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Chronique de la quinzaine - 31 décembre 1844

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Chronique no 305
31 décembre 1844


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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31 décembre 1844.


Peu de jours ont suffi, depuis la rentrée des chambres, pour dessiner nettement la situation. Dès à présent, tout le monde sait à quoi s’en tenir sur la destinée parlementaire du cabinet. On voit ce qu’il peut attendre des chambres et ce que les chambres peuvent attendre de lui. L’effet produit par le discours du trône, la lutte engagée au Palais-Bourbon sur des questions de personnes, devenues inopinément des questions de principes, les rapprochemens qui se sont opérés entre les deux centres, l’ébranlement donné à la majorité, tout annonce une situation nouvelle.

Qu’avons-nous répété bien souvent depuis plusieurs mois ? Que le pays désapprouvait la politique étrangère du cabinet, que les susceptibilités nationales étaient froissées, que l’opinion concevait de vives alarmes, qu’une certaine irritation se répandait dans les esprits, que cette irritation passerait dans les chambres, dans le sein même de la majorité conservatrice ; qu’il arriverait enfin un moment où le sentiment public ferait explosion. Ce moment paraît arrivé. Dès le jour même où les chambres ont été réunies, les sentimens du pays se sont montrés ; l’opposition, long-temps contenue, a éclaté, et ses progrès sont devenus de jour en jour plus menaçans.

Le premier échec du ministère a été l’accueil fait au discours du trône. La parole royale a été écoutée dans un profond silence. Aucun témoignage d’adhésion n’a interrompu le discours officiel. Une froideur marquée régnait dans l’assemblée. Et pourtant, jamais une séance d’ouverture n’avait prêté davantage à l’émotion. Que de circonstances capables d’exciter l’enthousiasme, si l’enthousiasme eût été libre ! Que d’acclamations auraient accueilli la prise de Mogador, la bataille d’Isly, le voyage à Windsor, si la politique du cabinet, jetée comme une ombre sur ce brillant tableau, n’eût comprimé l’élan des chambres !

Nous avions pensé que le ministère serait modeste dans le discours du trône. Nous avions cru qu’il ne poserait pas témérairement les questions. Nous nous sommes trompés. Le ministère se pare de sa politique comme d’un trophée ; il en est fier. Loin de chercher à ménager les susceptibilités nationales, il semble vouloir les irriter. Il brave l’opinion ; il entre en lutte ouverte avec elle. Ainsi, pendant que l’armée accuse le traité de Tanger, pendant que le pays déplore la précipitation avec laquelle ce traité a été conclu, que fait le ministère ? Il s’applaudit de cette précipitation même, si fatale aux intérêts de la France. Il se vante d’avoir rendu la paix aussi prompte que la victoire. S’agit-il du dénouement de l’affaire Pritchard ? le ministère se loue du bon vouloir et de l’équité de l’Angleterre ! En effet, le gouvernement anglais a exigé qu’un officier français fût blâmé pour avoir fait son devoir ; il a exigé de plus qu’un missionnaire anglais, un factieux, fût indemnisé pour avoir fait verser le sang français : quoi de plus juste ! Cela ne prouve-t-il pas l’équité de l’Angleterre, et ses bonnes dispositions à l’égard de la France ? Le cabinet anglais accueillera sans doute avec joie ces étranges paroles que notre ministère a placées dans la bouche du roi ; mais il était difficile qu’elles fussent bien reçues dans des chambres françaises. Aussi, nous ne sommes pas surpris de tous les mécontentemens qu’elles ont soulevés.

Si le ministère s’est montré explicite sur les questions de Taïti et du Maroc, il a été très laconique sur tout le reste. Il n’a rien dit du droit de visite, rien de l’Orient, rien de la Grèce, rien de l’Espagne. Il n’a parlé d’aucun des intérêts de la France engagés dans le Nouveau-Monde. Cependant ces divers points de la politique générale avaient été abordés dans les discours des années antérieures. Le ministère a-t-il voulu cette fois rétrécir le débat de l’adresse ? Ce serait de sa part une tentative impuissante.

Chose remarquable ! le discours du trône ne parle plus de l’entente cordiale, mais seulement d’un heureux accord entre les deux pays. On parle aussi de l’amitié réciproque qui lie les deux couronnes. Pour être exact, on aurait dû parler en outre de l’intimité qui existe entre les deux cabinets, intimité étroite, qui est depuis quatre ans le nœud de la situation ; union précieuse, si elle avait eu pour but l’alliance des deux peuples, au lieu d’être une association stérile entre les intérêts égoïstes de leurs gouvernemens.

Le discours du trône s’étend sur la prospérité du pays. Il nous montre l’activité nationale, l’élévation du crédit, le rétablissement de l’équilibre entre les recettes et les dépenses publiques. Tels sont, nous dit-on, les fruits de la paix. De pareils argumens serviront peu le ministère dans les débats de l’adresse. Qui ne sait que l’équilibre entre les recettes et les dépenses sera détruit par les crédits supplémentaires ? Quant à la prospérité industrielle et commerciale de la France, comment le ministère pourrait-il s’en attribuer l’honneur ? Quelle direction sérieuse a-t-il exercée depuis quatre ans sur les intérêts matériels ? Dans les questions de douanes, dans les questions de chemins de fer, est-ce le ministère qui a dirigé le pays ? Oui, malgré les fautes du cabinet, la France a prospéré depuis quatre ans sous l’œil des chambres, et par le concours d’une administration puissante ; mais une des premières garanties de cette prospérité est une situation forte et digne au dehors. Cette situation, l’avons-nous ? Le ministère l’affirme ; les chambres verront si les conséquences de sa politique peuvent s’accorder avec cette fière déclaration.

Après le triste effet de la séance d’ouverture, le ministère a éprouvé plusieurs échecs successifs que nous allons raconter. Nous entrerons dans quelques détails pour mieux faire apprécier la position du cabinet et les forces respectives des partis.

La première question qui s’est offerte a été celle de la présidence au palais Bourbon. M. Sauzet a été porté par le ministère contre M. Dupin, candidat de l’opposition conservatrice et du centre gauche. M. Sauzet a été élu ; mais, pour comprendre ce premier vote de la chambre, il est nécessaire d’examiner plusieurs circonstances qui l’ont accompagné.

D’abord, M. Sauzet n’a été élu qu’au second tour de scrutin, et si les diverses oppositions eussent agi de concert, M. Dupin eût été proclamé du premier coup. M. Sauzet a eu 164 voix, M. Dupin 95, M. Barrot 63. Neuf voix, ne voulant pas se porter sur le candidat ministériel, se sont perdues sur des noms isolés. Ainsi, dès cette première épreuve, le ministère s’est trouvé constitué par le fait en état de minorité.

Au second tour, M. Sauzet a obtenu 177 voix, dont quinze de majorité absolue. Le ministère a triomphé ; mais veut-on savoir à quel prix ? D’un côté, M. Sauzet a eu des voix légitimistes, qui ont écarté M. Dupin par crainte de ses opinions sur les jésuites. M. Sauzet a été trouvé moins janséniste et moins universitaire que M. Dupin ; nous ignorons s’il justifie l’opinion que l’on a de lui. D’un autre côté, des membres de l’extrême gauche, trouvant que le ministère actuel fait leurs affaires, et qu’il n’en serait pas de même d’un cabinet intermédiaire, ont préféré le candidat du ministère à celui de l’opposition modérée. D’autres enfin ont voté pour M. Sauzet, voyant en lui un président commode avec lequel on peut se passer ses fantaisies : témoin la discussion sur Belgrave-Square. Voilà en réalité les élémens dont se compose la majorité de M. Sauzet. Ce serait une assez triste majorité pour le ministère.

On sait du reste que le ministère s’est repenti d’avoir repoussé M. Dupin. L’honorable député ne déplaisait pas aux amis clairvoyans du cabinet. Il est vrai que les conservateurs dissidens avaient les premiers proclamé sa candidature ; mais, après eux, l’organe le plus dévoué du ministère avait pris cette candidature sous sa protection. Le ministère aurait dû suivre le conseil qui lui était donné, et voter pour M. Dupin en tout état de cause. Il aurait dissimulé par-là l’étendue de ses pertes ; il aurait enlevé à ses adversaires une occasion de mesurer leurs forces. Enfin il aurait désarmé un orateur puissant, qui le menace aujourd’hui d’une opposition redoutable mais, entre M. Dupin et M. Fulchiron, le ministère du 29 octobre ne pouvait pas hésiter : il a dû subir le joug de M. Fulchiron.

Telle a été, après l’ouverture des chambres, la première journée du ministère. Les jours suivans n’ont pas été meilleurs pour lui. Sa position s’est même aggravée de plus en plus. Après la question de la présidence sont venues les élections des quatre vice-présidens de la chambre. MM. de Salvandy, Bignon, Dufaure, Debelleyme, ont été nommés. Voyons l’une après l’autre ces nominations, qui toutes méritent une attention particulière.

M. de Salvandy était porté ostensiblement par le cabinet, il était le quatrième sur la liste ministérielle ; serait-il vrai cependant que les fidèles eussent reçu secrètement l’ordre de ne pas voter pour lui ? Le groupe des ministériels purs devait voter pour M. Hébert. C’était une manœuvre habilement concertée pour préparer un échec à l’ancien ministre du 15 avril. L’opposition conservatrice a déjoué cette manœuvre. Tandis que vingt-quatre voix ministérielles se portaient sur M. Hébert, les conservateurs dissidens ont voté pour M. de Salvandy, et ont fait sa majorité. M. de Salvandy leur en a témoigné sa reconnaissance. Bien certainement il ne se regarde pas comme l’élu du parti ministériel.

A côté de M. de Salvandy se trouve M. Bignon ; tous deux ont obtenu un nombre égal de suffrages. On connaît l’indépendance de l’honorable député de Nantes. Son langage sur les affaires de Taïti et du Maroc est celui de l’opposition conservatrice. En portant M. Bignon à la vice-présidence de la chambre, le ministère a pu faire preuve d’habileté ; mais assurément le succès de l’honorable candidat ne saurait être regardé comme un succès ministériel.

En troisième lieu nous trouvons M. Dufaure. Ici commence l’échec sérieux du cabinet. M. Dufaure a été nommé au moyen d’une fusion des deux centres ; tout le parti ministériel a voté contre lui. Il suffit d’ailleurs, pour apprécier cet échec du cabinet, de considérer le rôle que joue M. Dufaure depuis deux ans. La politique du ministère n’a pas d’adversaire plus décidé, plus convaincu ; c’est un nom qui n’a pas besoin de commentaires.

Enfin nous arrivons à l’élection qui a tenu en suspens tous les esprits pendant trois jours entiers. M. Debelleyme et M. Billault étaient en présence : M. Debelleyme soutenu par le ministère et par d’anciennes relations sur tous les bancs conservateurs ; M. Billault porté par le centre gauche et par la fraction dissidente de la majorité. M. Debelleyme l’a emporté, mais de quatre voix seulement. M. Billault a eu 168 voix ; son concurrent, 172.

Pour se faire une juste idée de l’influence de ce vote sur la situation du ministère, il faut considérer plusieurs choses : il faut se rappeler d’abord combien l’opposition de M. Billault a été vive, ardente, infatigable, depuis quatre ans ; il faut se souvenir qu’il a été sans cesse sur la brèche. Il a personnifié en lui plusieurs questions importantes, il a été l’adversaire permanent du cabinet ; aussi le ministère a-t-il rassemblé contre lui toutes ses ressources. Dans la journée qui s’est écoulée entre le second tour de scrutin et le scrutin de ballottage, tous les moyens ont été employés : on a convoqué le ban et l’arrière-ban ; on a jeté l’alarme dans la majorité ; les journaux ministériels ont déclaré que M. Billault était un ennemi de l’ordre et de la paix, un révolutionnaire. D’un autre côté, des adversaires complaisans du cabinet ont dit : Ne renversez pas le ministère sur une question de personnes, faites-le tomber dans la discussion ; qu’il succombe sous le poids de ses fautes : cela sera plus juste, plus franc, plus constitutionnel. Ainsi combattue par tous les moyens du pouvoir, la candidature de M. Billault devait échouer. Il a succombé en effet ; mais sa défaite est un triomphe.

Ainsi s’est ébranlé, coup sur coup, dans l’espace de quatre ou cinq jours, l’édifice ministériel du 29 octobre. D’abord, la séance d’ouverture a fait connaître les dispositions des chambres, image des impressions récentes du pays. Le scrutin de la présidence est venu ensuite révéler l’affaiblissement notable du cabinet. La nomination de M. Dufaure et les 168 voix de M. Billault ont fait le reste. Aujourd’hui, le ministère déclare qu’il en appelle à la discussion de l’adresse, le jugement des chambres ne tardera pas à être prononcé.

Au milieu de ces graves complications, un évènement funeste, que nous sommes forcés, bien malgré nous, de rattacher à la politique, est venu ajouter de nouveaux embarras à la situation du cabinet. La santé de M. Villemain, frappée d’une altération subite, ne lui permet plus de rester aux affaires. Le roi a dû accepter sa démission. Cette retraite de M. Villemain, et le cruel motif qui la détermine, seront accueillis de toutes parts avec les témoignages d’une affliction sincère. Des regrets universels accompagneront l’homme d’état, l’orateur éloquent, l’écrivain illustre, dont le dévouement et les rares facultés sont momentanément perdus pour le pays.

Par suite de cette vacance aussi douloureuse qu’imprévue, le portefeuille de l’instruction publique a été confié, par intérim, à M. Dumon. Cette résolution a été prise par nécessité. La première pensée du ministère a été de donner immédiatement un successeur à M. Villemain. Le portefeuille vacant a été offert à plusieurs personnages des deux chambres, qui l’ont refusé. M. de Salvandy, entre autres, a tenu dans cette circonstance une conduite qui l’honore. Son refus, que la situation politique lui imposait d’ailleurs, a été inspiré par les motifs les plus généreux et les plus louables.

La chambre des pairs a nommé sa commission de l’adresse. Quelques paroles d’opposition ont été prononcées dans les bureaux sur les divers paragraphes du discours de la couronne. Elles ont été modérées, mais fermes, et la majorité les a favorablement accueillies. Probablement, la réponse que fera la chambre des pairs au discours du trône ne contiendra pas des paroles de blâme ; mais il est douteux qu’elle renferme une adhésion explicite. Si le ministère demande à la noble chambre une approbation formelle, il n’est pas sûr qu’il l’obtienne. Une chose paraît frapper beaucoup d’esprits sages à la chambre des pairs, c’est le danger d’une politique en désaccord avec les intérêts qu’elle s’est chargée de défendre ; nuisible aux principes conservateurs, que son impopularité affaiblit ; à l’alliance anglaise, qu’elle discrédite par ses fautes ; au pouvoir lui-même, dont elle dissipe les ressources pour se soutenir dans des luttes que son impuissance et sa présomption renouvellent sans cesse. La plupart des hommes dont nous parlons sont ennemis des commotions politiques ; ils ne renverseront pas le cabinet, mais, à coup sûr, ils ne l’empêcheront pas de tomber.

Dans quelques jours, toutes les questions seront posées à la tribune. Les opinions seront en présence ; le ministère donnera ses explications sur la paix de Maroc et sur l’affaire Pritchard. On nous apprendra pourquoi les frais de la guerre n’ont pas été imposés à l’empereur Abderraman, pourquoi les droits de la France ont été abandonnés, pourquoi nous avons dû recevoir d’un barbare humilié par nos armes l’injonction de respecter la vie d’Abd-el-Kader, s’il venait à tomber entre nos mains. On nous apprendra ce que l’honneur et la gloire de la France ont pu gagner dans cette étrange stipulation ; on nous dira pourquoi l’on s’est tant pressé de conclure la paix et d’évacuer l’île de Mogador avant les ratifications du traité ; on nous apprendra enfin comment cette paix, conclue à la hâte, sans garanties, sans indemnité, a pu satisfaire les prétentions d’un ministère français, tandis que l’empereur de Maroc, plus jaloux de nos intérêts et de notre honneur, nous faisait offrir douze millions d’indemnité et la faculté d’interner Abd-el-Kader dans une ville de la côte, sous la garde de nos soldats : proposition que l’armée d’Afrique connaissait, lorsque déjà nos plénipotentiaires avaient engagé la signature de la France. On nous dira clairement pourquoi, dans le discours du trône, on vante cette promptitude de la paix et ce désintéressement que l’on a montré dans la victoire. Est-ce Abderraman que l’on a voulu ménager ? Le maréchal Bugeaud pourra donner là-dessus des éclaircissemens, et compléter les explications du ministère, s’il y a lieu.

Sur les affaires de Taïti, que d’explications à donner aux chambres, que de documens à mettre entre leurs mains, que de renseignemens précis, authentiques, il sera nécessaire de leur livrer ! Pour ne prendre les choses qu’à dater des derniers évènemens, il faudra prouver que le commandant d’Aubigny n’a pas rempli son devoir, puisqu’on l’a blâmé ; que le capitaine Bruat n’aurait pas dû renvoyer le missionnaire Pritchard, puisque ce dernier reçoit une indemnité ; que la France était dans son tort, puisqu’elle s’est exécutée, et que les demandes de l’Angleterre ont été pleines de modération et de justice, puisqu’on se loue de son bon vouloir et de son équité. Enfin, puisqu’on prétend qu’au dehors on a donné une situation forte et digne à la France, il faudra démontrer que le ministère ne peut se reprocher aucune concession, aucune faiblesse, car autrement pourquoi parlerait-on de la dignité et de la force de la France ?

On a célébré dans le discours du trône le voyage à Windsor. Nous avons dit déjà ce que nous pensons de ce grand évènement. Nous trouvons tout naturel qu’on le glorifie : la royauté de juillet y a brillé d’un vif éclat ; mais, puisque le ministère paraît vouloir s’en attribuer l’honneur, on voudra savoir le profit qu’il en a retiré pour la France. Depuis trois ans, la France attend une modification dans le droit de visite. Cette modification, l’a-t-on obtenue ? Dira-t-on cette fois encore qu’on négocie ? Une pareille déclaration ne serait plus admise par les chambres.

D’autres points seront soulevés par la discussion de l’adresse. L’Orient, la Grèce, l’Espagne, donneront lieu sans doute à des débats importans. Tout annonce que la discussion sera vive au Palais-Bourbon. Du côté du ministère, la lutte sera désespérée. On doit présumer néanmoins que l’opposition, même dans son ardeur, saura garder de justes limites. L’esprit de réserve qui a signalé sa marche depuis le premier jour de la session fait prévoir qu’elle suivra jusqu’au bout une ligne conforme à ses intérêts. Elle sera prudente, parce que c’est pour elle le vrai moyen d’être forte. On essaiera de la faire tomber dans des déclamations violentes, pour en tirer l’occasion d’un triomphe oratoire qui puisse éblouir la majorité : elle saura éviter cet écueil. Elle sera modérée comme sa politique. Rassemblée sous un drapeau pacifique et conservateur, elle ne voudra pas qu’on puisse l’accuser de tenir un langage belliqueux et révolutionnaire.

Un grand rôle est réservé au parti conservateur. Il est le maître de la situation. Bien des piéges seront tendus à sa bonne foi ; bien des raisonnemens seront employés pour l’égarer : espérons que le mensonge et l’erreur ne pourront rien sur lui. On lui dira que, si le ministère tombe, la politique de la paix est menacée. Le parti conservateur sait que le maintien de la paix ne dépend pas du ministère ; au contraire, si la paix pouvait être compromise, ce serait par un système sans fermeté et sans grandeur, qui sacrifie trop aisément la vanité nationale. On dira aux conservateurs que les adversaires du cabinet sont des ennemis de l’alliance anglaise ; les conservateurs n’en croiront rien. Ils savent fort bien que M. Dufaure et M. Billault, par exemple, ne sont pas les ennemis de l’Angleterre. Quant au ministère, il le sait mieux que personne. Voyez ce que disent aujourd’hui même les feuilles ministérielles sur M. Dufaure ? Elles disent que c’est un esprit modéré, un homme d’ordre, qui veut le progrès régulier des institutions. Que demain un portefeuille vienne à vaquer, le cabinet s’empressera de l’offrir à M. Dufaure, peut-être même à M. Billault. Croit-on que le ministère du 29 octobre eût déjà tenté plus d’une fois de conquérir M. Billault et M. Dufaure, s’il avait vu en eux des adversaires déclarés de l’alliance anglaise ? Au fond, les conservateurs ne s’inquiètent pas beaucoup du parti de la guerre ; ils y croient peu. Ce qui les préoccupe le plus en ce moment, c’est la pensée des élections prochaines. Qui fera les élections ? Est-ce le ministère du 29 octobre ? Si le ministère actuel fait les élections, les conservateurs courent un grand danger. Solidaires d’une politique qui blesse le sentiment national, ils seront sacrifiés dans les collèges. Le parti conservateur peut encore prévenir ce danger. Il le peut aujourd’hui ; demain peut-être il serait trop tard. Qu’il y songe bien : dans la pensée du ministère, la chambre est déjà menacée d’une dissolution.

En Espagne, deux évènemens ont marqué la quinzaine qui vient de s’écouler : le vote de la loi des rentes et la présentation du projet qui concerne la constitution civile du clergé. La loi des rentes aura pour effet infaillible de contribuer puissamment à relever la fortune nationale ; il sera aisé de s’en convaincre si l’on jette un simple coup d’œil sur la situation financière du pays. Durant toute l’année qui s’achève, la spéculation s’est principalement portée sur les titres 3 pour 100, et cela est facile à comprendre ; le 3 pour 100 est la seule partie de la dette publique dont les intérêts soient payés avec une exactitude rigoureuse, la seule dont l’avenir paraisse aujourd’hui complètement assuré. À une seule époque, le 3 pour 100 a essuyé une dépréciation considérable ; mais on sait en quelles circonstances s’est produite une telle calamité : ce dernier mot est le seul dont nous puissions nous servir pour exprimer les conséquences fatales des opérations de la bourse de Madrid, aux premiers jours du printemps de cette année. En ce moment-là, M. Gonzalez-Bravo se trouvait encore à la tête des affaires ; pour remédier au malaise financier, pour introduire un peu d’ordre dans les services publics, M. le comte de Santa-Olalla se proposait de décréter une grande mesure, qui plus tard a subi des interprétations bien diverses. Il s’agissait d’élever le 3 pour 100 à un type supérieur et d’engager, pour garantir le paiement des titres ainsi augmentés, les revenus de l’administration des tabacs ; M. de Santa-Olalla voulait ensuite émettre une grande quantité de 3 pour 100, qui lui permît de rétablir la balance entre les dépenses et les revenus. Nous n’entrerons point dans l’examen des avantages et des inconvéniens d’un tel système ; il suffira, pour bien faire comprendre la situation présente, de constater l’influence que produisit à la bourse de Madrid ce qui transpira dans le public des projets de M. de Santa-Olalla. Avec la rapidité de l’éclair, le 3 pour 100 monta à 38, et Dieu sait jusqu’à quel type il se serait élevé, tant les espérances fondées sur les plans de M. le comte de Santa-Olalla étaient exagérées, quand la chute de M. Gonzalez-Bravo entraîna non-seulement la ruine de ces plans, mais l’avènement d’un ministre qui devait faire triompher en finance un système tout opposé.

Ce fut là d’abord un terrible mécompte ; le découragement gagna tous les capitalistes, et la soudaine panique dont les esprits furent saisis donna une grande force aux créanciers de l’état le jour où M. Mon fit nettement connaître de quelle façon il se proposait de régulariser la dette publique et de dégager les revenus nationaux. M. Mon a énergiquement tenu tête à l’orage ; intrigues de bourse, opposition de journaux, menaces de capitalistes, rien ne l’a pu détourner de la voie que dès le début il s’est tracée. Bon gré, mal gré, les contratistes cédèrent ; du soir au lendemain, l’état rentra en possession des sources et des élémens de la richesse publique. À la bourse, le 3 pour 100 reprit de la consistance ; d’abord faibles et peu demandés, les fonds nationaux ne tardèrent point à se raffermir, en Espagne comme à l’étranger. La suspension de la vente des biens du clergé réveilla bien çà et là quelques inquiétudes ; mais le langage décidé, l’attitude ferme de M. Mon rassura bientôt les esprits, et de toutes parts enfin on put croire à l’avenir financier de la monarchie espagnole.

À l’heure où nous voici parvenus, on peut déjà constater les résultats des mesures adoptées par M. Mon ; un seul fait démontrera combien le pays s’en doit applaudir. Dans le dernier mois de 1843, le 3 pour 100 à Madrid se maintenait péniblement à 25 ; maintenant, il n’est pas de jour où il ne se cote au moins à 32. C’est une amélioration de 7 pour 100 qui s’opère, et sur les anciens titres et sur ceux que M. Mon a remis aux créanciers du trésor en échange de leurs fameux contrats ; en ce moment, tel capitaliste, possédant pour 250,000 francs de 3 pour 100, est plus riche que l’année dernière de 17,500 francs environ. En faut-il davantage pour mettre pleinement en relief le progrès économique et financier qui en moins d’un an s’est opéré au-delà des Pyrénées ?

Sur les places étrangères, le 3 pour 100 a suivi une marche ascendante plus rapide encore et plus favorable ; tout récemment à Amsterdam, il s’est coté à 37, à la bourse de Londres à 37 1/8, à celle de Paris à 37 1/2, c’est-à-dire à un type supérieur de plus de 5 pour 100 à celui où il se cote à la bourse même de Madrid. Au premier coup d’œil, on serait tenté de croire que les étrangers ont plus de confiance que les nationaux même dans les fonds de la Péninsule ; l’inégalité pourtant s’explique par des raisons complètement étrangères au plus ou moins de sécurité que ces fonds peuvent maintenant offrir. Sur les grands marchés européens, il y a généralement beaucoup plus de capitaux disponibles qu’à Madrid ; ceux qui les possèdent, habitués de longue main aux opérations financières, s’engagent naturellement avec plus de hardiesse dans les spéculations de bourse que des capitalistes qui, pendant un demi-siècle, ont eu dans leur pays le désolant spectacle de dissensions et de bouleversemens, passés, pour ainsi dire, à l’état chronique. Au demeurant, dans la Péninsule même, ces spéculations deviennent chaque jour plus importantes et plus solides ; pour encourager les capitaux à prendre une telle direction, il n’y a point, selon nous, de politique préférable à celle que suit actuellement M. Mon. Autant, dans les premiers jours de son ministère, M. Mon a été ferme et hardi, autant, aujourd’hui que son système est en pleine voie d’exécution, il se montre prudent et réservé. Instruit par les mécomptes qui ont consterné Madrid et les grandes villes de la Péninsule dans les derniers temps du ministère Bravo, M. Mon ne fait point de ces promesses dont un homme politique ne peut sérieusement garantir l’accomplissement ; il n’égare point sa pensée au-delà de l’année qui commence ; pour relever la confiance de la nation, que des évènemens récens ont pu ébranler, c’est bien assez qu’un ministre des finances soit en mesure d’affirmer déjà qu’à la fin des deux trimestres de 1845 les intérêts de la dette publique seront très exactement payés. Si, après cette année malheureuse de 1844, qui a commencé parmi les crises ministérielles, parmi les pronunciamientos d’Alicante et de Carthagène, pour s’achever au milieu des discussions irritantes du parlement, des soulèvemens de la Rioja et du Haut-Aragon, le ministre des finances est en état de prendre un pareil engagement, n’est-il pas évident qu’il pourra tenir un langage plus rassurant encore à la fin de l’année où nous entrons ? En Espagne comme en dehors de la Péninsule, cela n’est pour personne l’objet d’aucun doute, si le gouvernement de Madrid, qui, par la grace qu’il vient d’accorder au colonel Rengifo et à ses deux compagnons d’infortune, a hautement inauguré une politique nouvelle, une politique de conciliation et d’humanité, s’occupe enfin de régénérer la Péninsule par les réformes administratives et par les améliorations d’intérêt positif.

Aux cortès comme dans la presse, le système par lequel M. Mon s’efforce de réhabiliter le crédit public n’a point rencontré de sérieux adversaires, quelles que soient les inquiétudes que certains capitalistes et certains partis ont cherché d’abord à propager dans le royaume. On n’en peut dire autant, par malheur, du projet de loi sur la constitution civile du clergé, qui maintenant même soulève au congrès une très vive opposition. Il ne faut pas se faire illusion : ce problème, qui consiste à subvenir aux besoins du clergé espagnol, à soulager sa profonde misère, sans contrarier les idées en vertu desquelles subsiste la royauté d’Isabelle II, est le plus brûlant, le plus difficile qui, à l’heure actuelle, s’agite chez nos voisins. Il y a quelques jours à peine, la majorité du congrès a émis le vœu manifeste que le gouvernement répare envers le clergé la trop longue injustice des régimes qui ont précédé le cabinet Narvaez. La question du clergé en Espagne est plus qu’une question monarchique : c’est une vraie question sociale ; on peut être convaincu que dans ce pays les troubles ne prendront fin que si elle est convenablement résolue. Dans le projet de M. Mon, la dotation qu’on se propose de voter en faveur du clergé s’élèverait à plus de 16 millions de francs ; mais, outre qu’avec une telle somme il est impossible de subvenir à tous les besoins du clergé, M. Mon n’est point en état de faire une réponse satisfaisante quand on lui demande de quelle manière ces 16 millions pourront être payés. M. Mon, il est vrai, a conclu avec la banque de Saint-Ferdinand un arrangement qui, pendant un an, paraît garantir la dotation ; mais comment fonder sur ce contrat de sérieuses espérances, quand on songe que le gouvernement n’a donné à la banque que des gages presque chimériques et, à coup sûr, insuffisans ? Pour en finir tout d’un coup avec une telle situation, MM. de Viluma, de Veraguas, d’Abrantès et quelques autres députés ont présenté des amendemens qui peuvent différer sur des points secondaires, mais dont le but est identiquement le même ; les uns et les autres proposent d’établir sur-le-champ une contribution qui assure au clergé une dotation convenable. Cette contribution, qui jusqu’à un certain point atteindrait l’industrie et le commerce, frapperait surtout la propriété foncière. L’administration du produit qui en pourrait résulter serait tout-à-fait indépendante du trésor public ; elle dépendrait d’une junte suprême d’ecclésiastiques, résidant à Madrid, avec laquelle correspondraient des juntes de province, également composées de prêtres. Les intendans et les autres grands fonctionnaires publics ne seraient admis dans ces juntes que pour aviser aux meilleurs moyens possibles de faire entrer la contribution dans les caisses du clergé. Pour démontrer que ce système est de tout point inacceptable, il suffit évidemment de l’exposer dans ses termes les plus précis. Assurément, les cortès espagnoles sont animées à l’égard du clergé d’intentions excellentes ; il n’en faut point conclure cependant qu’elles soient pressées d’établir une puissance complètement indépendante, une sorte d’état dans l’état. Si défectueux qu’il soit, c’est le projet de M. Mon qui sans aucun doute finira par l’emporter, à moins qu’on ne préfère ajourner la question. Dans les circonstances présentes, l’ajournement serait la pire détermination que pût prendre le congrès. L’affaire principale, à l’heure qu’il est, ce n’est pas précisément de remédier à la misère du clergé ; c’est de prouver qu’on en tient compte et qu’on s’en préoccupe, c’est de persuader à une nation vraiment religieuse qu’on a l’intention bien réelle d’y apporter quelque soulagement. Pourquoi ne pas commencer par les palliatifs, quand on ne peut encore recourir à des moyens plus efficaces ? Le jour viendra où la situation du trésor permettra de remonter à la source du mal et de guérir la plaie, s’il est possible, jusque dans ses plus intimes profondeurs.

Voilà les considérations qui en ce moment devraient être particulièrement présentes à l’esprit de M. le marquis de Viluma et des autres députés, qui, blessés de nous ne savons plus quelles paroles un peu trop vives échappées à M. Mon dans le feu de l’improvisation, ont remis leur démission entre les mains du président du congrès. Que ces députés y songent bien : les dispositions ouvertement hostiles qu’ils affichent sans ménagement ni mesure envers le ministre des finances ne peuvent, à notre avis, avoir d’autre effet que d’amoindrir leur importance politique. Ces députés forment au congrès la fraction qui a voté en faveur de l’hérédité de la pairie espagnole, la fraction qui désire le mariage de la reine avec le prince des Asturies, la fraction qui volontiers reviendrait sur la vente des biens du clergé. Dans toutes ces questions capitales, l’opinion de la majorité a été contraire à celle dont ils avaient un instant rêvé le triomphe, lors de la trop célèbre discussion du projet de réforme. Tiennent-ils beaucoup à persuader au public que, depuis ce moment, ils ne cherchaient qu’un prétexte pour faire librement éclater l’irritation profonde qu’ils ont ressentie d’un si grand mécompte, et que ce prétexte leur a été fourni par les paroles de M. Mon ?

En résumé, on le voit, la situation du gouvernement de Madrid est devenue incontestablement meilleure ; averti par les fautes même qu’il a commises dans ces derniers temps et contre lesquelles, pour notre compte, nous nous sommes énergiquement élevés, il a renoncé au système de l’intimidation ; il a compris que, bien loin de trancher les difficultés actuelles, ce système les pouvait compliquer au point de les rendre invincibles. Au sénat, une majorité immense en finit sans trop faire parler d’elle avec la malencontreuse réforme de la loi fondamentale ; encore quelques jours, et dans les chambres comme dans les ministères, comme dans la presse, on ne s’occupera plus, nous le pensons, que des lois organiques et administratives qui, du conseil d’état à l’ayuntamiento du plus petit village, doivent réorganiser le pays. Tout récemment, il est vrai, M. Martinez de la Rosa a présenté au sénat une loi contre la traite, qui soulèvera des discussions extrêmement vives ; mais cette fois, du moins, l’Europe entière, qui suivra ces discussions avec tout l’intérêt que comporte une grande question d’humanité, n’accusera point le cabinet de Madrid de les avoir provoquées. Le projet établit contre la traite une sévère pénalité corporelle et fiscale ; c’est un sérieux effort entrepris pour réprimer cet exécrable trafic. Les chambres espagnoles n’oublieront pas cependant, nous en avons l’espoir, qu’elles n’ont pas seulement à débattre les intérêts de l’humanité, mais ceux de leurs colonies, ceux de leur industrie, de leur commerce, de leur marine, incessamment menacés par l’Angleterre : nous verrons bien si elles sauront les défendre contre la nation qui leur a pris Gibraltar.


Aucun ami des lettres n’est resté étranger à la vive controverse que suscita, il y a deux ans, le rapport de M. Cousin à l’Académie française sur le livre des Pensées. Ce rapport mémorable, dont certaines conclusions ont été si passionnément discutées, si ingénieusement contredites, mais que ses plus sérieux adversaires ont admiré comme un durable monument d’habile critique et de beau langage, M. Cousin nous le donne aujourd’hui pour la seconde fois[1] avec un grand nombre d’additions intéressantes, au milieu desquelles brille d’un éclat singulier l’étincelant Discours sur les Passions de l’Amour, découverte unique et merveilleuse, bonne fortune inouie, la plus heureuse et la plus piquante qui pût arriver à un érudit passionné pour le grand langage du XVIIe siècle, à un philosophe engagé dans la délicate et périlleuse mission de mettre à nu les derniers secrets de l’ame de Pascal. Mais on n’est jamais impunément heureux dans ce monde, particulièrement dans la république des lettres, et il eût été trop étrange qu’une si belle découverte n’eût attiré à son auteur que les remerciemens des gens de goût. L’accompagnement de quelques injures était ici nécessaire, et, grace à Dieu, il n’a pas manqué. Je donne à deviner aux plus subtils pour quelle raison tel écrivain ne peut pardonner à M. Cousin la publication du fragment sur les Passions de l’Amour. C’est, dit-il, que la découverte en était facile ; et d’ailleurs, supposez que M. Cousin eût seulement tardé six mois, cet habile homme nous assure avec une sérénité imperturbable que l’éclatant morceau ne pouvait lui échapper. Puisque ce grand faiseur de découvertes après coup était en veine de confier au public ses tardifs regrets, que ne se plaignait-il aussi de l’impertinence qu’a eue M. Cousin de s’apercevoir avant lui que les éditions des Pensées n’étaient point conformes au manuscrit original ! La belle découverte après tout ! Était-elle donc si difficile ? Il suffisait d’avoir des yeux et de s’en servir. Et quel dommage que M. Cousin ait méchamment dérobé cette magnifique proie à des mains à coup sûr plus habiles ! Ce ne sont là que les naïvetés de l’envie ; on a élevé des reproches plus graves. Quoi ! a-t-on dit à M. Cousin, vous osez supposer Pascal amoureux, amoureux comme le fut Descartes ! mais c’est un scandale qui fait frémir :

Par de pareils objets les ames sont blessées,
Et cela fait venir de coupables pensées.

On remarquera que ces personnes timorées, qui ne veulent pas que Pascal ait aimé, sont les mêmes qui se refusent à croire qu’il ait connu les angoisses du doute au sein même de la foi. Voilà des amis bien adroits, voilà la gloire et l’originalité de Pascal fort en sûreté. Ils feront si bien, que l’auteur des Pensées finira par devenir un conciliateur pacifique de la raison et de la foi, un croyant d’une simplicité et d’une docilité d’enfant, que sais-je ? peut-être un ami décidé de la philosophie. Après cela, il ne restera plus qu’à en faire l’ami des jésuites, et à découvrir dans les Provinciales un secret dessein d’ajouter à la considération de la société. Que devient cependant le livre des Pensées, ce monument unique et incomparable dans l’histoire de l’esprit humain, où se laissent voir en traits si profonds dans une ame du XVIIe siècle les ravages qu’avait faits le XVIe, où l’esprit de rigueur et d’analyse des temps modernes livre un dernier et grand combat contre les aspirations religieuses du cœur le plus passionné qui fut jamais ? Le livre des Pensées n’est plus qu’une apologie ordinaire, après tant d’autres apologies ; une sorte de pièce d’éloquence que la mauvaise santé de l’auteur l’a empêché de terminer. Voilà les suites extrêmes de ces façons étranges, tantôt par trop naïves, tantôt un peu escobartines (je me sers d’un mot de Pascal), d’entendre et d’expliquer le livre des Pensées. Au surplus, que l’on accepte ou que l’on repousse le scepticisme de Pascal, il faut au moins se résigner à Pascal amoureux. Voici en effet un témoin dont la parole ne sera pas suspecte et qui vient ajouter le poids de son autorité à des conjectures déjà si bien autorisées. Ce témoin n’est rien moins qu’un évêque, c’est Fléchier. Dans les ravissans mémoires sur les grands jours que M. Gonod vient de découvrir à Clermont, Fléchier nous parle d’une demoiselle qui était la Sapho du pays, et qui réunissait autour d’elle un nombreux cortège d’adorateurs. Dans cette foule obscure, un nom glorieux brille ; c’est le nom de Blaise Pascal. Si quelqu’un doute, qu’il lise les propres paroles du futur évêque de Nîmes : « Cette demoiselle était aimée par tout ce qu’il y avait de beaux esprits… M. Pascal, qui s’est depuis acquis tant de réputation, et un autre savant, étaient continuellement auprès de cette belle savante… Celui-ci (il s’agit d’un troisième amoureux) crut qu’il devait être de la partie… Il prenait donc le temps que ses deux rivaux n’étaient plus auprès d’elle, et venait faire sa cour après qu’ils avaient fait la leur, croyant qu’il ne fallait jamais laisser une belle sans galant et lui donner le temps de respirer en repos. » Voilà quelques-unes des curiosités littéraires dont M. Cousin a enrichi son rapport. Signalons au moins encore les accroissemens qu’a reçus son curieux vocabulaire des locutions les plus remarquables de Pascal. M. Cousin est le premier, si je ne me trompe, qui ait eu l’idée de ce genre de travail, à la fois philologique et littéraire, que l’Académie française vient de prendre sous sa protection et qu’elle veut désormais encourager de ses couronnes. Félicitons l’illustre écrivain de concourir ainsi doublement au maintien de la vieille langue française, en étudiant avec passion les œuvres des grands maîtres et en sachant les continuer.


— Parmi les publications utiles qu’a vu paraître notre époque, il en est une qui satisfait aux plus légitimes exigences de l’avide curiosité que provoque dans notre société la diffusion des lumières. Nous voulons parler de l’Encyclopédie des gens du monde[2]. Cette vaste collection est aujourd’hui sur le point d’être terminée. Le titre même indique les difficultés que les directeurs de l’Encyclopédie avaient à vaincre, et on doit reconnaître qu’ils les ont heureusement surmontées. L’élégance, la clarté de la forme, unies à des notions précises, à de solides aperçus sur les principales questions qui peuvent de nos jours intéresser l’esprit humain, tel est le double caractère qui distingue les travaux recueillis dans l’Encyclopédie des gens du monde, tels sont les titres qui déjà ont mérité à cette publication les suffrages et l’intérêt du public sérieux.



  1. Des Pensées de Pascal, par M. Victor Cousin ; nouvelle édition, revue et augmentée. — Chez Ladrange, quai des Augustins, 19, et Joubert, rue des Grès-Sorbonne, 14.
  2. Treuttel et Würtz, éditeurs, rue de Lille.