Chronique de la quinzaine - 30 juin 1900

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Chronique n° 1637
30 juin 1900


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




30 juin.


Tous les yeux sont aujourd’hui tournés du côté de la Chine. Malheureusement il ne suffit pas de regarder pour voir : la Chine ressemble à ce mur derrière lequel il se passe quelque chose, dont a parlé le poète. Mais que s’y passe-t-il ? Nous n’en savons rien, ou nous n’en savons que peu de chose, malgré l’intérêt puissant que les événemens présentent. Cet intérêt est double. Beaucoup de vies humaines sont en péril. L’Europe entière est jusqu’ici dans la plus complète ignorance au sujet de ses légations à Pékin. Que sont-elles devenues ? Les bruits les plus contradictoires courent à ce propos, les uns rassurans, les autres inquiétans ; mais ni ceux-ci, ni ceux-là ne sont certains, et l’incertitude ajoute à notre angoisse. Depuis une quinzaine de jours, Pékin est séparé du reste de l’Univers. Les lignes télégraphiques sont rompues. La campagne est occupée par des bandes armées, soit régulières, soit irrégulières. On ne sait quelle confiance méritent les nouvelles qui circulent. En réalité, le voile le plus épais s’étend entre Pékin et nous, et, lorsqu’il viendra à se soulever, nul ne peut dire à quel spectacle nous assisterons. Ce mystère cause une véritable souffrance à un monde habitué à des informations rapides et précises. Espérons qu’il se dissipera bientôt, et que nous ne tarderons pas à être fixés sur le sort de nos légations dans la capitale, comme nous le sommes enfin sur celui de M. François, consul de la République à Yunnan-Sen. Mais, à côté des dangers individuels qu’ont courus et que continuent de courir les agens des puissances en Chine, d’autres préoccupations s’imposent à notre esprit. Nous entrons très probablement dans une nouvelle phase de l’histoire, et l’on peut, dès cette dernière année du XIXe siècle, prévoir avec quelles difficultés sera aux prises le siècle prochain. Ce qu’on ne peut pas prévoir, c’est leur dénouement. Le monde ne cesse pas de marcher et d’évoluer, laissant au passé ce qui lui appartient, et ouvrant presque à l’infini des perspectives et des voies nouvelles. Il serait téméraire de vouloir dire quelle sera la solution finale des événemens qui se poursuivent en Extrême-Orient. Mais la solution de demain, quelle qu’elle soit d’ailleurs, sera provisoire. Nous sommes encore très loin de faire en Extrême-Orient des traités de Westphalie.

Restons dans le présent. La première question qui se pose est de savoir si l’explosion qui vient de se produire en Chine a été vraiment aussi subite qu’on l’a cru d’abord en Europe. Est-ce que rien ne l’avait annoncé ? Est-ce que rien ne l’avait fait pressentir ? On serait porté à le penser, à en juger par l’étrange inertie dans laquelle tous les gouvernemens sont restés. Et nous ne parlons pas seulement du nôtre. Si un est coupable, ils le sont tous : on ne saurait faire, à ce point de vue, aucune différence entre eux. D’après les informations qui commencent à circuler, rien n’a été moins imprévu pour ceux de nos compatriotes qui habitent l’Extrême-Orient, et surtout pour nos agens diplomatiques et consulaires, que le mouvement dont nous sommes témoins. Il était préparé, il était même commencé depuis plusieurs mois ; et, s’il a pris tout à coup une accélération redoutable, on aurait tort de l’attribuer à une espèce de génération spontanée. Les tendances de la vieille impératrice étaient parfaitement connues. On savait quels conseils de fanatisme et de violence agissaient sur son esprit, si bien disposé à les recevoir. Enfin, des mouvemens partiels s’étaient déjà produits dans les provinces, et le péril général qu’ils manifestaient n’échappait pas à des observateurs bien placés. Les gouvernemens ont été avertis. Pourtant, aucun ne s’est ému ; aucun n’a pris la moindre précaution pour se trouver prêt quand éclaterait la crise. Ils ont tous paru surpris, et voilà pourquoi tout le monde l’a été autour d’eux. Comment expliquer cette indifférence au moins apparente ? Il y a, chez tous les gouvernemens, une prédisposition naturelle à ne croire leurs agens qu’à demi, lorsqu’ils annoncent des choses désagréables. Les gouvernemens, qui reçoivent des informations de tous les côtés à la fois, se regardent volontiers comme beaucoup mieux éclairés que des agens qui ne le sont que sur un point particulier : ils ne songent peut-être pas assez qu’au moins sur ce point particulier, leurs agens peuvent l’être mieux qu’eux. Ils se rassurent aussi en constatant le calme et la placidité de leurs voisins. (Ils pensent enfin qu’ils seront toujours à temps de pourvoir au danger lorsqu’il éclatera, et qu’à le prévoir de trop loin, on risquerait de perdre la liberté d’esprit dont on a besoin pour tant d’autres affaires ! C’est ainsi que les gouvernemens s’endorment volontiers dans une confiance trompeuse, et qu’ils en sont quelquefois réveillés en sursaut. On vient d’en avoir un triste exemple en Chine. Les gouvernemens avaient été prévenus et n’avaient rien fait. Les avertissemens de nos agens auraient pourtant mérité d’être pris au sérieux, et il n’y aurait même pas eu grand inconvénient à les prendre un peu au tragique. Ils n’avaient, cette fois, rien d’invraisemblable. Nous exposions, il y a quinze jours, les causes du mouvement chinois : la moindre réflexion suffisait à en révéler la gravité. Mais les gouvernemens ont fermé les oreilles à ce qu’on leur disait, et même les yeux à ce qu’ils voyaient depuis quelques semaines. Tout d’un coup, le volcan qui grondait a fait éruption. Le sol a été agité avec tant de violence, non seulement autour du principal cratère, mais jusqu’aux extrémités d’une région immense, qu’il a bien fallu se rendre compte de ce que le phénomène avait d’exceptionnel. La diplomatie a enfin secoué sa torpeur, et nous reconnaissons qu’elle a fait son possible pour réparer le temps perdu ; mais on ne le répare jamais complètement.

Nous ne raconterons pas tout ce qui vient de se passer en Chine ; d’abord parce que les journaux en ont été remplis depuis quinze jours, ensuite parce que ces récits de la presse sont le plus souvent hypothétiques, et que nous ne voudrions pas paraître y ajouter plus de foi qu’il ne faut. Les gouvernemens, lorsqu’ils ont parlé officiellement, ont montré beaucoup de circonspection. Le nôtre a été jusqu’ici peu interrogé, et il a manifesté le désir de ne l’être pas pour le moment davantage. A la Chambre des communes anglaise, M. Brodrick a été harcelé de questions quotidiennes ; mais il a constamment répondu qu’il ne savait rien. Que pouvait-il savoir, en effet, puisque les communications sont coupées entre Pékin et l’Europe ; que nous ignorons ce qui se passe entre Pékin et Tien-Tsin, et que nous n’étions pas mieux éclairés, jusqu’à ces derniers jours, sur ce qui se passait entre Tien-Tsin et Takou ? Un seul point ne fait plus de doute, c’est que les Boxeurs ont été improprement qualifiés d’insurgés. Ils se sont soulevés avec la connivence du gouvernement chinois, qui, presque immédiatement, a jeté le masque et s’est montré à côté d’eux pour les encourager et les soutenir. L’armée régulière et l’armée irrégulière n’en ont bientôt fait qu’une. On s’en était douté dès le premier jour ; mais, si le fait avait besoin d’être confirmé, il l’a été avec éclat le jour où les forts de Takou ont tiré les premiers coups de canon sur les troupes internationales. Un tel acte révélait la gravité de la situation. Les amiraux ne pouvaient pas admettre qu’une pareille agression restât sans réplique : on sait que quelques heures leur ont suffi pour détruire les forts et s’emparer de la ville. Mais ils avaient encore une autre raison d’agir avec cette promptitude et cette vigueur, à savoir l’impossibilité pour eux de laisser une place à l’état de guerre, entre la flotte qui servait de base à toutes les opérations sur terre, et les troupes qui avaient été débarquées. Aussi longtemps que Takou restait pacifique ou neutre, on n’avait aucune raison d’y toucher ; en revanche, dès qu’il avait fait acte d’hostilité, on devait s’en emparer. Mais, à partir de ce moment, comment se faire illusion sur la complicité du gouvernement chinois ? Elle est devenue plus incontestable encore, s’il est possible, autour de Tien-Tsin. Cette ville, la plus grande du nord de la Chine et qui contient un si grand nombre d’étrangers, a subi les assauts acharnés de l’armée régulière. Le nombre même des assaillans, les armes dont ils disposaient, les insignes dont leurs chefs étaient revêtus ne laissaient aucun doute sur leur qualité : c’est bien à l’armée impériale qu’on avait affaire. Pendant plusieurs jours, Tien-Tsin a été enveloppé comme Pékin lui-même, et nous avons cessé de savoir ce qui s’y passait. Les forces internationales qui l’occupaient étaient insuffisantes pour une longue résistance. On tremblait à la pensée de ce qui pouvait arriver. Heureusement des renforts venus par mer ont pu être débarqués à Takou et dirigés sur Tien-Tsin. Ils ont dégagé la ville et ont, immédiatement après, marché sur Pékin. A quelques kilomètres de distance de Tien-Tsin, ils ont rencontré l’amiral Seymour, enveloppé de Chinois et dans une situation qui, quelques heures plus tard, serait devenue désespérée. Les munitions lui manquaient ; il était à bout de forces. Le voilà sauvé, et c’est un grand soulagement pour nous. Mais que sont devenues nos légations à Pékin ? On avait dit qu’elles avaient rejoint l’amiral Seymour ; c’était une erreur. On assure qu’elles ont quitté la capitale ; est-ce certain ? Si elles l’ont quittée, comment l’ont-elles fait et dans quelles conditions ? A supposer qu’elles soient parties, l’ont-elles fait de leur plein gré, ou contraintes et forcées ? Dans le premier cas, leur détermination indiquerait une situation tout à fait révolutionnaire. Dans le second, il faudrait croire à une rupture diplomatique provoquée par le gouvernement chinois. Ce serait en quelque sorte une notification officielle de l’état de guerre qui résulte d’ailleurs déjà, comme nous l’avons dit, des coups de canon tirés à Takou et à Tien-Tsin.

Le gouvernement chinois veut-il donc la guerre ? S’il la veut, mieux vaut qu’il la déclare par le renvoi de nos légations que par un acte plus criminel. Mais tout porte à croire qu’il se propose plutôt de la faire sans la déclarer, afin de ne pas se compromettre encore d’une manière irrémédiable. A cet égard, la mission qu’a reçue Li-Hong-Chang, ou qu’il s’est donnée, est significative. Li-Hong-Chang est le seul homme politique chinois qui soit connu dans le monde entier ; on se rappelle qu’il en a fait récemment le tour et s’est montré dans les principales capitales de l’Europe. Il est difficile de croire qu’un homme d’une aussi réelle intelligence ait conservé tous les préjugés de sa race. C’est un Chinois à moitié européanisé, non par les mœurs, mais par l’esprit. Aussi est-il devenu suspect à l’impératrice et à son entourage. Le vieux parti chinois, après avoir établi sa prédominance, a vu en lui avec impatience, sinon un obstacle, au moins un censeur incommode et dont il fallait se débarrasser. On l’a nommé vice-roi de Canton pour l’éloigner de Pékin. Cette mesure, au moment où elle a été prise, a été présentée comme une satisfaction qui nous était donnée, et nous lui avons nous-mêmes attribué ce caractère. L’ancien vice-roi de Canton s’était toujours conduit à notre égard comme un ennemi irréconciliable : il entretenait une agitation continuelle dans une des provinces qui confinent au Tonkin. Depuis son remplacement par Li-Hong-Chang, la situation s’est détendue et améliorée. Pour tous ces motifs, Li est considéré comme partisan de la conciliation avec l’Europe. La nouvelle qu’il était appelé à Pékin par sa souveraine a donc été regardée comme un acte significatif, qui indiquait un retour à des sentimens plus modérés, ou peut-être seulement de l’hésitation. Mais l’hésitation même était un symptôme moins pessimiste. Il ne faudrait pourtant pas trop s’y fier. D’abord Li-Hong-Chang n’a pas encore quitté Canton, et il ne parait même montrer aucun empressement à le faire. Ensuite, avant de se rendre à l’appel de l’impératrice, il a entamé avec l’Europe des négociations assez singulières. Il a fait demander aux ministres des Affaires étrangères des grandes puissances s’ils ne consentiraient pas à regarder l’incident de Takou comme un simple malentendu. Le gouvernement chinois, à l’en croire, n’aurait nullement donné aux troupes qui occupaient la place l’ordre de tirer : il pourrait dès lors les désavouer. Soit ; mais il resterait à désavouer aussi toute l’armée qui a assiégé Tien-Tsin et enveloppé l’amiral Seymour. Le gouvernement chinois le ferait-il ? La fiction serait un peu forte. Les gouvernemens ont répondu, parait-il, aux ouvertures de Li-Hong-Chang, qu’ils ne discuteraient pas l’interprétation que l’on donnerait, à Pékin, à l’événement de Takou, sous réserve, bien entendu, des réparations ou indemnités à revendiquer par la suite. L’affaire en est là. Li-Hong-Chang a-t-il fait de sa propre initiative la démarche que nous venons d’indiquer, ou avait-il reçu des instructions dans ce sens ? Ce point reste obscur comme tant d’autres. Si l’impératrice, s’apercevant qu’elle s’est engagée dans un conflit dont le dénouement pourrait lui coûter très cher, voulait revenir en arrière et négocier une transaction avec l’Europe justement irritée, elle ne pourrait pas trouver un meilleur intermédiaire que Li. Mais nul ne sait ce qui s’élabore dans cette tête étroite, perfide et violente. Peut-être n’y a-t-il eu là qu’une velléité destinée à rester sans effet. Peut-être même n’y a-t-il eu qu’un piège. Li-Hong-Chang n’avait-il pas espéré qu’en présentant les choses comme il le faisait, il obtiendrait de l’Europe, à qui il n’a pas craint de le demander, qu’elle suspendit l’envoi de ses renforts ? Toutes les suppositions sont permises.

Ce qui précède intéresse au même degré toutes les puissances de l’Europe, les États-Unis et le Japon : il nous reste à ajouter un mot de ce qui touche plus exclusivement la France.

Nous avons dit déjà, à maintes reprises, que notre champ d’action politique, le domaine dans lequel nous devons développer notre influence, celui où nous aurons sans doute un jour des prétentions à soutenir, n’était pas au nord de la Chine. Non pas que ce qui se passe là nous laisse indifférens. Nous avons partout, en vertu des traités, des droits et des devoirs à exercer. Mais nous ne sommes liés aux affaires du Nord que par ces obligations de solidarité internationale qui s’imposent à toute l’Europe, ou, pour parler plus exactement, à toutes les puissances arrivées au même degré de civilisation. Nous devons faire au nord de la Chine ce que font tous les autres, ni moins, ni plus. Ce serait abdiquer toute influence sur le gouvernement chinois que de ne pas unir nos contingens militaires à ceux de la Russie, de l’Angleterre, de l’Allemagne, etc., et de ne pas prendre part aux opérations qui seront poursuivies en vue de l’intérêt commun. Notre présence est donc indispensable, et il faut approuver le gouvernement de la République des mesures qu’il a prises pour envoyer rapidement des renforts dans les eaux du Pétchili. On a vu combien ils étaient nécessaires. Mais nous avons dû, pour courir au plus pressé, faire des emprunts à nos troupes indo-chinoises, et ce n’est, à coup sûr, pas le moment de dégarnir le Tonkin. Nous y avons en chiffres ronds 26 000 hommes : encore n’y a-t-il là que 9 000 Français ; le reste est composé d’Annamites qui, solidement encadrés, sont d’ailleurs de bons soldats. Ces forces sont à peine suffisantes, soit pour maintenir l’ordre intérieur, soit pour faire face à toutes les obligations qui pourraient nous incomber du dehors.

On a pu s’en rendre compte par ce qui s’est passé au Yunnan, celle des provinces frontières où nous avons le plus d’intérêts engagés. Pendant plusieurs jours, nous sommes restés dans la plus vive inquiétude pour la sécurité de notre consul à Yunnan-Sen, M. François, et de tout son personnel. Les détails précis et complets nous manquent encore sur les dangers qu’il a courus : tout ce que nous en savons, c’est que ces dangers ont été très graves, et peut-être, sans la fermeté de M. Delcassé, auraient-ils eu une issue tragique. Toutes les maisons européennes à Yunnan-Sen ont été dévastées. Nos compatriotes, M. François comme les autres, ont été volés et pillés au point qu’il ne leur restait même pas de vêtemens de rechange. Enfin, ils ont été retenus en captivité. Un télégramme de notre consul est arrivé à Paris : il réclamait une intervention énergique auprès du gouvernement de Pékin, ce qui prouve que M. François croyait avoir été l’objet d’une agression isolée, et ne se doutait nullement de l’état général du pays. Par-dessus tout, il demandait qu’on se contentât d’user en sa faveur de moyens diplomatiques : une intervention armée aurait amené à Yunnan-Sen une catastrophe immédiate. M. Delcassé a fait appeler le ministre de Chine à Paris, et il a obtenu de lui l’envoi direct d’un télégramme au gouverneur du Yunnan pour lui conseiller de mettre en liberté M. François et les siens, et de les faire conduire sous bonne escorte jusqu’à la frontière, en l’avertissant que le gouvernement de la République le rendrait responsable de toute atteinte à leur sécurité. La démarche de M. Delcassé et celle du ministre de Chine étaient également incorrectes, mais elles ont eu un bon résultat. Des circonstances exceptionnelles exigent des mesures exceptionnelles. M. Delcassé n’avait pas d’autre intermédiaire auprès du vice-roi du Yunnan que le ministre de Chine à Paris, et il est probable qu’en recourant à ce dernier comme il l’a fait, il a sauvé la vie de M. François. En effet, un télégramme du vice-roi du Yunnan n’a pas tardé à annoncer que cet inquiétant épisode s’était bien terminé. Mais il a suffi à nous montrer combien la vie et les biens de nos nationaux au Yunnan étaient peu ou mal garantis, et c’est une expérience qui, nous l’espérons bien, ne sera pas perdue. Peut-être nos ministres à Pékin seront-ils conduits en lieu sûr comme l’a été notre consul au Yunnan : nous ne saurions toutefois nous contenter de cette satisfaction. Si les événemens actuels, après avoir accumulé les ruines et tenu la mort en suspens sur la tête de nos agens, se terminaient simplement par l’expulsion de ces derniers, ce dénouement ne serait pas de nature à nous enorgueillir. Nous devons, avant tout, pourvoir à la sécurité de nos nationaux, et en particulier, de ceux qui nous représentent à titre officiel : mais, après avoir rempli ce premier devoir d’humanité, d’autres encore s’imposeront à notre diplomatie. Nous avons des traités avec la Chine ; ils assurent, ou du moins ils promettent aux étrangers en général, et notamment aux Français, une situation qu’ils ont très nettement définie. Nos nationaux ont le droit de séjourner en Chine, d’y faire du commerce, de s’y livrer enfin à tous les modes d’activité, sous la garantie des lois du pays. Lorsqu’ils ont obtenu des concessions particulières, soit pour la construction de chemins de fer, soit pour l’exploitation des richesses naturelles de la région, ils ont un titre de plus à la sauvegarde du gouvernement impérial. À quelque nationalité qu’ils appartiennent, lorsqu’ils sont catholiques et qu’ils professent leur religion, ils relèvent plus spécialement de notre protection. De tout cela résultent des obligations du gouvernement chinois envers nous, et ces obligations ne peuvent pas être violées impunément. Il serait téméraire et prématuré de dire comment nous procéderons pour les faire respecter ; mais c’est une tâche devant laquelle nous ne reculerons pas. Elle s’impose d’une manière générale à toutes les puissances. Au Yunnan, nous avons une œuvre propre à remplir.

Cela ne veut pas dire qu’il y ait lieu d’en venir dès aujourd’hui à des mesures extrêmes, d’établir à Pékin un gouvernement nouveau, ni surtout de procéder au partage de la Chine. Les puissances, jusqu’ici, paraissent être parfaitement d’accord : elles cesseraient bientôt de l’être si une pareille politique prévalait dans les conseils de quelques-unes d’entre elles. Ce qui doit d’ailleurs en écarter l’idée, c’est que cette politique serait pour le moment tout à fait inexécutable : on ne voit aucune puissance qui soit à même de l’appliquer. Ensemble, elles sont assurément assez fortes pour imposer à Pékin la stricte observation des engagemens internationaux : hors de là, tout deviendrait dangereux parce qu’elles ne manqueraient pas de se diviser, et que, divisées, elles n’auraient plus les mêmes moyens d’action. La Chine échappera très longtemps encore à leur prise directe et effective, à cause de son étendue et de sa densité. S’il fallait la conquérir, ou, si on voulait la gouverner, l’esprit recule à la pensée des formidables armées que nécessiterait l’accomplissement d’une pareille entreprise ! Les minces détachemens que nous envoyons les uns après les autres à Takou, et de là à Tien-Tsin et à Pékin, seraient bien insuffisans. Il faudrait pour le moins les décupler, sinon ils disparaîtraient dans l’immensité chinoise comme certaines rivières sont absorbées par le sable du désert. Nos inquiétudes pour l’amiral Seymour peuvent nous servir d’avertissement. La politique à pratiquer par les puissances à l’égard de la Chine est donc celle qui les rapproche et les unit, et non pas celle qui risquerait d’amener entre elles d’inévitables divergences. Si on s’écartait de la politique d’union, la diplomatie chinoise, qui manque de grandes vues sans doute, mais non pas de finesse, ni de souplesse, profiterait de ces dissentimens, comme la diplomatie ottomane l’a fait si longtemps et le fait encore, entre les puissances de l’Europe occidentale. Que d’atteintes à la foi jurée, que de vexations, que de massacres ont eu lieu dans l’orient de la Méditerranée, qui ont laissé l’Europe impuissante parce qu’elle était divisée 1 D’autres faits du même genre, et de plus odieux encore, pourraient se produire dans l’Orient des mers jaunes et trouver l’Europe également impuissante, incapable, si elle se plaçait au point où les intérêts particuliers se séparent de l’intérêt général, et poursuivent leur fortune distincte. La Chine pourrait alors se permettre, sans grand inconvénient pour elle, des fantaisies plus meurtrières encore que celles d’hier et d’aujourd’hui.

Par bonheur, toutes les puissances paraissent se rendre compte de la communauté de leurs intérêts. Nous avons dit pourquoi la France était moins suspecte que toute autre d’obéir à des vues particularistes : elle est essentiellement conservatrice en Chine. Quant à la Russie, la temporisation est si évidemment dans son intérêt qu’elle commettrait la plus grande des fautes en brusquant les événemens. L’Allemagne est établie depuis trop peu de temps dans la province du Chang-Toung pour avoir d’autre idée que de s’y consolider avant d’étendre plus loin son action. Quant à l’Angleterre, celle de toutes dont les prétentions sont les plus vastes, les plus démesurées, mais aussi les plus difficiles à réaliser, on sait pour quels motifs ses forces ne sont pas actuellement disponibles. La guerre du Transvaal n’est pas finie : et elle se prolonge au milieu de tant de difficultés et de lenteurs qu’on ne saurait distraire même un bataillon de l’armée que commande lord Roberts. L’Angleterre ne peut envoyer en Chine que de petits détachemens empruntés à l’armée des Indes, ou plutôt à ce qui en reste. A défaut d’autres considérations, cela suffit à la rendre sage, et lorsqu’elle parle d’union, d’entente, de solidarité, elle est certainement sincère. Restent le Japon et les États-Unis. Nous sommes de ceux qui croient que le Japon est destiné à jouer un jour un rôle considérable en Extrême-Orient ; mais ce jour n’est pas encore venu. Le Japon ne pourrait pas, aujourd’hui comme il y a quelques années, faire à lui seul la guerre à la Chine, et ce n’est d’ailleurs pas au moment où toute l’Europe est réunie à Takou, chaque puissance surveillant sa voisine, qu’une intervention isolée de sa part aurait quelque chance de succès. Il a tout avantage à rester dans une solidarité étroite avec les autres puissances et c’est bien ce qu’il fait. Quant aux États-Unis, leur politique a été jusqu’à ce jour assez mal définie à l’occasion des derniers incidens, et on peut même se demander s’ils en ont une. Ils ont paru éprouver quelque velléité de se tenir à l’écart des autres puissances, et de pratiquer ce qu’un homme d’État britannique appelait naguère un « splendide isolement, » ce qui est fort bien, si on ne veut rien faire, mais ce qui le serait sans doute un peu moins si on voulait faire quelque chose. Nous ne doutons pas que les États-Unis ne s’en rendent compte, et qu’ils ne marchent d’accord avec l’Europe : d’après les dernières nouvelles, ils auraient envoyé à Takou un détachement important. Pour des motifs différens, mais également suggestifs, la politique de concert et d’entente loyale se trouve aujourd’hui conforme à l’intérêt de tous, l’intérêt de chacun étant de ne pas compliquer et aggraver la situation actuelle par des prétentions prématurées, qu’il aurait d’ailleurs beaucoup de peine à soutenir.

C’est ainsi du moins que la situation paraît se présenter : mais comment se dissimuler qu’elle reste sur beaucoup de points fort obscure, et que son évolution prochaine échappe à tous les calculs de probabilité ? L’impératrice n’a pas préparé de longue main, dans le silence de son palais, un mouvement comme celui-ci sans en avoir prévu les conséquences, et il est à craindre que, ni la prise de Takou, ni la libération de Tien-Tsin, ni celle de l’amiral Seymour, ne suffisent à lui ouvrir les yeux sur le danger où elle s’est elle-même placée. Nous avons dit que nous restions sceptiques sur la mission de Li-Hong-Chang. Le plus vraisemblable est que l’effort que la Chine vient de tenter pour chasser les étrangers de son territoire, — car il s’agit évidemment de cela, — n’est pas encore près de prendre fin. Il faudra, de la part des puissances, un effort en sens contraire plus sérieux que celui qu’elles ont fait jusqu’ici pour atteindre le but qu’elles se proposent, si limité qu’il soit. Et, lorsque cet effort aura abouti, nous devrons tirer des événemens qui se déroulent un enseignement salutaire, à savoir que nous sommes en Chine dans une terre foncièrement inhospitalière, hostile, agressive, toujours prête à trembler sous nos pas et à se débarrasser de nos personnes, de notre propagande, de nos engins de civilisation, ce qui nous oblige à des précautions que nous avons eu grand tort de négliger jusqu’ici. C’est à les prendre, à les faire accepter, à les imposer, que devra s’employer l’énergie de tous les gouvernemens.


En Italie, ce qu’il était trop facile de prévoir est arrivé : le ministère Pelloux a succombé sous les fautes qu’il avait vraiment un peu trop accumulées dans sa politique intérieure. C’était de sa part un coup de partie extrêmement dangereux que de dissoudre la Chambre et de consulter le pays : il ne lui a pas réussi. Des élections nouvelles n’auraient pu le consolider qu’à la condition de grossir considérablement ses troupes et d’amoindrir considérablement celles de l’ennemi. Rien de cela ne s’est produit. La situation parlementaire, le lendemain des élections, s’est retrouvée sensiblement la même que la veille au point de vue de la force numérique des deux partis, plus mauvaise par conséquent au point de vue de la force morale du cabinet. N’ayant pas été vainqueur, il était vaincu ; mais le général Pelloux ne voulait pas en convenir, et il lui a fallu une démonstration nouvelle de cette vérité, évidente à tous les autres yeux qu’aux siens, pour qu’il s’inclinât finalement et remît sa démission entre les mains du roi. Une première bataille a eu lieu pour l’élection du président de la Chambre ; il a pu croire l’avoir gagnée. Son candidat, M. Gallo, a été élu. Mais il ne l’a été qu’à une majorité beaucoup plus faible qu’on ne l’avait prévu. Si le général Pelloux espérait encore gouverner dans ces conditions, M. Gallo a compris parfaitement qu’il ne pourrait pas présider. Avant les élections comme après, toutes les fois qu’on se comptait, les ministériels étaient en majorité ; mais aussitôt qu’on discutait, cela ne leur servait plus à rien. L’obstruction se joue de la majorité : il lui suffit de ne pas en tenir compte pour la réduire à rien. M. Gallo a donc ouvert des négociations avec les obstructionnistes ; il a sondé leurs dispositions ; il les a trouvés irréductibles. Aussitôt il a donné sa démission. C’était un bon exemple : le général Pelloux s’est décidé à le suivre. La démission du président de la Chambre devait inévitablement entraîner la sienne. Mais pourquoi n’a-t-il pas pris ce parti plus tôt ? Il aurait épargné à son pays bien des agitations inutiles.

Le roi a fait appeler M. Saracco, président du Sénat, et l’a chargé de former un nouveau Cabinet. M. Saracco est un homme de quatre-vingt-deux ans : il a sans doute d’autres qualités encore, mais il a certainement de l’expérience. A son âge, généralement, on a aussi très peu d’illusions. M. Saracco ne doit pas avoir celle d’avoir fait un Cabinet bien solide, mais enfin il en a fait un, qui durera ce qu’il pourra, et qui, en attendant, permettra à la nouvelle Chambre de chercher sa voie. Les uns conseillaient à M. Saracco de faire un cabinet Pelloux sans le général Pelloux ; les autres de faire un cabinet qui comprendrait quelques élémens de la gauche constitutionnelle, ce qui aurait peut-être la conséquence heureuse de détacher ce groupe de la gauche plus avancée. M. Saracco a suivi ce dernier conseil, qui était le bon ; mais, soit qu’il l’ait fait avec quelque mollesse, soit qu’il n’ait pas trouvé tous les concours qu’il aurait désirés, son ministère ne contient aucun de ces chefs de file qui entraînent leur parti avec eux. C’est ce qui nous fait craindre que son ministère ne soit qu’un ministère de transition. La tentative n’en est pas moins honorable, et elle mérite d’être accueillie avec sympathie : en réalité, elle l’a été avec quelque réserve. On y a vu un de ces expédiens qui peuvent aider à traverser un pas difficile, mais qui, ne donnant pleine satisfaction à personne, rencontrent naturellement plus de circonspection que d’enthousiasme. On attend à l’œuvre le Cabinet Saracco. Au point de vue extérieur, il est très rassurant. M. Visconti-Venosta conserve le portefeuille des Affaires étrangères. Le roi a insisté personnellement, dit-on, auprès de son ministre, et l’a déterminé à donner son concours au cabinet nouveau comme il l’avait accordé à l’ancien. M. Visconti-Venosta a fait preuve de modération, d’habileté et de sagesse depuis qu’il dirige la diplomatie italienne. Si, par ces qualités, il s’est attiré la confiance du roi, il a obtenu également celle de l’Europe. On sait qu’avec lui, l’Italie ne laissera péricliter aucun de ses intérêts, mais qu’elle ménagera ceux des autres puissances et s’efforcera de les concilier tous. Grâce à son maintien en fonctions, la crise ministérielle n’a eu d’importance que pour l’Italie elle-même. A défaut de la solution des multiples difficultés que le ministère Pelloux a laissées en suspens, le nouveau Cabinet amènera une détente, bien digne d’être appréciée après les émotions de ces derniers temps. Et qui sait si, à force de bonne volonté, de probité et de patience, il n’arrivera pas à se concilier les concours qu’on lui marchande quelque peu aujourd’hui ?


FRANCIS CHARMES.


Le Directeur-gérant,

F. BRUNETIERE.