Chronique de la quinzaine - 30 septembre 1911

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Chronique n° 1907
30 septembre 1911


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




Pour l’observateur qui promène ses regards sur la surface du monde, les événemens ont été rarement plus pressés et plus compliqués qu’aujourd’hui. Ils s’accumulent et se précipitent avec une extraordinaire rapidité, sans que d’ailleurs, sur aucun point, un dénouement définitif se produise : bien au contraire ! Aussitôt d’ailleurs qu’on croit avoir atteint ce dénouement sur un point, ou s’en être rapproché, d’autres questions se posent, un nouvel ordre de faits commence et nous sommes replacés en face de l’inconnu. Depuis plus de deux mois, des négociations laborieuses se poursuivent à Berlin ; on aurait tort de les croire terminées, mais elles ont fait un pas assez important pour que la conclusion commence à se dessiner sous une forme plus précise et plus prochaine : au même moment, l’Italie part en guerre et étend la main sur la Tripolitaine. Après l’Espagne, l’Allemagne, après l’Allemagne, l’Italie : tout cela est dans l’ordre. Nous avons moins que personne le droit de nous en étonner, puisque nous avons donné à l’Italie ses coudées franches en Tripolitaine en même temps qu’elle nous donnait les nôtres au Maroc ; les arrangemens que nous avons conclus avec elle sur le principe de la réciprocité nous imposent à son égard des obligations étroites que nous respecterons loyalement ; notre bienveillance lui est due et lui est acquise ; mais nous ne saurions fermer les yeux aux conséquences possibles et probables de la résolution qu’elle vient de prendre et qu’elle exécute déjà Toute la question d’Orient peut s’y trouver rattachée. Ceux qui ont cru, avec une rare imprévoyance, que le problème marocain pouvait être isolé, traité à part, résolu localement, sans qu’il en soulevât d’autres, sans que l’équilibre général en fût ébranlé, commencent-ils à reconnaître leur erreur ? Quanta nous, nous sommes préoccupés, certes, et inquiets ; mais ceux qui ont bien voulu nous lire depuis quelques années nous reconnaîtront le droit de n’être pas surpris.

La nouvelle de ces derniers jours est que nos négociations avec l’Allemagne ont pris la bonne voie et que, grâce à l’habileté, à la souplesse, à la fermeté de M. Jules Cambon, nous sommes à la veille d’en voir se terminer le premier acte. Elle nous arrive d’ailleurs enveloppée de nuages ; nous ne connaissons pas encore les termes de l’arrangement ; mais, puisqu’on nous dit qu’il n’y a plus de difficultés de principe, il est permis de croire que l’Allemagne a finalement admis ceux que nous avions posés et sur lesquels il nous était impossible de céder, ou même de transiger. Elle avait émis, on s’en souvient, la prétention d’entrer en participation avec nous dans les travaux publics à exécuter au Maroc, et cela d’après des proportions différentes suivant les provinces de l’empire chérifien. L’intérêt politique des travaux en cause était incontestable, de sorte que l’Allemagne, après être sortie du Maroc par la porte, y serait rentrée par la fenêtre. Nous ne pouvions évidemment pas y consentir. Nous ne pouvions pas non plus lui accorder des privilèges économiques, car c’était bien des privilèges qu’elle demandait. L’Acte d’Algésiras nous l’interdisait, et quoiqu’il fût convenu, à notre grand regret, que cet Acte était devenu caduc, il était facile de prévoir que les autres puissances ne renonceraient ni au profit de l’Allemagne, ni même à celui de la France, aux avantages économiques qu’il leur assurait. Ces avantages se résument dans un seul mot : l’égalité. L’Allemagne devait donc être ramenée au droit commun et elle a fini par s’en contenter : on ne saurait donner une interprétation différente au fait, affirmé par les agences officieuses, que les difficultés de principe ont été dissipées entre elle et nous. Ce point obtenu, la suite de la négociation devenait plus facile : on ne se butait plus à des obstacles infranchissables. Toutefois, il restait des questions délicates à résoudre, dont les deux principales sont celle des protégés que les puissances ont au Maroc et celle des capitulations. Elles ne peuvent être résolues en fait que dans l’avenir : mais on comprend que le gouvernement de la République ait tenu dès maintenant à faire reconnaître en droit par l’Allemagne les principes qui détermineront leur règlement ultérieur. Que la situation actuelle du Maroc fourmille d’abus, qui deviendront de plus en plus intolérables lorsque la lumière de la civilisation les éclairera, rien n’est plus sûr. Les puissances ont trop de protégés indigènes, et le jour viendra où elles ne devront plus en avoir aucun. Les juridictions consulaires ne sont que des pis aller nécessaires dans les pays musulmans, et qui cessent de l’être lorsque des tribunaux dignes de confiance ont été établis. Tout cela est appelé à disparaître ; mais nous n’en sommes pas encore au point voulu. Que pouvions-nous donc demander dès aujourd’hui à l’Allemagne ? Son adhésion à des réformes futures, et son appui diplomatique pour les faire accepter aux autres puissances, quand elles seraient faites. Il semble bien que ce que nous lui avons demandé, nous l’ayons à peu près obtenu. On parle encore, à la vérité, de quelques détails sur lesquels l’accord n’est pas fait, mais personne ne doute plus qu’il se fera, et la déception serait universelle s’il en était autrement.

La négociation a été longue et a paru telle. L’opinion, chez nous, a eu à subir une épreuve que peut-être, en d’autres temps, elle aurait difficilement supportée ; mais tout le monde convient qu’elle y a fait bonne figure. La Bourse de Paris n’a pas éprouvé de perturbation profonde. Tous les dépôts faits à nos caisse d’épargne y sont restés : nul n’a eu l’idée de les retirer. Enfin notre confiance en nous-mêmes a été générale et elle a même pris un caractère résolu qu’on ne lui avait pas vu depuis longtemps. On sait ce que nous pensons de la politique marocaine de notre gouvernement ; les fautes y ont été nombreuses ; cependant, au milieu des résultats divers et confus qu’elle a produits, il en est un dont nous devons nous féliciter : l’esprit public en a senti comme un coup de fouet qui lui a donné une énergie et un élan nouveaux. Ceux qui, au dehors, se fiant trop à des apparences superficielles, ont cru la France définitivement vouée au pacifisme à outrance, à l’antimilitarisme et à leurs succédanés, ont pu s’apercevoir qu’ils s’étaient trompés. Si nous avons de longs sommeils, nous avons de brusques réveils où toutes les vieilles qualités de notre race se retrouvent intactes, et c’est un de ces réveils qui vient d’avoir lieu. En quelques jours, l’unanimité des sentimens s’est faite sur toute la surface du territoire, au point que si on interrogeait un travailleur des champs au fond de la Bretagne, de l’Auvergne, de la Provence ou du Roussillon, on entendait la même réponse, faite dans les mêmes termes et avec le même accent. Personne ne veut la guerre assurément ; mais l’idée ne s’en présente plus aux esprits et surtout aux cœurs sous le même aspect qu’autrefois, et si l’obligation s’en imposait tout d’un coup, le sentiment qu’on en éprouverait serait tout autre que la résignation. C’est là un fait imprévu dont tous ceux qu’il intéresse devront désormais tenir compte. A qui en devons-nous la manifestation inopinée ? De nombreux publicistes, de nombreux orateurs l’ont dit, mais nul ne l’a fait en meilleurs termes que M. Paul Deschanel dans un discours de tous points excellent, où notre situation intérieure n’est pas analysée avec moins de précision, ni marquée de traits moins saisissans que notre politique étrangère ; mais nous ne nous occupons pour le moment que de celle-ci. « Les événemens de 1905, de 1908, de 1911, ont provoqué, a dit M. Deschanel, un réveil de la conscience nationale. Il y a quelques années, une Affaire a déchiré la France ; aujourd’hui, une autre Affaire l’unit. Elle se tourne avec un redoublement de passion vers son armée et sa marine. Des manifestations patriotiques qui, il y a quelques années, eussent été considérées comme des actes nationalistes, unissent aujourd’hui toute notre jeunesse. Le fifre allemand a sonné le ralliement français. » Rien de plus vrai : le fifre allemand, importun à nos oreilles, nous a rendu le clairon agréable.

Dès lors, nous avons pris plus aisément notre parti de la lenteur des négociations. M. Paul Deschanel a cité, fort à propos, un conseil de Louis XIV, dont il a dit que M. de Kiderlen nous avait appris à apprécier la valeur. Le voici : « Celui qui veut y aller trop vite (il s’agit des traités) est sujet à faire bien des faux pas. Il n’importe pas dans quel temps, mais à quelles conditions une négociation se termine. Il vaut bien mieux achever plus tard les affaires que de les ruiner par la précipitation, et il arrive même souvent que nous retardons, par notre propre impatience, ce que nous avions voulu trop avancer. » Louis XIV n’a jamais mieux parlé et il n’a pas été toujours aussi sage. Éclairés par son expérience, nous continuerons d’être patiens autant qu’il le faudra, et cela d’autant plus aisément que la seconde partie de la négociation est pour nous une coupe amère : nous n’avons aucune hâte de la vider. Il s’y agit des concessions congolaises à faire à l’Allemagne. On a reproché à notre gouvernement d’avoir causé de ces concessions à Berlin avant que le futur statut marocain eût été déterminé : il fallait, a-t-on dit, connaître ce que nous aurions avant de parler de ce que nous le paierions. C’était, en effet, l’ordre logique, mais la logique absolue ne règle pas la marche des conversations diplomatiques, et il est très probable que l’Allemagne ne se serait jamais mise d’accord avec nous sur le Maroc si nous ne lui avions pas donné au moins un aperçu de ce que nous étions disposés à lui céder ailleurs. Les deux parties de la négociation étaient trop intimement liées pour qu’on pût les séparer complètement l’une de l’autre, et il était naturel que l’Allemagne, avant de découvrir et de livrer son jeu, nous demandât de jeter un coup d’œil sur le nôtre.

Mais l’Allemagne, si elle était d’ailleurs décidée à s’entendre avec nous, a commis une faute, en faisant durer outre mesure la première partie de la négociation. Il y a quelques semaines, la cession territoriale d’une partie du Congo aurait été acceptée avec beaucoup moins de résistance qu’aujourd’hui. L’opinion, chez nous, est devenue nerveuse. Des voies éloquentes se sont fait entendre. L’accent douloureux de la lettre que Mme de Brazza a écrite à M. le président de la République, en rappelant l’œuvre de son mari et des vaillans explorateurs, soldats, administrateurs qui l’ont complétée, a ému. Eh quoi ! cette terre acquise au prix de tant de sang français serait abandonnée à l’Allemagne qui, pour la mériter, n’a pas sacrifié un soldat ni dépensé un mark ? Cette pensée a révolté en nous un sentiment très profond, et lorsque nous ne savons plus quel journal allemand est venu dire qu’il s’agissait là d’une affaire et que les affaires doivent être réglées en dehors de toute sensibilité, il a parlé pour son pays plus que pour le nôtre. Entendons-nous : l’Allemagne joue de la sensibilité aussi bien que personne pour défendre son intérêt dans une affaire ; nous pourrions en citer des preuves nombreuses, mais, cette fois, elle ne saurait vraiment user de ce procédé, puisque c’est nous qui donnons et elle qui prend. Au reste, nous ne discutons pas ; il serait un peu tard pour le faire ; après avoir admis le principe d’une cession territoriale, nous devons nous y tenir ; il ne peut s’agir maintenant que d’une question de quantité ; mais la quantité apparaît énorme, on ne s’était pas attendu à ce qu’elle le serait à ce point. C’est pourquoi on entend dans l’opinion un grondement inquiétant qui pourrait fort bien, si on n’en tenait pas compte, aboutir à une explosion générale. Des écrivains éminens et très différens, comme MM. Albert de Mun et Paul Leroy-Beaulieu, protestent avec force contre ce qui se prépare. La tribune est muette pendant les vacances parlementaires, mais des orateurs comme M. Adrien de Montebello déclarent d’avance qu’ils ne voteront pas l’arrangement. Le gouvernement, à la rentrée des Chambres, rencontrera certainement une opposition dangereuse pour lui et pour son œuvre. Nous ne le souhaitons pas. H serait d’ailleurs injuste de faire retomber sur lui seul la responsabilité de toute une série de fautes dont il n’a commis que les dernières. Sa situation est difficile et même angoissante. M. le président du Conseil, dans un discours sage, prudent, mesuré, qu’il a prononcé le 24 septembre à Alençon, a eu quelque droit de dire : « Une succession de faits, des incidens divers, des actes diplomatiques intervenus avant que le gouvernement que je préside ne prît la direction des affaires, ont déterminé dans un pays contigu à nos possessions algériennes une situation qu’il faut éclaircir et régler. » Oui, c’est un lourd héritage qu’a reçu le ministère de M. Caillaux, et tout autre que lui en serait embarrassé. Il a trouvé nos troupes expéditionnaires à Fez et n’a pas eu le bon esprit de les en retirer. Alors l’Allemagne, qui avait prévu, attendu, appelé de ses vœux cette situation, a jugé le moment venu pour elle d’en user. Soit ; qu’elle en use, puisque nous ne pouvons plus l’en empêcher ; mais elle aurait tort d’en abuser, parce qu’alors la corde déjà trop tendue pourrait casser et qu’aucune force humaine n’en renouerait les morceaux. Que l’Allemagne ne s’y trompe pas : son désir était, elle l’a dit, et nous voulons le croire, de résoudre une fois pour toutes les questions pendantes entre la France et elle, afin que les deux pays puissent désormais éprouver l’un à côté de l’autre des sentimens de pleine et de confiante sécurité. Ce résultat, que nous désirons nous aussi, ne sera probablement pas atteint, mais les amis de la paix doivent souhaiter qu’on n’aboutisse pas précisément au résultat contraire et s’efforcer d’en détourner la menace. Aussi l’Allemagne fera-t-elle bien d’aller plus vite dans la seconde partie de la négociation que dans la première et de ne pas la hérisser d’obstacles infranchissables ou trop lents à tourner.

Nous venons de dire que le gouvernement actuel aurait dû revenir de Fez : il l’aurait dû, d’abord parce que nous avions promis de l’évacuer, ensuite parce qu’il était infiniment dangereux d’y rester. Mais notre départ n’aurait pas fait les affaires du gouvernement allemand qui, estimant l’heure opportune, est venu insidieusement nous offrir le protectorat du Maroc. Qu’aurait-il dit si nous lui avions répondu que nous n’avions jamais voulu de ce protectorat et que nous en voulions moins que jamais ? Malheureusement, il n’avait pas à redouter cette réponse et il le savait bien. Nous nous sommes jetés sur l’appât qu’on nous tendait, et du même coup plusieurs questions se sont ouvertes. On nous annonce maintenant qu’aussitôt que nous aurons terminé nos arrangemens avec l’Allemagne, nous nous tournerons du côté de l’Espagne pour en faire un autre avec elle : sans doute, c’est bien ce qu’il faudra faire ; seulement, ce sera difficile. Quant à l’Italie, pourquoi ne pas avouer que nous aurions préféré qu’elle attendît un autre moment pour aller en Tripolitaine ? Mais, cette réserve faite, ajoutons tout de suite qu’elle seule avait le choix de l’heure et que, du moins vis-à-vis de nous, elle avait le droit absolu de faire ce qu’elle fait. Nous sommes liés avec elle par un engagement formel ; elle est assurée de ne rencontrer de notre part aucun obstacle. La Tripolitaine est le lot où nous avons reconnu la supériorité de ses intérêts sur les nôtres : pourvu qu’elle respecte les arrangemens que nous avons pris avec d’autres puissances relativement à cette province de l’Empire ottoman, à ses limites, à son hinterland, elle peut y agir à son gré.

Mais nous venons de le dire, la Tripolitaine est une province ottomane : là est la difficulté pour l’Italie, là est l’inquiétude pour l’Europe, car la question d’Orient tout entière peut se trouver subitement posée le jour ou le lendemain du jour où le fragile édifice de l’équilibre oriental aura été une fois de plus ébranlé. Qui pourrait aujourd’hui n’être pas frappé de la connexité qui existe entre les questions méditerranéennes ? Tout s’y tient, chaque partie est plus ou moins solidaire des autres. L’expérience marocaine que nous venons de faire en a apporté une preuve frappante. Il nous a suffi d’aller à Fez pour que l’Espagne allât à Larache et à El-Ksar, et pour que l’Allemagne voulût aller au Congo. L’Italie s’empresse de suivre la même route : il lui aurait fallu une surprenante maîtrise d’elle-même pour résister à la contagion de l’exemple, ou plutôt des exemples qu’on lui a donnés. Et qui sait maintenant si d’autres encore ne suivront pas l’exemple de l’Italie ? Le coup porté à l’intégrité de l’Empire ottoman, ou à ce qui en reste, fera, s’il réussit, terriblement fermenter les esprits dans les Balkans. Tout récemment, — le fait est d’hier, — les puissances qui aiment le mieux la Grèce l’ont empêchée de tenter une entreprise sur la Crète parce qu’elles prévoyaient que les répercussions pourraient s’en étendre très loin. Et la Crète est relativement un mince morceau ! Et l’autorité ottomane y est depuis longtemps nominale et fictive ! Il en est tout autrement de la Tripolitaine où rien encore n’a entamé la domination turque. Si l’Italie s’en empare et s’y établit, qu’arrivera-t-il ? Jusqu’où iront les ricochets ? Nous savons bien, car nous le Usons dans les journaux, que l’Italie aimerait mieux s’entendre avec la Porte que de la violenter. Pourquoi n’obtiendrait-elle pas que la Tripolitaine lui fût cédée à bail ? Elle l’administrerait en respectant la souveraineté du Sultan. Tout se passerait en douceur ; l’acte serait bénin, bénin. Mais tout cela n’est qu’illusion ! Les journaux ottomans déclarent que, si l’Italie poursuit l’exécution de son projet, ses nationaux seront expulsés de Turquie et ses marchandises boycottées. Alors, disent à leur tour les journaux italiens, ce sera la guerre. Eh oui ! ce sera la guerre ; il n’y a pas un autre moyen que la guerre d’arracher à l’Empire ottoman un de ses membres auxquels il tient d’autant plus que c’est le seul qui lui reste sur la terre d’Afrique. En Egypte, en effet, sa souveraineté ou sa suzeraineté n’est plus qu’un vain mot.

Le gouvernement ottoman actuel peut d’autant moins se résigner à cette amputation qu’il est fondé sur un principe essentiellement nationaliste : tel a été, tel est toujours le caractère de la Jeune-Turquie. Ses premiers beaux jours sont passés, ils sont loin et ont été suivis de quelques déceptions ; mais elle n’en a qu’un besoin plus impérieux de maintenir intact le principe d’où elle est sortie, à savoir l’intégrité et l’unité de l’Empire : si ce principe est violé avec éclat aux yeux du monde, elle subira elle-même de ce fait une rude atteinte. Déjà, ce principe sacré de l’intégrité du territoire ottoman a reçu un premier coup le jour où l’Herzégovine et la Bosnie ont été annexées à l’Autriche. C’était au lendemain même de l’avènement de la Jeune-Turquie : il était difficile d’être plus malheureux. Mais ce malheur portait en lui-même son excuse : la Jeune-Turquie ne pouvait pas être rendue responsable d’un événement dont les causes étaient lointaines et dont l’effet se faisait sentir à un moment où elle n’avait pas encore eu le temps de réorganiser les forces du pays. Au surplus, l’Herzégovine et la Bosnie n’étaient plus, depuis 1878, ottomanes que de nom : elles étaient administrées et gouvernées par l’Autriche ; en les perdant, la Jeune-Turquie perdait un vieux titre que la Vieille- Turquie avait depuis longtemps laissé périmer. Mais la Tripolitaine, nous l’avons dit, est tout autre chose 1 En présence du danger qui la menace, que fera donc la Sublime-Porte ? Où-trouvera-t-elle un concours et un appui efficaces ? A quelle amitié ira-t-elle les demander ? Elle n’en a guère qu’une, n’ayant pas cru avoir besoin d’en cultiver d’autres. C’est d’ailleurs une amitié puissante et retentissante, puisque c’est celle de l’Allemagne. Il est à croire qu’à Constantinople on se tourne en ce moment du côté de Berlin, mais à Berlin on est très embarrassé. Que faire en effet, quel parti prendre entre la Turquie amie et l’Italie alliée ? Le cas s’est déjà présenté au moment de l’annexion de l’Herzégovine et de la Bosnie, mais il était plus facile : nous venons d’en dire le motif. L’Allemagne s’est entremise ; l’affaire s’est arrangée moyennant finances. Il ne pourra pas en être de même aujourd’hui. Puissions-nous nous tromper ! Si l’Allemagne arrête l’Italie, ou si, impuissante à le faire, elle amène la Porte à se montrer conciliante jusqu’au renoncement, notre étonnement sera grand, mais notre contentement le sera plus encore. Une redoutable secousse aura été épargnée à l’Europe. Dans le cas contraire, il faudra constater une fois de plus le mauvais sort qui pèse sur l’amitié de l’Allemagne et de la Porte. Toutes les fois que la Porte est dépouillée d’une de ses provinces, elle l’est par une alliée de l’Allemagne, et l’Allemagne est obligée de laisser faire, sauf à panser les blessures après coup. C’est une étrange fatalité.

L’origine de tous ces événemens et de ceux qui viendront ensuite est dans notre entreprise marocaine : à partir du point de départ, on les a vus se dérouler avec une logique inexorable. Ce serait sans doute une raison pour se montrer plus prudent à l’avenir, mais nous n’espérons guère qu’on le soit. Les partisans du protectorat ont fini par l’emporter ; ils ont su mettre la main sur le gouvernement et le pousser peu à peu jusqu’au bout, encouragés au dernier moment par le gouvernement allemand lui-même. Dès lors, il n’est plus question que de notre protectorat : l’Allemagne l’accepte avec toutes ses conséquences ; les autres puissances l’accepteront de même, non pas peut-être aussi vite qu’on l’imagine, mais quelques retards importent peu. Seulement, elles nous demanderont de faire de notre protectorat une réalité ; nous en aurons pris l’engagement, il faudra bien le tenir. Nous serons donc obligés d’organiser, d’administrer, en un mot de gouverner le Maroc tout entier et cela à bref délai. A quoi bon répéter une fois de plus que ce sera une lourde tâche ? Nous comprenons que le gouvernement actuel en rejette la responsabilité sur ceux qui l’ont précédé : il en a pourtant sa part lui aussi. Un jour viendra, — il est encore loin, — où nous serons vraiment les maîtres du Maroc : alors ceux qui ont préconisé le protectorat et la conquête triompheront de notre timidité. Nous ne sommes nullement timides et nous ne méprisons pas la possession du Maroc ; nous la préférons même à celle du Congo ; mais nous aurions pu l’avoir à beaucoup moins de frais en y employant d’autres procédés. On a voulu brusquer l’événement : lorsqu’il sera définitivement accompli, nous ferons le calcul de ce que notre politique inconsidérée nous aura coûté et nous aura fait perdre : on trouvera peut-être alors que le Maroc nous sera revenu cher.


Nous voudrions parler des récentes élections canadiennes, qui sont un événement d’une importance mondiale : la place nous manque, il faut remettre à plus tard. Mais nous avons, hélas ! un certain nombre de deuils à enregistrer.

La catastrophe dans laquelle a sombré le cuirassé La Liberté a dépassé en épouvante toutes celles qui avaient précédé : elle nous a coûté plus de 200 hommes et un des meilleurs navires de notre escadre. Le monde s’en est ému comme nous ; les condoléances sont venues, très touchantes, très sincères car l’humanité entière se sent atteinte par un de ces accidens tragiques qui semblent être une manifestation moderne de l’antique fatalité. C’est une terrible leçon que nous avons reçue le lendemain du jour où une brillante revue de nos forces navales avait rempli nos cœurs de confiance. Nous ne perdons pas cette confiance, loin de là ! mais nous devons lui donner une base encore plus solide. Il faut chercher, il faut trouver la cause de ces grands désastres dont la répétition trop fréquente, après nous avoir affligés, nous étonne et nous déconcerte. Comment n’être pas frappé du fait que ces sinistres nous sont en quelque sorte réservés et n’atteignent que nous ? D’autres puissances ont autant de navires, ou même davantage ; ces navires sont chargés de poudre comme les nôtres ; pourquoi ne font-ils pas explosion comme eux ? La pensée vient invinciblement à l’esprit que le personnel en est soumis à une discipline plus sévère, qu’il pratique une surveillance plus exacte, mieux soutenue, qu’il est sujet à moins de distractions et de négligences. Chez nous, le laisser aller est partout ; l’autorité est affaiblie quand elle n’est pas absente ; l’obéissance est sujette à des intermittences coupables. Nous n’en dirons pas pour le moment davantage ; nous savons trop peu de chose pour conclure ; nous attendrons. Mais l’opinion demande à savoir, elle le veut, elle l’exigera bientôt, et sa douleur d’aujourd’hui n’empêchera pas son jugement de demain.


La Russie, elle aussi, a été frappée, autrement que nous, bien cruellement aussi : un odieux assassinat a coûté la vie à M. Stolypine. Mais que pouvons-nous en dire qui n’ait déjà été dit partout ? Il nous suffit de mentionner le fait avec toute l’horreur qu’il suscite dans la conscience du monde civilisé.

M. Stolypine était l’homme le plus représentatif de la Russie actuelle, ou du moins de son gouvernement ; on sentait en lui une force sur laquelle le pays pouvait s’appuyer. Lors même qu’on n’approuvait pas certains détails de sa politique, on souhaitait qu’elle réussît dans son ensemble, et le fait est qu’elle avait réussi. Il restera dans l’histoire l’homme qui a acclimaté en Russie, non pas le gouvernement parlementaire dont il n’était pas partisan, mais le gouvernement constitutionnel, avec cette particularité importante et nouvelle que la Constitution instituait une Chambre, deux même, et leur donnait des pouvoirs précis. On pourra plus tard aller plus loin dans cette voie, et il faut souhaiter qu’on le fasse avec prudence, en ménageant les transitions indispensables, mais c’est beaucoup d’y être entré résolument, de n’en être plus sorti. Il fallait pour cela, non seulement une intelligence pratique remarquable, mais encore et surtout une volonté extrêmement vigoureuse, qui paraît bien avoir été la qualité maîtresse de M. Stolypine. Rien ne l’a détourné du but qu’il s’était proposé. Les oppositions parlementaires, les intrigues de Cour, les attentats eux-mêmes jusqu’au moment où il y a succombé, n’ont eu sur lui aucune prise. Il a donné au monde un très grand spectacle moral lorsqu’une bombe qui lui était destinée, ayant semé la mort autour de lui et blesse gravement deux de ses enfans, ce crime effroyable, qui a déchiré son cœur de père, a laissé son âme de citoyen impassible, au point qu’il a continué son œuvre politique telle qu’il l’avait conçue, sans qu’on ait senti dans sa main qui l’exécutait le moindre frémissement. Il a été alors le justum et tenacem propositi virum d’Horace, et il n’a pas cessé de l’être depuis, avec moins d’éclat, mais avec la même persévérance tranquille et résolue. Un tel homme méritait la considération universelle, et l’avait obtenue. L’Empereur, qui lui avait donné sa confiance à bon escient, ne la lui a jamais retirée : même lorsqu’il lui est arrivé de désapprouver et de rapporter quelques-unes de ses mesures, il l’a maintenu à la tête du gouvernement, à la grande surprise et à la déception de ceux qui aspiraient à l’y remplacer. Un tel maître était digne d’un tel serviteur. Son œuvre survivra à M. Stolypine, parce que l’Empereur en a compris la nécessité, l’utilité, et aussi parce qu’il l’a remise en bonnes mains. Tout porte à croire que M. Kokovtzoff la continuera fidèlement.

Quant à M. Stolypine, si quelque chose pouvait ajouter au respect que son nom mérite, sa mort l’aurait fait : il a versé son sang pour la Russie. Mais que penser de la secte criminelle d’où sortent encore des Bogroff ? Le policier anarchiste et assassin, qui trahit tout le monde et manifeste enfin sa véritable opinion par un coup de revolver, est une répugnante variété de l’espèce humaine. La Russie, on le voit avec douleur, n’a pas encore réussi à l’extirper de son sein.


Lorsque nous publiions, le mois dernier, deux beaux articles de M. Henry Houssaye, nous savions bien que c’étaient les derniers de lui que nous donnerions à nos lecteurs. Depuis longtemps déjà, M. Henry Houssaye, victime d’une maladie inexorable, avait laissé tomber la plume de ses mains : il était perdu pour ceux qui l’aimaient. Son esprit, autrefois si vif et d’une allure si mâle, s’était obscurci et troublé, et ses forces physiques l’abandonnaient peu à peu. La mort n’a emporté que son ombre. Il laisse une œuvre importante, que ce n’est pas encore aujourd’hui le moment d’apprécier, et dont nous nous contenterons de dire qu’elle a renouvelé, en la précisant par de nombreux détails puisés aux sources les plus sûres, l’histoire des dernières années du premier Empire, depuis la campagne de France en 1814 jusqu’à la seconde abdication. L’épopée impériale parlait puissamment à son imagination de patriote, mais sa conscience d’historien n’en était nullement atteinte, et s’il témoignait une admiration enthousiaste à ce qui est vraiment admirable dans Napoléon, il savait aussi découvrir ses fautes : le respect pour le génie et le malheur n’altérait pas la fermeté de son jugement. Après avoir étudié la période de déclin, douloureuse et sombre, il avait voulu remonter aux jours heureux et lumineux où Napoléon disposait de toute sa force et quelquefois en abusait : il a laissé un récit inachevé de la campagne d’Iéna et c’est de ce récit que nous avons donné un fragment où l’on a pu retrouver toutes les qualités de l’historien et de l’écrivain. Mais il fallait connaître l’homme lui-même pour savoir tout ce qu’il y avait en lui de charmant et de séduisant ; nul n’a été plus sûr dans ses relations, ni plus fidèle dans ses amitiés : la sympathie allait à lui, comme elle en venait, avec une réciprocité naturelle. La génération à laquelle il appartenait a déjà été cruellement éprouvée. Vogué, Vandal ont disparu peu de temps avant lui. C’est ici surtout, dans cette maison qui a été la leur, dans cette Revue où a paru la meilleure partie de leur œuvre, qu’ils laisseront de profonds regrets.


FRANCIS CHARMES.


Le Directeur-Gérant,

FRANCIS CHARMES.