Chronique de la quinzaine - 30 novembre 1844

La bibliothèque libre.

Chronique no 303
30 novembre 1844


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


Séparateur


30 novembre 1844.


La situation du ministère, loin de s’éclaircir, se rembrunit de plus en plus. Il a reçu depuis quelques jours des nouvelles de Taïti, qu’il n’a pas osé publier. On lui annonce la restauration de la reine Pomaré ; on lui apprend que cet acte s’est accompli au milieu de démonstrations inquiétantes. Comme on devait s’y attendre, les Français ont été consternés, et les missionnaires anglais ont montré une joie insultante. Les dépêches qui contenaient les ordres de notre gouvernement ont été apportées par un bâtiment anglais. Cette circonstance aurait augmenté l’humiliation et le découragement de nos marins. Au départ des nouvelles, une grande fermentation régnait dans l’île ; on craignait des complications graves.

Ainsi commence à se faire sentir en France le contre-coup des concessions de notre gouvernement dans les affaires de Taïti. Nous ne sommes pas au bout. On nous parle aujourd’hui de la restauration de la reine Pomaré ; on nous parlera demain de l’effet qu’aura produit sur M. Dupetit-Thouars la nouvelle de son désaveu. Nous apprendrons plus tard les suites du blâme infligé à M. d’Aubigny et le paiement de l’indemnité que recevra M. Pritchard pour avoir fait verser le sang de nos soldats. Enfin, à dater d’aujourd’hui, nous pouvons craindre chaque jour une catastrophe. Attaqués par des insulaires féroces, décimés par les maladies et par une guerre sanglante, nos marins, que le bras de la France abandonne, pourront-ils soutenir longtemps une position si périlleuse ? Les autorités françaises de Taïti, placées sous la menace perpétuelle d’un désaveu, et réduites à n’avoir plus entre les mains, que l’arme impuissante du protectorat, pourront-elles vaincre toutes les difficultés qui les entourent ? Dieu le veuille ! Nous désirons sincèrement que les embarras du ministère ne se compliquent pas. Dans une question si grave, ce ne sont pas des intérêts de parti qui sont en présence, ce sont des citoyens qu’un même sentiment réunit, et qui ne forment qu’un vœu, celui de voir la Providence épargner de nouvelles douleurs à leur patrie.

Les journaux de Londres ont commencé depuis peu leurs diatribes contre nos marins. Ils prennent bien leur temps. En effet, les représentans de la France se permettent d’étranges choses à Taïti. Nos matelots, pendant le saint jour du dimanche, ont eu l’irrévérence de danser avec des dames sauvages devant l’hôtel du gouvernement. On danse le dimanche à Taïti, dans l’île de Vénus, quelle énormité ! Nous ririons bien volontiers de l’indignation grotesque des missionnaires anglais, si nous ne savions par expérience jusqu’où peut aller le fanatisme méthodiste, et si ces colères bouffonnes ne s’exaltaient par momens jusqu’à devenir une humeur sombre, une rage sanguinaire, qui arme le bras des indigènes contre nos soldats. Ces jours derniers encore, le ministère a publié la nouvelle d’un engagement meurtrier avec les naturels révoltés. Leur exaspération est au comble, et ne montre que trop visiblement la main qui les conduit.

Pour tempérer l’effet de ces funestes évènemens, et diminuer, s’il est possible, le mécontentement des chambres, le ministère songe, dit-on, à élever en grade les officiers, qu’il a désavoués. Une ordonnance prochaine nommerait M. Dupetit-Thouars vice-amiral, et M. d’Aubigny capitaine de corvette. Étrange résolution ! Nous plaignons le ministère d’être réduit à de pareils expédiens. Chercher à étouffer la voix de l’honneur après l’avoir blessé, frapper d’une main nos officiers, parce que leur énergie déplaît à l’Ang1eterre, et de l’autre leur présenter des récompenses, comme pour obtenir d’eux la grace de leur silence et de leur résignation, c’est là une triste politique. Ce n’est pas ainsi qu’un gouvernement parvient à se faire estimer. Comment d’ailleurs le ministère ne voit-il pas qu’il va démasquer par là toutes ses faiblesses ? Si M. Dupetit-Thouars et M. d’Aubigny ont mérité l’un et l’autre le désaveu qui les a frappés, pourquoi le ministère les récompenserait-il ? Si, le lendemain du désaveu, il les élève en grade, c’est donc qu’ils ne sont pas coupables à ses yeux ; c’est qu’il a eu la main forcée, c’est qu’il les a sacrifiés à des exigences injustes. Quel triomphe pour l’Angleterre ! quelle situation pour la France !

Si la discussion des affaires de Taïti promet d’être vive, les débats sur la question du Maroc présenteront aussi bien des difficultés au ministère. Ce point l’inquiète, surtout depuis l’arrivée du maréchal Bugeaud. En effet, depuis l’arrivée du maréchal, beaucoup de bruits circulent, qui viennent malheureusement donner une nouvelle force aux griefs de l’opposition contre la paix de Tanger. Si les choses que l’on se dit à l’oreille sont exactes, l’opposition, loin d’exagérer les fautes du cabinet, les aurait jugées au contraire avec indulgence. Serait-il vrai, par exemple, qu’au moment où les plénipotentiaires français négociaient à Tanger, des envoyés de l’empereur arrivaient au camp du maréchal Bugeaud, alors absent, et remplacé par le général de Lamoricière ? Serait-il vrai que ces envoyés étaient porteurs de propositions dont les clauses, garanties par un traité, eussent maintenu dignement l’honneur et l’intérêt de la France ? Serait-il vrai que l’empereur de Maroc offrait douze millions, payables mensuellement, pour les frais de la guerre, et qu’il proposait en outre d’interner Abd-el-Kader dans une ville de la côte, en le laissant sous la garde des Français ? Serait-il vrai que ces conditions, envoyées en toute hâte par le général Lamoricière au maréchal Bugeaud, seraient ’arrivées lorsqu’il n’était plus temps, et lorsque la signature de nos plénipotentiaires venait d’engager la France ? Serait-il vrai qu’en apprenant cette précipitation fatale et ses déplorables résultats, le maréchal, dont on connaît les nobles susceptibilités et le langage énergique, n’aurait pu retenir l’expression d’un mécontentement amer ? Un barbare humilié par nos armes aurait compris mieux que nos ministres les réparations qu’il devait à la France ! Il aurait eu de nous une plus haute idée que nous-mêmes ! L’acceptation de ses offres eût placé notre diplomatie au niveau de notre flotte et de notre armée.

Quand on songe à la rapidité des coups dirigés par le prince de Joinville et le maréchal Bugeaud contre l’empire du Maroc, quand on se rappelle l’effet produit sur Abderrhaman par la prise de Mogador et la bataille d’Isly, ces bruits qui se répandent, et qui inquiètent si vivement le cabinet, n’ont rien qui puisse étonner. Le pays les apprendra avec douleur. L’opposition, quels que soient les avantages qui puissent en résulter pour elle, sera la première à en gémir Il est triste d’avoir à condamner un ministère pour des fautes irréparables, dont la dignité et l’intérêt du pays peuvent souffrir pendant long-temps. On ne peut se féliciter, en pareil cas, d’avoir raison.

La discussion des affaires d’Afrique pourra provoquer dans les chambres des éclaircissemens sur la situation des nouveaux comptoirs fondés sur la côte, établissemens vantés par les journaux du ministère par la politique du 29 octobre, paraissent avoir une destinée bien fragile et bien précaire. S’il faut en croire des correspondances que la précision des détails recommande à l’attention des hommes politiques, ces établissemens ne présentent aucune condition de stabilité ; ils sont insalubres, les lieux sont mal choisis ; quant aux constructions, elles offrent un aspect dérisoire, elles s’écroulent avant d’être offrir quelque utilité : c’est le Gabon ; mais les Anglais, venus dans le voisinage, ont pris une position plus forte, qui nous domine en temps de guerre. Les chambres feront bien d’examiner avec soin cette question des nouveaux comptoirs d’Afrique ; elles devront exiger sur ce point des renseignemens précis. L’expérience a déjà montré combien de maux pouvaient sortir de ces entreprises hasardées, dont le moindre inconvénient est de grever le trésor pour satisfaire la gloriole d’un cabinet, en éblouissant la majorité.

Il paraît décidé aujourd’hui que la promotion de pairs annoncée pendant trois mois n’aura pas lieu ; la nomination isolée de M. le comte Jaubert semble indiquer à cet égard la détermination prise par le cabinet. Ainsi se révèlent les inquiétudes que donnent au ministère les dispositions nouvelles du parti conservateur. La crainte de perdre quelques voix dans la majorité par suite de quelques élections partielles empêche le cabinet de tenir sa promesse envers certains députés, et la crainte de s’aliéner ces candidats désappointés l’empêche de remplir les engagemens qu’il a contractés en dehors de la chambre. Au milieu de ces difficultés, il s’abstient. Il adopte le système de la politique négative. Ses amis appellent cela montrer de la résolution et de la vigueur. Si. M. le comte Jaubert s’est trouvé excepté dans cette mesure générale de précaution, on ignore pour quel motif ; le ministère ne le sait pas lui-même. On l’embarrasserait fort si on le priait de donner là-dessus ses raisons, et surtout de raconter plusieurs incidens qui ont précédé l’ordonnance de nomination, incidens qui ne sont peut-être pas tous connus de lui. Il y a là une comédie de mœurs politiques ; chacun y joue son rôle. Empressons-nous de dire que le rôle qu’y joue M. le comte Jaubert est digne d’un ancien ministre, de l’homme indépendant et ferme dont le caractère est justement honoré par tous les partis.

Le ministère, par raison de conservation, se voit donc forcé de ne pas prodiguer le manteau de pair ; mais il n’en est pas de même des faveurs, dont il dispose avec une prodigalité inusitée jusqu’ici, pour amorcer les consciences peu scrupuleuses. Il va sans dire que, si la chambre des députés renferme des consciences de cette nature, elles seront toutes bien accueillies par le ministère. Jamais, on doit le reconnaître, l’indépendance de la chambre élective n’a été si ouvertement tentée par un cabinet. Jamais cette opinion, que tout est dû à un député ministériel, et que la députation est un marche-pied pour l’avancement administratif, n’a été plus franchement soutenue et pratiquée par le pouvoir.. Les députés fonctionnaires en conviennent eux-mêmes. On a entendu ces jours derniers, dans une cour royale du Midi, un premier magistrat de ressort, récemment promu, déclarer publiquement qu’il devait sa nomination à son influence parlementaire, et qu’il avait été préféré à d’autres candidats, très méritans d’ailleurs, parce que ces candidats n’étaient point députés. D’un autre côté, dans un département voisin de Paris, une cour royale, par l’organe de son premier président, a déploré la mobilité des situations judiciaires, qu’un pouvoir faible et dominé par des exigences parlementaires change sans cesse au gré des ambitions et des convenances de la politique. Trois procureurs-généraux, dans l’espace d’un an, ont figuré à la tête du parquet de cette cour. Avec une pareille instabilité, qui rompt l’esprit e tradition, si nécessaire aux corps judiciaires, comment la magistrature pourrait-elle, remplir sûrement la mission qui lui est confiée ? Vit-on jamais de plus fâcheux exemples de l’invasion des influences politiques dans l’administration du pays ?

Ces abus, néanmoins, ne nous empochent pas de rendre justice à des mesures récentes dont nous reconnaissons la sagesse, à des intentions que nous trouvons excellentes, et à des projets utiles que l’on prépare en ce moment dans les bureaux de plusieurs ministères. L’ordonnance royale sur les maîtres d’études honore l’administration de M. Villemain : c’est une réforme sensée, importante, qui a déjà reçu l’approbation de tous les esprits éclairés. M. le ministre des travaux publics se donne beaucoup de mouvement. Une multitude de projets, dont quelques-uns offrent un intérêt grave, ont été longuement étudiés dans ses bureaux depuis plusieurs mois. Espérons qu’ils obtiendront à la tribune plus de succès que certains projets de l’an passé. Espérons aussi que M. le ministre des finances réussira dans son emprunt. Tous les partis s’accordent pour exprimer la confiance qu’inspirent les lumières et la parfaite loyauté de M. Laplagne. Si cet acte important de sa carrière administrative n’a pas tout le succès que nous désirons, bien certainement, nous seront plus disposés à accuser les circonstances que le bon vouloir et la pénétration du ministre. D’ailleurs, dans l’opposition que nous croyons devoir faire sur certains points à la politique du ministère, ce n’est pas notre habitude, on le sait, de nier le talent ou d’incriminer les intentions. Nous avons dit bien souvent aux ministres du 29 octobre qu’ils valaient mieux que leur politique ; nous espérons, pour eux, que l’avenir se chargera de le démontrer.

Si le ministère voit le parti conservateur s’ébranler, il est juste de dire cependant qu’il reçoit, depuis plusieurs jours, des renforts inattendus. Les radicaux et les légitimistes, accompagnés de M. de Lamartine, semblent disposés à remplir les vides de l’armée ministérielle. Le ministère accueille avec plaisir ces nouveaux auxiliaires. Peu lui importe la nuance des boules, pourvu qu’elles lui donnent la majorité.

Le manifeste de M. de Lamartine ne pouvait manquer d’obtenir un grand succès dans le monde ministériel. M. de Lamartine attaque, il est vrai, la royauté de juillet ; il emploie contre le langage des factions ; il accuse le système, mais il n’accuse pas le ministère. Il déclare que le système est hypocrite, vénal, corrupteur, menaçant pour la liberté, avilissant pour le pays ; tout cela est fort injurieux pour le système, mais pour le ministère, nullement. M. De Lamartine veut tout réformer, loi électoral, loi de la presse, loi des fortifications, loi de régence ; mais il ne juge pas nécessaire, quant à présent, de réformer la politique du cabinet : qu’importe dès-lors à celui-ci le goût de M. De Lamartine pour les réformes ? L’illustre poéte voudrait briser aujourd’hui les barrières de 1815 ; il demande les frontières du Rhin et des conquêtes sur les bords de la Méditerranée. Voilà une politique bien aventureuse. Cependant parlez à M. De Lamartine des affaires de Taïti et du Maroc, il vous dira que ce sont là de bien petites choses ; on a fait beaucoup de bruit pour rien ; ce sont des tempêtes dans un verre d’eau. Quelle admirable défense du ministère ! Au fond, l’honorable député de Mâcon témoigne assez visiblement qu’il a peu d’estime pour les ministres du 29 octobre ; mais il abhorre le centre gauche, il est plein de fiel et de malice contre M. Thiers ; il ramasse contre l’historien de la révolution et de l’empire, contre l’homme d’état qui a rendu de si grands services au gouvernement de juillet, des calomnies usées, dont les journaux ministériels ne veulent plus ; il attaque même les conservateurs dissidens : quelle bonne fortune pour le cabinet ! Aussi, voyez comme les journaux ministériels se sont empressés de reproduire le manifeste de M. De Lamartine, quelques-uns même avec éloge ! Les violence contre M. Thiers ont fait oublier les coups dirigés contre la royauté et la constitution.

Si la prose de M. de Lamartine a obtenu les suffrages ministériels, elle a rencontré ailleurs des critiques sévères, mais justes. La France a beaucoup d’indulgence pour ses poètes. Elle pense qu’il faut pardonner beaucoup à ces ames d’élite, trop dédaigneuses de ce monde pour le bien connaître : esprits malades, souvent victimes de leur propre grandeur, car le ciel, en les touchant de la flamme divine, leur a donné l’orgueil, source de mécontentement, d’erreur et d’injustice. Aussi, les égaremens des poètes excitent communément chez nous, plus de pitié que de colère. Cependant, lorsque les poètes font de la politique, il convient de ne pas leur laisser prendre de trop grandes licences ; lorsqu’ils veulent diriger les états, lorsqu’ils se sont orateurs ou publicistes, il est bon de les rappeler de temps en temps à la raison, s’ils s’en écartent, et d’oublier leurs poésies pour ne s’occuper que de leurs manifestes ou de leurs discours.

Les amis de M. de Lamartine ont répété souvent qu’il est animé des meilleures intentions ; qu’il veut l’ordre, le règne des lois, le respect du pouvoir ; qu’il veut l’honneur et l’intérêt du pays ; qu’il veut la paix, que tous ses sentimens sont nobles et élevés ; qu’il est au-dessus des petites passions de la politique, qu’il ne ressent ni jalousie ni haine, qu’il est incapable de commettre volontairement une injustice. En effet, les mâts de patriotisme, de loyauté, de désintéressement, sont souvent dans la bouche de M. de Lamartine : nous voulons croire qu’ils sont aussi dans son cœur ; mais alors, s’il en est ainsi, comment se fait-il que M. de Lamartine ait écrit son manifeste ?

Quoi ! M. de Lamartine veut l’ordre, et il provoque l’esprit révolutionnaire ; il veut le règne des lois, et il demande la réforme des lois fondamentales qui ont été votées depuis quatorze ans ; il veut que le pouvoir soit respecté, et il attaque le trône ; il veut le bien et l’honneur du pays, et son patriotisme ne s’émeut pas devant les désaveux de Taïti, devant l’indemnité payée par la France à M. Pritchard, devant l’humiliation et le découragement de notre marine, devant les éventualités funestes dont nous sommes encore menacés. Son patriotisme ne s’émeut pas devant la guerre du Maroc ; ni le plan de notre expédition communiqué à M. Peel, ni les engagemens pris avec le cabinet anglais touchant la conduite de la guerre, ni la paix conclue sans indemnité et sans garanties sérieuses, ni l’abandon de l’île de Mogador avant les ratifications du traité : rien de tout cela n’émeut M. de Lamartine. Que faut-il donc pour allumer la colère du noble poète ? Une seule chose : parler du centre gauche et de son illustre chef, M. Thiers ! On dit que M. de Lamartine veut la paix ; mais en aucun temps le centre gauche, ou l’opposition constitutionnelle, ou ce prétendu parti de la guerre, dont M. de Lamartine ressuscite le fantôme, n’ont agité un drapeau aussi menaçant pour la paix du monde que celui du manifeste de Mâcon ? Les frontières du Rhin et des conquêtes sur les bords de la Méditerranée, quels projets pacifiques ! Parlez-nous, à côté de cela, des gens d’esprit qui font résonner le talon de leurs bottes sur le parquet de la tribune, qui s’empanachent d’impérialisme, et qui chantent la Marseillaise pendant trois mois ! Mais ils font dix fois moins de bruit et de fumée que M. de Larmartine. Ajoutez que ces démonstrations belliqueuses reprochées au centre gauche en termes si pittoresques n’ont existé jusqu’ici que dans l’imagination de son poétique adversaire. Où donc M. de Lamartine a-t-il vu que M. Thiers et ses amis aient prêché la guerre contre l’Angleterre au sujet des évènemens de Taïti ? Est-ce dans les journaux ministériels ou dans les feuilles anglaises ? Est-ce là que M. de Lamartine va chercher la vérité sur les opinions et les démarches de M. Thiers ? Que la polémique de certains journaux de l’opposition, dictée d’ailleurs par un sentiment généreux, ait été plus ou moins vive pendant trois mois, en quoi cette polémique responsable de ses propres œuvres donne-t-elle le droit d’incriminer des hommes publics comme M. Thiers, M. de Rémusat, M. Billault, qui n’ont jamais dissimulé leurs opinions, et qui ont nettement soutenu à la tribune l’alliance anglaise et la paix ? Il est vrai que ces hommes n’entendent pas le système de la paix et de l’alliance à la façon de M. Guizot. D’accord sur le but, ils diffèrent sur les moyens. Ils sont persuadés que la paix et l’alliance, autrement conduites, seraient plus sûres, et les débats parlementaires ont déjà prouvé plus d’une fois que la majorité du parti conservateur partage sur ce point leurs convictions. Mais ces convictions si modérées, si pacifiques, si publiquement avouées, est-il permis à M. de Lamartine de les suspecter, de les dénaturer ? M. de Lamartine est député ; dans un mois, il aura devant lui, sur les bancs de la chambre, M. Thiers, M. de Rémusat, M. Billault ; il pourra les interpeller à la tribune et les combattre face à face : est-il généreux, est-il loyal de leur prêter en dehors de la tribune des sentimens qu’ils n’ont pas, des intentions qu’ils n’ont jamais exprimées, une politique qu’ils n’ont jamais soutenue, un caractère que leur bon sens et leur honneur désavouent, et tout cela, dans quel but ? Pour satisfaire de petites passions ou pour venir en aide à un ministère que M. de Lamartine proclamait, il y a deux ans, une calamité pour le pays ! Quand on est M. de Lamartine, quand on porte un nom que la gloire littéraire protège encore contre de justes représailles ; quand on a d’ailleurs la prétention d’exercer dans le monde politique le monopole des sentimens chevaleresques, est-ce là une conduite dont on puisse être fier ? est-ce là le patriotisme et la loyauté de M. de Lamartine ?

Nous aurions trop à faire si nous voulions relever ici toutes les singularités, pour ne pas dire plus, que présente le manifeste du député de Mâcon. Le manifeste est long, et nous devons nous hâter. Nous renonçons donc à signaler toutes les contradictions, toutes les chimères qu’a entassées dans ce chef-d’œuvre l’honorable député, jadis légitimiste, rattaché depuis au gouvernement de juillet, conservateur, puis radical, aujourd’hui socialiste, humanitaire, cherchant à fonder dans la chambre une petite église philanthropique ; adversaire déclaré du parti ministériel et protecteur du ministère ; ennemi violent du système des quatorze années et grand admirateur du voyage du roi. Que devons-nous penser de ce tardif hommage rendu par M. de Lamartine à la sagesse royale ? Est-ce le cri échappé à sa conscience ? Est-ce un remords ? ou bien est-ce la révélation d’un secret dégoût pour sa solitude depuis si long-temps respectée ? M. de Lamartine commence-t-il à s’ennuyer dans le désert, et voudrait-il qu’on lui rendît le service de l’en arracher !

Un mot encore, pour finir sur cet anathème lancé par M. de Lamartine contre le rapprochement des deux centres, rapprochement désiré par beaucoup d’esprits sages, comme le plus sûr moyen de prévenir des secousses dangereuses et de fortifier le parti conservateur. M. de Lamartine dénonce ce rapprochement comme une intrigue. Il lui refuser son concours. Cela ne nous surprend pas : l’opinion qu’on peut avoir des choses dépend souvent de la distance où l’on est placé pour les voir. Que M. de Lamartine n’aperçoive aucune différence entre le parti ministériel et le centre gauche, entre M. Guizot et les chefs des conservateurs dissidens, Comment sen étonner ? Quand on veut bouleverser la constitution, quelle différence peut-on faire entre ceux qui sont également décidé à la défendre ? Quand on attaque le gouvernement des quatorze années, pourquoi ferait-on des distinctions entre ceux qui se glorifient d’avoir soutenu ce gouvernement ? Quiconque ne veut pas abrogez la loi électorale, les lois de septembre, la loi des fortifications, la loi de régence, n’a pas les sympathies de M. de Lamartine. Il n’est pas surprenant dès-lors que l’honorable député de Mâcon repousse M Molé et M Thiers. Essaierez-vous de rappeler à M. de Lamartine qu’il n’a pas toujours été si formel dans ses exclusions ; que, par exemple, en 1837, il avait trouvé une différence notable entre le 6 septembre et je 15 avril, entre M.. Guizot et M. Molé ? Qu’importe cette contradiction de plus à M. de Lamartine ? Il y a long-temps que la date du 15 avril s’est effacée de ses souvenirs. Essaierez-vous de lui démontrer que l’intérêt de cette dynastie qu’il couvre d’injures et d’éloges à la fois est d’élargir en ce moment la base du pouvoir ; que le ministère affaibli par ses fautes ne peut plus contenir ni diriger sa majorité ; qu’il perd dans des transactions nécessaires à son existence les forces du gouvernement ; que le pays ami de la paix, déplore une politique qui a rendu la paix ni digne, ni sûre ; que les factions cherchent déjà à exploiter le mécontentement des esprits ; qu’elles se donnent rendez-vous aux élections prochaines ; que, pour répondre à cette situation difficile, le parti conservateur a besoin de nouvelles forces ; qu’enfin, si l’occasion se présente de faire avec le centre gauche une alliance honorable il doit s’empresser de la saisir, car l’occasion, négligée, aujourd’hui, pourrait échapper pour long-temps ? Direz-vous tout cela à M. de Lamartine ? que lui importe ? Des réformes, donnez-lui des réformes ; réveillez l’esprit révolutionnaire ; changez la constitution, et en même temps faites naître une guerre européenne : voilà ce qu’il faut à M. de Lamartine. Étonnez-vous donc, qu’il repousse M. Molé et M. Thiers. Si ces deux hommes avaient le malheur de mériter son appui, ne faudrait-il pas les plaindre au lieu de les féliciter ?

Nous avons dit que M. de Lamartine n’était pas venu seul au secours du ministère ; les radicaux et les légitimistes sont accourus en même temps que lui. Ce n’est pas une fable que nous inventons ; cela se dit, s’imprime et se publie tous les jours. Lisez les feuilles républicaines et celles de la légitimité ; vous y verrez que des deux côtés on propose d’ajourner, le renversement, du ministère au lendemain des élections. Quant au motif de cet ajournement, on ne le cache pas, et il est facile à comprendre. Devant, un ministère dont le discrédit rejaillira sur la majorité qui l’aura soutenu dans les chambres, les partis anarchiques comptent triompher facilement de cette majorité dans les collèges ils espèrent, le cabinet aidant, renverser le parti conservateur. Supposez au contraire un cabinet sorti des diverses nuances d’une opposition modérée, habile à calmer les esprits, à effacer les traces des fautes commises ; alors les chances des partis violens s’évanouissent. Tout cela est assez bien raisonné. C’est au parti conservateur de déjouer la conspiration tramée contre lui.

A vrai dire, pour ; ce qui regarde l’extrême gauche, nous avons peine à croire qu’elle pousse jusqu’au bout le machiavélisme dont elle fait parade en ce moment. Nous croyons bien qu’elle aurait peu de tendresse pour une combinaison ministérielle qui sortirait de l’union des deux centres. M. Molé n’est pas son fait, pas plus que M. Thiers, ou même M. Barrot. Cependant il y a des bornes que les partis sérieux se résignent difficilement à franchir ; ceux surtout qui sont jaloux de leur honneur, et dont le mobile, le plus apparent du moins, est le sentiment national poussé jusqu’à la susceptibilité la plus ombrageuse. Lorsqu’on votera sur la question de Taïti et sur la question du Maroc, nous avons peine à croire que l’extrême gauche vote pour M. Guizot. Si elle vote pour lui, cela prouvera bien évidemment l’étendue des services qu’elle en attend.

Voilà donc les conservateurs avertis. La grande question qui leur est soumise est celle des élections. Il s’agit de leur propre intérêt, qui est celui du pays. Les partis extrêmes veulent que le ministère fasse les élections ; cela veut dire qu’ils espèrent que le parti conservateur sera tué sous le ministère, et le ministère par-dessus lui. Alors le terrain leur appartiendra. Que les députés conservateurs avisent donc. S’ils pensent que M. Guizot suffit à la situation, et que le pays approuve sa politique, qu’ils maintiennent M. Guizot, car tout changement de cabinet doit être le résultat d’une nécessité impérieuse : un des premiers besoins du pays est la stabilité du pouvoir ; mais si les conservateurs pensent que la politique du 29 octobre a fait son temps, alors qu’ils instruisent la couronne ; c’est leur devoir envers le pays.

A ce propos, des partisans du cabinet expriment une opinion qui paraît produire quelque impression sur certains esprits. On dit que le ministère se sent affaibli, qu’il reconnaît lui-même les difficultés dont il est entouré, que sa main ne sera pas assez forte pour les élections : il consent donc à se retirer ; mais on ajoute : Laissez-le vivre encore un an. Donnez-lui la session ; l’année suivante, il fera place à d’autres ; chacun s’en trouvera bien. D’abord le ministre vivra un an de plus, c’est quelque chose ; puis, ses successeurs, venus un an plus tard, auront un rôle plus facile à remplir. S’ils prenaient sa place aujourd’hui, qui sait ? ils pourraient bien se dépopulariser à leur tour ; ils pourraient s’user avant les élections. Pour prévenir ce danger ne vaut-il pas mieux qu’ils patientent encore pendant un an ? Alors ils feront les élections dans la première fraîcheur de leur popularité, dans la joie de leur nouvel avènement, dans toute la nouveauté des engagemens contractés envers eux, par les diverses nuances de l’opposition parlementaire. On ajoute que, si les choses se passaient ainsi, le ministère, remplacé sans secousse se retirerait sans rancune, et témoignerait plus tard sa reconnaissance à ses successeurs.

Ainsi parlent des amis complaisans du cabinet. Nous n’avons pas besoin de dire qu’il faut beaucoup se méfier de ce discours. Sans doute le raisonnement est spécieux, il est fait pour agir sur l’esprit des conservateurs timides, irrésolus. Gagner un an avant de prendre une décision, ce serait fort commode pour eux ; contenter tout le monde en se croisant les bras, ce serait mieux encore. Néanmoins, admettons que l’intérêt du pays permît un semblable arrangement, qui répondrait de l’exécution ? Nous ne voulons pas mettre en doute la sincérité du ministère, mais, quand il aurait passé la session, quand il aurait congédié les chambres, qui l’empêcherait d’attribuer à ses mérites ce qu’il devrait à la neutralité de ses compétiteurs ? qui l’empêcherait de se considérer alors comme nécessaire, de s’imposer à la couronne, de faire lui-même les élections, dans l’intérêt du pays, bien entendu, et de sacrifier ses sermens sur l’autel de la patrie ? Si la couronne résistait, qui empêcherait le ministère de la placer dans l’alternative d’une soumission humiliante ou d’une révolte, et de se préparer une sortie triomphante, en appelant à sa suite les mauvaises passions dans un conflit où la couronne serait en jeu ? Le plus sûr, à notre avis, est de ne pas tenter les gens, et de ne pas prendre avec eux des engagemens qui mettraient leur ambition, ou, si l’on veut, leur patriotisme, à de trop rudes épreuves.

Trois évènemens viennent de s’accomplir en Espagne, qui ont ému l’Europe et modifié la situation politique de la Péninsule : la réforme de la constitution de 1837, la condamnation du général Prim, la révolte de Zurbano. À l’heure où nous sommes, abandonné de tous les siens, et recommençant dans les montagnes de la Rioja ou de Biscaye sa vie de contrebandier, privé de tous ses biens, de tous ses honneurs, de tous ses gardes, Zurbano s’estimerait fort heureux sans doute, s’il pouvait en toute sûreté atteindre les frontières de France ou de Portugal. Le tribunal suprême de guerre et marine a confirmé la sentence du conseil de guerre qui frappe le général Prim d’une condamnation à six ans de prison dans une forteresse ; Prim est parti pour Cadix, ou on lui fera connaître le lieu de sa détention. Il y a un an à peine, quand le jeune comte de Reus étouffait en Catalogne les derniers soulèvemens des centralistes, pouvait-on s’attendre à le voir lui-même impliqué dans une tentative de rébellion ? Le souvenir de ses services est-il aujourd’hui si effacé, qu’on laisse tristement s’écouler ses années les plus belles dans quelque recoin obscur des Philippines ou des Canaries ? Il est vrai qu’en Europe, il n’est point de pays où toute chose s’oublie aussi vite et aussi facilement qu’en Espagne depuis la chute d’Espartero, combien d’évènemens, qui partout ailleurs auraient pour long-temps remué les masses, et dont, au-delà des Pyrénées les traces sont déjà, ou peu s’en faut, complètement effacées ! Qui s’inquiète en ce moment, à Madrid et dans les provinces, du renversement de M. Olozaga, de l’élévation incroyable de M. Gonzalez-Bravo, des pronuncianzientos de Carthagène et d’Alicante, de ces conspirations de mars et de juillet, dont les fauteurs ou les complices, si bruyamment arrêtés et emprisonnés, sont oubliés par leurs juges eux-mêmes, ni plus ni moins que s’ils n’avaient jamais existé ? On sait quelles émotions a soulevées le procès du comte de Reus : encore quelques jours, et nous craignons fort qu’en Espagne ses plus déterminés partisans ne se demandent plus même si l’on songe à lui faire grace ou à prolonger sa captivité. Quand il s’agit d’un pays si mobile, où du soir au lendemain toutes les questions se déplacent, il est parfaitement inutile d’accorder une trop grande importance aux inquiétudes et aux complications de la veille ; ne nous occupons que des périls actuels et de ceux que, dans un avenir fort rapproché de nous, le parti dominant s’est lui-même exposé à courir. Ces périls, c’est la réforme de la constitution qui les a suscités ; examinons en quoi ils consistent : on verra quelles ambitions, quels ressentimens se doivent prochainement entrechoquer dans l’arène politique, on verra quelle transformation décisive subissent, à l’instant même où nous écrivons, tous les partis qui, depuis la mort de Ferdinand VII, se disputent le gouvernement.

Nous avons plus d’une fois exprimé notre opinion sur la réforme de la loi fondamentale, nous ne voulons donc pas revenir sur la question de principes, ni même sur la question d’opportunité. Pour bien montrer pourquoi les partis s’agitent et comment ils se transforment, il nous suffira de constater les faits, ou du moins les tendances réelles et positives de l’esprit public. Nous nous proposons de définir les immédiates conséquences de la réforme, qui dès maintenant peut être considérée déjà comme accomplie, bien que tous les articles du projet ne soient pas encore votés au congrès. C’est une histoire étrange que celle de ce projet ; du moment où il a été conçu jusqu’à celui où ses dispositions les plus significatives ont été adoptées par la chambre des députés, il a parcouru, si l’on peut ainsi parler, trois phases capitales qu’il importe de mettre pleinement en relief. Chacune de ces phases est marquée par un fait saillant, la première, par la rupture qui, sur le terrain des principes, a pour toujours peut-être séparé les deux grandes fractions du libéralisme péninsulaire, le parti modéré et le parti progressiste ; — la seconde, par les, divisions sérieuses qui se sont produites au sein même du parti modéré ; — la troisième, par les mécomptes qu’a tout récemment essuyés au congrès le parti absolutiste, qui, à l’égard du parti modéré, est brusquement revenu à ses vieux sentimens de défiance et d’aversion. Ce sont là les faits qui aujourd’hui dominent, en Espagne, la situation politique : nous essaieront d’en apprécier aussi nettement qu’il nous sera possible toute la portée.

Entre le parti modéré, et le parti progressiste, la réforme a déterminé une vraie rupture de principes, et c’est à dessein que nous employons une telle expression ; car, depuis la révolution de 1833, c’étaient jusqu’ici les passions et non point les idées qui avaient divisé en deux fractions à peu près égales le libéralisme espagnol. Comme le parti modéré, le parti progressiste avait réformé ou plutôt aboli la constitution de 1812 ; comme le parti progressiste, le parti modéra avait voté et juré la constitution, de 1837 ; au nom de cette constitution, ils s’étaient unis tous les deux, pour renverser Espartero. En vain, à diverses époques, ils se sont l’un l’autre persécutés, exilés, décimés ; si l’on met à part la loi des ayuntamientos, — et encore, sur cette loi même, les plus éclairés et les plus sincères sont-ils des deux parts bien près de s’entendre, — vous ne trouveriez pas, de 1837 à 1844, en religion, en politique, en administration, une seule question importante qu’ils aient voulu résoudre de différentes manières. On les voit bien qui tour à tour s’exaltent et s’entrebattent ; mais quand on regarde, un peu au-dessus de cette mêlée furieuse des intérêts privés et des ambitions personnelles, c’est toujours le même drapeau que l’on aperçoit. A. dater du jour où la réforme a été proposée aux cortès, à dater du jour surtout où le congrès a retranché de la loi fondamentale le fameux préambule qui donnait la volonté du pays pour force principale à la royauté d’Isabelle ; la division des deux partis est devenue plus profonde ; désormais irréconciliables, ils ont senti, du moment où a commencé la grande querelle des idées, s’accroître leurs haines et s’enflammer leurs passions. Chacun des deux est retranché dans son camp ; plus d’espoir de coalition ni d’armistice : chacun des deux a maintenant son drapeau, d’un côté la charte de 1844, de l’autre la charte de 1837. Exclu du pouvoir et des chambres, privé de toute participation aux affaires,.dispersé en Europe, quelle détermination prendra le parti progressiste ? À cette question nous répondrons avec franchise ; nous croyons, pour notre compte, que le moment est venu pour ce parti de se diviser lui-même une seconde fois en deux grandes fractions ; ce ne sera plus, comme sous le comte-duc, en progressistes purs et en espartéristes ; le temps est passé des querelles de personnes et des ressentimens particuliers. L’une de ces fractions devra être un parti d’opposition légale ; il s’efforcera de triompher par les discussions de la presse et par celles de la tribune ; il sera la gauche de l’Espagne, si l’on peut établir une certaine comparaison entre les partis français et les partis de la Péninsule ; il aura pour chef les hommes qui jusqu’à ce jour ont mené le parti du progrès tout entier. La seconde fraction sera inévitablement révolutionnaire ; dans ses rangs iront se confondre la plupart des espartéristes, quand il leur sera bien démontré qu’il n’y a point, de restauration possible pour le duc de la Victoire ; pour la première fois en Espagne, il sera question de réformes radicales. Cette fraction est aujourd’hui sans chefs, et pour le moment il est hors de doute qu’elle ne peut avoir de sérieuses chances de succès ; mais il est également hors de doute que les élémens dont elle se doit composer fermement dans la société espagnole : à vrai dire, elle existe déjà ; elle n’est pas étrangère à l’agitation qui naguère s’est brusquement produite de la Rioja au camp de Gibraltar. Le mouvement de Zurbano n’est pas un mouvement progressiste ; avant de lever son drapeau, l’ancien contrebandier n’a consulté ni M. Cortina, ni M. Serrano, ni M. Madoz, ni aucun des chefs du parti progressiste. Zurbano n’a point oublié la coalition de juin 1843 ; s’il était parvenu à reformer ses bandes, s’il avait pénétré dans Madrid, son triomphe, nous en sommes sûrs, n’aurait point tourné au profit de ceux qui ont renversé son maître et son idole. Que les hommes qui, à cette heure, gouvernent la Péninsule, sachent donc bien à quoi s’en tenir. A une époque peu éloignée de nous, selon toute apparence, MM. Madoz, Cortina, Lopez et leurs amis renteront au congrès : au nom de la constitution de 1837, ils s’efforceront, par les voies légales et parlementaires, de réinstaller au pouvoir les principes que l’on en bannit aujourd’hui ; mais, assurément, dans un pays constitutionnel, de telles prétentions n’ont rien que de fort légitime, et pour les institutions qu’on va donner à l’Espagne, ce n’est point au congrès ni dans la presse que sera le plus grand péril. Le péril sera dans les menées révolutionnaires qui sourdement agiteront le pays ; de temps à autre, ces menées feront explosion, comme l’an dernier en Catalogne, comme cette année même à Carthagène et à Alicante, comme hier dans la Rioja, si, après qu’il aura voté le projet de réforme, le parti modéré ne s’efforce point d’administrer ou plutôt de réorganiser l’Espagne, de façon à prouver non-seulement qu’il comprend les vrais intérêts moraux et matériels de la Péninsule, mais que sous la charte de 1844, ces intérêts peuvent prospérer et grandir.

A l’époque où l’opposition légale viendra prendre place sur les bancs du congrès, la situation sera difficile pour les membres modérés, qui ne voulaient point réformer la charte. Cette fraction du parti dominant se subdivise en deux catégories : d’un côté, ceux qui ont essaye de défendre contre la réforme les principes mêmes de la constitution de l837 ; de l’autre, ceux qui n’ont élevé qu’une simple question d’inopportunité. En dépit des dissidences actuelles, ces derniers s’uniront au gouvernement de la façon la plus étroite ; quant aux autres, ils devraient, s’ils étaient conséquens avec eux-mêmes, faire cause commune avec l’opposition. Ce n’est là, du reste, qu’une induction, une conjecture, et Dieu sait comme en Espagne les conjectures sont déconcertées par les évènemens ! Ne nous occupons, encore une fois, que des périls bien réels, des périls incontestables du présent : nous avons montré ceux que réservent à la Péninsule les dispositions très visibles de la portion la plus avancée du parti progressiste ; examinons maintenant ceux que le parti absolutiste lui peut préparer.

Le parti absolutiste, et par ce mot le parti qui a soutenu don Carlos - s’est hautement et ardemment prononcé en faveur de la réforme ; au congrès et au sénat, durant les débats de l’adresse, il a manifestement témoigné au gouvernement ses naissantes sympathies. Le parti absolutiste espérait que, par la réforme, il obtiendrait tôt ou tard l’hérédité du sénat, et par conséquent la reconstitution des majorats, le mariage du Prince des Asturies avec la reine Isabelle, la restitution des biens du clergé ; et, en vérité, après avoir obtenu tout cela, peu lui aurait importé que don Carlos eût ou non repassé les Pyrénées : qu’a-t-on à faire des personnes quand les principes ont triomphé ? Or, immédiatement après que se sont ouvertes les discussions, il n’est pas une seule de ces espérances qui n’ait été complètement déçue ; à la tribune, les ministres ont déclaré unanimement qu’ils repoussaient tout projet de mariage entre la reine et le prince des Asturies ; dans la commission de réforme, on a demandé qu’un amendement bien clair et bien formel prononçât de nouveau l’exclusion de don Carlos et de sa famille. Quand on a rejeté au congrès l’amendement par lequel on voulait établir l’hérédité de la pairie, on a reculé surtout devant la nécessité que l’hérédité eût imposée aux législateurs de restaurer d’odieux privilèges, les droits d’aînesse et les majorats. Enfin, quand il a été question au congrès du clergé et des besoins du culte catholique, on a pu voir jusqu’au dernier degré d’évidence que la restitution des biens du clergé déjà vendus, — ceux qui restent à vendre ne méritent point d’entrer en ligne de compte, était une chose radicalement impossible. Ces biens ont été en grande partie achetés par des membres du parti modéré ; ce n’est pas seulement l’intérêt politique, mais l’intérêt personnel, de ces membres, qui les empêchera de s’en dessaisir. En résumé, le parti absolutiste a subi des mécomptes qui ont porté son irritation à l’extrême ; on a pu s’en apercevoir par le discours de M. Tejada qui, à la tribune du congrès, a osé développer les plus purs principes de l’ancienne monarchie. On s’en apercevra bien mieux encore au sénat, où ce parti prépare en ce moment une rude opposition à ce malheureux projet de réforme, qu’il a d’abord si chaudement défendu. Au sénat, les absolutistes seront soutenus, dit-on, par M. le marquis de Miraflorès et par les grands d’Espagne ; les grands d’Espagne s’indignent que le congrès leur ait dénié le droit de siéger à la chambre haute par le seul fait de leur naissance. En dehors du sénat, les, absolutistes seront appuyés, on l’affirme du moins, par une certaine influence qui aurait voulu et voudrait encore qu’un mariage rapprochât les deux principales branches de la maison royale. On affirme en outre qu’en des lieux fort élevés où cette influence domine on s’est vivement alarmé des mécontentemens qu’ont inspirés aux rois absolus de l’Europe les paroles de M. Martinez de la Rosa, niant qu’on songeât à unir la reine Isabelle au jeune prince des Asturies. Si les prétentions des absolutistes échouent au sénat, — et, selon nous, il faut bien qu’ils s’y attendent, — chercheront-ils à les faire triompher en dehors des voies légales et parlementaires ? Rallumeront-ils la guerre civile, pour parler sans le moindre détour ? Il est certain que, depuis la pacification de Bergara, jamais les carlistes n’ont éprouvé une irritation aussi grande ; il est certain que jamais ils n’ont eu entre les mains des moyens d’action plus nombreux ni plus puissans à Madrid et dans les provinces, ils disposent d’une presse résolue, dont les publications ressemblent à de vrais manifestes ; dans l’armée, une foule d’officiers, qui ont fait sous don Carlos les guerres de Biscaye et de Navarre, sont loin d’avoir abandonné la cause du prétendant ; comme on exploite la colère des grands d’Espagne, on pourrait, de l’un à l’autre bout du royaume, tirer parti de toutes les rancunes, de tous les ressentimens ; on pourrait, dans les provinces vascongades, s’allier aux fueristes, dans Barcelone dans Barcelone aux jamancios, dans Saragosse aux espartéristes, en d’autres villes aux milices nationales que la nouvelle charte doit supprimer. Certes, si les carlistes avaient recours à de telles extrémités, les amis du gouvernement constitutionnel, en Europe, attendraient sans crainte l’issue de la lutte ; en Espagne, comme en France, l’ancien régime est bien mort : c’est en pure perte que l’on essaierait de l’y rétablir. Mais que d’ici à quelque temps encore il cherche à se relever, qui donc en pourrait douter ? Et quelles inquiétudes soulèveraient dans le pays des résolutions désespérées !

Telle est en ce moment la situation politique de l’Espagne. Partout des périls ; mais les derniers évènemens ont donné au cabinet de Madrid une force morale assez considérable pour les conjurer ; saura-t-il user de cette force-là ? — De tous côtés, des partis qui se décomposent et se transforment : ce que ces partis renferment de généreux et d’honnête, le gouvernement saura-t-il l’attirer à lui et se l’assimiler ?




ELECTION DU PRESIDENT AUX ETATS-UNIS

On connaît maintenant, ou du moins on peut prédire avec assurance, le résultat de la grande lutte électorale qui vient d’agiter les États-Unis. Tous les états n’ont point encore terminé l’élection des délégués ; il en est même un, la Caroline du nord, ou cette élection n’aura lieu que le 1er décembre, et pourtant la question peut être maintenant regardée comme résolue. La majorité absolue est en effet de 138 suffrages les états qui se sont prononcés en faveur de M. Polk lui assurent déjà 135 votes, et parmi les états dont on attend encore la décision, il en est plus d’un où les démocrates, de l’aveu même de leurs adversaires, auront la majorité. Les journaux whigs n’hésitent point à reconnaître la défaite de leur parti, et M. Polk doit être considéré comme le futur président des États-Unis. La presse anglaise s’étonne beaucoup de ce résultat, qui était en effet fort imprévu : il n’est point cependant impossible de l’expliquer.

On se rappelle peut-être[1] comment le président actuel, M. Tyler, fut conduit à soulever, dans l’intérêt de sa réélection, la question de l’annexion du Texas. Il se proposait de jeter la discorde entre les hommes les plus éminens du parti démocratique, tandis que lui-même rallierait autour de cette’ question tous les états du sud sans distinction de partis, et ceux des états du nord qui sont démocrates et votent habituellement avec le sud. Il serait arrivé ainsi à former une majorité qui aurait eu l’annexion pour programme et aurait porté à la présidence le promoteur de cette mesure, M. Tyler lui-même. Cette intrigue fut déjouée par la prépondérance que le parti whig conservait dans le sénat. Il fallait que le traité conclu par M. Tyler obtînt dans le sénat les deux tiers des voix, 35 sur 52 : c’est-à-dire qu’on réunît les 26 voix des états du sud, et qu’on trouvât un appoint de 9 voix parmi les sénateurs démocrates du nord. Ce fut précisément la majorité que le traité trouva contre lui. Sur 29 sénateurs whigs, 28 le rejetèrent, et rallièrent à eux 7 sénateurs démocrates. Avec le rejet du traité s’évanouirent les espérances de M. Tyler. L’un des chefs du parti démocratique dans le sénat, le colonel Benton, s’était montré l’un des plus ardens adversaires du traité ; il résolut de tourner à son profit l’échec essuyé par M. Tyler. Le colonel Benton, qui représente le Missouri au sénat depuis l’admission de cet état dans l’Union, est l’homme le plus influent de l’ouest. Hardi, persévérant, plein de ressources, orateur habile, pamphlétaire passionné et plein de puissance ; il fut l’ame de la croissance du général Jackson contre la banque des États-Unis, et il était de moitié dans toutes les entreprises de celui-ci contre les droits du Mexique. Depuis long-temps il se regardait comme appelé à recueillir la succession de M. Van Buren, et il avait fait de l’annexion le point d’appui de sa candidature éventuelle à la présidence. Il lui sembla que M. Tyler, en soulevant cette question, lui ravissait son bien ; et il n’eut de repos que le traité ne fût rejeté. Il voulut alors reprendre la question pour son propre compte, en faisant disparaître le principal grief du nord, la rupture de l’équilibre entre les états libres et les états à esclaves. M. Clay, obligé par position de combattre l’annexion dans les circonstances actuelles, quoiqu’il en admît le principe, avait suggéré un expédiens : c’était de faire pour le Texas ce qui avait été fait en 1822 pour la Louisiane et le Missouri, d’établir un égal partage entre le travail libre et le travail esclave. M. Benton s’empara de cette idée et en fit la base d’une motion. Le sénat devait consacrer le principe de l’annexion, et la différer jusqu’à ce qu’on obtînt le consentement du Mexique : pour rendre ce consentement plus facile à obtenir, M. Benton resserrait considérablement les limites du Texas. Ce pays devait être divisé en deux zones parallèles, et en quatre états : deux au nord et libres, deux au sud où l’esclavage aurait été permis. On aurait admis immédiatement, comme état à esclaves, la portion actuellement habitée, et les trois autres états à mesure qu’ils auraient atteint la population légale. Ce projet fut également rejeté, mais à une majorité plus faible que le traité de M. Tyler, et nous avons cru devoir en faire mention, parce que, si l’annexion se réalise un jour, ce sera, sans aucun doute, de cette façon.

M. Tyler, quoique trompé dans ses espérances, n’en avait pas moins atteint son but principal : il avait mis hors de combat les chefs du parti démocratique ; il les avait contraints de s’expliquer sur la question de l’annexion et de se compromettre vis-à-vis de leurs partisans. M. Van Buren, obligé de choisir entre ses amis du nord et du sud, s’était prononcé contre l’annexion et avait ruiné ses chances dans le sud et l’ouest. Ce fut pour le général Cass une raison de se prononcer hautement en faveur de Ï’annexion ; mais le nord vit avec jalousie un homme du sud chercher à recueillir l’héritage de son candidat favori, et montra beaucoup de répugnance pour lui. De ces haines réciproques il résulta qu’à la convention préparatoire de Baltimore, aucun des deux chefs du parti ne fut élu ; M. Cass et M. Van Buren s’exclurent l’un l’autre, et un homme inconnu jusqu’alors, un adversaire du tarif, M. Polk, fut le candidat préféré, au grand dépit des états démocrates du nord. Les démocrates restèrent donc groupés en trois fractions autour de M. Polk, de M. Tyler et de M. Van Buren. Les whigs, à la vue de cette désunion de leurs adversaires, ne dissimulèrent pas leur joie et se crurent assurés du triomphe ; mais le danger avertit les démocrates de serrer leurs rangs. Ce parti s’est toujours montré bien plus discipliné et plus aguerri que le parti whig ; il a été formé à la tactique parlementaire sous le général Jackson par M. Van Buren, le politique le plus froid, le plus habile, le plus fécond en ressources des États-Unis, le diplomate pour les talens duquel M. de Talleyrand a témoigné le plus de sympathie. Les démocrates virent bien qu’en restant désunis, ils n’avaient à attendre qu’une défaite inévitable, et tous ceux qui n’avaient pas d’engagemens personnels se groupèrent autour de M. Poll. M. Van Buren, avec une promptitude qui lui fait honneur, sacrifia aussitôt ses espérances et son ressentiment ; il rendit public son désistement, et engagea ses amis à reporter leurs suffrages sur M. Polk ; il fit usage de son influence, qui est grande à New-York et dans la Pensylvanie, pour rallier à M. Polk ces deux états, qui se montraient fort alarmés, des doctrines du nouveau candidat sur le tarif et la protection due à l’industrie nationale.

Restait encore M. Tyler. Celui-ci, que la candidature de M. Polk avait singulièrement déconcerté, fit des efforts désespérés pour assurer sa réélection. Comme aux États-Unis, aussi bien qu’en Europe, le choix des fonctionnaires publics est un puissant moyen d’influence, M. Tyler bouleversa tout le personnel de l’administration ; il n’est si petit employé qui ne fut changé. Il essaya aussi de raviver la question du Texas par un nouveau message, par la publication incessante de documens officiels à ce sujet, et en portant devant les représentans le traité rejeté par le sénat ; mais la seconde chambre le lit déposer sur la table, ce qui équivaut à un ajournement indéfini, et le congrès se sépara sans qu’il en eût été question. M. Tyler songea alors à convoquer le congrès en session extraordinaire pour traiter de nouveau de l’annexion ; toutefois il recula devant à cette mesure. Son principal appui, M. Calhoun, ne tarda pas à lui manquer ; celui-ci avait activement secondé M. Tyler, tant qu’il s’était agi uniquement de ruiner les, espérances de M. Van Buren contre qui il avait des représailles à exercer : maintenant que, par la chute de son ennemi, son ressentiment était satisfait, M. Calhoun songeait bien plus aux intérêts généraux du parti démocratique qu’à ceux de M. Tyler ; il voyait très bien que, si le parti démocratique pouvait espérer de se sauver, c’était avec M. Polk bien plus qu’avec M. Tyler. Connaissant M. Polk comme un homme honorable, mais médiocre, il n’ignorait pas que son influence, son expérience des affaires et ses talens, seraient nécessaires à celui-ci aussi bien qu’au président actuel. M. Calhoun, en soutenant obstinément M. Tyler, aurait donc ruiné, et son parti et sa propre position ; il n’était point homme à commettre pareille faute. Les autres chefs de l’administration ne dissimulèrent pas non plus leurs sympathies pour M. Polk ; et M. Tyler, abandonné même de ses subordonnés, vit ses chances diminuer de jour en jour. Il prit alors son parti, et, par un manifeste, rendit public son désistement. Ce document est trop long et trop insignifiant pour que nous en donnions même une analyse. M. Tyler cherche surtout à se justifier du reproche qui lui a été souvent fait d’avoir abandonné le parti whig après avoir été porté au pouvoir par lui. Il proteste que, dans le traité d’annexion, il n’a eu en vue que le bien du pays, et se répand en plaintes amères contre les whigs et M. Clay. Après la retraite de M. Tyler, rien ne s’opposait plus à ce que l’union se rétablît entre toutes les fractions des démocrates, et M. Polk devint le candidat avoué du parti.

Pendant que les démocrates, à l’approche du danger, serraient leurs rangs et concentraient toutes leurs forces, les whigs, enivrés de l’espoir du triomphe, se désorganisaient et compromettaient, comme à plaisir, leurs chances de succès. M. Clay, qui avait cherché autrefois à acquérir le Texas pour les États-Unis, n’était pas et ne pouvait pas être un adversaire absolu de l’annexion il avait donc grand soin d’en admettre le principe, d’indiquer même le moyen de l’accomplir un jour, tout en y mettant assez de conditions pour rassurer les adversaires les plus acharnés de cette mesure. De cette façon, il n’engageait en rien l’avenir, et il se conciliait tous les esprits irrésolus, ennemis des mesures trop décisives ; mais une partie des whigs trouva M. Clay trop timide, et demanda la condamnation pure et simple du principe de l’annexion. On remit même sur le tapis les anciennes idées du parti et les plus impopulaires, jusqu’à celle d’une banque nationale. On fit tout, en un mot, pour irriter des adversaires puissans et habiles, et pour détacher de soi tous les indifférens, tous les gens timides et indécis. L’un des chefs des whigs était destiné à leur faire le plus grand tort : c’était M. Webster, l’orateur le plus brillant du parti, homme d’état habile, mais que des affaires dérangées, des dettes pressantes, ont entraîné à des actes peu honorables. Lorsque M. Tyler, arrivé au pouvoir, fit brusquement volte-face, et passa des whigs aux démocrates, M. Webster, à qui ses besoins pécuniaires rendaient indispensable, sa position de secrétaire d’état, resta aux affaires, tandis que ses amis les quittaient ; et s’il abandonna plus tard son poste, ce fut pour un grief personnel. En rentrant dans le parti whig, il n’y trouva pas le même accueil qu’autrefois ; et soit rancune contre M. Clay, soit dépit qu’on n’eût point pensé à lui pour la présidence ou la vice-présidence, il sembla entreprendre une campagne électorale pour son propre compte. Flattant la fraction la plus exaltée des whigs, il se montra opposé à toute concession, exagérant, comme à plaisir, les doctrines du parti, attaquant avec passion l’annexion du Texas, et évitant surtout de prononcer même le nom de M. Clay. Ce n’est qu’au dernier moment, lorsque déjà le coup était porté, et la cause commune compromise, qu’il se décida à faire une seule fois, et en termes assez froids, l’éloge de M. Clay, et à le recommander aux suffrages des whigs.

La défection de M. Webster n’était pas la seule que devaient éprouver les whigs. Depuis long-temps le parti abolitionniste était en proie à des tiraillemens intérieurs, qui ont abouti enfin cette année à une scission complète. La fraction la plus considérable des abolitionnistes, sur les traces de Garrison, n’a point hésité à déclarer immorale et anti-chrétienne la constitution des États-Unis, comme autorisant l’esclavage ; elle a refusé de lui prêter serment et a renoncé à tous les droits qu’elle tient d’elle, excepté au droit de pétition qui est un droit naturel. En conséquence, elle a résolu de s’abstenir dans les élections L’autre fraction des abolitionnistes, qui s’intitule parti de la liberté, tout en restant dans la constitution et en voulant obtenir l’abolition par les voies légales, s’est prononcée contre le candidat whig et le candidat démocrate, parce qu’ils sont possesseurs d’esclaves, et a résolu de porter des candidats exclusivement abolitionnistes. Les whigs, qui ont constamment protégé l’Anti Slavery Society, et à qui elle doit ce qu’elle a acquis de pouvoir et d’influence, se sont irrités de cette position neutre prise par les abolitionnistes, et, sans songer au mal qu’une pareille séparation pouvait leur faire, ils ont attaqué les chefs abolitionnistes avec passion Ils auraient dû au contraire abandonner dans tous les états de la Nouvelle-Angleterre leurs propres candidatures locales pour soutenir celles des abolitionnistes, à la condition que ceux-ci porteraient à la présidence le candidat whig ; mais ils ne voulurent point de transaction. Les abolitionnistes mirent alors en avant leur propre candidat, M. Birney, contre lequel la presse whig s’est déchaînée. Elle n’a pas tardé à s’en repentir. Aux élections de 1840, le Maine, l’un des principaux états démocratiques, avait été conquis par les whigs à une faible majorité. Ce triomphe inattendu, en déconcertant les démocrates, avait contribué à la défaite de ceux-ci dans le New-York et la Pensylvanie. Cette année, les abolitionnistes ayant fait défection, les whigs ont perdu la majorité dans le Maine, et ce premier échec a été pour eux le signal de plusieurs autres.

Les démocrates tenaient dans le même temps une conduite bien différente. Malgré les préjugés nationaux et religieux, ils ne reculaient point devant une étroite alliance avec le clergé catholique. On sait qu’il suffit d’un très court séjour aux États-Unis pour y acquérir les droits de citoyen : les étrangers affluent presque tous dans les grandes villes, notamment à New-York et à Philadelphie ; ces étrangers sont des Allemands, des Français, des Français, surtout des Irlandais, par conséquent presque tous catholique. Le clergé catholique, dirigé par un homme habile et remuant, l’évêque Hugues de Philadelphie, les a disciplinés et organisés ; grace à leur nombre, ils exercent depuis quelques années une assez grande influence dans les élections locales, et disposent dans leur intérêt de la plupart des petits emplois municipaux ne là une jalousie très vive des anciens habitans contre les étrangers : ils se sont organisés en parti des natifs Américains et ont trouvé sympathie parmi les whigs. Les démocrates n’ont point hésité alors à rechercher l’appui des étrangers, et à abandonner en leur faveur leurs candidatures locales pour avoir leurs voix dans l’élection présidentielle. C’est là le fait capital qui a déterminé leur triomphe. En effet, ce sont les états de Pensylvanie et de New-York qui ont fait pencher la balance de leur côté ; les démocrates n’ont eu dans la Pensylvanie que 3,000 et dans le New-York que 6,000 voix de majorité, et ce nombre est de beaucoup inférieur à celui des voix qu’ils ont dues aux étrangers. Si même les abolitionnistes, dont on évalue le nombre de 10 à 12,000 dans le New-York, avaient voté comme précédemment, la victoire se serait déclarée pour les whigs. Ceux-ci accusent du reste leurs adversaires, qui occupaient les charges municipales, d’avoir dans ces derniers mois délivré illégalement un nombre considérable de brevets de naturalisation en vue de l’élection, prochaine, et d’avoir fait voter New-York un grand nombre de Canadiens, venus par le chemin, de fer et repartis le lendemain ; mais ce n’est point en Europe qu’on peut juger de l’exactitude de ces plaintes.

A ces causes purement locales de la défaite de M. Clay, il en faut ajouter d’autres qui ont agi sur toute l’étendue de l’Union ; et avant tout, sa grande réputation et ses talens. Cela peut paraître singulier au premier abord, mais n’étonnera point tous ceux qui savent, par l’expérience ou l’histoire, que l’envie est la plaie des démocraties, et que de trop grands talens, de trop grands services offusquent ce maître capricieux et ingrat qu’on appelle le peuple. Nous avons entendu plus d’une fois des Américains très distingués dire comme une chose toute naturelle : M. Clay ne réussira pas parce qu’il est trop connu (because he is too much known). Certes, personne plus que M. Clay n’avait contre lui ce double grief du talent et des services rendus. Il a forcé à l’admiration et à l’éloge jusqu’aux journaux de ses adversaires, qui tous conviennent que jamais chef de parti n’a été soutenu avec tant d’enthousiasme par ses partisans, et ne l’avait mieux mérité. Le plus grand service peut-être que M. Clay ait rendu à son pays a tourné contre lui. Lorsque M. Van Buren fut renversé en 1840, le trésor était en déficit périodique, l’Union chargée de dettes ; la plupart des états avaient renié les leurs ; le crédit public était ruiné, la circulation arrêtée, tous les travaux, tout le commerce suspendus. La nation tout entière se jeta dans les bras des whigs, et sans la mort du général Harrison ils auraient pu réaliser en une année tout leur programme de réformes. M. Clay eut la gloire de faire adopter malgré la nouvelle administration le bill sur le revenu des terres publiques et le tarif protecteur. Ces deux mesures ont eu pour effet de combler le déficit, d’acquitter immédiatement la dette publique, de raviver l’industrie nationale et de la tirer d’une crise dangereuse. Aujourd’hui tout prospère aux États-Unis, et le trésor compte plus de 50 millions d’excédant de recettes : mais, maintenant que la circulation est rétablie et le crédit ranimé, on ne sent plus aussi vivement qu’auparavant la nécessité d’une banque nationale, et M. Clay, en se faisant par complaisance pour ses amis le défenseur d’une semblable institution, a éloigné de lui tous ceux qui la regardent comme dangereuse à la liberté. En outre, les adversaires du tarif se sont fait une arme de ce grand excédant de recettes, ils demandent à quoi sert de charger de taxes si lourdes la consommation, et s’il n’eût pas mieux valu les alléger : l’idée toute populaire d’un dégrèvement a été habilement exploitée par les ennemis de M. Clay. C’est ainsi que l’abondance qu’il a ramenée dans le trésor national est devenue une arme dirigée contre lui. Sa défaite, du reste, équivaut à un triomphe, car sur 3 millions de votans, c’est a peine s’il aura 15 à 20,000 suffrages de moins que le candidat préféré.

Tout en tenant compte de cette ingratitude du peuple américain, tenons compte aussi d’un progrès remarquable dans le langage et le ton de la presse des États-Unis. Celle du sud s’est sans doute montrée comme toujours passionnée jusqu’à la frénésie, ne reculant devant aucun outrage et aucune calomnie ; mais la presse, même démocratique, du nord s’est fait remarquer dans toute cette lutte par un ton de modération inusité aux États-Unis : elle a discuté avec mesure, et elle n’a jamais cessé de rendre justice aux talens et aux vertus du grand homme d’état qu’elle combattait, non pas personnellement, mais comme le représentant d’un parti opposé. Ajoutons encore que c’est un grand et noble spectacle que celui de trois millions d’hommes exerçant leurs droits politiques sous l’empire de la plus violente agitation, sans une seule goutte de sang répandue, sans un seul acte de violence même dans les grandes villes, et avec la populace a plus corrompue du monde entier. Un autre trait remarquable et particulier à l’Amérique, c’est que, le scrutin une fois fermé et la lutte terminée, toute agitation cesse aussitôt : d’ici à quinze jours, le calme le plus complet règnera aux États-Unis ; le parti vaincu ne songera plus qu’à renverser M. Polk dans quatre ans d’ici, et le parti victorieux qu’à le maintenir.

Ceci nous amène à exposer notre opinion sur les conséquences probables de l’élection de M. Polk. Nous croyons que la plupart des journaux français ont, attaché à cette élection une importance qu’elle n’a pas. C’étaient les démocrates qui administraient sous M. Tyler, ce sont eux qui vont administrer avec M. Polk ; il n’y aura donc pas un brusque revirement dans la politique. Nous ne pensons pas qu’il soit pris aucune mesure décisive, ni par rapport au Texas ni par rapport au tarif. Le statu quo sera imposé à la nouvelle administration. Le véritable pouvoir réside entre les mains du congrès, et tant que celui-ci restera ce qu’il est, c’est-à-dire d’ici à deux ans, les efforts de M. Polk seront paralysés. Dans la chambre des représentans, une forte majorité, s’est toujours prononcée en faveur du tarif actuel. Dans le sénat, les whigs dominent, et repousseront avec une double énergie toutes les tentatives de M. Polk en faveur de l’annexion : d’abord pour satisfaire leur ressentiment, ensuite parce que dans la composition actuelle du sénat réside le seul moyen d’influence qui reste à leur parti. On peut donc être certain que M. Polk obtiendra là-dessus beaucoup moins que n’eût obtenu M. Clay, dont l’influence aurait pu entraîner ses partisans. M. Polk ne pourrait espérer de réunir une majorité en faveur de l’annexion qu’autant que l’Angleterre ou la France afficheraient trop ouvertement des prétentions sur le Texas, et manifesteraient l’envie de s’en faire un instrument contre les États-Unis. Dans ce cas, M. Polk serait certain de rallier à l’annexion tous les états de l’ouest. Les hommes de l’ouest, de leur nature, sont ambitieux et guerriers ; l’idée seule d’arriver jusqu’à l’Océan Pacifique leur tourne la tête : ils rêvent la conquête de l’Orégon, du Texas, du Mexique et de l’isthme de Panama ; et lors de la question du droit de visite, ces états étaient infiniment plus ardens et plus disposés à la guerre que les anciens états, les seuls qui aient une marine et que le droit de visite intéresse directement. En faisant appel à leurs dispositions belliqueuses et en offrant à leur amour-propre national la perspective d’une humiliation à infliger à l’Angleterre, on serait sûr, la question ainsi posée, de les entraîner tous.

L’opposition des whigs à l’annexion et au rappel du tarif ne sera pas le seul obstacle que rencontrera la nouvelle administration. Elle n’a réuni une majorité que par une série de compromis entre les diverses fractions du parti démocratique, et la discorde ne manquera pas d’éclater lorsqu’il s’agira de partager les dépouilles. M. Polk, dont le caractère est fort honorable, qui a été gouverneur du Tennessee et président du sénat, qui a par conséquent l’habitude des affaires, est un homme d’un grand bon sens et d’une certaine fermeté ; mais il n’est peut-être pas tout-à-fait à la hauteur de sa position. Tout porte donc à croire que M. Calhoun, dont les amis ont contribué puissamment à l’élection de M. Polk, restera à la secrétairerie d’état, et il aura besoin de toute son habileté pour se tirer des difficultés qui l’entourent. Les démocrates du sud, M Cass à leur tête, vont réclamer l’annexion immédiate du Texas, contre laquelle se sont prononcés M. Van Buren et les démocrates du nord. On n’a pu gagner à M. Polk quelques-uns des états de la Nouvelle-Angleterre qu’en les assurant que, tant que M. Benton, l’un des chefs du parti, se montrerait opposé à l’annexion immédiate, elle n’aurait pas lieu. A laquelle de ces deux fractions donnera-t-on satisfaction ? Le vote de la Caroline du sud et de l’Alabama a été aussi nécessaire à M. Polk que celui de New-York et de la Pensylvanie ; mais autant les uns ont intérêt à voir rapporter le tarif, autant les autres, dans la dernière session, se sont montrés ardens à en demander le maintien. M. Calhoun, M. Mac Duffie et les états du sud, qui redoutent une guerre avec l’Angleterre, se sont toujours prononcés contre l’occupation immédiate et à main armée de l’Orégon ; il n’est pas au contraire de mesure réclamée avec plus d’instances par le colonel Benton et les états de l’ouest, il n’en est pas qu’ils se proposent de demander plus obstinément dans la session qui va s’ouvrir. Ici encore il faucha mécontenter les uns ou les autres.

Quoique, la Pensylvanie et le New-York doivent empêcher toute modification. essentielle dans le système protecteur, l’état florissant du trésor permettra peut-être à M. Polk d’obtenir quelque adoucissement dans les taxes. Le tarif n’ayant été établi que pour subvenir aux dépenses fédérales, dès qu’il y a excédant de recettes, les adversaires du tarif croient avoir le droit de réclamer une diminution des charges. Pour arriver à cet excédant de recettes, les états du sud ont pris la défense de toutes les mesures d’économie, et ils se proposent de demander encore des réductions dans l’armée de terre et dans l’armée navale. C’est un obstacle qu’ils créeront à l’annexion du Texas ; car ce n’est pas quand on désarme qu’on peut songer à provoquer une guerre avec l’Angleterre.

Sur une autre question, le gouvernement sera encore condamné au statu quo. Je veux parler de la distribution du revenu des terres publiques. D’après le système que les whigs ont fait prévaloir, ce revenu doit être appliqué aux dépenses fédérales, et le surplus doit être distribué entre tous les états au prorata de leur représentation au congrès. Les démocrates et les états du sud demandent qu’il soit distribué exclusivement aux états où se trouvent les terres publiques, ce qui priverait les anciens états d’un moyen précieux d’acquitter leurs dettes. On évitera par tous les moyens d’avoir un excédant de recette, pour n’avoir rien à distribuer ; car il serait impossible d’abroger ou de violer la loi : les whigs, qui disposent du sénat, y mettraient bon ordre. Ici encore, les efforts de M. Polk seraient paralysés. Il ne faut point s’en étonner. Le choix d’un homme pour président ni même la prépondérance d’un parti ne peuvent jamais affecter essentiellement les intérêts ni la constitution des États-Unis. Le gouvernement y est réellement entre les mains du peuple : l’impulsion est donnée par les individus réunis en de vastes associations, et les affaires sont administrées bien plus par les états que par le gouvernement de l’Union. L’élection de M. Polk montre surtout combien aux États-Unis les doctrines et la cause d’un parti sont supérieures à l’influence des hommes. M. Van Buren et M. Cass étaient personnellement bien plus chers au parti démocratique que M. Polk ; ils lui auraient apporté une plus grande illustration et de plus grands talens : ils ont été immolés dans l’intérêt de la cause commune ; mais, si les démocrates n’ont pas hésité à sacrifier à M. Polk les hommes les plus éminens du parti, les états, même ceux qui l’ont élu, ne lui sacrifieront jamais leurs intérêts généraux.

On voit donc, par ce que nous venons de dire, que, jusqu’au renouvellement du congrès, c’est-à-dire d’ici à deux ans, la nomination de M. Polk a’apportera pas, dans la politique américaine, d’aussi grands changemens que semble le prévoir une partie de la presse française. Elle n’en est pas moins un évènement fort important. Elle aura pour première conséquence un temps d’arrêt dans le développement de l’agitation abolitionniste. C’est grace à l’appui et au concours actif des whigs que les abolitionnistes ont vu leurs associations se multiplier et s’étendre sur une grande partie de l’Union, malgré les plaintes énergiques des états du sud et l’opposition, du parti démocratique. En échange de huit années de protection, ils viennent de faire échouer la candidature de M. Clay. On peut être certain que les whigs leur feront payer cher cette défection ; en effet, les états de la Nouvelle-Angleterre, où les whigs sont tout-puissans, ont toujours été le centre de l’agitation abolitionniste ; ce sont eux qui ont envoyé et soutenu les premiers missionnaires c’est avec leur argent qu’ont été fondés et alimentés ces journaux de New-York et de Philadelphie qui ont fait si rude guerre à M. Clay. Les whigs ont annoncé l’intention de se venger, et ils en ont le pouvoir. Les abolitionnistes ne seront pas mieux traités par la nouvelle administration, qui doit son succès à la position qu’ils ont prise. Les démocrates ont toujours été les adversaires les plus acharnés de l’abolition, et, sans la résistance des whigs, ils auraient depuis long-temps mis fin, par les mesures les plus arbitraires, à la propagande abolitionniste. En annonçant la nomination de M. Polk, la presse démocratique de New-York répétait à l’envi que le premier devoir de l’administration nouvelle était de calmer l’inimitié toujours prête à éclater entre le sud et le nord, et que pour cela il était urgent de faire disparaître les légitimes motifs d’inquiétude que les abolitionnistes donnaient aux états du sud. Si donc les whigs n’interviennent en faveur d’alliés perfides, on peut être certain que des mesures énergiques seront prises par les démocrates pour rassurer les propriétaires d’esclaves.

L’élection de M. Polk entraînera la transformation du parti whig ; elle met fin à la carrière politique de M. Clay. C’est le troisième échec de celui-ci, et on peut être certain qu’il ne se présentera plus aux suffrages du peuple. Les partis aux États-Unis n’essaient point de lutter contre la majorité : quand un homme ou une idée ont été trop évidemment condamnés par la masse le la population, on n’hésite point à en faire le sacrifice, et à transporter la lutte sur un autre terrain. Le parti se transforme, change de nom ; il prend pour drapeau une idée plausible à laquelle il puisse espérer de rallier la majorité, et un homme en qui il personnifie cette idée. Ce n’est pas qu’il répudie ses anciennes idées, mais il ne les met plus qu’au second rang, et il les subordonne à l’idée nouvelle qui lui sert de programme. C’est ainsi qu’au parti fédéraliste et à M. Adams ont succédé les whigs et M. Clay, pour qui le rétablissement d’une banque nationale ne venait plus qu’en seconde ou en troisième ligne. De même le nouveau parti qui va remplacer les whigs et qui prend déjà le nom de national républicain regardera toujours comme choses fort importantes la défense du tarif et le maintien de la loi sur le revenu des terres publiques, mais ce ne sera point avec ces deux idées qu’il essaiera de conquérir la majorité. Les whigs s’étaient déclarés pour les natifs contre les étrangers, et ceux-ci ont décidé leur défaite. Les whigs se feront un argument de cette influence extraordinaire exercée par des étrangers à peine établis sur le territoire de l’Union, et, exploitant la jalousie nationale, ils demanderont la modification des lois de naturalisation. Ce sera là le champ de bataille entre les deux partis d’ici à la prochaine élection. Quant au candidat opposé à M. Polk ; ce ne sera plus M. Clay il restera l’homme le plus éminent de son parti, mais ne le représentera plus devant les électeurs. On a mis en avant plusieurs noms, entre autres celui du général Scott, auquel les journaux du parti recommandent déjà de ne point parler politique, pour ne se compromettre avec personne et pour éviter d’être trop connu, comme M. Clay.

La politiqué extérieure de l’Union est déterminée par les affaires intérieures. Le statu quo est donc ce qui prévaudra. On peut être certain seulement que les entreprises de la Grande-Bretagne dans les deux Amériques seront l’objet de la plus active surveillance, et que le gouvernement américain fera tous ses efforts pour arrêter ou entraver la propagande abolitionniste de l’Angleterre dans les Antilles et dans tous les états à esclaves. Rien ne sera épargné pour enlever à l’influence de l’Angleterre et acquérir aux États-Unis l’Orégon, la Californie et le Texas. Quant à ce dernier pays, si M Polk pouvait obtenir la majorité dans le congrès, peut-être offrirait-il à l’Angleterre un abaissement dans le tarif, en échange de son consentement à l’annexion du Texas aux États-Unis. L’Angleterre accepterait peut-être cette transaction, car elle n’ignore pas les rapides progrès que fait l’industrie manufacturière dans la Pensylvanie et le New-York. Ce dernier état est maintenant à lui seul plus riche et plus peuplé que n’étaient les treize anciens états au sortir de la guerre de l’indépendance, et il a un revenu beaucoup plus considérable. C’est au système protecteur qu’est dû ce rapide accroissement ; ses partisans essaient de persuader aux états du sud qu’en attaquant le tarif, ils secondent la politique anglaise, et que le rappel de cette mesure aurait pour conséquence une inondation de marchandises et d’émissaires anglais, qui en échange de leur argent leur apporteraient une guerre servile. Ils ajoutent, avec quelque raison, que l’Angleterre n’attend, pour se passer des états du sud et même les ruiner, que de pouvoir tirer de ses colonies des deux Indes assez de coton pour sa propre consommation, et qu’il est par conséquent de l’intérêt bien entendu des états du sud de se créer, sur le territoire de l’Union, un marché suffisant pour remplacer celui qui ne peut manquer de leur échapper un jour.




On parlait depuis long-temps de la découverte d’un manuscrit contenant les fables célèbres et perdues de Babrius ; une pareille annonce était faite pour piquer la curiosité non-seulement des érudits de profession, mais de toutes les personnes qui s’intéressent aux lettres grecques. Le manuscrit avait été trouvé et copié dans un couvent du mont Athos par un savant zélé, Grec d’origine, M. Mynas, que M. Villemain avait eu l’heureuse idée de charger d’une mission scientifique dans son propre pays. Ce ne fut point là l’unique résultat de l’utile excursion de M. Minoïde Mynas : ainsi la Dialectique inédite de Galien, qui vient d’être publiée par M. Mynas lui-même, servira aux historiens de la philosophie. Mais de toutes les richesses rapportées de ce voyage les fables de Babrius étaient sans comparaison le monument le plus important. Aussi M Villemain, avec un tact qui l’honore, s’empressa-t-il de recommander la publication de ce précieux manuscrit au plus illustre helléniste contemporain. M. Boissonade, on le devine, s’est acquitté de cette tâche en maître, c’est-à-dire avec la fine érudition et la plume délicate qu’on lui connaît. Le spirituel écrivain ne s’est pas borné au rôle toujours si difficile de premier éditeur ; il a accompagné son texte d’une version excellente où un certain manque de concision est plus que racheté par le charme d’une latinité exquise. Des commentaires ingénieux, une préface très piquante accompagnent et complètent cette belle publication. Maintenant les cent vingt trois fables de ce Romain grécisant du IIIe siècle sont acquises à l’histoire littéraire : l’élégance précise qu’on y remarque, et que déparent seulement quelques interpolations difficiles à déterminer, assure à Babrius une place notable entre les poètes anciens qui ont cultivé l’apologue. Le livre, si intéressant à tous égards, de M. Boissonade ne peut manquer de provoquer une foule de publications diverses sur le texte de Babrius déjà en France a paru une traduction française très estimable d’un professeur distingué, M. Boyer. M. Dübner a fait aussi paraître à Paris un examen critique ; M. Egger et M. Fix en annoncent d’autres. On se doute bien que l’Allemagne va avoir son tour et que les brochures des universités germaniques nous arriveront en foule. Quand le premier feu sera passé, nous raconterons, peut-être ce tournoi philologique qui marquera dans l’érudition française, et qui est fait pour aviver chez nous l’amour des sévères études. En attendant ; il était bon au moins de constater la mise au jour de cette édition princeps de Babrius, qui fait le plus grand honneur au goût de M. Boissonade et aux presses savantes de MM. Didot, comme au zèle vraiment littéraire de M. le ministre de l’instruction publique.


— Si l’illustration a droit d’intervenir quelque part, c’est assurément dans les récits, aujourd’hui bien rares, où le voyageur lutte contre la difficulté de peindre et d’animer aux yeux du lecteur des mœurs nouvelles et des paysages inconnus. La chine ouverte, par MM. Old Nick et A. Borget[2], appartient à cette classe d’ouvrages où l’illustration est de mise, où le crayon peut utilement seconder la plume. Le titre indique assez le but que se sont proposé l’écrivain et le dessinateur. Il s’agissait de retracer fidèlement les impressions d’un Européen qui se trouve initié aux mystères de la Chine. M. Old Nick avait à se transporter par l’imagination dans les lieux que M. Borget retrace de mémoire : tous deux ont bien rempli leur tâche. Les dessins de M. Borget se distinguent par une fidélité scrupuleuse, et les récits de M. Old Nick résument avec charme les plus récentes notions qu’on possède sur le Céleste Empire. On ne peut que faire bon accueil à des publications qui, sous prétexte d’amuser les yeux, atteignent un but moins frivole en donnant une forme attrayante à l’étude et à la description des pays lointains. Comme livre et comme keepsake, la Chine ouverte mérite un double succès.



  1. Un travail sur les États-Unis et le Texas, publié dans cette Revue même, livraison du 15 juillet, a fait connaître les intrigues qui ont précédé l’élection de M. Tyler.
  2. Un beau vol. in-8o ; chez H. Fournier, éditeur, rue Saint-Benoît, 7.