Chronique de la quinzaine - 31 décembre 1900

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Chronique n° 1649
31 décembre 1900


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.




31 décembre.


La loi d’amnistie qui vient d’être votée par les deux Chambres sera, chez nous, le dernier acte politique, non seulement de l’année, mais du siècle : on aurait pu rêver pour celui-ci un plus beau couronnement. Si notre chronique ne devait pas se borner aux événemens de la quinzaine, nous aimerions à jeter un long regard en arrière sur ce siècle si agité, si passionné, si douloureux à quelques égards, mais noble, grand et généreux. Il ne fera pas mauvaise figure à côté de ses devanciers, et la France, malgré les malheurs qu’elle y a finalement essuyés, gardera une place d’honneur parmi les nations qui l’ont illustré dans tous les ordres d’activité de l’esprit humain, à l’exclusion toutefois de la politique, où nous n’oserions pas dire qu’elle ait particulièrement brillé, ou du moins réussi. Nul ne peut dire ce que nous réserve le siècle qui commence. L’avenir, sur bien des points, reste obscur, et, sur quelques-uns, inquiétant. On aurait sans doute bien étonné nos pères dans leur optimisme, si on leur avait annoncé que le siècle se terminerait au milieu de l’anarchie morale que nous sommes bien obligés de constater autour de nous, et sous les auspices d’un gouvernement à la fois faible et violent, qui ne conçoit le salut de la République que dans la suppression d’un certain nombre de libertés. Ils ont vu le jacobinisme héroïque, triomphant et couronné au commencement du siècle : à la fin, nous le retrouvons sans gloire, sans éclat, hargneux, agressif et mesquin. Espérons que son règne actuel sera éphémère. Mais, pour revenir à l’amnistie, elle aurait pu être un acte d’apaisement au milieu de nos disputes ; elle aurait pu témoigner d’un effort sincère vers la réconciliation et la concorde ; elle aurait pu mettre une dernière ligne bienveillante et confiante au livre près de se refermer. Malheureusement le ministère ne l’a pas comprise et voulue ainsi.

La conception qu’il en a eue, bien qu’infiniment étroite, a pourtant été juste sur un point. Au fond, il ne s’est préoccupé que de mettre fin à l’affaire Dreyfus. Quels que soient ses sentimens personnels sur cette affaire, il n’a pas échappé à l’influence de l’opinion qui lui demandait d’une voix de plus en plus impérieuse de ne pas se prêter à sa reprise. Après les élections générales de 1898, la Chambre nouvelle n’avait qu’une pensée, ou du moins qu’un désir, qui était de reconquérir sa liberté d’esprit et de l’appliquer tout entière aux intérêts généraux du pays. Elle n’a pas pu le faire aussi vite qu’elle l’aurait voulu. L’affaire maudite s’est imposée à elle, lui a fait perdre beaucoup de son temps et de son calme, l’a poussée à commettre beaucoup de fautes sur lesquelles nous ne reviendrons pas. Au reste, quel ministère ou quelle Chambre n’a pas quelques fautes à se reprocher à propos de cette affaire ? S’il y a une question sur laquelle il serait équitable et sage de se témoigner quelque indulgence réciproque, à coup sûr, c’est celle-là. Et ce sentiment, s’il prévalait, serait la véritable fin de l’affaire. Mais il y a des gens qui, en ayant vécu longtemps, ne veulent pas qu’elle finisse. Ils remuent désespérément des cendres qui s’éteignent, pour essayer d’en faire jaillir encore quelques étincelles et de rallumer un incendie. La discussion de l’amnistie devait leur fournir une occasion de manifester une fois de plus, — et il faut souhaiter que ce soit la dernière, — la fureur de leur parti pris. On a assisté, à la Chambre des députés, aux scènes les plus tumultueuses et les plus prolongées. Une séance a duré jusqu’à deux heures et demie du matin, ce qui ne s’était pas encore vu depuis les périodes révolutionnaires de notre histoire. On a entendu rappeler à la tribune des pièces, des documens, des incidens presque oubliés ; les mots dont on se servait ne réveillaient déjà plus que des idées confuses ; il fallait faire un effort de mémoire pour en préciser le souvenir. Un officier, — comme autrefois, — a commis des indiscrétions qui l’ont fait punir des arrêts de forteresse et envoyer au Mont-Valérien. On s’est demandé un moment si l’affaire allait vraiment recommencer, et en quelque sorte rebondir sur le projet d’amnistie qui avait pour intention de l’étouffer définitivement. Cela ne suffisait-il pas pour faire sentir combien il était désirable que cette amnistie fût votée, malgré toutes les lacunes et tous les défauts qu’elle présente ? Les deux Chambres l’ont compris. Elles ont voté, mais sans enthousiasme, une loi qui ne donnait pleine satisfaction à personne, et qui se présentait seulement comme un moindre mal.

Le ministère avait pris la responsabilité d’un acte qui est, croyons-nous, sans précédent, et qui, à toute autre époque ou dans toute autre circonstance, aurait provoqué les plus ardentes protestations : il a suspendu le cours de la justice en attendant que son projet d’amnistie fût voté. Un certain nombre de procès, se rattachant à l’affaire Dreyfus, étaient pendans devant divers tribunaux : il les a arrêtés. Rien de plus arbitraire, à coup sûr, et il serait déplorable qu’un pareil fait se renouvelât. Et pourtant il y avait utilité, il faut bien le reconnaître, à cet arrêt mis dictatorialement à l’œuvre de la justice, et, par le vote de l’amnistie, le parlement a accordé au ministère, suivant la pratique anglaise, un véritable bill d’indemnité : il l’a absous d’avoir méconnu la loi. Mais que serait-il arrivé si, en fin de compte, l’amnistie n’avait pas été votée ? Tous ces procès, qui attendaient à la porte des prétoires, y seraient rentrés avec fracas. Leur ajournement n’aurait fait qu’aigrir les passions qui s’y rattachent, et nous serions revenus aux pires jours de l’affaire. Sans doute le pays, lassé et fatigué, n’a plus la même impressionnabilité qu’autrefois. Dreyfus, d’ailleurs, n’est plus à l’île du Diable, il est en liberté, et on ne peut plus faire appel à l’humanité lésée dans sa personne. Il n’en est pas moins vrai que la brusque reprise de plusieurs procès en cour d’assises aurait rouvert une période de crise, et que le sang-froid le plus robuste aurait été mis à une épreuve périlleuse. Ce qui s’est passé à la Chambre des députés a pu en dominer un avant-goût. Que d’interpellations nouvelles n’aurait-il pas fallu subir ! Que de discussions ! Que de tempêtes ! Et pourquoi ? Rien désormais ne peut changer l’opinion de qui que ce soit sur Dreyfus. Il est dans une situation unique au monde, que ni arrêt, ni jugement, ni amnistie ne peuvent, en ce qui le concerne, modifier d’une manière appréciable. Ce n’est donc pas à Dreyfus qu’on pense, mais à l’affaire qui est issue de lui. Eh bien ! cette affaire, le pays en est excédé. Il ne veut plus en entendre parler. Il ne pardonnerait pas au gouvernement qui, consciemment ou inconsciemment, la laisserait recommencer. Voilà pourquoi une amnistie qui déclarait périmés tous les procès pendans avait un but pratique et devait être votée. Elle ne porte pas atteinte, bien entendu, aux droits des tiers et laisse intacte l’action civile. Nous pourrons donc avoir encore quelques procès, mais ils n’auront que des conséquences civiles et ne se dérouleront pas dans la sonorité des cours d’assises. On a fait tout ce qu’on pouvait faire : on devait faire tout ce qu’on pouvait.

Mais comment qualifier l’abus par lequel la Chambre a fait servir l’amnistie à toutes sortes de fins particulières, qui n’avaient aucun rapport, ni avec l’affaire Dreyfus, ni même avec la politique ? Il y a eu deux projets d’amnistie qui ont été d’abord séparés, puis confondus de manière à produire l’amalgame législatif le plus bizarre et le plus difforme qu’on ait encore vu. Après les élections générales de 1898, le gouvernement de cette époque avait déposé un premier projet pour tous les délits de presse, de réunion, etc., commis pendant la période électorale. La Chambre élue la veille avait des indulgences toutes prêtes pour les délits électoraux : elle s’était empressée de voter la loi sans y regarder de très près. Le Sénat, au contraire, après y avoir jeté un premier coup d’œil, l’avait laissé reposer dans cette pénombre des commissions, où tant d’autres projets également mal venus dorment du dernier sommeil. Très probablement ce sommeil n’aurait jamais été troublé, si le ministère actuel n’avait pas déposé un second projet d’amnistie sur l’affaire Dreyfus. La même commission sénatoriale, saisie de l’un et de l’autre, a commencé par ne pas montrer plus de faveur à celui-ci qu’à celui-là. Mais le gouvernement a insisté, et les commissions sénatoriales, aussi bien que le Sénat lui-même, ne résistent guère aujourd’hui à l’insistance du gouvernement. Celui-ci ne s’est d’ailleurs pas opposé à ce qu’on séparât les deux projets, sentant bien qu’il serait plus facile de faire accepter en deux fois par la haute assemblée une potion aussi amère : au surplus, il ne tenait pas autrement au projet de 1898. Le Sénat a donc voté l’amnistie Dreyfus, avec la satisfaction de penser que l’autre retomberait dans les limbes muets où elle avait dormi pendant plus de deux ans. Mais, à la Chambre, la situation s’est trouvée changée. Les députés, qui l’avaient un peu oubliée, ont demandé ce qu’était devenue l’amnistie de leurs électeurs, et le gouvernement n’a pas tardé à comprendre que l’un des deux projets serait la rançon de l’autre, que celui-ci aiderait celui-là à passer. En conséquence, il s’est retourné vers le Sénat, et il lui a demandé de fermer les yeux, d’ouvrir la bouche, et d’avaler héroïquement la seconde partie de la potion. Ainsi fut fait. La Chambre s’est alors trouvée en possession de deux projets à la fois. Si encore elle les avait votés tels quels ! Mais non. Tous les députés qui avaient des électeurs en souffrance, après des frollemens plus ou moins durs avec le Code pénal, n’ont eu d’autre préoccupation que de les comprendre dans l’amnistie : et celle-ci a bientôt charrié un nombre incalculable de contraventions, de délits et même de crimes de tous les genres. On ne s’est arrêté de remplir l’omnibus que lorsqu’il a été complet : après quoi, on l’a dirigé pesamment vers le Luxembourg. Lorsque la commission sénatoriale a procédé au déballage, elle a été épouvantée du nombre et de la qualité des coupables qu’on lui demandait de rendre blancs comme neige. Nous avons le texte de la loi sous les yeux ; on y lit des énumérations comme la suivante : « Tous les délits et contraventions de navigation maritime, de pêches fluviale et maritime, de détournemens d’épaves, de chasse en matière forestière, de contributions indirectes, de douanes, de grande et de petite voirie, de police sanitaire, de police de roulage, etc., etc. Qui se serait attendu, par exemple, à voir les détourneurs d’épaves en cette affaire ? Mais il y a des députés dont les arrondissemens baignent mollement dans la mer : ils n’ont pas oublié les électeurs que l’attrait d’une proie facile, et qui semblait s’offrir à eux, avait détournés de leurs devoirs. Tout cela n’est, en somme, que de la petite monnaie électorale. Le Sénat pouvait à la fois en gémir et en sourire. Mais il y avait des choses plus graves.

La Chambre avait compris dans l’amnistie les anarchistes tombés sous le coup des lois de 1893 et 1894, et les incendiaires de l’église Saint-Joseph. Les lois de 1893 et de 1894. ont été faites, l’une au lendemain du jour où, une bombe a éclaté dans la Chambre des députés, l’autre au lendemain de celui où un président de la République a été assassiné. Ce sont des lois de préservation sociale au premier chef. Elles ont si bien rempli leur objet qu’on n’a eu que très rarement à les appliquer, et M. le garde des Sceaux a pu dire au Sénat qu’il n’y avait actuellement qu’un seul anarchiste appelé à bénéficier de l’amnistie. La question n’était pas de savoir s’il y en avait un ou plusieurs, et le nombre ne faisait rien à l’affaire. L’anarchiste en question avait été gracié : cette mesure était suffisante et dispensait de recourir à une seconde. Quant aux incendiaires de l’église Saint-Joseph, ils avaient été graciés aussi : leur âge leur a servi d’excuse. C’est du moins ce qu’a expliqué M. le garde des Sceaux, et il aurait dû s’arrêter là. Il a eu le grand tort d’ajouter qu’un de ces petits misérables, après avoir encouru une peine afflictive et infamante, ne pouvait faire son service militaire que s’il était amnistié, et on juge de ce que l’armée risquait de perdre s’il ne le faisait pas ! Cet argument a produit la plus pénible impression. M. Waldeck-Rousseau l’a senti ; il a pris la parole à son tour, et a demandé au Sénat de ne pas s’arrêter aux détails de la loi. C’est, a-t-il dit, un « acte politique » qu’il s’agit d’accomplir : le propre des actes politiques est sans doute, à ses yeux, de comprendre beaucoup d’alliage impur. Le Sénat s’est résigné : il a voté tout ce qu’on a voulu. L’argument qui a le plus porté sur lui est que, si la loi était amendée, elle retournerait à la Chambre et que, quand elle en reviendrait, elle serait pire encore : on aurait vidé complètement les prisons pour refaire des électeurs.

Cet élargissement de l’amnistie, poussé jusqu’aux limites que nous venons d’indiquer, a rendu encore plus choquante l’exclusion, obstinément maintenue, d’un certain nombre de condamnés, coupables si l’on veut, mais aussi dignes d’indulgence que quelques-uns de ceux auxquels on venait d’en prodiguer tant. Nous ne parlerons que pour mémoire des Assomptionnistes, ces dangereux criminels qui ont été condamnés à 16 francs d’amende. Bien entendu, les délits d’association figuraient dans l’amnistie : on a failli oublier, mais on s’est souvenu, en temps opportun, que les Assomptionnistes s’en étaient rendus coupables. Exclus de l’amnistie, les membres des associations religieuses ! Le trait ne serait qu’amusant, s’il ne dénotait pas, une fois de plus, à quel point de mesquinerie peut atteindre la préoccupation antireligieuse dans notre monde politique. Qu’importait que les Assomptionnistes fussent compris pôle-môle dans une amnistie qui comprenait tant de choses et tant de gens ? Personne n’y aurait fait attention. Il n’en était pas tout à fait de même des condamnés de la Haute Cour ; leur amnistie n’aurait pas été inaperçue ; mais elle aurait été généralement approuvée, et aurait fait passer le reste de la loi aux yeux de ceux qui, n’ayant d’ailleurs aucune tendresse particulière pour les condamnés dont il s’agit, ont gardé à leur égard le sentiment de ce qu’on peut appeler la justice proportionnelle, et les trouvent, en vérité, moins odieux que certains de ceux dont M. le garde des Sceaux a présenté si ingénument la défense. L’amnistie aurait pris un caractère de généralité qui aurait servi d’excuse à certaines de ses applications : elle aurait pu, dès lors, produire cet effet d’apaisement que tous les bons citoyens doivent désirer. Les deux Chambres, livrées à leur propre inclination, l’auraient votée pleine et entière. Dans l’une comme dans l’autre, la majorité qui s’est prononcée contre a été relativement faible : elle a été due à l’insistance du ministère qui a posé la question de confiance et déclaré la défense républicaine gravement compromise, si les quatre ou cinq condamnés de la Haute Cour rentraient en France.

Mais il ne s’agit, au fond, que de M. Déroulède ; les autres ne comptent pas ; et n’est-ce pas faire beaucoup d’honneur à M. Déroulède que de croire, ou de donner à croire qu’il est à lui seul aussi redoutable ? Il reviendra pourtant un jour ou l’autre, et très vraisemblablement un jour assez prochain : on s’apercevra sans doute alors que les choses continuent de marcher comme auparavant, et qu’on avait éprouvé une crainte chimérique. Quand même M. Déroulède, ce qui n’est pas improbable, commettrait encore quelques incartades, nous osons espérer que la République y survivrait. Mais ce n’est pas de la République qu’il s’agit, c’est du ministère ; et il ne survivrait pas, lui, à l’abandon de la politique de combat qui est sa seule raison d’être. Il faut que la République se croie en danger pour qu’on le supporte. Il est condamné jusqu’au bout au rôle de sauveur : le jour où il aurait enfin tout sauvé serait celui de sa mort. C’est peut-être ce que M. le ministre de la Guerre a voulu dire, dans un discours qu’il a prononcé à Beaune et qui a embarrassé ses admirateurs. Il a déclaré qu’il ne sortirait du ministère que « les pieds devant, » locution familière qui veut dire : étendu horizontalement dans un cercueil. On aime à croire que M. le général André n’a parlé qu’au figuré. Quoi qu’il en soit, le ministère ne veut pas mourir encore, et il faut par conséquent qu’il garde toujours quelque chose à sauver.

Mais que nous parle-t-il d’apaisement ? Il n’a, certes, pas le droit de le faire, même et surtout lorsqu’il présente une amnistie qu’on a pu si justement appeler une amnistie de combat. Tout, en effet, porte un caractère de combat dans sa politique, dans celle d’aujourd’hui, et encore plus dans celle qu’il annonce pour demain. Il a fait un effort sincère pour empêcher la reprise et le développement de l’affaire Dreyfus sur le terrain judiciaire : nous l’avons constaté et nous lui en savons gré. Mais, encore une fois, l’affaire Dreyfus ne tient plus aujourd’hui à Dreyfus : elle a pris des extensions imprévues auxquelles il ne se rattache que par un lien artificiel. Il y a un esprit détestable qui est né de cette affaire et qui continue d’agir en dehors d’elle. Il est fait de radicalisme, de socialisme, de jacobinisme, de préjugés violens contre l’esprit militaire et de passions haineuses contre l’esprit religieux. Le cabinet actuel a formé de ces élémens divers, mais facilement conciliables, un tout dont il s’est constitué la raison sociale, et il poursuit avec acharnement une politique inspirée de pensées de représailles, ou même de vengeance, qui finiront par déchaîner dans le pays une véritable guerre civile. Nous sommes trop justes pour ne pas reconnaître qu’à cet état d’esprit, sorti de l’affaire Dreyfus, en correspond un autre qui a, lui aussi, ses égaremens et ses dangers. Au sortir d’une lutte si ardente, et parfois si aveugle, les nerfs sont restés, de part et d’autre, violemment tendus et surexcités. Mais le devoir du gouvernement est de créer, autant qu’il est en lui, une atmosphère où, peu à peu, les nerfs se détendraient, les imaginations se calmeraient, les âmes s’apaiseraient, les esprits reprendraient leur équilibre. Est-ce là ce que fait le ministère ? Il fait tout l’opposé. Fermer l’arène judiciaire aux champions les plus exaltés de l’affaire Dreyfus est quelque chose sans doute, mais peu de chose, si on se contente de porter la lutte sur le terrain politique, et d’entretenir au sein même de la nation cette division en deux camps ennemis qui aurait pu n’être qu’un accident passager, tandis qu’elle risque de devenir un état normal et perpétuel. Le ministère a la prétention de nous rendre la paix par l’unité. Il se propose de faire naitre et d’élever des générations nouvelles qui, ayant reçu une instruction et une éducation identiques, seront façonnées dans le même moule et se réconcilieront dans l’uniformité. A supposer que sa réalisation fût désirable, ce beau projet n’en resterait pas moins une chimère. Nous avons parlé, en commençant, du siècle qui s’achève : que d’actions, que de réactions n’a-t-il pas successivement présentées ! Il en sera de même du siècle qui s’ouvre : la violence qu’on y aura dépensée pour incliner les esprits dans un certain sens n’aura d’égale que la violence avec laquelle ils se redresseront ou plutôt se rejetteront ; en sens inverse. Nous croyons peu à l’influence durable et lointaine du gouvernement actuel ; les générations futures échapperont facilement à ses entreprises, et les tourneront peut-être en risée ; mais la génération présente en sera déchirée. On ne lui distribue que des armes de guerre. Et nous ne parlons que de nos intérêts moraux : nos intérêts matériels ne courent pas un moindre péril. C’est là ce qui nous trouble, nous afflige, et nous oblige à avouer que ce siècle finit mal pour la France. L’histoire ne sera pas embarrassée pour dire à qui en revient la responsabilité.


A l’étranger, il s’en faut aussi que la situation soit sans nuages. On annonce qu’en Chine, les représentans de toutes les puissances ont enfin reçu l’autorisation de signer une note collective, qu’ils l’ont signée en effet, et remise au prince Ching. Quant à Li-Hong-Chang, il est malade, et son grand âge permet de craindre que sa maladie ne prenne un caractère sérieux. On a beaucoup parlé de lui depuis quelques mois, et la presse européenne ne lui a pas été généralement favorable : pourtant, son absence serait regrettable dans les négociations qui viennent de s’ouvrir. Il est mieux à même que personne d’y apporter un élément modérateur. Le prince Ching a donc reçu la note des Puissances et s’est empressé de la transmettre à son gouvernement. On regarde comme probable que celui-ci y fera un bon accueil. La note, après avoir subi beaucoup d’amendemens et être passée par des rédactions assez variées, est au total modérée. Les exigences premières, au sujet de la punition à infliger aux principaux auteurs des massacres et des incendies, ont été maintenues en principe, comme elles devaient l’être, mais adoucies dans la forme. Lorsqu’on lit cette note finale et qu’on la rapproche des propositions françaises du 30 septembre dernier, on s’aperçoit qu’elle n’en diffère sur aucun point essentiel. Les principes que M. Delcassé avait posés ont été admis par tout le monde, et seulement complétés ; mais les adjonctions qui ont été faites, utiles sans aucun doute, sont d’une importance moindre. On se demande ce que les puissances ont fait pendant ces trois mois. On ne cesse pas de s’étonner du temps qu’il leur faut pour conclure, même lorsqu’elles sont d’accord, ou du moins qu’elles le disent. C’est une lente et pesante machine que met en mouvement le concert des Puissances ; l’expérience qui vient d’en être faite l’a prouvé une fois de plus. Cependant il ne faut pas en médire. Félicitons-nous plutôt de ce que, malgré des tiraillemens en sens divers, l’entente se soit maintenue jusqu’au bout. On s’effraie à la pensée de ce qui serait arrivé, s’il en avait été autrement.

Il y aurait quelque témérité à essayer de prévoir la réponse du gouvernement chinois : on croit qu’elle sera satisfaisante, et nous voulons l’espérer. Quelques personnes ont exprimé le regret que les troupes alliées, après être entrées à Pékin, n’y aient pas fait plus de dégâts matériels. — Pourquoi, disent-elles, n’a-t-on pas rasé les fortifications de la ville et le Palais impérial ? Les fortifications n’ont pas d’importance militaire et ne sauraient arrêter une armée européenne ; mais leur démolition n’aurait-elle pas agi puissamment sur l’imagination des Chinois ? — Cela est possible, et peut-être, en effet, aurait-on pu démolir les fortifications de Pékin ; mais toucher au Palais impérial aurait été une faute grave, dont nous nous serions ensuite repentis longtemps. Notre principale raison de penser que le gouvernement chinois se soumettra aux conditions imposées par la note collective est le désir qu’ont l’empereur, l’impératrice et tous les princes et mandarins de leur entourage, de revenir à Pékin et d’y reprendre leurs anciennes habitudes. Un gouvernement se lasse vite d’être nomade ; il recule aussi devant la pensée de faire au loin une installation nouvelle et définitive. L’œuvre serait pénible et coûteuse, le résultat incommode, sans compter que le prestige d’une dynastie qui aurait abandonné pour toujours la vieille et traditionnelle capitale de l’empire subirait une atteinte dont il aurait de la peine à se relever. Ce serait la consécration officielle d’une défaite que le gouvernement actuel fait tous ses efforts pour dissimuler à ses peuples. Quitter Pékin provisoirement, afin d’être plus libre dans les négociations avec les Puissances, peut être présenté comme une manœuvre habile, et l’est effectivement ; mais si, ces négociations se prolongeant beaucoup, on ne voyait pas le gouvernement revenir à Pékin, ce serait pour lui un désastre politique. Il est certainement pressé d’y rentrer, et l’impatience qu’il en éprouve est le sentiment sur lequel nous pouvons le plus compter pour l’amener à faire les concessions indispensables, et à les faire vite. Si le gouvernement chinois mettait à rédiger sa réponse le même temps que les Puissances ont mis à rédiger leur demande, nous serions encore très loin du dénouement. Mais les Puissances étaient huit et le gouvernement chinois est seul, ce qui permet d’espérer que, quoique soumis à des influences très diverses, il arrivera plus promptement à une décision.

Pour le moment, on ne peut que l’attendre, et les pronostics que l’on établirait sur les vraisemblances seraient d’autant plus vains que nous sommes encore peu familiarisés avec la psychologie du Chinois, et que les mêmes choses peuvent se présenter à son esprit tout autrement qu’à celui d’un Européen.


Nous n’avons même pas besoin d’aller en Chine et de rencontrer un peuple dont la civilisation s’éloigne sensiblement de la nôtre, pour constater des procédés de conduite et presque des manières de penser très différens de ceux auxquels nous sommes habitués. Les États-Unis sont les fils de l’Europe, ou les frères, si l’on veut ; ils ont nos idées, nos mœurs, notre civilisation, et nous nous sommes tous empressés de les admettre dans le grand concert des Puissances, où ils viennent de tenir une place très honorable et ont montré, à maintes reprises, beaucoup de bon sens et de fermeté d’esprit. Mais ils ont encore quelque chose à apprendre sur les règles qui régissent les rapports des États entre eux, — à moins qu’ils ne réussissent à nous le faire oublier. Ce qui vient de se passer entre eux et l’Angleterre, à l’occasion du projet de percement d’un canal interocéanique à travers le Nicaragua, en est une preuve frappante.

Il y a cinquante ans, l’Angleterre et les États-Unis avaient fait un traité qui, d’après le nom de ses négociateurs, s’appelle le traité Clayton-Bulwer, et qui, si on en néglige les détails, avait un double objet : 1° de décider qu’aucun des deux contractans ne creuserait éventuellement le canal à l’exclusion de l’autre ; 2° que le canal, une fois ouvert, serait neutre. Pendant longtemps, on n’a plus parlé de ce traité : d’abord parce que ni l’Angleterre, ni les États-Unis n’étaient pressés de se lancer dans l’entreprise du canal ; ensuite parce qu’une autre entreprise avait eu lieu, en vue de percer un canal à travers une autre partie de l’isthme, et qu’on avait pu croire à son succès. Nous ne disons pas qu’on ne puisse pas y croire encore ; mais les accidens d’ordres divers qu’a éprouvés dans son exécution le projet de M. de Lesseps ont ramené l’attention sur le traité Clayton-Bulwer, et, comme il s’est passé, depuis un demi-siècle, bien des choses dans le monde, les deux contractans de 1850 ont éprouvé le besoin d’apporter certaines modifications à leur arrangement. A dire vrai, ce sont les États-Unis qui ont senti cette nécessité : l’Angleterre aurait fort bien continué de s’accommoder de l’ancien traité. Mais les États-Unis, à mesure qu’ils ont grandi, et surtout depuis les succès qu’ils ont obtenus ces dernières années, ont perfectionné la doctrine de Monroë et sont devenus très intransigeans sur son application. L’Amérique doit être aux Américains seuls : les puissances du vieux monde n’ont rien de plus à faire que d’y apporter leurs capitaux, en échange de ses produits à bon marché. L’idée d’un canal qui serait percé sur territoire américain avec la collaboration d’un État européen n’était plus supportable ! L’Angleterre elle-même s’en est rendu compte. Elle ménage beaucoup les États-Unis ; elle devait s’efforcer d’écarter avec eux tout germe de conflit. De part et d’autre, on s’est donc mis à l’œuvre pour corriger le traité de 1850, et on en a fait un nouveau, qui, toujours suivant les noms de ses négociateurs, s’appelle le traité Hay-Pauncefote : il a été signé au mois de février dernier. En deux mots, l’Angleterre renonce au droit parallèle à celui des États-Unis qu’elle avait sur la construction du canal. Si le canal est jamais creusé, il ne le sera que par des mains américaines. Mais il devra être neutre, comme il avait été convenu en 1850, et on lui appliquera les règles qui ont été préparées pour assurer la neutralité du canal de Suez.

Restait à faire voter le nouveau traité par les parlemens des deux pays. On a commencé, et pour cause, par le soumettre au Sénat américain, sans être bien sûr de ce qu’il en ferait. Qu’en a-t-il fait ? Avec une désinvolture inconnue jusqu’ici, il l’a complètement amendé et changé. L’Angleterre avait renoncé au droit de construction en commun que lui donnait le traité de 1850 ; le Sénat américain a refusé en outre la neutralité du canal ; enfin il a décidé que le traité, contrairement aux premières conventions, ne serait communiqué à aucune autre puissance que l’Angleterre. On juge sans doute que le traité n’intéresse que celle-ci ; mais il nous semble que, dans sa teneur actuelle, il cesse de l’intéresser elle-même, puisqu’on lui enlève, sans demander son consentement, tous les droits qu’elle pouvait avoir. Il n’en reste rien désormais.

On a beaucoup répété depuis quelque temps que l’Amérique était un jeune géant en croissance, et on applaudissait, en Angleterre plus encore que partout ailleurs, à la poussée vigoureuse qui déterminait ses développemens. On trouvait, à Londres, ce spectacle magnifique ! Mais les géans en croissance sont sujets à des impatiences qui les portent à secouer le joug des règles qu’observent les grandes personnes dont l’éducation est achevée. Or, s’il y a une règle bien établie entre les nations du vieux monde et du vieux temps, c’est qu’elles communiquent toujours entre elles par l’intermédiaire de leurs gouvernemens, et non pas par celui de leurs parlemens. De très bonnes raisons justifient cette pratiquera place nous manque pour les exposer : elles sont inspirées par l’expérience, la prudence, le désir d’éviter l’imprévu dans les relations mutuelles et de ne pas s’exposer à des heurts trop violens. Enfin, la préparation des traités est l’œuvre propre et exclusive du pouvoir exécutif, quels que soient d’ailleurs, suivant les pays, sa forme et son nom. Les parlemens ont, bien entendu, leur mot à dire sur ces traités, ou plutôt ces projets de traité, et ce mot est même le plus important, puisqu’il est définitif et décisif. Mais il est très court : il se borne à oui ou non. Les parlemens donnent ou refusent aux gouvernemens l’autorisation de ratifier un traité : quant au traité lui-même, ils n’ont pas le droit de le modifier. Nous n’avons pas besoin de dire que, s’ils le rejettent, la discussion qui a précédé leur vote peut éclairer très utilement le gouvernement en vue de négociations ultérieures, à supposer qu’il y ait lieu d’en ouvrir. Mais aucun parlement n’avait encore eu l’idée qu’il pouvait amender un traité qui lui était soumis. Pourquoi ? demandera-t-on. Pour un motif très simple, en dehors de ceux que nous avons déjà sommairement indiqués, à savoir que, pour négocier, il est bon d’être deux, et qu’un parlement est toujours seul. Il n’a pas de partenaire en face de lui. Il agit unilatéralement ; de sorte qu’au lieu de faire une proposition, il a toujours l’air de faire un ultimatum. Et c’est bien un ultimatum que le Sénat américain a entendu adresser à l’Angleterre, en passant par-dessus la tête de son propre gouvernement. Au surplus, cette tête s’est aussitôt inclinée si bas que tout pouvait passer par-dessus. Si lord Salisbury a le loisir de relire son discours au banquet du lord-maire, peut-être trouvera-t-il aujourd’hui un peu excessif le dithyrambe par lequel il a célébré la victoire de M. Mac-Kinley. Celui-ci, se regardant comme le simple, agent du Congrès, a mis, dit-on, sous enveloppe le texte amendé par lui, et l’a envoyé purement et simplement à Londres. Le directeur des postes aurait suffi pour cet office.

Que fera lord Salisbury de ce traité qui n’en est plus un ? Traitera-t-il l’Amérique comme un enfant terrible, auquel on passe tous ses caprices ? Reculera-t-il devant le danger de laisser s’établir un pareil précédent ? Admettra-t-il les procédés nouveaux que le gouvernement américain tend à introduire dans le droit international, ou protestera-t-il contre eux ? Nous l’ignorons. Peut-être ne fera-t-il rien du tout, et se contentera-t-il de mettre le texte du Sénat américain dans un carton auquel il ne touchera plus. Il se dira que, puisque le nouveau traité n’a pas été ratifié, l’ancien subsiste ; et l’Amérique pensera, avec plus de raison encore, que l’acte qu’elle a accompli peut passer, à tout le moins, pour une dénonciation catégorique de l’ancien traité, de sorte qu’il n’en existe plus aucun et qu’elle a reconquis toute sa liberté d’action. Chacun aura l’air d’être satisfait, ce qui sera fort bien, si on ne construit pas le canal, mais pourra tourner assez mal, si on le construit. Le temps cicatrisera la blessure ou l’envenimera, suivant l’occurrence. En ce moment, l’Angleterre a des préoccupations plus pressantes : elle regarde du côté du Cap. Et, pour elle aussi, le siècle, qui a été d’ailleurs rempli de ses prodigieux progrès, ne finit pas comme elle l’avait rêvé.


FRANCIS CHARMES.

Le Directeur-Gérant, F. BRUNETIERE.