bout en leur faisant concurrence dans la même voie par une sorte d’émulation plus fiévreuse que raisonnable.

On conçoit, par exemple, que la Hongrie ne puisse point fort aisément s’assimiler aux pays du haut Danube, et les Magyares, les Secklers, les Slovaques, les Croates, ne se prêteraient point tout seuls au même régime dont s’accommoderont bien les populations de Linz, de Salzbourg ou d’Inspruck. Il y a. là une de ces luttes contre la réalité qu’il n’est jamais prudent de pousser trop loin. Les Hongrois restés fidèles à l’Autriche ne manquent point certainement à cette fidélité qu’ils lui ont gardée dans des temps plus difficiles, lorsqu’ils réclament contre l’absorption qui ne laisse plus à leur pays d’existence distincte et l’enveloppe dans tout l’ensemble de la monarchie. On a beau dire que l’empereur n’a pas une armée tcheke, une armée italienne, une armée allemande ou hongroise, mais seulement une armée autrichienne ; les corps et les régimens conservent jusque dans l’uniformité du service militaire ces diversités nationales que la charte du 4 mars a cru pouvoir abolir en Autriche.

Cette part faite aux inconvéniens de la charte d’Olmütz, il n’en demeure pas moins vrai qu’elle introduit plus d’équité, plus d’égalité dans toutes les régions de l’empire, de province à province aussi bien que d’individu à individu. Elle est peut-être inapplicable dans certaines de ses dispositions politiques, elle est appliquée dans presque toutes ses dispositions de droit civil, et elle oblige tout le monde à travers toute l’étendue des états autrichiens ; il n’y a plus de privilégié qui puisse se couvrir contre elle du droit spécial d’une patrie à part. Ainsi nous ne pouvons nous empêcher de remarquer que ce sont à présent les vieux conservateurs, comme on les appelle, qui reprennent en Hongrie la position où s’est perdu M. Kossuth à force de dépasser toutes les limites, qui revendiquent la séparation de leur pays d’avec l’empire et son parfait isolement administratif, qui demandent pour la monarchie tout entière le système fédéral au lieu du système unitaire, des assemblées d’états particulières au lieu de diètes provinciales. S’ils demandent à peu près ce que voulait M. Kossuth au début de sa carrière de réformateur, ce ne saurait être par les mêmes motifs, puisque c’est justement à cause de ses essais de réforme qu’ils ont rompu avec lui. Et d’abord ils n’ont pas les mêmes alliés, ce qui prouve bien quelque chose. Ils s’appuient à Vienne sur les représentans les plus obstinés de l’absolutisme aristocratique ; ils s’appuient au dehors sur la Russie, qui les ménage et les caresse : c’est que pour tous, tant qu’ils sont, absolutistes, Russes ou vieux conservateurs, la charte du 4 mars et la pensée favorite du prince Swarzenberg, sa pensée de centralisation et d’égalité devant la loi, ont quelque chose de trop moderne qui ne s’accorde pas avec les données primitives de l’état autrichien, qui ne respecte pas assez les immunités et les souverainetés de détail dont se composait l’ancien monde. Nous racontions la dernière fois qu’on avait à vienne la bouche moins close que d’ordinaire ; à Presbourg, on parle aussi beaucoup, et les fêtes d’Olmütz ont récemment procuré aux nouvellistes un redoublement d’activité. Nous nous garderions bien de nous porter pour éditeurs responsables des bruits qui ont alors circulé dans cette capitale hongroise ; mais, fondés ou non, ils prouvent du moins qu’il n’y avait rien de trop extraordinaire à les mettre en circulation, et ils rendent un assez clair témoignage de l’état des esprits. On disait donc à Presbourg que les magnats hongrois conduits à Olmütz par le comte Zichy avaient récit de l’empereur Nicolas l’accueil le plus distingué, qu’on était convenu là que le système actuel, le système du 4 mars, ne valait rien ; que le comte Nesselrode en avait un meilleur tout prêt, et qui serait mieux l’affaire des hautes parties intéressées. On se rappelle que l’empereur n’a reçu à Olmütz ni le prince Schwarzenberg ni son collègue M. Bach, le seul qui, avec M. de Brück, maintenant démissionnaire, pût encore dater dans le cabinet de l’ère nouvelle où est entrée l’Autriche. On concluait à quelque froideur, le czar n’ayant d’ailleurs jamais eu de goût pour la personne assez altière du ministre dirigeant de Vienne. On allait jusqu’à supposer la chute du ministre ; on lui désignait même des successeurs, et lesquels ? — Les comtes Zichy et Hartig entre autres, sous la présidence du prince Windischgraetz. — Que ce soient là, si l’on veut, les rêves d’étranges patriotes qui se trouveraient encore heureux de recevoir leur patrie des mains du czar, soit ; mais on comprend bien qu’avec ces alliances et ces patronages ce n’est plus seulement d’une restauration de la patrie qu’il s’agirait ici, ce serait d’une restitution complète de tout l’ordre aboli par la charte du 4 mars. À ce compte, il y aurait en Autriche un ministère disponible, dont la recommandation particulière serait de mieux s’adapter aux plans de l’autocrate, et le prince Windischgraetz se réserverait derrière le prince Schwarzenberg pour fournir en quelque sorte un relai de plus dans cette réaction absolutiste qui s’étend à toute l’Allemagne.

Dans la Prusse enfin, ce mouvement, trop violemment rétrograde, n’est pas moins digne d’attention ; il s’est produit à la fin de mai par des actes significatifs qui ont déterminé depuis lors une inquiétude toujours croissante. Le ministre de l’intérieur, M. de Westphalen, a réformé par ordonnance la charte même du 31 janvier et la loi organique du 11 mars 1850. Il a réintégré à leur place et dans leurs droits hiérarchiques ces ordres distincts de paysans, de bourgeois, de chevaliers et de seigneurs que la constitution ne connaissait plus. Il remet les communes sous l’influence exorbitante des chevaliers ; il convoque à l’ancienne mode les états des cercles et des provinces ; il les appelle à nommer les commissions dont le concours est indispensable pour l’exécution de la loi du 1er mai 1851, qui fonde l’income-tax en Prusse ; mais ce choix est confié, par cette même loi du ter mai, à des assemblées composées dans un sens moins féodal par la loi organique du 11 mars 1850, et non plus à ces états désormais abrogés. Le ministre affirme bien que la résurrection des ordres n’est qu’un expédient provisoire, et qu’il n’ira point du provisoire au définitif sans recourir à quelque expédient plus légal ; par malheur, il se prononce en même temps presque aussi fort que les théoriciens les plus intrépides de l’état chrétien pour l’existence imprescriptible et perpétuelle de ces catégories exclusives au sein de la nation, et il n’admet pas que les ordres aient été virtuellement abrogés depuis 1848. Il lui faut aussi maintenant, comme à M. de Gerlach, comme à M. Léo, comme à M. Stahl, une paysannerie et une chevalerie, pour que l’état fasse bonne figure.

On ne saurait croire jusqu’à quel point cette école impuissante et tracassière cause de mal et crée d’embarras à la monarchie prussienne, dont elle tient toujours les rênes par un bout ou par l’autre. Qu’on en juge en voyant l’opposition que sa faveur soulève. Vainement elle rejette tout le tort sur les fonctionnaires prussiens, en s’attaquant exprès aux plus éminens, en traitant les gouverneurs des provinces (Oberproesidenten) de mandarins émeutiers ; il n’en est pas moins vrai que l’opposition se déplace d’une manière alarmante pour l’avenir et la sécurité de la monarchie prussienne. L’opposition ne se recrute plus en effet comme en 1848 et en 1849 ; il n’y a plus de révolutionnaires pour en former une. L’opposition, ce n’est plus M. Jacoby, M. d’Ester, M. Waldeck ; ce sont les Vineke, les Arnim, les Schwerin, les Hansemann, les Camphausen, ce sont les amis les plus éprouvés de l’ordre et de la couronne que l’on réduit à faire une résistance plus ou moins tempérée dans les termes, suivant le plus ou moins de vivacité des caractères. Ajoutons à ces opposans de nouvelle espèce un homme qu’il est encore plus étonnant peut-être de rencontrer dans leurs rangs, et dont nous voulons y signaler la présence pour qu’on sache bien ce que peuvent être des conservateurs qui en repoussent un comme celui-là.

M. de Usedom a tout à la fois occupé de hautes fonctions dans la diplomatie prussienne et siégé dans le parlement. À l’instant où grondait la révolution de 1348, il rendait publiquement hommage aux talens du prince de Metternich ; ministre de Prusse à Rome lorsqu’éclatèrent les désordres d’où sortit la république romaine, il fut de cœur et d’ame au service du pape et de M. Rossi en particulier, tant que le poignard et les balles des assassins n’eurent pas tout perdu. Enfin, pour ce qui regarde les affaires de l’Allemagne. M. de Usedom n’a jamais craint de tenir tête au courant dangereux où la politique prussienne et l’orgueil national les ont trop souvent précipitées. Il s’est déclaré hautement contre l’hégémonie que la Prusse voulait s’attribuer aux dépens de l’Autriche, contre l’union des trois rois, contre la charte germanique du 28 mai, contre toutes les espérances d’agrandissement presque révolutionnaire que la Prusse et son gouvernement ont tour à tour arborées. Il ne s’est, en un mot, laissé prendre à aucun des piéges du mouvement de 1848. Tels sont les antécédens de M. de Usedom, et cependant il juge aujourd’hui nécessaire d’employer l’autorité qu’ils lui assurent à contre-carrer la marche et les desseins des ultras qui préparent, qui commencent la destruction du régime constitutionnel en Prusse. Il adresse à ses électeurs une lettre où se rencontrent des passages trop frappans pour que nous n’en tirions point nous-mêmes quelque parti. Notez-le bien, c’est un esprit précautionneux et réservé qui n’a point adopté sans restriction ce qu’il nomme le constitutionalisme moderne ; mais il ne se résignera jamais à dire que la constitution prussienne soit un pur produit du dévergondage de mars 1848. « La tendance de cet âge vers les institutions parlementaires est, croit-il, un fait plus ancien et plus profond que la révolution de mars ; ce n’est pas en abolissant une constitution et puis l’autre que l’on prévaudra contre un pareil fait. » Et encore : « Une armée, si solide soit-elle, ne vaut pas pour la sécurité du pays une bonne organisation légale ; craignons de voir insensiblement se refaire contre tous les pouvoirs établis cette haine sourde et inexpiable qui couvait en Allemagne avant 1848, et qui a éclaté d’une façon si furieuse à la nouvelle de la révolution de février, puisqu’elle a donné les effets d’une révolution à une émeute de carrefour ! »

M. de Usedom exhorte ainsi les fanatiques de l’extrême droite, qui pèsent si lourdement sur le ministère, à ne point se faire d’illusion trop complaisante, à ne point croire trop vite à la promptitude, à la durée de leur triomphe, à ne point en abuser pour qu’une mauvaise chance n’en vienne pas tirer un deuil universel. Ces paroles, émanées d’une si haute expérience, sont la meilleure preuve à l’appui du jugement que nous portons sur la situation générale de l’Allemagne. Le péril est derechef du côté où il était avant 1848 ; il n’est plus comme après les émeutes de mars dans l’offensive révolutionnaire : il est, comme en 1847, dans la défensive inintelligente des faux conservateurs.

Le congrès espagnol s’est constitué définitivement après un assez grand nombre de séances employées à la vérification des pouvoirs. Si l’on approfondissait bien ces sortes de discussions, on verrait peut-être qu’en somme c’est le problème de l’existence du gouvernement représentatif dans les pays méridionaux qui s’y agite, et certes le problème mériterait d’être étudié. Quoi qu’il en soit, à travers les incertitudes inséparables du début d’une législature, une majorité assez grande s’est prononcée dans les cortès en faveur du ministère espagnol. Ainsi la perspective d’une crise nouvelle semble s’être évanouie en ce moment. Ce n’est point qu’il n’y ait dans le congrès beaucoup d’élémens d’opposition ; mais ces élémens n’ont pas de lien entre eux et ne peuvent pas même en avoir. Quel rapport, quelle action commune établira-t-on jamais entre le parti progressiste et des hommes tels que MM. Mon et Pidal, qui ne peuvent être dans l’opposition que par accident ? Le fait périlleux de la situation de l’Espagne subsiste toujours sans doute : c’est la division du parti modéré. À vrai dire, les longs discours sur le point de savoir quel est le véritable auteur de ces divisions ne nous semblent pas le moyen le plus propre à les faire cesser. Le cabinet de Madrid avait ouvert les cortès sans discours de la couronne, ce qui était peut-être le mieux pour l’expédition des affaires, mais ce qui ne fait pas malheureusement le compte des partis. Aussi les questions de confiance n’ont point tardé à être posées par voie directe. Il faut bien croire que la discussion était uniquement le but qu’on recherchait, puisque, le débat épuisé, une première motion a été retirée, — ce que voyant les amis du ministère ont repris cette motion pour amener un vote qui a été complètement favorable au gouvernement. Du reste, la lutte sérieuse ne s’engagera très probablement qu’à l’occasion du règlement de la dette, qui vient d’être de nouveau soumis au congrès. M. Bravo Murillo n’a rien changé à son projet. La France est trop intéressée dans une telle question pour ne point se préoccuper de la solution qui pourra se produire. Le ministère espagnol a également présenté aux cortès le budget de 1852. D’après le projet du gouvernement, toute dépense soldée, il resterait un boni de 37 millions de réaux qui seraient appliqués à combler les déficits des budgets de 1849, 1850 et 1851. Ce sont là les questions intérieures les plus graves pour la Péninsule. Au point de vue extérieur, l’Espagne est particulièrement engagée dans une question quia droit à la sollicitude de tous les gouvernemens du midi de l’Europe. Nous voulons parler des affaires de Portugal. Il y a lieu de croire que jusqu’ici les cabinets de Paris, de Londres et de Madrid ont*le même sentiment sur ces affaires ; les agens des trois puissances ont dû garder une attitude à peu près semblable. Si nous ne nous trompons, toute manifestation du dehors s’est arrêtée devant les déclarations réitérées du maréchal Saldanha, qui s’engage à faire respecter la couronne de la reine dona Maria ; mais il est évident que ce prétendu dictateur, qui a plongé son pays dans la plus triste anarchie, peut, d’un moment à l’autre, être dépassé par le parti septembriste, dont il subit les conditions. Ce jour-là, ce sera peut-être une question d’ordre européen de savoir jusqu’à quel point on laissera se perpétuer cette espèce de république aux mains de quelques soldats ambitieux et de quelques fanatiques vulgaires. Nous n’avons aucun goût pour les interventions ; nous comprenons cependant que l’Espagne pourrait justement s’alarmer d’un pareil voisinage. Le marquis de Miraflorès, ministre des affaires étrangères, a déclaré en effet devant les cortès que, si la monarchie était compromise en Portugal, il y aurait lieu pour le gouvernement espagnol d’aviser dans l’intérêt conservateur des deux pays. La France ne saurait refuser alors à l’Espagne tout l’appui de son influence.

ALEXANDRE THOMAS.


THÉÂTRE-FRANÇAIS. — Les Caprices de Marianne

Personne n’ignore que les Caprices de Marianne sont une des pièces les plus charmantes de M. Alfred de Musset[1]. Aussi n’entreprendrai-je pas d’analyser cette ingénieuse comédie, gravée depuis long-temps dans toutes les mémoires. Toutefois, sans m’engager dans les détails de l’analyse, je crois utile de caractériser en quelques mots les trois personnages principaux de cette vive création, car c’est dans la nature même de ces trois personnages qu’il faut chercher la raison de l’accueil fait aux Caprices de Marianne par l’auditoire du Théâtre-Français. Le public en effet a témoigné le premier jour quelque hésitation avant d’approuver l’œuvre soumise à son jugement, quoique cette œuvre fût comme depuis long-temps par la lecture. Que signifie cette hésitation ? Est-ce malveillance on inintelligence ? Le public a prouvé depuis trois ans par ses applaudissemens en quelle estime il tient le talent de M. de Musset nous sommes donc forcé de chercher ailleurs les motifs de son hésitation. Les personnages mis en action dans cette ingénieuse comédie se réduisent à trois Coelio, Octave et Marianne, car le juge Claudio et Tibia, son confident, ne remplissent qu’un rôle purement passif. Quant à Hermia, mère de Coelio, elle ne paraît qu’un instant et ne prend pas part à la marche de la pièce. Or, les trois personnages que je viens de nommer, très vrais en eux-mêmes, dont l’originalité ne peut être contestée par le lecteur, c’est-à-dire par un esprit attentif et qui a tout loisir pour peser la valeur et la portée des pensées qui lui sont offertes, doivent nécessairement étonner l’auditeur, qui n’a pas le temps d’analyser ses impressions avant de prononcer son jugement. Les sentimens qui animent ces trois personnages sont finement observés et fidèlement rendus, je le reconnais volontiers ; mais ces sentimens, pour être acceptés d’emblée au théâtre, auraient besoin d’être préparés, et c’est pour avoir négligé cette condition que M. de Musset a trouvé le premier jour dans son auditoire une hésitation voisine de la défiance. Deux jours plus tard, la réflexion avait porté ses fruits, et les applaudissemens n’ont pas manqué à l’auteur. La vérité des sentimens, discutée d’abord par ceux qui entendaient l’œuvre pour la première fois, était mise hors de cause : il ne s’agissait plus que de juger la manière dont le poète les avait mis en œuvre, et, tout en reconnaissant que plus d’une fois il a franchi à pieds joints les difficultés qui se présentaient, au lieu de s’arrêter à les résoudre, chacun a rendu justice à la grace, à la vivacité, à l’énergie du dialogue.

J’ai entendu des esprits très sincères, et d’ailleurs très éclairés, demander pourquoi cette pièce s’appelle les Caprices de Marianne. Cette question, qui pourra sembler saugrenue aux partisans exclusifs de la fantaisie, n’est pourtant pas dépourvue de bon sens. Il est certain en effet que les caprices de Marianne se réduisent à un seul caprice. Qu’elle n’aime pas son mari, c’est une chose toute simple et qui ne mérite pas le nom de caprice, car le juge Claudio est vieux et laid, et la jeunesse unie à l’âge mûr offre bien rarement des chances de bonheur et de paix. Je vais plus loin : je suis disposé à juger sévèrement les jeunes filles qui font mine d’être passionnées pour les cheveux blancs ; c’est à mes yeux un mensonge digne de mépris, un mensonge qui ne peut abuser que les esprits candides. Aussi ne m’étonné-je pas de l’aversion de Marianne pour Claudio ; mais pourquoi Marianne refuse-t-elle d’entendre Coelio ? Pourquoi ferme-t-elle son oreille aux paroles inspirées par un amour sincère ? Pourquoi accueille-t-elle avec dédain l’expression d’une passion profonde qui devrait l’étonner sans la blesser ? C’est que Coelio manque de hardiesse et de résolution, et que l’amour le plus sincère, lorsqu’il parle timidement, s’expose à la raillerie, au dédain. La femme, fût-elle disposée à se rendre, ne renonce pas au plaisir de bafouer l’homme qui bientôt sera son maître, s’il s’avise de sommer la place sans merci et sans pitié. Aussi je comprends très bien que Cœlio soit éconduit. Qu’est-ce en effet que Cœlio ? Une ame naïve, éprise d’une femme à peine entrevue, jeune et belle, et livrée par l’oisiveté à tous les caprices de l’orgueil. Une telle ame mérite l’amour et l’obtient rarement. Vienne Octave, qui fait gloire de ses débauches, qui se vante de ne plus croire à l’amour, qui ne voit dans la possession des femmes les plus jeunes et les plus belles que le plaisir d’une heure, un passe-temps dont le cœur ne doit pas garder le souvenir, et Marianne se rendra à la première sommation, ou plutôt, avant même d’être sommée, elle pressentira, elle appellera sa défaite, elle fera les premiers pas, et tendra les mains aux chaînes qui doivent la garrotter.

C’est sans doute une vérité affligeante, je ne songe pas à le nier ; mais, puisque c’est une vérité, j’aurais mauvaise grace à chicaner M. de Musset sur le caractère qu’il prête à Marianne. Tout le secret de cette étrange préférence se trouve dans l’orgueil. Accueillir l’aveu d’une ame candide qui parle en suppliante serait pour Marianne une honte, une humiliation ; mais se rendre à Octave flétri par la débauche et fier de sa flétrissure, se rendre à ce héros de taverne qui ne prend pas même la peine d’attaquer la femme qui s’offre à lui, à la bonne heure, voilà une œuvre glorieuse. Ramener dans le droit chemin, tirer de la fange un homme qui ne voit dans les femmes qu’un hochet, n’est-ce pas une tâche digne d’envie ? Cœlio aime Marianne, et Marianne ne doute pas de son amour ; mais l’amour de Cœlio n’est-il pas un tribut exigé par la beauté ? A quoi boit tenir compte d’un sentiment si naturel, si impérieux ? Ne vaut-il pas mieux cent fois aller au-devant d’Octave, qui ne songe pas à l’amour, qui l’a relégué depuis long-temps parmi les chimères, et met les femmes sur le même rang que les dés et le vin de Chypre ? C’est l’avis de Marianne, et, quoique cet avis révèle dans une femme un cœur très peu généreux, je suis bien obligé de l’accepter comme vrai. Aussi l’échec de Cœlio ne me surprend pas. Qu’il se plaigne et gémisse, ses larmes, ses sanglots, seront pour Marianne un sujet de risée.. Octave parlant pour Cœlio, parlant pour lui seul, sera pris pour un imposteur, et Marianne voudra exaucer les vaux qu’il n’a pas formés ; que Cœlio succombe sous les coups d’un spadassin, Marianne ne versera pas une larme, car elle n’aime pas Cœlio. Le châtiment, grace à Dieu, ne se fait pas attendre. À peine a-t-elle avoué son amour à Octave, qu’elle entend comme une sentence sans appel la réponse de l’amant qu’elle a rêvé et qui n’a jamais songé à la posséder : « Marianne, je ne vous aime pas. »

L’hésitation du public en présence de ces personnages n’a pas besoin d’être justifiée. Le caractère de Marianne, vrai à coup sûr et pourtant misérable, devait exciter plus d’étonnement que de sympathie. Bien que la pratique de la vie donne pleinement raison à M. de Musset, il est certain cependant qu’un tel caractère, si finement développé qu’il soit, ne peut manquer de blesser bien des croyances. Dans la foule réunie au théâtre, les esprits clairvoyans ne forment pas la majorité. Le parterre, l’orchestre et les loges sont peuplés d’esprits candides qui voient dans l’amour la récompense de l’amour, dans le dévouement la récompense du dévouement. Le caractère de Marianne, tel que posé, tel que l’a dessiné M. de Musset, aux yeux de ces esprits candides, ressemble volontiers à un paradoxe. J’ajoute que l’unité de lieu, à laquelle je n’attache pas d’ailleurs une grande importance, a été traitée par l’auteur d’une façon peut-être un peu trop cavalière. Ce perpétuel déplacement des personnages, qui ne blesse pas le lecteur assis dans son fauteuil, déroute parfois le spectateur. Ainsi je ne blâme pas le public, je comprends son hésitation, et les applaudissemens qui, le second jour, ont accueilli les Caprices de Marianne établissent clairement l’équité, la sagacité de l’auditoire.

Est-ce à dire que les Caprices de Marianne satisfassent complètement à toutes les conditions de l’art dramatique ? Telle n’est pas ma pensée. J’aime et j’admire la délicatesse du dialogue, la vivacité, la variété de l’expression, l’heureuse combinaison des images, et pourtant toutes ces qualités si précieuses ne ferment pas mes yeux aux défauts que l’esprit le plus vulgaire peut relever dans cet ouvrage. Les Caprices de Marianne, lecture pleine de charme et d’intérêt, offrent les élémens d’une comédie : la comédie n’est pas faite, ou du moins n’est pas achevée. Je ne m’exagère pas l’importance du métier ; je sais tout ce qu’il y a de banal, de mesquin, dans l’art de préparer les entrées et les sorties ; cependant, au fond de ce métier, qui est si peu de chose, placé en regard de la poésie, il y a des ressorts dont la poésie même ne peut se passer. Marianne, qui nous blesse par sa cruauté, obtiendrait peut-être notre sympathie, si l’auteur eût pris la peine de préparer l’explosion de ses sentimens. Présentée aux regards dans toute la crudité de son ennui, elle étonne bien plus qu’elle n’attire. Je me réjouis de voir le public accueillir les œuvres écrites par M. de Musset pour le lecteur, et je souhaite que M. de Musset, encouragé par les applaudissemens, se décide à écrire pour le théâtre en tenant compte des conditions les plus élémentaires de l’art dramatique. Il manie familièrement et sans effort l’expression de la raillerie et de la passion ; il peut à son gré nous attendrir et nous égayer. C’est là sans doute un don précieux, mais qui veut être fécondé par l’étude. La plus riche imagination, la parole la plus ingénieuse ne peut dispenser le poète comique ou tragique d’obéir aux lois posées depuis long-temps par les maîtres de l’art. Jamais le spectateur ne peut se confondre avec le lecteur. Les vérités les plus vraies, qui dans un livre sont agréées par la réflexion sans que l’auteur ait besoin de les préparer, excitent chez le spectateur un étonnement qui va parfois jusqu’à la colère, si le poète les met en scène sans les annoncer. L’attitude de la foule, en écoutant pour la première fois les Caprices de Marianne, prouve surabondamment la justesse de ma pensée.

GUSTAVE PLANCHE.


V. de Mars.
  1. Les Caprices de Marianne se trouvent dans la Revue du 15 mai 1833.