Chronique de la quinzaine - 31 août 1918

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Chronique n° 2073
31 août 1918


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




« On sent qu’une pensée circule, une seule pensée dont l’unité articule la diversité de l’action... On a l’impression que la guerre est conduite. » Ce qui apparaissait ainsi dans la seconde bataille de la Marne s’affirme avec éclat dans la nouvelle bataille de la Somme, de l’Avre et de l’Oise. A peine les dernières vagues de l’assaut mené par les armées Mangin, Dégoutte et Berthelot étaient-elles venues mourir (si l’on pouvait dire qu’elles fussent mortes) au pied des hauteurs qui dominent la vallée de la Vesle, que le flot reprenait de la vigueur dans la région au Sud-Est d’Amiens. La quatrième armée britannique, aux ordres directs du général Rawlinson, et la première armée française, aux ordres du général Debeney, toutes les deux sous le commandement supérieur du feld-maréchal sir Douglas Haig et le commandement suprême du général Foch, s’y unissaient en un fraternel effort. L’attaque fut lancée le 8 août au matin. Le temps était favorable; la préparation d’artillerie fut très courte, violente en conséquence; la surprise de l’ennemi, complète, comme mille anecdotes l’ont montré; les tanks et l’infanterie, derrière eux, tirent leur chemin et leur besogne; du premier coup, nous gagnâmes, aux points de la plus profonde avance, une douzaine de kilomètres, enlevant des canons et du matériel, ramenant des prisonniers par brassées. Depuis lors, de jour en jour et de communiqué en communiqué, nos progrès ont été constants, plus faciles et plus larges à notre centre et à notre droite, plus disputés sur la gauche.

Dès le 10, était intervenue une nouvelle action, qui devait produire « l’événement. » La troisième armée française, général Humbert, enveloppait, par le Sud et par l’Est, Montdidier, déjà menacé par l’Ouest, et que les Allemands abandonnaient en toute hâte. Entre Lassigny et Compiègne, elle faisait le siège du massif boisé de Thiescourt-Ribécourt, occupant, l’une après l’autre, les crêtes qui-donnent des vues soit sur la vallée de l’Oise, soit sur celle de la Divelle. Plus lentement ici, plus rapidement là, notre front devenait presque rectiligne, de l’Ouest de Chaulnes, par l’Ouest de Roye, à l’Ouest de Lassigny. A Chaulnes, ou près de Chaulnes, passent deux grandes routes et s’embranchent trois lignes de chemins de fer; de Roye, ne rayonnent pas moins de sept routes dans toutes les directions, et près de Roye passe la ligne de Montdidier à Péronne; Lassigny se trouve au croisement des deux routes de Roye à Compiègne et de Ressons-sur-Matz à Noyon. Ainsi s’explique l’acharnement de l’ennemi à s’y cramponner. Il y défend tout à la fois ses voies vers l’avant et vers l’arrière, ses possibilités d’offensive et de retraite. Mais il est permis de croire que, pour l’instant, il a les regards tournés en arrière et songe plutôt à la retraite. Lassigny est tombé; Roye est encerclé; Chaulnes n’est pas solide. Un mouvement dessiné par nous entre l’Oise et l’Aisne, d’abord à Autruches, puis, sur une longueur de 15 kilomètres, de Carlepont à Fontenoy, était un signe que le champ de nos opérations allait s’étendre encore. Au Sud, il s’est en effet étendu, l’armée Mangin étant rentrée en scène jusqu’à l’Ailette et à l’orée de la forêt de Coucy. Au Nord, les Anglais balaient les avenues de Hazebrouck, ont repris Albert, pointent sur Bapaume, serrent Chaulnes. Peut-être même, de proche en proche, ce champ s’étendra-t-il bien au-delà. Les Flandres, la Champagne, la Lorraine sont, si l’on le veut, des secteurs calmes, mais d’un calme relatif et intermittent, On a dit du maréchal Foch qu’il était le « maître de l’heure. » Il est aussi le maître du lieu. Il se meut librement dans le temps et dans l’espace. Nous n’avons qu’à attendre; les résultats acquis nous rendent la confiance aisée. Comme la bataille de la Marne a dégagé la ligne de Nancy, la bataille du Santerre dégage les deux lignes d’Amiens par Saint-Just-en-Chaussée et par Montdidier. Amiens respire à pleins poumons; les communications avec nos mines du Nord, avec les forces et les bases britanniques, sont assurées ou rétablies à plein rendement. L’accès à la mer est fermé sur la Somme, comme l’accès à Paris est interdit sur l’Oise. Trois chefs-lieux d’arrondissement, des centaines de villages sont délivrés. Les deux abcès de Compiègne et de Soissons sont débridé». Nous ne gagerions pas que les Allemands soient toujours à Noyon. Il n’est pas jusqu’au rugissement théâtral du gros-canon qui, de plusieurs côtés, ne s’éloigne; et c’était pourtant beaucoup de bruit pour rien.

Non seulement cette double victoire de la Marne et de la Somme flatte nos désirs et berce nos espoirs, si elle ne les comble pas; non seulement elle nous enflamme, mais elle satisfait également notre esprit, ainsi qu’une victoire de l’art sur le métier et de rame sur la mécanique. Disons, sans périphrase, que la manœuvre de Foch est une belle chose, et qui nous semble une belle chose bien française, très simple, très claire, où la stratégie apparaît faite surtout de bon sens, d’opportunité, de suite et de mesure. Pour l’admirer, il n’est pas nécessaire d’en connaître les règles, ni d’en démonter et remonter les ressorts; il suffit d’en sentir vivement la vertu et la qualité. Or, il n’y a pas un Français, fût-il le moins militaire des hommes, qui, dans la manœuvre du maréchal. Foch, ne sente la vertu française. De l’Aisne à la Marne, et de la Marne à la Vesle et à l’Aisne, puis de l’Ancre à la Somme et à l’Oise, en ses différents actes, en ses diverses perspectives, c’est une tragédie classique, c’est le jardin de Versailles : c’est de la raison, c’est de l’ordre. Aussi ne nous contentons-nous pas de sentir; nous nous imaginons comprendre, et nous en sommes heureux comme d’une revanche que le génie français se devait.

L’Allemagne commence à sentir, comprend mal, ou ne comprend pas, est troublée et mécontente. Tout le monde, en Allemagne, n’ignore plus tout à fait tout. Il n’a pas été possible d’y cacher complètement la seconde bataille de la Marne, de même qu’on y avait escamoté la première. On était parti pour cette bataille, qu’on voulait et qu’on promettait décisive, avec une solennité qui ne souffre pas les excuses. Les instructions elles-mêmes en portent témoignage. « La 1re, la 3e, la 7e des années impériales, prescrivait Ludendorff, attaqueront l’ennemi sous le commandement de Son Altesse Impériale le Kronprinz. Sa Majesté l’Empereur assistera à la bataille. » Et nous avons appris, par les confidences, souvent puériles et ridicules, de l’historiographe officieux Karl Rosner; qu’en effet l’Empereur y a assisté, de sa tour. C’était donc parfaitement, dans la pensée des chefs qui l’ordonnaient et du souverain qui l’encourageait, le dernier effort, l’effort final par lequel le sort de la guerre devait être fixé, et le nom dont on le désignait le disait assez : Friedenssturm, l’offensive de la paix. A présent que la bataille a été livrée et perdue, il faut en rabattre, mais on en rabat trop.

L’abondance et la contradiction des explications trahissent un embarras dont on n’arrive pas à se tirer. Il semble qu’il se soit formé deux courants, l’un que nous appellerons a de la Cour, » et l’autre, « de l’État-major. » Tandis que la Cour, et notamment le prince Henri de Prusse, le propre frère de l’Empereur, soutenait, sur l’attestation de rattaché militaire turc, qu’il s’agissait bel et bien, non d’une défaite, mais d’une « victoire allemande, » l’État-major, pour sa part, adoptait trois attitudes successives. Dans le premier moment, il avait été porté, par habitude, à nier, dissimuler ou atténuer l’échec. Ensuite il avait cherché, en ergotant, en enveloppant le fait de considérations techniques, à le transformer en succès, et, comme on a dit de la charge que c’était une fuite en avant, volontiers il eût dit, il faisait ou il laissait dire de sa retraite que c’était une victoire à reculons. Et cela n’était pas nouveau, le thème avait déjà servi après le fameux repli de Hindenburg. On n’y changeait, Dieu sait pourquoi, que l’épithète. « D’élastique » sur la Somme, en 1916, le repli, sur la Marne, en 1918, devenait « stratégique. » — « La stratégie, déclarait-on noblement, aura de nouveau la parole. Les événements qui viennent de se dérouler entre Reims, la Marne et Soissons ont montré que la stratégie n’est pas morte. » — En ce sens, la retraite sur la Vesle et sur l’Aisne n’était pas de l’ouvrage ordinaire ; « la façon dont elle s’est opérée a été magistrale et typique; elle pourra être donnée en exemple dans l’histoire de la guerre. » — Enfin, troisième position, puisqu’ils avaient été manques, on s’efforçait de réduire les objectifs. Que s’était-on proposé en attaquant le 15 juillet, avec une trentaine de divisions comme entrée de jeu, sur une soixantaine de kilomètres; Reims, Epernay, Châlons, et, de Montmirail, un retour foudroyant sur Paris? Pas du tout; mais, tout simplement, une marche pour se dégourdir, une promenade au-delà de la Marne. Restreinte à ces proportions, l’affaire n’avait pas pris une si mauvaise tournure. « Nous avons redressé et raccourci notre front. » Mais si l’on n’avait pas d’autre dessein que de redresser le front et de le raccourcir, quelle nécessité, au préalable, de dépenser tant d’hommes et tant de projectiles, tant de sang et tant de fatigues, pour le bomber et l’allonger? — « Seigneur, sans sortir de l’Épire! »

Parallèlement à la réduction de ses objectifs à lui, Ludendorff, à l’usage du public allemand, enfle et boursoufle les nôtres. La presse, qui chante sous son bâton, est attentive et prompte à exploiter jusqu’à l’excès de nos espérances. Si nous en lisions plus soigneusement les articles, nous nous garderions démarquer la plus légère déception quand les choses ne vont pas assez vite ou assez loin, à notre fantaisie. L’Allemand est-il forcé par nous de se retirer sur l’Aisne ou sur la Somme, le Grand Quartier impérial ne craint pas de nous le faire entrevoir se retirant sur la Meuse et sur la Moselle, afin de pouvoir dire que c’était sur la Meuse et sur la Moselle que nous essayions de le repousser ; qu’ainsi notre projet est déjoué ; et qu’ainsi, même lorsqu’elle n’est pas positivement victorieuse, lorsqu’elle ne l’est que négativement, l’Allemagne demeure toujours invincible. Par l’écart, qu’il souligne d’autant plus qu’il les crée, entre nos prétendues ambitions et ce que nous en avons pu réaliser, il se pique de déprimer l’opinion chez nous, de relever et de réconforter le moral de l’Empire. Mais, cette fois, pour ne parler que de ce qui se passe en Allemagne, d’après le peu qui en transpire au dehors, il a fort à faire.

Il a fallu que s’ouvrit la cinquième année de guerre avant que fût entamée ou écorchée seulement la carapace de crédulité et de vanité dans laquelle s’est séculairement enfermé le peuple allemand. On dirait néanmoins qu’elle est rayée : cette longue guerre, cette guerre terrible, a eu les ongles très durs. Assurément, l’Allemagne ne sait pas encore ; mais elle s’inquiète ; elle se doute, ou elle doute, elle soupçonne. Le bruit s’est répandu, par l’intermédiaire des neutres, qu’une grande effervescence y régnait, au moins dans certains milieux, et l’on citait des noms de villes. Il vaut mieux que nous n’en croyions rien. C’est déjà beaucoup que toute l’Allemagne n’ait plus une foi aveugle, et il paraît avéré qu’elle ne l’a plus. La carapace percée, le corps mou ne tarderait guère à s’affaisser. Dans la désillusion comme dans l’enthousiasme, cette « nation de gros engin, » restée, malgré sa science et sa discipline, telle que l’avait connue Froissart, donne des réactions brutales. Où en est-elle ? Il est difficile de le préciser ; mais il est facile de voir où ses dirigeants en sont envers elle. Ils en sont aux précautions oratoires ; à faire jouer devant elle un système compliqué de mensonges absolus et de demi-vérités dosées et travesties. Ministres, généraux, civils, militaires, en harangues et en interviews, chacun, sur le ton de sa fonction, dit son mot. Trois secrétaires d’État de l’Empire, qui seront probablement celui des Colonies, celui du Trésor, et le Vice-Chancelier lui-même, vont sous peu partir en tournée, afin « d’éclairer les populations sur les buts de guerre du gouvernement. » Une Allemagne où tout irait bien ne parlerait pas tant. Là encore, n’exagérons point, mais quel étrange son rendaient des propos récents de M. de Hintze, et d’autres, d’une inspiration analogue, où l’on ne rougissait pas d’offrir en modèle à l’Uebermensch la fermeté et la constance françaises ! Entrerions-nous, avant Iéna, dans l’ère des « Discours à la nation allemande ? »

Puisque l’orateur, aujourd’hui, est cet amiral de Hintze, à moitié marin, à moitié diplomate, qui s’est illustré partout par les plus scandaleux exploits, voilà, de la situation militaire et politique de l’Empire à la guerre sous-marine, une transition toute trouvée. Quoi que l’impérialisme et le militarisme allemands puissent penser de la guerre continentale, et des chances qu’elle leux réserverait encore, la faillite de la guerre sous-marine est évidente, même aux yeux les plus prévenus. M. Lloyd George, à la Chambre des Communes, dans la séance du 7 août, en a dressé le bilan avec une rigueur impitoyable. Admettons que les autorités allemandes contestent les chiffres de l’Amirauté anglaise : les statistiques sont complaisantes, il n’est que de les interpréter, en les sollicitant, et on s’y entend à Berlin; à un chiffre, on peut toujours opposer un autre chiffre. Mais la conclusion reste irréfutable : « Si les sous-marins avaient réussi, nos armées en France eussent été gaspillées inutilement; les Américains n’auraient pas pu franchir les mers, et les munitions n’auraient pu être transportées; nous n’aurions pas pu expédier le charbon et les matériaux nécessaires à la France et à l’Italie pour manufacturer les munitions. Si la France, l’Italie et la Grande-Bretagne eussent été menacées par la famine, la guerre aurait été terminée avant même que cette éventualité se produisit. » L’Allemagne, on en convient, n’est pas obligée d’en croire le premier ministre d’Angleterre, mais il y a des choses qu’elle peut voir, et même des choses qu’elle ne peut pas ne pas voir. Les armées britanniques en France n’ont pas fait et ne font pas une besogne vaine ; les Américains ont franchi les mers; les munitions ont pu être transportées, le charbon et les matières premières ont été expédiés en France et en Italie, dont les manufactures, loin de chômer, se sont multipliées et ont multiplié leur production. La France, l’Italie, la Grande-Bretagne, n’ont pas été menacées par la famine, et l’éventualité ne leur en est même pas apparue, puisque, — c’est une certitude pour l’Allemagne comme pour nous, — la guerre n’est pas terminée.

Mais si l’Allemagne tient à n’en pas juger par les raisons des autres, qu’elle en juge alors par les siennes. On lui avait juré de mettre en quelques mois, par la guerre sous-marine, l’Angleterre sur les genoux; et, après une première expérience, on ne lui avait demandé qu’un nouveau crédit de quelques mois encore : au bout de ces quelques mois, de six mois peut-être, d’un an tout au plus, l’orgueilleuse Albion aurait crié grâce : Dieu l’aurait punie. L’Entente serait affamée, disloquée, coupée en tronçons isolés l’un de l’autre et impuissants. Pour ne pas faire rétrospectivement le fanfaron, ce qui est la plus vilaine façon de le faire, avouons que, pendant un certain temps et un assez long temps, le péril a été sérieux. M. Lloyd George ne l’a pas caché : « D’avril à juin 1917, 40 pour 100 des vapeurs britanniques de plus de 300 tonnes ont été coulés par l’action ennemie.» Mais que l’Allemagne, à son tour, avoue que ce temps est passé : 1,23 pour 100 de portes seulement, de mars à juin 1918. Et qu’elle aussi dresse son bilan. Deux ans durant, avec ses sous-marins, elle a détruit un grand tonnage; elle a accumulé ruines sur ruines, et douleurs sur douleurs, mais des colères sur les douleurs et des haines sur les colères. Elle a souillé son pavillon de taches que les eaux de tous les océans ne suffiraient pas à laver. Elle a jeté aux abîmes, sans que leurs supplications pussent faire lever en elle le moindre germe de miséricorde, des milliers de victimes innocentes, femmes, enfants, et ce qui, avant elle, était sacré à tous les hommes, la chair mutilée et souffrante des blessés reposant sous la croix protectrice. Dans son mépris de toute loi et de tout droit, sa malfaisance à longue portée a supprimé ou affaibli, en prévision du lendemain de la paix, la concurrence des neutres; et les neutres, pour la plupart, inclinés devant la force, ont pris le parti de tout supporter; mais leur cœur, à défaut de leur bouche, s’est rempli de malédictions. L’Espagne, lasse à la fin d’envoyer pour chaque navire torpillé des « notes » de protestation dédaignées, s’est décidée à envoyer non plus une simple note, mais une « notification, » par laquelle elle signifie à la Chancellerie impériale qu’en échange du tonnage qui lui serait coulé désormais, elle récupérerait un tonnage égal sur les bateaux allemands mouillés dans ses ports. La volonté de son gouvernement de maintenir quand même sa neutralité n’étouffe pas les révoltes de sa fierté, et des rancunes s’amassent dont les explosions retardées peuvent ne pas être les moins violentes.

A tout compter et tout peser, l’Empire doit voir que le résultat le plus clair, pour lui, de la guerre sous-marine a été de déterminer l’intervention des États-Unis, contre qui la guerre sous-marine elle-même a jusqu’ici été inefficace. Quand elle serait allée émettre ses gaz empoisonnés à l’embouchure des rivières américaines, l’Allemagne ne ferait pas que les navires chargés de troupes, — souvent ses anciens paquebots géants, — n’arrivent sans accident et pour ainsi dire sans encombre. Car ils arrivent, il en arrive même de plus en plus. La preuve que l’Empereur n’est pas satisfait, c’est que l’amiral von Capelle va rejoindre dans sa disgrâce le grand amiral von Tirpitz. Son successeur au ministère, l’amiral von Benhcke, ne vient que pour présider à la liquidation. L’avenir de l’Allemagne pourrait bien être « sous l’eau, » mais non dans le sens de la parodie que les pangermanistes se plaisaient à faire d’une phrase célèbre de Guillaume II. Cherchera-t-elle, comme on l’annonce, une revanche sur la mer même, et sa flotte sortira-t-elle? Si elle quitte ses abris du canal de Kiel, elle ne trouvera pas la route libre. Sortir n’est rien, le tout sera de rentrer.

La terre aussi, la terre que l’Allemagne croyait conquise, lui ménage quelques déboires. En Occident, l’Europe centrale, après la Piave, a rencontré la Marne. Si seulement elle tenait l’Orient d’une main sûre! Mais, de toutes parts, l’Orient glisse. Il devient évident que les fausses paix, les paix léonines, presque unilatérales, tant on y a traité avec des hommes à soi, de Brest-Litovsk et de Bucarest, n’ont pas été des solutions. On avait endormi, avec quels narcotiques ! le front oriental, et ce n’est pas à dire qu’il se réveille ni que se reconstitue là-bas quelque chose qui soit militairement un front de combat, mais tout s’agite en Orient. L’aigle bicéphale ne peut pas tourner ses deux têtes vers l’Ouest. Sa tâche redevient double, à l’heure où ses forces s’épuisent, où celles de ses adversaires s’augmentent, où les armées impériales sont en proie, sinon à une crise, au moins à de grosses difficultés d’effectifs dont la quantité baisse et la qualité plus encore. Près de 100 000 prisonniers en un mois, et les blessés et les morts, les éclopés et les malades en proportion, y ont creusé un grand vide. Il faut aviser. D’où la visite de l’empereur Charles au Quartier Général allemand, qui n’a sans doute pas été spontanée. Le brillant second a été invité à avancer à l’ordre. Il s’y est présenté, en toute déférence, mais avec son idée.

Le communiqué qui a été publié par les soins de l’agence Wolff est tout ensemble sommaire et vague. « L’entrevue des deux empereurs a démontré de nouveau l’entente intime et le parfait accord qui règnent sur toutes les questions politiques et militaires et a confirmé l’identité de leur interprétation fidèle de l’Alliance. L’entrevue des deux souverains a revêtu le caractère de cordialité correspondant à leurs relations personnelles et aux intérêts de leurs peuples. Les hommes d’État dirigeants et les chefs militaires ont eu des discussions approfondies et fructueuses. » Ce n’est vraisemblablement pas pour l’unique objet d’éprouver de plus près cette amitié délicieuse que Charles Ier, bien que jeune, a fait un si long voyage. Les hommes d’État dirigeants et les chefs militaires, le maréchal Hindenburg et le comte Hertling, d’un côté, le colonel-général von Arz et le comte Burian, de l’autre, ont pu discuter; les souverains eux-mêmes, Guillaume II surtout, n’ont pas dû rester muets. Mais les termes généraux qu’on emploie pour parler de l’accord prouvent que cet accord, lui aussi, est demeuré in generalibus. On ne dit d’une entente qu’elle est « intime » que lorsqu’elle n’a pas abouti à un contrat. Ici, il fallait un contrat, parce qu’on débattait un marché. Autant que nous pouvons le conjecturer, l’Allemagne demandait à l’Autriche dix ou quinze divisions pour le front de France, et l’Autriche, en retour, demandait à l’Allemagne le royaume de Pologne. Nous ne savons pas ce que l’Allemagne a obtenu, mais on s’est arrangé pour nous faire savoir ce qu’elle n’a pas concédé. La solution austro-polonaise, répètent à l’envi les journaux d’outre-Rhin, a été abandonnée. Par « la solution austro-polonaise, » entendons la solution autrichienne de la question polonaise : la Pologne russe rattachée à la Galicie, et réunie, sous Charles Ier, à la couronne d’Autriche. Union totale, union nationale. On a préféré, du moins l’Allemagne a préféré, une combinaison qui ferait de la Pologne un État allemand, sous un prince de la maison d’Autriche; solution germano-habsbourgeoise; pas même union personnelle, puisqu’il y aurait une autre personne, interposée entre la Pologne et l’Autriche, comme entre la Pologne’ et l’Allemagne.

Dans cet arrangement, les œuvres seraient allemandes et les pompes autrichiennes. Le comte Burian, que sa grandeur secondaire n’oblige pas à la même réserve que l’empereur Charles, est revenu à Vienne d’assez méchante humeur, et il l’a laissée s’exhaler. Aux affirmations des gazettes allemandes, qu’il n’y aurait pas de Pologne autrichienne, qu’on y avait renoncé, les plumes taillées au Ballplatz ont répliqué que rien n’était dit, rien n’était fait. Le président du Conseil autrichien, le baron Hussárek, est tristement de cet avis, car l’Autriche, en poursuivant l’acquisition d’un nouveau morceau de Pologne, ne vise pas seulement, ni peut-être principalement, à un accroissement de territoire; elle y cherche, par l’extérieur, une issue à ses embarras intérieurs (et le mot « embarras » est beaucoup trop faible). La transformation de la monarchie dualiste en monarchie fédéraliste, à laquelle M. Hussárek aurait songé, n’était possible que dans l’hypothèse de la réunion de la Pologne. Alors, le groupement d’États qui a à Vienne son centre conventionnel et son expression protocolaire pourrait être envisagé sous la forme d’un chandelier à cinq branches : l’Autriche, c’est-à-dire les provinces de langue allemande, la Bohème et les pays tchéco-slovaques, la Pologne et la Galicie, les pays yougo-slaves, et la couronne de Hongrie. Mais comme il est prudent d’écrire : « était possible » et : « pourrait être envisagé, » du fait même qu’il faut écrire : « la couronne de Hongrie! » Toute tentative de fédéralisme, ou simplement de trialisme, s’est brisée, dans le passé, contre la résistance de la Hongrie, qui n’est pas une province autrichienne, ni un État adjoint à la couronne d’Autriche, separatum Sacræ Coronæ adnexum corpus, selon la formule dont le vieux droit public de l’Empire usait envers certaines villes et certaines terres, — mais un État distinct, pleinement indépendant, pair et égal. Il est probable qu’elle s’y briserait plus misérablement que jamais, maintenant que la Hongrie a pris, dans la double monarchie, plus de force et plus de conscience de sa force. Au surplus, par l’abandon de la solution austro-polonaise, l’hypothèse ne peut même pas se poser. La réunion de la Pologne manquant, le prétexte même fait défaut. Le pauvre Charles Ier a beau protester dans le latin de son ancêtre l’empereur François II : «Indivisibiliter, inseparabiliter. » Il ne reste à l’Autriche qu’à croupir en ses divisions et à mourir de ses déchirements.

Pour l’Allemagne, la pénurie des effectifs, il est à peine exagéré de le dire, domine, anime et commande toute sa politique, qui est étroitement soumise à ses nécessités de recrutement. Comme elle n’y peut pourvoir par ses seules ressources, elle se voit contrainte de recourir à d’autres. A qui? D’abord à ses alliés, et d’abord, naturellement, à son allié le plus proche, à l’Autriche. Et puis aux alliés du second plan ou du second ordre; à la Bulgarie, à la Turquie : mais l’Autriche ne peut guère et veut peu; la Bulgarie et la Turquie peuvent ou veulent moins encore. C’est le moment où chacun s’occupe à tâcher de tirer son épingle du jeu, avec d’autant plus d’attention que le jeu s’embrouille. Là-bas, dans le lointain, il y a l’immense Russie, vaste réservoir d’hommes, de « matériel humain, » comme dit Ludendorff; pépinière de soldats théoriquement inépuisable, parc en quelque sorte illimité de chair à canon. Entre la Russie et l’Allemagne, tout le chapelet des États satellites, arrachés d’hier à l’Empire des Tsars : la Finlande, l’Esthonie, la Livonie, la Courlande, la Lithuanie, la Pologne, l’Oukraine. L’Empereur, quand il y crée et y distribue des royaumes, n’y fait pas seulement une politique de magnificence. Il y agit féodalement, comme suzerain, et y retient le « service d’ost, » par le ban et l’amère-ban. Recruter, tel est le but, qui apparut déjà sans voiles, en 1916, lors de la fallacieuse proclamation de la liberté polonaise. Finlande, Courlande, Livonie, Esthonie, Lithuanie, Oukraine, et Pologne, vassaux militaires, cours de caserne allemande. Le premier article de leur future constitution est la conscription au profit de l’Empire. L’Allemagne donne à ces peuples un semblant de vie afin qu’ils se fassent tuer pour elle. Le duc d’Urach, le duc Adolphe de Mecklembourg, l’archiduc Charles-Etienne, s’ils étaient rois, ne seraient que des colonels à la suite. Ils prendraient rang dans l’armée allemande, armée unique, à organisation, à instruction, à hiérarchie unique, et toute prussienne, sous le « Suprême seigneur de guerre. » En Finlande, l’emprise est même plus directe : l’Empereur vient de préposer à l’armée finlandaise un commandant en chef et un chef d’état-major allemands. A la Finlande, à la Lithuanie, à la Pologne, il entend imposer ou ne consent qu’à donner un roi de sa façon. Il passerait le reste à sa ceinture, sous l’espèce de grands-duchés. S’il y réussissait, quelle que fût l’étiquette, il pourrait y avoir nominalement des royaumes du Nord : il n’y aurait en réalité qu’un «comte du Nord, » qui serait le roi de Prusse.

Mais, par derrière, il y a la Russie, et la Russie, c’est le mystère. C’est le puits au bord duquel, jouant les destinées du monde, toutes les nations sont penchées. D’Arkhangel, les Anglo-Français ; de Vladivostok et de Kharbine, les Japonais et les Américains; de Samara, d’Omsk, d’Irkoutsk, de Transbaïkalie, les Tchèques et Tchéco-Slovaques; des rives de la Caspienne, à travers la Perse, à travers l’Afghanistan et le Turkestan, les Britanniques, tendent la corde, qui permettrait de remonter à la lumière. Dans le fond se tordent et, nous le souhaitons, agonisent les nids de reptiles que des Hintze et des Milbach avaient savamment cultivés. Nous avons appris coup sur coup que Lénine-Oulianoff, Trotsky-Bronstein ou Braunstein et Zinovieff-Apfelhaum avaient formé un triumvirat, puis qu’ils s’étaient enfuis, peut-être à Cronstadt, peut-être même en Suède, et puis qu’ils ne s’étaient pas enfuis, mais que Lénine et Trotsky étaient en dissentiment sur la conduite à tenir; tandis que Trotsky, plus vaillant ou plus opiniâtre, se rendait sur le front maximaliste, Lénine préparait ses paquets pour s’en aller on ne sait où. Les consuls des puissances alliées avaient été arrêtés, puis relâchés à Moscou, et l’ambassadeur d’Allemagne, qui n’était autre que M. Helfferich, pris dans un cercle de terreur, s’était retiré avec sa légation, vers Pskoff, et de Pskoff vers Berlin, sans regret ni esprit de retour. Par réciprocité, le représentant des bolcheviks auprès de l’Empereur, le camarade Ioffe, rentrait en Russie ; mais il n’y venait que pour maquignonner un supplément au traité de Brest-Litovsk. De Kieff, l’hetman Skoropadsky, qui, lui, n’est pas un bolchevik, mais qui est germanophile, mettait en sûreté sa famille. A la vérité, il n’est pas commode de se renseigner, moins commode encore de se reconnaître dans ce chaos. Une chose pourtant est certaine : les rats quittent le bâtiment, et l’on sait que leur instinct est infaillible.

Les Allemands ont été maladroits : ils perdent par leur faute la partie, qu’ils tenaient en mains. Il fallait opérer plus vite leur renversement, et, les bolcheviks une fois usés ou compromis, les rejeter aussitôt et les extirper. Ainsi ils les auraient utilisés entièrement, pour démolir par eux et reconstruire contre eux. Ils ont été comme toujours lourds, lents et goinfres, voulant dévorer jusqu’à l’os et boire jusqu’à la lie, Tedeschi lurchi. Nous rendrions la nuance exacte de notre pensée, en disant qu’ils ont mené à l’allemande une opération qui devait être faite à l’italienne. Mais les Alliés, en ce qui les concerne, n’ont pas non plus été toujours très bien servis. Trois occasions ont été manquées, qui auraient pu améliorer leurs affaires: la première, lors de l’abdication de Nicolas II, par le grand-duc Michel; la deuxième, par le prince Lvoff, lors de la formation du gouvernement provisoire; la troisième, par Kerensky, lorsqu’il abandonna et frappa dans le dos Korniloff. Récriminations superflues, remarques bonnes seulement pour l’histoire. Pratiquement, politiquement, il n’importe plus aujourd’hui. Ce qui importe, c’est de ne point manquer celle-là; et, pour ne point la manquer, de la saisir par tous les côtés où elle offre prise. Le proverbe veut que l’occasion, si elle n’est pas chauve, n’ait de cheveux que par devant. Celle qui passe à notre portée parait en avoir deux touffes : Arkhangel et Vladivostok. Empoignons-les fortement l’une et l’autre. Ce n’est pas trop pour l’arrêter.


CHARLES BENOIST.

Le Directeur-Gérant : RENE DOUMIC.