Chronique de la quinzaine - 30 septembre 1918

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Chronique n° 2075
30 septembre 1918


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




La bataille est allée sans cesse s’amplifiant, et s’engendrant pour ainsi dire elle-même de combat en combat. Le front entier, de la Mer du Nord à l’Alsace, s’est ébranlé. En quelques jours, l’initiative et l’action ont porté leurs fruits, qui ne sont encore que des prémices. Des trois poches que, de mars en juillet, les lourdes ruées germaniques, en trois haleines, s’étaient épuisées à creuser dans notre sol, rien ne subsiste plus, que ce que nous ne jugeons pas urgent d’en supprimer. Au Nord, d’Ypres à Neuve-Chapelle, par-delà le mont Kemmel repris, si nos alliés britanniques ne sont pas rentrés dans Armentières, tout permet de croire que l’ennemi en est sorti. A l’Est, de Viel-Arcy à Reims, des forces allemandes continuent à se cramponner au bord méridional de l’Aisne, mais elles ne doivent pas entendre sans angoisse les canons de Mangin tonner sur le plateau de Vauxaillon. Au centre, depuis Havrincourt jusqu’à La Fère, les Anglais et nous, sommes sur les points que notre extrême avance avait touchés en 1917; et, bien que les Allemands s’obstinent à tenir les avancées de Saint-Quentin, nous sommes à pied d’œuvre pour gagner les trois ou quatre kilomètres en moyenne qui nous en séparent. Les Anglais, qui attaquent la ville par le Nord-Ouest, s’en sont rapprochés sensiblement, en écornant la ligne Hindenburg à Pontru, en la crevant à Bellicourt et en faisant 6 000 prisonniers.

Mais ce n’était pas assez que cette ligne Hindenburg, en laquelle l’ennemi possède une confiance qui n’est peut-être que le vœu secret d’y pouvoir reprendre un peu de répit pour ordonner vers l’Est une retraite moins coûteuse, fût atteinte, entamée au Sud, à Aulers et Bassoles-Aulers ; elle a été brisée au Nord, où une large partie du système Drocourt-Quéant a été enlevée d’un seul élan par une des armées anglaises. Depuis lors, nos alliés, solidement couverts sur leur gauche par la Sensée et la Scarpe, ont réussi à franchir ou à tourner, en petites étapes-lentes et sûres, les lignes d’eau qui détendent, au plus près, Douai et Cambrai contre la marche monstrueuse des tanks. Et voici que, tout justement où le flot battait depuis 1914, un mouvement de reflux se dessine qui, aussi bien que les incendies partout observés en arrière, trahit les craintes germaniques. La capitale du pays noir, le centre du centre minier, Lens paraît abandonnée.

Est-ce le recul sur l’Escaut, sur la -Serre, sur l’Aisne haute ou sur la Meuse qui s’amorce ainsi pour être exécuté plus tranquillement dans la saison des pluies, quand la boue rend les poursuites difficiles? Trop tard derrière cette ligne lointaine elle-même, sur la rive droite de la Meuse et jusqu’à la Moselle, retentissent soudain les hourras de la victoire américaine. Un communiqué du général Pershing, — un seul, et d’une concision laconique, — nous a appris que les divisions américaines, appuyées par quelques-unes de nos vieilles troupes coloniales, se sont rejointes, de l’Ouest au Sud des Hauts-de-Meuse, et que, sous cette pression, la fameuse « hernie » de Saint-Mihiel s’est trouvée réduite. Ludendorff a beau jeu d’arguer qu’il en projetait l’évacuation « depuis des années; » la tête de pont que, depuis ces mêmes années, il gardait sur la rive gauche de la Meuse, il ne l’a plus. C’en est fini, en outre, de ce demi-cercle, qu’il avait bien espéré pousser jusqu’au cercle pour y enfermer Verdun : la trouée de Spada est bouchée, le promontoire d’Hattonchatel et le bastion de Thiaucourt sont nôtres. Le nouveau front laisse loin derrière lui les lieux sanglants des Éparges, d’Apremont, du Bois-des-Chevaliers et du Bois-le-Prêtre. Une indication du communiqué ennemi, le nom de Saint-Hilaire apparu dans un communiqué américain, des indiscrétions tolérées par la censure, autorisent à penser que, plus au Nord, le front n’est pas resté immobile non plus, et que nos troupes de Douaumont et de Vaux sont redescendues vers cette plaine de Woëvre que nous avions dû céder en mars 1916, alors qu’auparavant notre front s’étendait jusqu’aux abords de Gussain-ville-sur-1’Orne et de Fresnes.

Il n’appartient à personne d’essayer de deviner quel développement le maréchal Foch entend donner à cette magnifique opération; s’il frappera un autre coup ici, ou un troisième ailleurs. Jusqu’à présent, seul le communiqué de l’État-major impérial a mentionné la route d’Etain; mais la carte enseigne que cette route bifurque d’Étain vers Briey et vers Metz; le bruit nous revient, de source allemande, que les forts extérieurs de la colossale place lorraine sont continuellement bombardés, et l’ennemi ne peut pas, en tout cas, ne pas songer que, tandis qu’il lui fallait, à chaque coup, plus d’un mois pour relever le pesant marteau de Thor, la rapide épée de Foch a riposté et doublé sans arrêt. Saint-Mihiel a été occupé trois jours après que, d’Artois en Champagne, nous étions arrivés sur la ligne Hindenburg. Déjà le public, auquel cette suite de victoires pouvait presque faire pardonner quelque impatience, croyait voir nos progrès se ralentir. Il a été vite rassuré. Pour l’être pleinement, il n’a qu’à se souvenir du titre que le maréchal Foch a inscrit sur l’un de ses livres : De la conduite de la guerre. La manœuvre pour la bataille. Foch, quand il ne se bat pas, manœuvre. La guerre est conduite.

Elle l’est d’un bout à l’autre par une seule tête, qui est lucide, féconde et forte. M. Lloyd George disait récemment, en une de ses trouvailles pittoresques : « Un général ne vaut pas mieux qu’un autre (et c’est la partie contestable de la formule); mais un général vaut mieux que deux généraux. » Les Latins l’avaient dit dès la République romaine. La vertu de l’unité est telle qu’elle se communique et propage l’esprit d’entreprise, l’énergie, la résolution. Longtemps, le front de Salonique avait dormi. Il vient d’avoir un matin triomphant. Les lignes ennemies ont été enfoncées, le premier jour, d’une profondeur de quinze kilomètres sur trente-cinq kilomètres de longueur. « Les troupes allemandes, accourues pour secourir les Bulgares, ont été mises en fuite avec eux. » En Palestine, la victoire n’est pas moins complète. L’armée britannique a battu l’armée turque, pris Naplouse et Nazareth et fait dix-huit mille prisonniers. L’Occident, l’Orient, tout s’échappe. Le monde manque aux conquérants du monde.

Comment ces mauvaises nouvelles, dans la faible mesure où les « communiqués » officiels et les « informations » officieuses les laissent filtrer, sont-elles reçues en Allemagne? Quelque attention que l’on fasse à surveiller ses mots, on peut dire sans scrupule que l’opinion, ou ce qu’il faut bien appeler ainsi, y subit une crise. Cette lassitude, ce découragement, et sinon ce désespoir, au moins cette perte d’espérance, nous n’en chercherons pas la trace dans les journaux, encore qu’on l’y surprenne au détour de certaines phrases, car il n’est pas, depuis que le peuple allemand en a et qu’elles sont tout pour lui, de miroir moins fidèle et plus déformant que ses gazettes. Natum mendacio genus. Race née pour le mensonge actif et passif; pour le commettre et pour le supporter; et, en effet, le mensonge n’est tout-puissant qu’où la crédulité est parfaite. Mais lisons les Discours à la nation allemande, dont quelques-uns nous sont aussi un peu adressés. Harangues, appels ou interviews, ils ne pèchent que par l’abondance. C’est un flot. On a judicieusement remarqué que, dans cette guerre, plus la victoire paraissait s’éloigner d’eux, plus les chefs des États parlaient. Quatre longues années durant, les souverains et les hommes politiques de l’Entente n’ont eu que trop d’occasions de parler. Maintenant, le tour de l’Allemagne est venu. Que d’orateurs! Il y aura de quoi remplir, pour la postérité, un Conciones civil et militaire. Ils y seront rangés dans l’ordre hiérarchique, dernier hommage à la supériorité de l’organisation allemande, et dernier témoignage du bel ordre de l’Empire.

A tout seigneur de guerre et de tribune, tout honneur. L’Empereur d’abord, qui est non seulement le plus haut, mais à coup sûr le plus bloquent et le plus original, ce qu’il doit autant, peut-être, à sa « position » qu’à son tempérament. Nul au-dessus de lui. Puis son héritier, le kronprinz de Prusse. Puis des princes confédérés, le roi de Bavière, le roi de Saxe, ou des princes de famille régnante, le prince Max de Bade; puis le chancelier, comte Hertling, et le feld-maréchal chef d’État-major général, Hindenburg, avec le premier quartier-maitre impérial, Ludendorff (à moins que ce ne soit Hindenburg, Ludendorff, et ensuite Hertling, selon que l’on regarde au protocole ou à l’autorité de fait); puis le vice-chancelier, M. de Payer, et des ministres comme le Dr Soif; enfin des députés au Reichstag, genre Erzberger ou genre Scheidemann, personnages qui n’ont, outre l’importance qu’ils se donnent en général, que celle qu’on leur prête pour la circonstance.

L’Empereur a parlé chez Krupp, à Essen, devant des ouvriers, et c’est déjà un signe que le choix du lieu et de l’auditoire. C’en est un autre que le choix des expressions et des épithètes. « Mes chers amis, » a soupiré Guillaume II, qui s’est présenté lui-même comme « le père de la patrie. »

Si, dans son exorde, il lui est arrivé d’opposer, en les associant, la « demeure des princes » et celle des modestes travailleurs, la cause en est qu’on ne dépose pas comme on le veut les attributs et les habitudes de la majesté. Mais qu’est cela? Un peu de condescendance, un soupçon de morgue, une goutte de sang bleu, perdue dans tant de sang rouge, une frange de manteau blanc. L’Empereur n’a rien de plus pressé que de remercier « les femmes, les filles et les hommes » qui, « le cœur gros de soucis, » ont fait tout leur devoir. Ces soucis se répercutent au plus profond de son cœur, à lui. N’est-ce pas, pour tout Allemand, le cœur paternel? Il daigne en convenir. « Maintes choses auraient pu être autres, et il n’est pas étonnant que l’on ait vu naître du mécontentement. » L’aveu est intéressant, et d’ailleurs il se transforme aussitôt en accusation : « Mais, en définitive, à qui devons-nous ces tristesses? Qui, dès le début de la guerre, déclara que les femmes, que les enfants allemands devaient être réduits par la famine? Qui est-ce qui mit une haine effroyable dans cette guerre? Ce sont nos ennemis. »

Ici commence une suite incohérente de couplets alternés sur un double thème : « la haine » et « la paix. » La haine, on s’en doutait, est le lot des adversaires de l’Allemagne. Quant à l’Allemagne, elle-même, la paix, qui fut le plus précieux de ses trésors, est le plus ardent de ses désirs. Finalement, tous ces couplets s’épanouissent en une large strophe, dont le thème, double encore, est « le bien et le mal. » L’éternelle lutte d’Ormuz et d’Ahriman. Ainsi parle Zarathustra. Il suppose que plus d’un, parmi les ouvriers qui l’écoutent, s’est plusieurs fois interrogé : D’où est venue, après quarante années de paix, cette guerre si longue et si dure? et, pour le tirer d’embarras : « J’ai longuement, assure-t-il, réfléchi à ce propos. Je suis arrivé à cette conclusion : sur la terre, le bien lutte contre le mal. Il en fut décidé de la sorte par le Très-Haut. Le oui et le non, le non du sceptique, le oui du créateur, le non du pessimiste contre le oui de l’optimiste, le non de l’incrédule contre le oui de celui qui a la foi forte, le oui du Ciel contre le non de l’Enfer. Vous me donnerez raison si je dis que cette guerre est née de la grande négation; et si vous me demandez de quelle négation il s’agit, je réponds : C’est la négation du droit à l’existence pour le peuple allemand, c’est la négation de toute notre civilisation, c’est la négation de nos actes. Le peuple allemand était appliqué : il vivait en lui-même, était actif, montrait son génie inventif dans tous les domaines, travaillait de l’intelligence et du corps. Mais il y a des gens qui ne voulaient pas travailler et préféraient dormir sur leurs lauriers. C’étaient nos ennemis. »

Décidément, au présent et au passé, voilà le refrain : le mal, dans le monde, c’était et c’est l’ennemi. Le bien, c’est l’Allemagne; et comme le bien, c’est Dieu, l’Allemagne est divine; mais comme l’Empire allemand, c’est l’Empereur, il en découle, dans la logique spéciale de cette extravagance mystique, que l’Empereur est le bien et qu’il est une espèce de substitut; en jargon de là-bas, on dirait un ersatz de Dieu. Ils vivent tous deux face à face, le vrai et le faux, Dieu et l’Empereur, dans une intimité qui permet au second d’appeler, et, par un perpétuel blasphème, la familiarité allant jusqu’à la domestication, de sonner en quelque manière le premier, pour le faire intervenir comme conseiller et comme garant dans toutes les affaires. Guillaume le jure : « Celui qui est là-haut (l’Autre) sait quelle conscience j’ai de ma responsabilité. » Celui-là ne sait pas moins bien les choses dont l’Empereur n’a pas conscience. « Nous Allemands, nous connaissons seulement la colère loyale qui frappe l’adversaire; mais lorsqu’il est terrassé et qu’il saigne, nous lui tendons la main et prenons soin de sa guérison. » De quelle oreille peut-il entendre de telles paroles, le Maître des terres et des mers pleines de victimes innocentes, l’Hôte des cathédrales en flammes, l’Esprit qui habite les ruines; et qui donc ose les lui dire, à Lui dont les éclats de rire sont parfois des éclats de tonnerre? Mais l’hypocrite ose tout : « Nous plairons à Dieu, gémit l’Empereur. » Et, se rappelant où et à qui il parle : « Chacun de nous reçoit d’en haut sa tâche, toi à ton tour, moi sur mon trône ; mais nous devons tous tabler sur l’aide de Dieu. Le doute est la plus grande ingratitude à l’égard du Seigneur... Confiez-lui toutes vos peines, il veille sur nous. » Et encore : « Aspirez au royaume des Cieux et vous l’obtiendrez. » Combien sont-ils, en Allemagne, qui, parce que l’Empereur a aspiré à la domination universelle, ont obtenu le royaume des Cieux? On les compterait par millions, mais, eux, ils ne se lèveront plus pour acclamer d’un Ia! aussi servi le que sonore l’exhortation impériale, de tenir jusqu’au bout. Le bout qu’il leur a donné, ils le tiennent. La haine, la paix, le sacré, le profane, en terminant son prêche, ce pasteur de peuples, qui se fait, à l’occasion, pasteur tout court, et qui, le reste du temps, a une si singulière façon de mener paître ses brebis, môle tout dans une péroraison également pieuse et cavalière : « Allemands, groupons-nous. Haut les glaives, haut les cœurs, les muscles tendus pour la lutte... et aussi longtemps que cela durera, que Dieu nous aide! » Un signe de croix : Amen! Un geste du bout des doigts : « Et adieu pour aujourd’hui! »

On ne s’aventurerait guère à avancer que ce sermon est sans modèle et sans précédent dans la littérature politique. Entre tous les discours qu’ont fabriqués les historiens antiques ou recueillis les modernes, il n’en est probablement pas un pareil. Il s’écarte même à ce point du langage politique ordinaire qu’il faut l’analyser de tout près, le décortiquer et presque le disséquer, pour en retrouver les intentions politiques. Mais, en le découpant membre à membre, il semble qu’il s’en découvre trois. La principale est, en prévision d’une catastrophe, de retirer son épingle du jeu. L’accusation retournée laisse voir une apologie, « ce n’est pas ma faute ! » et de nouveau, cinq lignes, dix lignes plus bas; « ce n’est pas du tout ma faute! » L’Empereur est renseigné : Il n’est pas demeuré inerte. Il est sans reproche et ne craint pas le jugement populaire. Oui, sans reproche et sans crainte : « Je sais très bien que chacun de vous me donne raison sur ce point. Croyez-moi, il n’est pas facile chaque jour d’avoir le souci et la responsabilité d’un peuple de 70 millions d’habitants et, en outre, de voir, pendant plus de quatre ans, toutes les difficultés et la misère croissantes du peuple. »

Ces difficultés qui grandissent, il n’y a plus moyen ni de les nier, ni de les cacher, et les confesser avec précaution, en plaidant les circonstances atténuantes, est la deuxième intention politique du discours. Mais l’orgueil allemand, l’illusion allemande ont besoin d’être ménagés : l’Allemagne aurait horreur de la vérité toute crue et toute nue ; et chez elle l’horreur se changerait vite en fureur : heureusement qu’il est, à son usage, une vérité allemande.

Et la deuxième intention, à son tour, dévoile la troisième : encourager la nation à la résistance, en lui suggérant qu’elle ne fait qu’une guerre défensive; que la haine de ses ennemis, née de leur jalousie, se propose de l’exterminer, et que par conséquent elle combat pour la vie; subsidiairement, en cas de revers persistant, la préparer à une paix qui ne serait pas celle qu’on lui avait promise; en attendant, et pour ménager les revirements de fortune, la mettre en garde contre les entreprises que les gouvernements et les journaux de l’Entente sont censés tenter au détriment de son moral.

Que dire enfin? De même que, dans le discours d’Essen bien que, sous certains rapports, il ne soit pas banal, ce qu’il y a de plus remarquable, c’est le fait qu’il a été prononcé et le lieu où il l’a été, de même, en cette confidence, du trouble qui agite l’Empire, ce qu’il y a d’instructif et de significatif, c’est qu’on ait été obligé de le faire. Mais tout le criait. Tant de morceaux d’éloquence, tant de pages d’écriture, tant d’entretiens sur les toits ou entre deux portes, touchent la même note et rendent le même son.

Sur les autres manifestations de l’inquiétude allemande, nous serons sobres. Néanmoins, une mention est due à celle de M. de Payer. C’est lui, sans doute, qui en sa qualité moins de vice-chancelier de l’Empire que de leader du parti radical et de délégué au pouvoir de la majorité parlementaire, a été chargé, dans le concert, de la partie proprement politique.

Musique connue, instrument médiocre : dès les premières mesures, M. de Payer joue un peu fort. Il est vrai que c’est à Stuttgart, dans un banquet de journalistes wurtembergeois, qui n’ont pas peur qu’on souffle. Mais prétendre établir que, «malgré les récents succès militaires bruyamment annoncés, » l’Entente ressent, tout comme la Quadruple Alliance, une forte dépression morale, rentrée en matière est assez violente. A quoi le vice-chancelier mesure-t-il cette dépression imaginaire? A l’élan des soldats de Foch, de Douglas Haig et de Pershing? Aux sentiments que leurs exploits ont fait naître ou ont ravivés dans les âmes de la population civile? Ce serait quelque chose de nouveau, le doute dans la certitude, la dépression dans la victoire. Peut-être M. de Payer, en mettant au même niveau le moral des Empires et le moral de l’Entente, visait-il moins encore à nous déprécier ou à nous calomnier qu’à relever ses concitoyens, tombés d’une énorme hauteur. Il semble qu’il ait des scrupules, autant qu’un Allemand puisse en avoir; il atténue, il enveloppe, il efface presque : « Je connais trop peu la psychologie des ennemis pour répondre à cette question (qui est-ce qui les soutient, est-ce seulement l’espoir de l’écroulement intérieur de l’Empire?). On a parfois l’impression que leurs défaites, leurs pertes, leurs misères et leurs désillusions ont augmenté plutôt leur force de résistance. » Et l’Allemagne ! « L’Allemagne a battu déjà des millions de Russes, de Serbes et de Roumains; cependant on ne peut méconnaître que la coopération américaine sur le front représente pour elle un lourd fardeau dont le poids s’accroît constamment. » M. de Payer y consent. « La guerre sous-marine n’a pas eu des effets aussi rapides et aussi sûrs qu’on l’escomptait. Nous en sommes malheureusement devenus plus pauvres d’une espérance. » C’est en contradiction avec ce qu’avait déjà dit l’Empereur, avec ce qu’allait dire encore l’amiral von Scheer, mais deux Allemands au même moment, et souvent le même Allemand en deux moments, n’en sont pas à une contradiction près.

Le vice-chancelier de l’Empire n’a plus, dans ce bouleversement de toutes choses, qu’une conviction bien enracinée, qu’une idée fixe. « Il n’y a pas, pose-t-il en axiome, un homme réfléchi qui puisse supposer que cette guerre se terminera par une paix comme les autres. » D’abord, « la paix ne devra pas être faite sans les peuples, et, les gouvernements ne pourront la faire qu’en accord étroit avec eux. « Mais ces peuples, que recherchent-ils? « Pour eux, la chose principale n’est pas le gain en habitants, en biens, en territoires, en honneurs; ce qu’ils veulent, en première ligne, c’est une paix durable : aussi n’y aura-t-il point de paix de conquêtes. » Renonciation, déception, équivalent d’une défaite pour l’Entente ; mais non pour la continente Allemagne, « dont le gouvernement est resté fidèle à la parole impériale. » Nous, Allemands, « ce ne sont pas des pensées de conquête qui nous poussent. » Toutefois, distinguons. Il y a l’Orient et il y a l’Occident. En Orient, l’Allemagne ne pouvait rien pour empêcher la désagrégation de l’Empire russe, mais il est évident qu’elle n’a aucun intérêt à voir se reconstituer sur ses frontières un puissant État qui la gênerait. Elle entend donc profiter à perpétuité de l’heureux hasard qui l’en a débarrassée. « À l’Est, il y a la paix ; la paix continue, que cela plaise ou non à nos ennemis. » Si c’est convenu, on peut « causer. »

« Pour le reste, la situation territoriale d’avant-guerre peut être rétablie partout. » L’Allemagne n’y met, pour elle et pour ses alliés, qu’une condition préalable, qui est qu’ils retrouveront, colonies comprises, tous leurs territoires de 1914. Cela, c’est ce qu’ils auront ou ce qu’on leur rendra ; quant à ce qu’ils rendront, quand et comment ils le rendront, c’est une autre affaire. « Nous, Allemands, nous pouvons, dès que la paix sera signée, évacuer les territoires occupés ; nous pouvons même (si le statu quo ante bellum est territorialement tout à fait rétabli et dans ce cas seulement) évacuer la Belgique, avec laquelle d’ailleurs nous traiterons de nos intérêts économiques, parallèles sur beaucoup de points. Tout en évacuant militairement la Belgique, nous ne l’évacuerons pourtant pas politiquement ; car il y a « l’hinterland belge » et, à l’intérieur même du royaume, il y a la question flamande, porte ouverte à l’ingérence allemande, au titre de la tutelle qu’elle exerce sur toute famille de race germanique. L’Allemagne réclame de la Belgique « la sagesse et la justice. » Elle s’estime en droit et en posture de les exiger. « C’est une hypocrisie de présenter la Belgique, pour ainsi dire, en habits blancs de l’innocence, comme une innocente victime de notre politique. » Le sang qui a coulé était-il donc si pur ? C’est l’Allemagne, au contraire, qui a failli être victime de la politique belge,’complice de la tentative d’encerclement qu’avait méditée l’Angleterre.

Et M. de Payer en arrive par-là au chapitre des indemnités. Là-dessus, il veut être généreux. Y a-t-il lieu, de part ou d’autre, à une indemnité de guerre ? Pas de la part de l’Allemagne, à coup sûr. « Si on nous avait laissés tranquillement aller à notre travail, il n’y aurait pas eu de guerre et pas de dégâts. » Mais si l’Allemagne ne doit rien, 0 se pourrait bien qu’on lui dût. « Nous sommes fondés à croire, nous sommes même convaincus, qu’ayant été attaqués sans que nous soyons coupables, nous avons le droit à une telle indemnité. » Et si l’Empire est présentement disposé à n’en pas poursuivre le recouvrement, c’est qu’il y faudrait « de si grands sacrifices que l’argent ne les paierait pas. » Le vice-chancelier s’en console à demi: « Malgré tout, le traité de paix aura encore un riche contenu positif » (0 phraséologie des Universités d’Outre-Rhin.) Quel « contenu positif? » M. de Payer voudrait nous induire en la tentation de nous contenter d’avoir fondé sur le papier, qui devient facilement chiffon, une vague Société des nations avec institution de tribunaux d’arbitrage international, et mirages de désarmements nationaux. L’Allemagne, déclare-t-il, ne fera à ce programme aucune opposition. Elle serait prête, plutôt, à collaborera sa réalisation. Nous l’avions prédit, qu’elle revendiquerait la paternité ou la maternité de cette société nouvelle, dont elle aurait fourni le prototype dans l’ancien Saint-Empire ou l’ancienne Confédération. Mais M. de Payer y apporte une manière de cynisme agressif : « L’idée d’une Ligue des nations nous était déjà familière à l’époque où l’Angleterre et la France ne pensaient qu’à opprimer ouvertement les peuples étrangers. » C’est-à-dire aux temps de Kant, de Stein et de Hardenberg, aux périodes révolutionnaire et napoléonienne. « Une juridiction d’arbitrage, même internationale, n’est pour nous rien de nouveau. » Pour nous, pour des gens qui ont été accoutumés à l’arbitrage de la Confédération entre les nations germaniques, avec pouvoir « d’exécution fédérale. » Seulement, de ce Saint-Empire élargi, tout le monde en serait : « tous ceux qui désirent un partage égal des droits et des devoirs. »

En donnant cette définition, M. de Payer ne songe pas à en exclure l’Allemagne, mais à y emprisonner l’Angleterre, cette Carthage de Berlin. « Nous verrions même volontiers étendre ces précautions aux forces navales, et non les restreindre aux seules forces terrestres. » D’ailleurs, M. de Payer en engage sa foi : il faudra prendre l’Allemagne telle qu’elle est : elle n’a pas changé et ne changera pas. « La prétention de ne vouloir nous accepter aux négociations qu’après que nous aurons demandé grâce, en manifestant le repentir, nous fait rire : nous rions des fous qui radotent ainsi. »

Aussi bien ce discours n’était-il qu’une introduction à la valse viennoise où devait nous inviter, l’heure jugée venue, la Note partie du Ballplatz.

Premièrement, le comte Burian pose la question comme M. de Payer l’a posée, quant à l’opportunité de la démarche. « Un examen objectif et consciencieux de la situation de tous les États belligérants, proclame-t-il, ne laisse plus aucun doute que tous les peuples, de n’importe quel côté qu’ils se battent, désirent ardemment une prompte fin à la « lutte sanglante. » Deuxièmement, il s’en faut de peu qu’il n’avoue : « Le constant et étroit accord qui existe entre les quatre puissances alliées nous autorise à supposer que les alliés de l’Autriche-Hongrie, auxquels la proposition est adressée de la même manière, partagent les vues développées dans la Note. » Troisièmement, c’est la répétition, selon les règles de l’automatisme allemand, des démarches antérieures de décembre 1916, de mars 1917, de février 1918. C’est l’intrigue dont la coalition a fait, depuis quatre ans, précéder ou accompagner chacune de ses attaques, la fugue dont elle les a fait suivre, après qu’elles ont été manquées. Sous toutes les papillotes de ce style aulique, qui est bien le plus entortillé, le plus filandreux, le plus agaçant et énervant des styles, le parfait exemple de ce qu’il convient à un esprit clair, droit et honnête d’éviter, le ministre de Sa Majesté Apostolique nous offre de sauver l’Empire allemand et la monarchie austro-hongroise, ou, dans l’ordre qu’il préférerait, la monarchie austro-hongroise et l’Empire allemand.

Si la conversation ne doit pas lier les interlocuteurs, si même elle ne doit pas « interrompre les opérations militaires, » où peut-elle conduire ? À dissiper ce que le comte Burian appelle, par un euphémisme excessif, « des malentendus invétérés. » À « faire jaillir des cœurs les sentiments humanitaires si longtemps refoulés ? » Halte-là ! Nous ne voulons être « humanitaires » que pour ce qui n’a pas cessé d’être humain. Il y a, à la soi-disant proposition de Vienne, une question préjudicielle : « Peut-on traiter "ou simplement causer avec l’Empire allemand tel qu’il s’est comporté depuis son origine et révélé notamment depuis 1914 ? M. de Burian raisonne comme s’il ne s’était rien passé. Poser ainsi le problème, c’est le poser mal. C’est, de quelque façon, supprimer toute la moralité de la guerre ; moralité, au sens de leçon de la fable : « Cette fable prouve que… » Il faut que cette guerre prouve à jamais qu’il n’est permis à personne de violer impunément toute foi, toute loi, et tout droit. Le traité par lequel elle sera close aura « un riche contenu positif » s’il édicté et s’il assure, contre les États coupables et contre leurs chefs criminels, ces sanctions publiques et privées qui marqueraient le plus grand progrès accompli, au cours des siècles, dans la vie internationale.

En même temps que l’Autriche expédiait correctement et même solennellement sa Note aux belligérants et aux neutres, implorant sur elle la bénédiction du Souverain Pontife, l’Allemagne, par l’entremise d’un gentilhomme bavarois de ses agents, dont elle se piquait d’exploiter les alliances, a esquissé vers la Belgique un geste de séduction qui par lui-même est un outrage; plus odieux encore, par le prix qu’elle avait l’audace d’y mettre. C’était à la Belgique, qui ne recevait rien, en compensation de ses souffrances et de ses pertes, de donner « des garanties » de toute sorte, politiques, militaires, coloniales, économiques : à peine si on ne lui appliquait pas la conclusion extrême de M. de Payer, et si on la dispensait de verser à ses bourreaux une indemnité, la seule chose qu’à leur avis ils ne lui auraient pas volée ! Comme toujours, l’Allemagne s’est trompée sur le moment, sur le milieu et sur la personne. Elle n’a pas appris à lire dans les yeux du roi-chevalier. Au reste, l’opération était peut-être plus stratégique encore que diplomatique, et c’est, en notre faveur, un excellent présage de plus.

Pour nous, sollicités par le comte Burian, deux attitudes étaient possibles. Nous pouvions ou nous taire, — ce que les maîtres eussent conseillé, — ou répondre en mettant les points sur les i, et il y en a au moins un dans chacun des trois mois qui, répétés pour la centième fois, doivent être toute notre réponse : Restitutions, réparations, garanties. C’est à peu près ce que nous avons fait. Nous avons répondu, mais de haut et de loin, en rompant tout de suite, en déclinant une conversation qui n’eût été qu’un bavardage. Le président Wilson a frappé sa réplique de son empreinte ferme et robuste; celle de M. Balfour s’est ornée d’une dissertation aussi vigoureuse qu’élégante; M. Clemenceau a donné à la sienne les ailes de la Marseillaise. Foch demeure, d’un consentement unanime, notre premier plénipotentiaire, et nos héroïques soldats « les bons ambassadeurs de la République. »


CHARLES BENOIST.

Le Directeur-Gérant : RENE DOUMIC.