Chronique de la quinzaine - 31 décembre 1857

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Chronique n° 617
31 décembre 1857


CHRONIQUE DE LA QUINZAINE.


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31 décembre 1857.

Il est en certains pays catholiques une vieille coutume qui survit encore, une coutume mélancolique et profondément religieuse. Toutes les nuits, un veilleur solitaire, horloge vivante, parcourt les rues en annonçant les heures. D’une voix monotone et triste, il chante la fuite des choses pour ceux qui sont dans la joie comme pour ceux qui souffrent, car pour les uns et les autres le temps s’enfuit d’un vol égal. Nous ne comptons plus les heures, qui passent trop vite. Il en est une pourtant où il nous revient comme un écho de la lente et mélancolique psalmodie du veilleur nocturne, c’est celle qui nous avertit qu’une année de plus finit : c’est l’heure où nous sommes. À ce moment donc, qui sépare deux périodes du temps, et où renaît chez tous les hommes le sentiment indéfinissable des choses évanouies, des choses qui ne reviendront pas, si l’on se demandait ce qu’a été cette année qui vient de s’écouler, ce qu’elle a fait, ce qu’elle a vu, ce qu’elle a produit, que trouverait-on ? C’est visiblement une histoire qui compte des épisodes plutôt que quelque événement supérieur et dominant. Pour tous les pays, il y a des épreuves domestiques, des travaux intérieurs, des crises d’industrie et de finances, des efforts diplomatiques ; on ne voit rien qui fasse de la vie européenne un de ces drames où chacun vient prendre sa place et son rôle.

En ce moment même, les difficultés qui ont trait à l’organisation des principautés du Danube, et qui ont été léguées par la dernière guerre, ces difficultés sont encore à résoudre. L’Angleterre a trouvé sa tragique diversion dans les Indes, et elle n’attend d’avoir abattu les cipayes révoltés que pour se tourner vers la Chine. La Russie semble se montrer disposée à se rapprocher de la civilisation occidentale en annonçant une lente et progressive transformation de l’état de ses populations rurales. Et si l’on étend son regard vers d’autres pays, chacun a ses affaires propres. L’Autriche réduit son armée pour suffire à ses besoins financiers, qui sont toujours grands, et qui ne lui auraient point certes permis tout récemment de faire un prêt considérable au commerce de Hambourg, si le cabinet de Vienne n’eût cédé à l’envie de jouer un tour de bon Allemand au cabinet prussien en le devançant. En Prusse, on le sait, la santé du souverain a nécessité une délégation temporaire du pouvoir au prince héritier de la couronne ; or on se demande encore aujourd’hui à Berlin si le roi a retrouvé et pourra même retrouver désormais assez de force pour reprendre l’exercice de son autorité. D’un autre côté, la Belgique assiste aux premières discussions de son parlement renouvelé, discussions heureusement moins orageuses et moins bruyantes que ne le faisaient pressentir les périlleuses exagérations des polémiques quotidiennes. Le Piémont, dont le parlement s’est également ouvert depuis quelques jours, en est encore à connaître le dernier mot, ce mot demeuré jusqu’ici un peu mystérieux, de ses récentes élections. L’Espagne enfin, l’Espagne attend à son tour l’ouverture prochaine de ses chambres, pour savoir où conduira ce travail clandestin des oppositions qui semblent s’agiter aujourd’hui à Madrid contre le ministère. L’année qui s’ouvre trouve l’Europe dans cette situation où tout continue, quoique, par une fiction, tout ait l’air de recommencer, et où le monde ne se recueille un instant dans le sentiment de l’insaisissable rapidité des choses que pour se retrouver aussitôt tel qu’il était.

C’est donc tout d’abord à l’année nouvelle qu’est réservée la fortune de voir la solution, de cette question des principautés, qui a été un moment l’occasion, il y a quelques mois, d’une des plus délicates épreuves pour les relations de quelques-unes des principales puissances. Les divans de Iassy et de Bucharest ont terminé leurs travaux ; ils ne pourraient même vraisemblablement les continuer désormais qu’en s’égarant. Ce n’est point seulement par un acte de son autorité propre que la Turquie clôt les assemblées de la Valachie et de la Moldavie ; le cabinet ottoman ne peut agir qu’avec l’assentiment de toutes les puissances. Il ne reste qu’à déterminer, l’époque de la réunion du congrès à Paris, et cette époque ne peut qu’être prochaine. Seulement n’est-il pas dans cette question plus d’une particularité qu’on n’a point aperçue au premier instant, et que le cours des choses va mettre en lumière ? Un fait saillant a frappé tout d’abord et a paru résumer l’importance de l’affaire : c’est la divergence qui s’était élevée entre les gouvernemens au sujet du principe même de l’organisation des provinces danubiennes. Sur ce point, on sait à peu près ce qui en est. L’Autriche et la Turquie ne se départiront pas dans le congrès, des opinions qu’elles ont soutenues jusqu’ici ; elles persisteront dans leur opposition tenace à toute innovation. L’Angleterre, bien que disposée à se rapprocher de la Turquie et de l’Autriche, sera certainement, moins absolue. La France et d’autres états n’abdiqueront pas du premier coup leurs idées favorables à l’union des principautés. C’est le travail diplomatique qui amènera un rapprochement ; mais en laissant de côté ces divergences que l’esprit de transaction conciliera indubitablement, ne reste-t-il pas encore d’autres difficultés moins prévues, et dont on s’est moins préoccupé ? Comment procédera le congrès ? Les résolutions qu’il adoptera auront-elles la valeur d’un acte législatif et immédiatement obligatoire sur le Danube, ou bien seront-elles de nouveau soumises à des divans ? Ce n’est pas tout : cette organisation qu’il élaborera péniblement, comment le congrès la réalisera-t-il ? comment en poursuivra-t-il l’application et en maintiendra l’efficacité ? On voit que si les différences d’opinions qui se sont élevées sur les principes ne risquent plus depuis longtemps de dégénérer en conflits européens, les embarras ne laissent point d’exister. Ces embarras disparaîtront sans doute, et lorsqu’un heureux esprit de conciliation aura mis fin à tous ces débats qui se poursuivent depuis plus d’une année, la question d’Orient sera-t-elle résolue ? Elle aura une solution diplomatique actuelle, en d’autres termes elle sera ajournée ; mais aussitôt la Turquie se trouvera en face de tous ses embarras intérieurs, elle sera en présence de ces populations chrétiennes dont elle a promis d’améliorer la condition, et dont aucun gouvernement n’a promis de tolérer l’oppression. Toutes ces difficultés ne tarderont pas à assaillir le cabinet ottoman. Quelque résistance qu’oppose le vieil esprit turc, il faudra bien que cet empire en décadence se tourne résolument vers la civilisation occidentale, non pour lui rendre de vains hommages ou réclamer le secours de ses armes dans les heures de péril, mais pour lui demander son esprit, ses inspirations, ses moyens de régénération. La Turquie aujourd’hui a une occasion de montrer ses dispositions envers l’Europe et d’accomplir un acte civilisateur en sanctionnant le projet du percement de l’isthme de Suez. C’est la question qui s’agite en ce moment à Constantinople ; toutes les puissances sont favorables à cette œuvre ; l’Angleterre seules est montrée hostile au premier abord : il reste à savoir si l’Angleterre n’a point été suffisamment éclairée par son intérêt même sur une entreprise qui, réalisée, eut ouvert une route à ses soldats pour aller étouffer trois mois plus tôt l’insurrection des Indes.

Pour l’Angleterre, cette conflagration de l’empire des Indes est la grande affaire de l’année qui finit, et l’année qui commence voit heureusement l’insurrection à son déclin. Si cette insurrection avait dû réussir, elle eût triomphé dans le premier moment. Dès que les cipayes révoltés laissaient passer cette première heure sans parvenir à rejeter les Anglais hors de l’Inde, ils étaient vaincus. La résistance héroïque de quelques hommes livrés à eux-mêmes en présence de multitudes armées a été la première preuve de la supériorité et de la puissance de l’esprit européen, de la discipline européenne. Matériellement, la prise de Delhi était le signe de la défaite certaine des cipayes ; la délivrance de Lucknow, qu’on connaît aujourd’hui, est le coup fatal porté à l’insurrection. Le général en chef récemment arrivé dans l’Inde, sir Colin Campbell, a conduit lui-même cette opération avec cinq mille hommes. Il est parti de Cawnpore le 9 novembre ; il s’est dirigé sur Allumbagh, d’où il est parti pour Lucknow, qu’il n’a pu atteindre qu’après six jours de marche, qui ont été six jours de combats, et il faut remarquer que ces combats ont été soutenus par les Indiens avec un acharnement qui a surpris sir Colin Campbell lui-même. C’est ainsi qu’ont été délivrés Havelock et Outram, jusque-là enfermés avec leur petite troupe dans la citadelle préservée par leur héroïsme. Delhi était la capitale politique de l’insurrection ; Lucknow était plutôt le foyer militaire de ce mouvement, qui paraît avoir pris naissance surtout dans le royaume d’Oude, le dernier annexé à l’empire britannique. Autour de Lucknow s’étaient accumulées les masses insurgées, et c’est ce qui explique l’acharnement de la lutte. Faut-il dire que tout soit fini par suite de ces succès des armes anglaises ? Ne serait-ce point oublier trop vite et imiter avec trop de légèreté ceux qui niaient la gravité de l’insurrection au moment où elle commençait ? Le journal anglais le plus répandu peut faire aisément de l’ironie en déclarant que l’Angleterre n’est plus obligée désormais de céder Corfou ou Malte pour obtenir le concours des puissances continentales. Parce que l’Angleterre n’aura point à rendre Corfou, Malte ou Gibraltar, sur la simple sommation des singuliers plénipotentiaires qui lui demandaient ces places de sûreté, cela ne veut point dire qu’elle soit au bout de ses efforts. Matériellement, l’insurrection a reçu de mortelles blessures et ne vit plus sans doute que par tronçons. Tout n’est point fini cependant, lorsqu’il reste à décider comment on pourra occuper, contenir et préserver l’Inde dans l’avenir, lorsque la désertion et le désarmement ont entraîné la dissolution de toute une force militaire. Qu’on remarque en effet que le licenciement et la défection ont emporté soixante-quinze régimens d’infanterie, plus de vingt régimens de cavalerie, une artillerie nombreuse, toute l’armée irrégulière d’Oude, le contingent de Gwalior, d’autres contingens encore. Tout n’est point fini lorsqu’on a vu se projeter de sinistres lumières sur des vices d’administration qui n’ont pas été étrangers au dernier soulèvement, et lorsqu’il ne reste plus qu’à soumettre à un remaniement complet tout le système de gouvernement des Indes. Voilà ce qui reste à faire, et ce n’est pas une petite œuvre léguée tout d’abord à l’année qui commence, puis aux années qui viendront.

Quant à la Russie, elle entreprend aujourd’hui un travail qui n’est pas moins délicat et qui est aussi difficile que la pacification d’un empire : c’est l’affranchissement régulier de toute une classe d’hommes par l’abolition progressive du servage. Certes, si une telle pensée, même accomplie avec lenteur, résumait une politique, elle suffirait pour honorer un règne. Lorsque l’empereur Alexandre II est monté sur le trône des tsars, on s’est plu à lui attribuer cette pensée de chercher dans le développement intérieur de la Russie comme une compensation des désastres de la guerre. De là sans doute le rescrit qui vient d’être mis au jour. Ce n’est point encore, il est vrai, un acte d’une portée bien décisive. Le paysan se trouvera placé dans un état transitoire qui ne sera ni la liberté ni le servage complet, et cet état transitoire pourra se prolonger assez longtemps. De plus, la mesure ne s’applique qu’aux trois provinces de Vilna, de Kowno et de Grodno, qui appartiennent à la Lithuanie et ne comptent point parmi les plus riches provinces de l’empire. Il y a néanmoins dans cet acte de l’empereur Alexandre la marque d’une politique intelligente et relativement libérale. En payant, durant ce régime transitoire, une somme qui ne pourra dépasser la valeur de son enclos, le paysan deviendra propriétaire de cet enclos, de la maison qu’il habite, et les droits de condition libre lui seront en même temps acquis. En outre, il sera alloué en usufruit à chaque paysan un lot de terre suffisant pour le faire vivre et pour lui permettre de remplir ses obligations en impôts ou redevances, soit envers l’état, soit envers le propriétaire. Le paysan pourra s’acquitter envers ce dernier en argent ou en travail personnel. Malheureusement il reste la réalisation. Quand de telles mesures se produisent, il s’agit moins de ce qui est écrit que de ce qui s’exécute, car dans la pratique les garanties en apparence les plus protectrices peuvent être complètement annulées, et le paysan peut retomber plus misérable que jamais entre les mains de son maître. Et cependant qui pourrait dire que cet affranchissement progressif, prudemment conduit, sincèrement accompli, n’est point de nature à épargner à la Russie d’effrayantes catastrophes ? C’est peut-être le seul moyen qu’aurait cet immense empire d’élever ses forces au niveau de son ambition. L’empereur Nicolas, lorsqu’il adopta ce qu’on a nommé la mesure des inventaires, qui, sans être un acte d’affranchissement, pouvait préparer la liberté ultérieure du paysan, l’empereur Nicolas lui-même rencontra dans sa noblesse bien des résistances, de ces sortes de résistances qui sont les plus dangereuses, parce qu’elles consistent à fausser ou à éluder les prescriptions les plus formelles. L’empereur Alexandre sera-t-il plus heureux en faisant un essai nouveau dans une portion de son empire ? Il a du moins marqué le but, et ce but est la liberté, non certes la liberté politique, mais la liberté civile la plus simple, la plus élémentaire.

La liberté politique a bien ailleurs ses théâtres, et pour elle cette année n’a point été sans épreuves. En Belgique et en Piémont, l’éternelle question de la prépondérance des partis s’agitait, récemment, et elle a été résolue par les dernières élections, d’où sont sorties des chambres nouvelles. C’est dans les parlemens de Bruxelles et de Turin qu’est le débat aujourd’hui. Il y a cependant une différence entre les deux pays : en Belgique, le résultat des élections a été tranché et décisif. Une majorité libérale s’est nettement dessinée, et les premières opérations de la chambre nouvelle ne font qu’attester le succès de cette majorité. En Piémont, le parlement s’organise ; il vérifie les pouvoirs de ses membres ; les partis semblent se mesurer, se consulter sans se hâter d’entrer en lutte. M. Brofferio offre son appui au ministère pour marcher hardiment dans la voie du progrès, et le ministre de l’intérieur, M. Ratazzi, sans décliner l’appui de M. Brofferio, ajourne l’exposé de la politique du cabinet. Il y a comme une vague incertitude partout. Au fond, cela veut dire que le résultat du dernier scrutin n’est point aussi net en Piémont qu’en Belgique, et qu’il a été un peu inattendu pour tout le monde, surtout peut-être pour ceux des membres du cabinet qui avaient pour mission d’exercer une action directe et efficace dans les élections. Ce n’est pas que le ministère ait perdu la majorité dans les chambres ; mais le notable accroissement de l’opposition de droite a créé une situation nouvelle, faite pour inspirer une prudente réserve dans les luttes qui s’engageront. Il est certain que cette situation a des difficultés pour tout le monde. Si les libéraux piémontais voulaient poursuivre jusqu’au bout la réalisation d’une politique excessive et chimérique, ils peuvent voir qu’ils rencontreraient une opposition vigoureuse dans le parlement même. Si la droite à son tour paraissait menacer les principes du régime constitutionnel, elle ne se trouverait pas seulement en face du parti libéral tout entier, elle rencontrerait devant elle le roi lui-même. Le roi Victor-Emmanuel est un prince libéral, de bon sens et d’une grande loyauté. Sans prétendre se jeter dans les aventures, il est dévoué à la cause italienne. Il a du goût pour la politique qu’il a suivie depuis neuf ans avec M. d’Azeglio et M. de Cavour. Aussi la perspective d’une situation où il pourrait avoir à changer de politique l’a-t-elle particulièrement frappé, dit-on. Au milieu de ces complications, quel est l’homme qui semble encore le plus propre à conduire les affaires du Piémont ? C’est justement le président du conseil actuel. Seul peut-être entre ses collègues, M. de Cavour, avec sa sagacité habituelle, avait instinctivement pressenti ce qui vient d’arriver dans les élections, il en avait parlé plusieurs fois. Tandis que les autres ministres s’endormaient dans la confiance du succès, le président du conseil ne se méprenait pas sur le mouvement qui s’opérait. Que va faire aujourd’hui M. de Cavour ? La conduite du chef du cabinet piémontais est peut-être plus simple qu’on ne le suppose. M. de Cavour, selon toute apparence, restera sur son terrain : il ne soutiendra que les combats qu’on voudra bien lui livrer ; il s’abstiendra probablement de soulever de nouveau les questions religieuses, de jeter entre les partis de nouveaux fermens d’irritation. Il n’entrera pas dans la voie que lui ouvre si complaisamment M. Brofferio ; mais cette modération même ne créera-t-elle pas quelque point de contact entre le ministère, ou du moins une fraction du ministère, et une partie de la droite ? C’est ce qu’on semble déjà pressentir à Turin. Peut-être même ce rapprochement conduirait-il à une modification ministérielle, d’autant plus que l’administration, telle que la pratique M. Ratazzi, est jugée assez sévèrement en Piémont. De prochains débats éclairciront cette situation. Une chose n’est point douteuse, c’est que, par sa position, par l’ascendant qu’il a pris, M. de Cavour semble au-dessus de ces fluctuations passagères. Pour la politique piémontaise qu’il représente, le but reste le même : il consiste à maintenir la cause italienne pure de tout excès, et à préserver le régime libéral tout à la fois des entraînemens révolutionnaires et des réactions intempérantes.

Et pour la France, comment cette année s’est-elle écoulée ? comment finit-elle ? Elle finit comme elle a commencé, dans la paix politique. Des élections ont eu lieu, mais elles n’ont été qu’une émotion passagère. La crise financière, qui a sévi en tant d’autres pays, a passé également sur la France sans l’atteindre aussi gravement. Quant aux travaux de l’esprit, ils se succèdent, et on dirait parfois qu’il y a une sorte de mouvement latent qui cherche à se produire. Viennent donc les œuvres nouvelles avec l’année qui s’ouvre !

S’il n’y avait dans l’histoire que des choses abstraites, des disputes d’idées ou de théories, on n’y trouverait pas un intérêt si attachant et si vif ; mais dans ce passé qu’on remue souvent et que le talent fait revivre, il y a des hommes, des caractères, des passions, tout ce qui laisse voir la libre et permanente activité de l’âme humaine. C’est cette sève de la vie apparaissant sous toutes les formes qui fait de l’histoire un tableau animé et émouvant, même quand l’histoire s’applique à des faits d’un ordre tout spirituel. D’où vient l’intérêt de tout ce qui se rattache à Port-Royal, la célèbre communauté religieuse du XVIIe siècle ? Est-ce des controverses jansénistes et du refus de signer le formulaire ? Non sans doute, on ne se demande point absolument si les cinq propositions sont vraiment dans Jansénius, et on oublie les subtilités des disputes théologiques ; mais Port-Royal vit dans la mémoire des hommes parce que, indépendamment de ses doctrines, il offre au milieu du XVIIe siècle un spectacle particulier de grandeur morale. L’humble maison, apparaît comme un foyer inextinguible d’énergie spirituelle et de vie intérieure, comme un asile animé et illustré par les solitaires. Et en même temps du seuil du couvent on a une vue sur le siècle, on trouve à sa porte des hôtes comme Pascal, des pénitentes comme Mme  de Longueville ou Mme  de Sablé. On sait le rôle qu’a joué à Port-Royal la famille des Arnauld, cette tribu sacerdotale qui traverse le XVIIe siècle, et qui compte autant de femmes éminentes que d’hommes remarquables. Parmi ces femmes, la plus connue est la mère Angélique, celle qu’on a appelée la grande Angélique. La mère Agnès, qui fut aussi coadjutrice et abbesse de Port-Royal, était plus effacée ; ses lettres, longtemps demeurées dans l’ombre, sont recueillies et publiées aujourd’hui par M. P. Faugère avec tout le zèle intelligent de ces choses du passé. M. Faugère était familier avec ce genre d’études ; c’est lui qui a donné la première édition complète des manuscrits retrouvés de Pascal. On a eu ainsi les Pensées dans leur jet primitif, spontané et ardent. La restitution que M. Faugère fait aujourd’hui des Lettres de la mère Agnès Arnauld a également un grand prix, surtout pour l’histoire morale.

C’est un rare caractère qui se révèle dans cette correspondance, si active et si variée, avec tant de personnes, parmi lesquelles on compte Pascal, Mme  de Sablé, la duchesse de Longueville, le marquis de Sévigné, l’oncle de la célèbre marquise. Les lettres de la mère Agnès portent la marque d’un esprit ferme, et laissent voir en même temps une vive et ardente imagination, exaltée par l’habitude de la contemplation religieuse ; elles ont parfois des reflets poétiques, elles contiennent surtout bien des traits ou se révèlent la sagacité, la connaissance de la vie intérieure. C’est la plus fine et la plus perçante psychologie. À vrai dire, la vie religieuse développe chez ceux qui s’y consacrent une habileté d’analyse et une faculté de perception de tous les phénomènes de la conscience, de toutes les nuances morales, qui n’existent point au même degré chez les autres. La mère Agnès est une directrice supérieure, et elle devient même une directrice piquante, presque malicieuse, quoique toujours grave, avec une personne, comme Mme  de Sablé, lorsque celle-ci se retire à Port-Royal de Paris avant la dispersion des religieuses. La marquise de Sablé était une mondaine qui voulait être convertie, mais qui ne tenait point visiblement à trop de sainteté. Elle avait surtout une grande frayeur de la mort ; elle était désolée de perdre l’odorat, parce qu’elle ne pourrait plus respirer le parfum des fleurs, Elle a mille susceptibilités et mille délicatesses. Il faut voir comment la mère Agnès parle à Mme de Sablé ; elle traite ces frayeurs et ces faiblesses avec une bonne grâce charmante et sévère. Sans connaître le monde, elle le devine presque, ou du moins elle pénètre toutes les mollesses des âmes mondaines. C’est ainsi que, même dans la solitude et dans le recueillement du cloître, se retrouvent de ces figures qui ont tout l’attrait de la vie, et dont l’originalité se compose d’un mélange d’austérité et de grâce, de gravité et de douceur, de fermeté et d’exaltation mystique. C’est une de ces figures que M. Faugère a remise au jour en publiant les Lettres de la mère Agnès. N’est-ce pas le meilleur moyen de dégager ce qui est fait pour survivre, ce qui est intéressant dans ces luttes d’un autre siècle, auxquelles succèdent d’autres luttes qui passeront à leur tour ?

Autant les discussions publiques s’animent et deviennent aisément ardentes en certains pays, autant elles se poursuivent avec calme à La Haye. La Hollande a eu pendant quelques années sa question brillante, une de ces questions qui mettent en jeu tous les instincts, les croyances, les passions d’un peuple. Il s’agissait d’organiser, de régulariser l’instruction primaire : en apparence, c’était une affaire plus administrative que politique ; au fond, la lutte était engagée entre les droits de l’état et les droits de la conscience individuelle, entre ceux qui voulaient libéraliser l’instruction et ceux qui cherchaient à faire prévaloir dans l’enseignement le caractère dogmatique, l’esprit de secte. La question a été résolue par des transactions, par des concessions mutuelles, et la situation s’est trouvée ainsi subitement dégagée. Le ministère lui-même, qui ne vivait que d’une vie incertaine, s’est suffisamment raffermi et n’a plus été réduit à disputer chaque jour son existence. La session législative qui a commencé il y a deux mois et qui est en ce moment suspendue pour quelque temps est l’expression la plus fidèle de cette situation. L’examen du budget a presque seul rempli cette session de deux mois. Toute discussion générale a même été écartée. Les chambres hollandaises se sont exclusivement renfermées dans des débats économiques et financiers ; elles ont élevé des plaintes contre les irrigations pratiquées en Belgique au détriment du niveau ordinaire de la Meuse et des grands canaux dans le Limbourg et le Brabant septentrional, ce qui compromet en certains instans la navigation et le commerce hollandais. Une négociation paraît s’être ouverte entre les gouvernemens, qui ont nommé une commission internationale chargée de trouver le moyen de concilier les intérêts des deux pays. On s’est également fort occupé de chemins de fer à La Haye. Tout le monde en Hollande est impatient de voir le sol national sillonné de plus en plus par ces grandes voies de communication ; il reste à savoir comment ces chemins de fer s’exécuteront. Le gouvernement proposait, il y a quelque temps, la construction de tout un réseau ; mais il hésitait encore sur le mode de concession. Rien n’a été décidé ; seulement les chambres ont adopté plusieurs motions qui tendent à presser le gouvernement de se mettre à l’œuvre, elles ont même voté des fonds pour subvenir à l’étude immédiate de quelques lignes principales dont l’exécution est la plus urgente. Enfin il est un projet qui n’a pas moins d’intérêt pour les Hollandais, c’est le percement des dunes de la Hollande septentrionale pour arriver à relier par un canal Amsterdam à la mer. Ce projet date de quelques années déjà, il y aurait évidemment un grand intérêt à le voir devenir une réalité ; le commerce d’Amsterdam, les états provinciaux demandent qu’il s’exécute. La seule objection sérieuse naissait de considérations stratégiques mises en avant par le département de la guerre, et cette objection elle-même disparaît dès que les chambres se montrent disposées à voter un crédit suffisant pour exécuter les travaux de défense militaire nécessités par l’entreprise nouvelle. La seconde chambre cependant n’a point voulu s’engager sans avoir un plan exact et pratique sous les yeux.

Dans son ensemble, telle qu’elle résulte de la discussion du budget, où ces questions ne sont intervenues que comme des épisodes, la situation financière de la Hollande reste assurément florissante. Les recettes de 1856 ont dépassé de 2 millions de florins le service des dépenses ; l’exercice de 1857 est dans les mêmes conditions. Le budget de 1858 est voté avec un excédant prévu de recettes. Il en résulte que d’un côté le gouvernement peut continuer les opérations d’amortissement de la dette, opérations qui ont elles-mêmes l’avantage de soulager le budget des dépenses, et que d’un autre côté il peut songer à diminuer les contributions publiques. Le gouvernement et les chambres sont d’accord pour entrer dans cette voie. La seconde chambre, avant de se proroger, a voté une proposition qui admet le principe de l’abolition des droits sur l’abatage ; mais ces questions, qui impliquent le remaniement de tout le système d’impôts, ont paru assez graves pour être ajournées à de prochaines délibérations. À vrai dire, si dans ces débats il y a eu quelque ressouvenir des luttes qui ont agité le parlement hollandais l’an dernier, c’est à propos du budget des dépenses militaires. Le ministre de la guerre, M. Forstner de Dambenoy, s’est fait plus d’une querelle avec les chambres pendant son passage au pouvoir. Il y a un an, son budget n’était adopté qu’avec peine, à la faible majorité d’une voix. Aujourd’hui encore il a eu de nouveau à essuyer le feu de l’opposition, moins au sujet de l’importance de l’armée active qu’en raison des dépenses de fortifications considérées comme exagérées. Une fois de plus, le budget de la guerre s’est trouvé fort compromis. M. Forstner de Dambenoy a essayé de le sauver-en se sacrifiant lui-même, en venant déclarer que son grand âge et sa santé lui faisaient un devoir d’offrir au roi sa démission. Le budget de la guerre n’a pas moins été définitivement rejeté, et cela ne pouvait que hâter la retraite de M. Forstner de Dambenoy, qui a eu pour successeur M. van Meurs, chef de l’une des directions de l’artillerie. Après cette petite péripétie, la chambre s’est hâtée d’assurer par le vote d’un crédit le service de la guerre pour six mois. Ces faits parussent-ils peu importans, ils prouveraient encore que la Hollande a retrouvé le bienfait de la paix politique, et qu’elle entre dans une année nouvelle avec de nombreux gages de sécurité, parmi lesquels ce peuple prudent place aujourd’hui la prochaine majorité de l’héritier présomptif de la couronne. Déjà des fêtes sont annoncées ; le jeune prince, qui le dernier automne faisait un voyage d’instruction dans la Méditerranée, continue en ce moment ses études à l’université de Leyde, dans ce savant établissement dont l’origine se lie aux traditions du Taciturne et se confond avec les souvenirs les plus chers aux Hollandais. Voilà donc un peuple qui marche régulièrement et sans trouble dans la voie que lui tracent ses libres institutions.

Certes l’esprit de désordre n’est point à jamais banni de l’Occident ; il peut faire encore de terribles et malfaisantes irruptions. Seulement en Europe toutes les puissances traditionnelles d’une vieille civilisation se coalisent en certaines heures de péril, et deviennent aisément une force préservatrice. En est-il de même dans le Nouveau-Monde ? Ici la civilisation est sans traditions. L’esprit d’anarchie et de violence, quand il éclate, ne trouve de limites ni dans les institutions ni dans les mœurs. La puissance elle-même, là où elle existe, est sans mesure et sans règle, comme on le voit trop souvent aux États-Unis. Le gouvernement a rarement la parole aux États-Unis ; il la prend du moins tous les ans à cette époque, lorsque le président publie son message. Il y a aujourd’hui un intérêt de plus dans celui qui vient d’arriver d’Amérique : c’est le premier message de M. Buchanan, depuis que le nouveau président fait son entrée à la Maison-Blanche, à Washington. Il faut rendre cette justice à M. Buchanan, qu’il expose avec modération les affaires de son pays. Il suit les opinions de son parti, il ne s’asservit pas à ses passions, et surtout il ne parle pas son langage, si souvent brutal et provoquant. Ce n’est plus évidemment le très libre théoricien des conférences d’Ostende ; c’est l’homme éclairé par le pouvoir, le politique qui a pour première mission de faire exécuter les lois, et qui se sent tenu de reconnaître l’autorité du droit dans les relations avec les autres peuples. M. Buchanan parcourt donc toutes ces affaires intérieures et extérieures qui résument la situation actuelle des États-Unis : la crise financière, l’expédition, jusqu’ici impuissante contre les mormons de l’Utah, le pénible travail d’organisation qui se poursuit dans le Kansas, les entreprises des flibustiers, les relations diplomatiques avec l’Angleterre au sujet de l’Amérique centrale, cet éternel objet de discussion entre les deux gouvernemens. En décrivant avec sévérité la dernière crise industrielle et financière qui a éclaté avec tant de violence aux États-Unis, M. Buchanan n’hésite point à l’attribuer surtout à la multiplicité des banques, à l’abandon du principe qui donnait autrefois à l’état seul le droit d’être le régulateur de la circulation et en parlant ainsi, il touche peut-être un point grave, dans l’histoire des États-Unis. N’est-il pas trop certain qu’il y a eu un moment où la politique américaine a subi en toute chose une sensible déviation ? À l’origine, lorsque les premiers fondateurs de l’Union instituèrent le régime fédéral. Ils étaient loin de le comprendre comme on l’a compris depuis ; ils assurèrent aux pouvoirs publics leurs plus essentielles prérogatives, notamment celle de frapper monnaie et de régler la circulation. Ce n’est que plus tard que ce principe a été abandonné, et c’est alors que sont nées ces quatorze cents banques qui ont multiplié le papier-monnaie pour alimenter des passions effrénées de spéculation. Ce qui s’est réalisé en matière de banque, on l’a vu se manifester sous toutes les formes, dans toutes les voies de l’activité publique aux États-Unis. Les droits de l’initiative individuelle ont triomphé partout, et dans le fond, l’esprit d’annexion et de conquête, ne dérive point d’un autre principe que la liberté absolue et illimitée des banques. C’est là l’œuvre du parti démocratique. Or M. Buchanan, qui est l’élu du parti démocratique, se trouve ici dans une situation assez étrange : son bon sens lui montre où est la cause du mal, et les traditions de son parti lui interdisent d’aller plus loin, car la logique pourrait le conduire à réclamer le rétablissement d’une banque centrale. Aussi s’abstient-il prudemment de conclure ; tout au plus propose-t-il quelques palliatifs. Il fait appel au patriotisme des états, à la sagesse de ses compatriotes.

La modération du message de M. Buchanan en ce qui touche la politique extérieure, cette modération est réelle, on ne le peut nier. Il ne faut pas trop s’y méprendre pourtant : c’est le langage prudent et habile d’un chef d’état qui salue le droit public dans un pays où tout se fait sans le gouvernement, où tout est livré à l’inspiration individuelle, et où la communauté recueille les fruits des entreprises qui réussissent, sauf à désavouer celles qui échouent. M. Buchanan peut bien flétrir les tentatives des flibustiers, c’était son devoir comme président ; il n’est pas moins vrai qu’au même instant Walker, le célèbre Walker, s’échappait des États-Unis avec sa bande pour aller débarquer de nouveau dans l’Amérique centrale, et ce qu’il y a de plus triste, c’est que ces petits états centro-américains en étaient une fois de plus à guerroyer entre eux au moment où ils étaient menacés par l’envahisseur. M. Buchanan, bien qu’il parle avec une certaine aigreur de l’Espagne, ne propose pas sans doute d’aller conquérir Cuba ou d’acheter à prix d’argent la possession espagnole ; mais d’autres se chargeront de ce soin, et on a vu récemment un journal américain offrir le plus singulier marché au Mexique, qui est en querelle avec l’Espagne, comme on sait. Les Yankees veulent payer l’île de Cuba 100 millions de dollars : or cette somme, ils ne tiennent pas essentiellement à la payer au gouvernement de Madrid, ils aimeraient mieux la compter à la république mexicaine. Que le Mexique déclare la guerre à l’Espagne, les Américains se chargent d’aller conquérir Cuba sous le drapeau mexicain ; 20 millions de dollars suffisent pour mener l’entreprise à bonne fin. Le calcul est dès lors fort simple ; Cuba reste aux États-Unis, et les autres 80 millions de dollars reviennent au Mexique. Dépouillez cette combinaison de ce qu’elle a de plus choquant, ce n’est au fond que la traduction des théories de la conférence d’Ostende. Le fait est que ces 80 millions de dollars viendraient fort à propos pour le Mexique, dont la détresse financière n’est égalée que par l’anarchie profonde de cette malheureuse république.

S’il est un pays en effet pour qui cette année n’ait point été favorable, ce pays est bien le Mexique, l’année a commencé pour cette triste république par les convulsions, elle finit par la guerre civile, la dictature et les menaces d’une guerre étrangère avec l’Espagne. Dans cet espace de temps, Il y a eu cependant au Mexique une apparence de travail d’organisation. Un congrès extraordinaire, convoqué après la révolution dernière, a voté une constitution très démocratique, qui devait être mise en vigueur au mois de septembre. Un président définitif a été nommé, c’est M. Comonfort. Un congrès ordinaire a été bientôt élu à son tour. Malheureusement en Amérique la réalité ne répond pas toujours aux apparences, et les constitutions sont faites pour être suspendues aussitôt que votées. Il s’ensuit qu’au moment où la loi fondamentale mexicaine allait être mise à exécution, lorsque le nouveau président et le nouveau congrès se sont trouvés en présence, leur première pensée a été de suspendre la constitution et ils ont invoqué naturellement, pour légitimer cette mesure exceptionnelle, la situation intérieure et extérieure, politique et financière du pays. Il était plus facile de voir le mal que de trouver le remède. M. Comonfort a donc été investi de facultés extraordinaires. Il a reçu du congrès le droit de suspendre la liberté individuelle, la liberté de la presse, d’édicter administrativement des peines, de contracter des emprunts, de porter l’armée au chiffre de trente-cinq mille hommes, de traiter pour la concession de la voie de communication interocéanique par l’isthme de Tehuantepec. En un mot, M. Comonfort a été déclaré dictateur ; mais que peut-il faire de sa dictature ? Voilà le plus grand embarras, car telle est la situation du Mexique que le désordre est arrivé à être une véritable décomposition, et comme d’un autre côté l’anarchie est avant tout dans l’administration, dans la justice, dans l’armée, dans toutes les forces organiques et conservatrices du pays, il en résulte que la dictature elle-même est impuissante. De quelque côté que se tourne aujourd’hui M. Comonfort, il se voit assailli par les insurrections, et il n’a qu’à choisir entre les divers genres de chute qui le menacent. Le parti conservateur, renversé par la dernière révolution, irrité du triomphe des opinions démocratiques, appuyé par le clergé, dont les intérêts ont été violentés, favorisé par une désorganisation universelle, le parti conservateur n’a cessé de s’agiter et a saisi toutes les occasions de prendre les armes. Des chefs se sont levés de tous les côtés, et quelquefois les bandes insurgées se sont même rapprochées de Mexico. Il n’y a pas longtemps, deux des généraux de M. Comonfort ont éprouvé un désastre non loin de Cuernavaca ; l’un a été tué, l’autre a été pris. À Queretaro, la garnison a été obligée un matin de se rendre à discrétion, et le commandant a été fait prisonnier. La ville de Tampico a été également menacée. Ces insurrections ont été vingt fois battues, vingt fois aussi elles ont recommencé en s’étendant toujours et en s’aggravant, de telle sorte que, dans cette lutte bizarre, c’est le gouvernement qui s’affaiblit, c’est l’insurrection qui se fortifie. Il faut bien remarquer qu’au Mexique les révolutions ne triomphent pas tout d’un coup : elles mettent un an, deux ans même à réussir ; mais elles réussissent toujours, et il n’est point impossible que la dictature de M. Comonfort n’aboutisse dans un temps prochain à une nouvelle dictature de Santa-Anna, dont le nom a déjà été prononcé.

Et toutefois ce n’est là encore qu’un des côtés les moins graves de la situation du Mexique. Ce qu’il y a de plus alarmant dans cette anarchie, c’est le soulèvement universel, c’est le progrès croissant des Indiens. L’état de Sonora est presque entièrement livré aux sauvages ; il en est de même dans l’état de Durango. Des fermes qui étaient en culture sont abandonnées. Ce n’est pas la civilisation qui gagne dans ces contrées, c’est la barbarie. Nulle part peut-être cette guerre de races n’est plus violente et plus dangereuse que dans la péninsule du Yucatan. Il y a peu de temps, dans une petite ville, les Indiens massacraient quatre cents blancs. M. Comonfort se tourne-t-il vers l’extérieur, il est sous le poids de cette querelle dont nous parlions avec l’Espagne. On n’a pas oublié comment ce conflit déjà ancien s’est successivement compliqué ; il s’est surtout aggravé à la suite des assassinats dont quelques Espagnols ont été victimes, il y a un an, dans le district de Cuernavaca. Un essai de transaction a eu lieu. Un envoyé mexicain, M. Lafragua, s’est rendu à Madrid, et bien qu’il n’ait point été reçu officiellement, une négociation ne s’est pas moins engagée ; elle a été sans résultat. C’est alors que la France et l’Angleterre ont offert leur médiation. Or il se trouve aujourd’hui que M. Comonfort ne veut accéder à aucun arrangement avant que son représentant, M. Lafragua, ne soit admis officiellement à Madrid, tandis que l’Espagne, au contraire, veut que l’arrangement qui peut lui donner une satisfaction précède la réception de l’envoyé mexicain.

Tel est en ce moment l’état des choses. Pour le Mexique, ce n’est qu’un incident dans une existence qui se décompose. Comment cette décomposition ne fait-elle que s’accroître d’année en année ? On pourrait le voir dans les récits fidèles des voyageurs qui ont vécu longtemps dans le pays, qui en ont observé les mœurs, les usages, les faiblesses, les incohérences, et c’est le genre d’intérêt qui s’attache à des livres comme celui que M. Mathieu de Fossey vient de publier sous ce titre : le Mexique. L’auteur ne s’est point proposé d’écrire une histoire des révolutions politiques du Mexique ; il n’a point voulu non plus faire une statistique rigoureuse de son territoire, de ses produits, de ses richesses et de ses misères. Conduit au-delà de l’Océan, il y a bien des années déjà, vers 1830, par une de ces idées de colonisation qui ont séduit tant d’Européens, et qui auraient pu contribuer à rajeunir l’ancienne colonie espagnole, M. Mathieu de Fossey est resté longtemps au Mexique, et s’il ne parait pas avoir été plus heureux que bien d’autres dans ses tentatives de colonisation, il a rapporté de son voyage et de son séjour un livre instructif, où il mêle les récits, les observations, les peintures locales, les descriptions de mœurs. L’auteur met à nu les choses et les hommes. Or quelle est l’impression qui se dégage de ces récits ? C’est l’impression qui résulte de tous les faits propres à cette maussade histoire. Le Mexique est évidemment un pays qui aurait pu se sauver par l’énergie, par le travail, par l’intégrité des mœurs administratives, par le zèle de tous à protéger les immigrations, et qui n’a trouvé jusqu’ici d’autre moyen de vivre que de recourir à des expédiens et à des révolutions, lorsque chaque révolution est une étape de plus vers une dissolution devenue désormais peut-être inévitable.

CH. DE MAZADE.


UN CYCLE ÉLÉGIAQUE
GEIBEL. — GRÜN. — LENAU.

Les trois noms de Geibel, Grün et Lenau représentent toute une phase de la poésie germanique qui se continue encore, une sorte de cycle élégiaque dont nous essayons de donner ici l’idée par quelques traductions choisies. Dans ce groupe de courtes élégies divisé en trois parties, — dominées chacune par un nom de poète, — on suivra sans peine la gradation du même sentiment, qui, d’une vague tristesse avec Geibel, s’élève à l’émotion avec Grün, et atteint avec Lenau à la plus âpre mélancolie.

I


TESTAMENT.


Tout parle ici de toi ! — Voici ton banc rustique,
Ton jardin, la terrasse où tu rêvais le soir,
Ta couche virginale et le prie-Dieu gothique
Où tu t’agenouillais, ange du vieux manoir !


En baisant ce clavier, qui maintenant sommeille,
Ma bouche a recueilli comme un dernier soupir ;
J’ai vu dans une coupe une rose vermeille
Qui, lorsque tu partis, achevait de s’ouvrir.

Châtelaine aux yeux bleus, tes lois pesaient à peine
Sur ce petit royaume aujourd’hui désolé :
Je rencontre partout, charmante souveraine,
Un navrant souvenir du bonheur envolé.

Mais il me semble aussi que dans les salles vides
Passe un esprit d’amour qui me parle tout bas, —
Que ces fleurs, que ces bois, que ces ondes limpides
Murmurent un secret que je ne comprends pas.

Ah ! s’il m’était donné de sonder le mystère,
Que ton âme a laissé, chère femme, en ces lieux,
Un rayon de soleil luirait sur ma misère —
Peut-être, et de doux pleurs couleraient de mes yeux ?

Ah ! si ce testament, si cette confidence
Qui flotte sur les eaux et dans l’air embaumé,
C’était, ô noble enfant, la céleste assurance
Que ton cœur me pardonne et que je suis aimé !…


II


RETOUR VERS LE PASSÉ.


Souvent, lorsque la nuit, si tiède en ces contrées,
M’apporte des jardins, des treilles empourprées,
Les ivresses du sud et les parfums amers,
Lorsque la lune étreint les blanches colonnades,
Que le balcon s’éveille au chant des sérénades,
Et qu’un soupir d’amour gonfle le sein des mers ;

Lorsque de mes amis la verve intarissable
Près de moi coule à flots, quand brillent sur la table
L’or pur et les rubis des vins délicieux,
Je me tais, je me perds en quelque rêverie,
Et j’ai peine, en songeant à ma douce patrie,
À retenir les pleurs qui roulent dans mes yeux.

Je sens que je suis né pour des bonheurs plus graves,
Pour des cieux moins profonds, plus voilés, plus suaves,
Que je suis las enfin de cet enivrement,
Et que je donnerais ces brises odorantes,
Ces rayons, ces concerts, ces voluptés ardentes,
Pour une nuit brumeuse en pays allemand…

Que de fois, en automne, au bruit de la rafale,
J’ai longé tes arceaux, ma noble cathédrale,
Foulant l’herbe des morts à ton ombre étendus !

Les cloches palpitaient, par le vent caressées,
Et les tombes semblaient, autour de moi pressées,
Exhaler des sanglots et des cris inconnus.

Au bout du cimetière, à l’abri des grands ormes,
Vénérables gardiens de ses charmantes formes,
S’offrait une maison, débris du bon vieux temps,.
Un de ces fins joyaux adorés de l’artiste,
Et que nous détruisons en ce siècle si triste ! —
J’entrais : mon cœur battait ! C’est que j’avais vingt ans ;

C’est qu’alors accourait, vive, rapide, ailée,
La reine du logis, ma svelte bien-aimée…
(O gracieuse image ! ô divin souvenir !),
Mes lèvres se posaient sur ses lèvres chéries :
Nous allions à travers les sombres galeries,
Parlant de l’idéal et du ciel à venir !


III


RÉSURRECTION.


Si la mort vous a pris l’être que vous aimiez,
Allez porter son deuil au sein de la nature,
Dans les bois, sur la mer et le long des sentiers
Que l’homme a délaissés, où renaît la verdure.

Là de vos souvenirs les plus doux, les premiers
Feront couler vos pleurs comme une source pure ;
Vous verrez se lever une chaste figure
Qui vous dira ces mots que tous deux vous disiez.

Il ressuscitera dans votre âme immortelle,
Votre mort adoré, plus charmant, — plus fidèle,
Car vous l’aurez sans cesse avec vous désormais !

Si le cœur a son temps de sommeil et de trêve,
Il a son jour de Pâque où la pierre se lève :
Ce qu’on aime toujours, on ne le perd jamais !


I


DEUX AMOURS, — DEUX REGRETS.


Sur la tombe d’hier l’amante vient prier,
Et de ses douces mains y plante un peuplier :
« Croîs, dit-elle, arbre flexible,
Va toucher l’étoile d’or !
Vers mon amant invisible
Monte, monte, monte encor !


« Que chaque rameau se lève
Comme mes bras et mes yeux !
Porte en haut toute ta sève !
Que ta cime avec mon rêve
Se dérobe dans les cieux !

« Peuplier, tu seras sur ce tertre que j’aime
Des regrets de mon cœur le plus fidèle emblème. »

Sur la tombe d’hier, l’amant s’est prosterné,
Pour y planter un saule au feuillage incliné :
« Penche-toi, dit-il, et pleure
Sur ma maîtresse aux yeux bleus,
Arbre de deuil ! A toute heure
Suis mon amour, suis mes vœux !

« Que ta chevelure touche
Enfin le terrain sacré
Et vienne, ainsi que ma bouche,
Caresser la froide couche
Où dort mon ange adoré !

« O saule, tu seras sur ce tertre que j’aime
Des regrets de mon cœur le plus fidèle emblème ! »


II


PLEURS D’HOMME.


Souviens-toi, chère enfant, que tu m’as vu pleurer !
Une larme de femme est comme la rosée
Qui se forme aisément et ne saurait durer,
À tous les vents du ciel librement exposée ;

Parure toutefois qui doucement reluit
Au sein des belles fleurs qu’elle embellit encore :
Blanches perles tombant du manteau de la nuit,
Ou rubis détachés des cheveux de l’Aurore.

Mais une larme d’homme est comme la liqueur
Du pin des hauts pays ; c’est la résine ardente.
Pour trouver la résine on doit percer le cœur
Où la noble substance en secret s’alimente ;

Dans l’écorce de l’arbre il faut plonger le fer ;
Mais, quand l’entaille est faite et la route aplanie,
La brillante liqueur jaillit comme un flot clair :
C’est l’or en fusion, c’est le sang, c’est la vie !

L’arbre souffre ; pourtant il ne veut pas mourir :
Il arrête son sang et revit dans sa force,
Songeant aux voluptés des printemps à venir…
Mais la blessure est là, béante dans l’écorce !


O jeune fille, pense à cet arbre blessé !
Ce penser, bien que triste, a cependant des charmes ;
Pense aussi, jeune fille, au pauvre délaissé
Qu’un jour tu vis pleurer, mon ange, à chaudes larmes !


III


A TOI SEULE !


Je pourrais à tous montrer ma blessure
Sans l’envenimer et sans l’aviver,
Et ce n’est qu’à toi, chère créature,
Qu’il faudrait cacher mon cœur, ma torture :
Tu tiens le poignard qui peut m’achever !

Je devrais cacher à l’indifférence
Le mal qui me brûle et me fait mourir,
Et ce n’est qu’à toi, vivante espérance,

Qu’il faudrait montrer mon cœur, ma souffrance :
Toi seule ici-bas me pourrais guérir !


I


LA MER NOIRE.


Des monts bordent la mer et lui versent leur ombre,
Ces monts sont couronnés par des sapins sans nombre.

Le ciel gris se confond avec la nuit des eaux ;
Le vent ne chante plus au milieu des roseaux.

Ce paysage est triste, et l’âme dévastée,
Comme dans un miroir, s’y trouve reflétée.

Ces bois et ces rochers, ces roseaux et ce ciel
Disent : « Homme altéré du repos éternel,

Voyageur fatigué, ne quitte point ces grèves
Sans avoir englouti dans l’océan tes rêves ! »

Eh bien ! plus d’espérance ! — O décevant soleil !
Fantôme échevelé de mes nuits sans sommeil !

Amour ! tu m’as blessé : la blessure est profonde,
Mais j’ai la force encor de te plonger dans l’onde.

Je serai libre enfin, et, te voyant mourir,
Je me réjouirai : tu m’as tant fait souffrir !…

Voici venir la brise, enivrante caresse :
Qu’il est doux, le soupir de cette enchanteresse !

De l’abîme des eaux un appel a monté ;
Les bois ont répondu : Volupté ! Volupté ! .


J’entends frémir ton voile, ô nature charmante !
C’est bien le bruit que fait le voile d’une amante.

Veux-tu donc de nouveau me séduire, ô Circé,
Et me tromper encore après m’avoir bercé ?…

Mais non, c’est la tempête, et l’éclair qui s’allume
Sillonne en traits de feu la mer blanche d’écume.

Ces serpens lumineux déchirant le ciel noir,
Ce sont les souvenirs qui brillent vers le soir.

Ils me disent : « O fou, connais donc ta démence !
Tu peux bien, sans mourir, noyer ton espérance ;

« Mais, si c’est ton amour qu’il faut noyer, alors
Tu n’as qu’un seul moyen, c’est de noyer ton corps ! »


II


BLESSÉ AU COEUR !


Je porte en ma poitrine une large blessure ;
Je l’ai voulu guérir, oublier, mais en vain !
Elle ronge mon cœur, et je laisse à mesure
Des lambeaux de ma vie aux buissons du chemin.

Ma mère comprendrait mon horrible chagrin,
Elle qui m’a porté neuf mois sous sa ceinture,
Et m’a donné son lait et son âme en pâture !…
Connaissez-vous la tombe où fleurit un jasmin ?

O mère, prends pitié du mal qui me dévore !
Si dans l’éternité ton amour veille encore,
Et si l’on te permet encore un souvenir,

Ah ! viens me délivrer de cette affreuse vie
Et terminer enfin cette lente agonie !
Ma fatigue est bien grande, et je voudrais dormir !


III


FINI !


Toute joie est une colombe,
Et le vautour plane au-dessus ;
Tous mes amis sont dans la tombe,
Et tous mes espoirs sont déçus.

La mort s’est fait une pâture
De mes félicités ; je crois
Qu’au grand conseil de la nature
Le cœur humain n’a point de voix.

J’ai dit à l’arbre à bout de sève :
« Jette au vent tes dernières fleurs ! »

Et j’ai noyé mon dernier rêve,
Sans trembler, dans mes derniers pleurs.


IV


LA CROIX.


J’aperçois une croix, mais non la grande image !
Il semble que le vent, qui déchaîne sa rage
Et fait tourbillonner les feuilles jusqu’au ciel ;
Ait arraché le Christ de son arbre immortel !

Dois-je prendre l’horreur en ces bois répandue
Et de ses mille traits former une statue ?
O Nature, faut-il concentrer ta douleur
Et la clouer en croix au lieu de mon Sauveur ?

PAUL VRIGNAULT.



RECITS D’UN CHASSEUR, par M. Ivan Tourguenef[1]. — En 1850 parut à Moscou un livre qui produisit en Russie une assez grande sensation. Ce ivre dont une première édition fut rapidement épuisée, dont une seconde, faute d’autorisation, n’a pu encore paraître, n’avait été connu en France jusqu’à’ ce jour que par une trop libre imitation de l’ouvrage russe ; Les Récits, d’un Chasseur de M. Tourguenef nous sont offerts enfin dans leur intégrité par le nouveau traducteur, M. Delaveau, et c’est le moment de reparler d’un ouvrage qui avait déjà été pour un appréciateur compétent, M. Mérimée, l’occasion d’une étude intéressante dans la Revue[2].

L’ouvrage de M. Tourguenef ne se présente pas, on le sait, sous la forme d’un roman compacte animé d’un bout à l’autre par les mêmes personnages ; il se compose, comme le titre l’indique, d’une suite de récits qui se distinguent de la nouvelle par l’absence de l’élément purement spéculatif et romanesque. L’auteur a puisé en pleine réalité. Cependant bien qu’ils se suivent dans une apparente indépendance, la plupart de ces récits tiennent par le fond même les uns aux autres, et forment, après lecture complète, un ensemble harmonieux. Nous sommes introduits d’ailleurs dans un milieu jusqu’à ce jour très peu connu, dont la peinture, tout à la fois fidèle et bien mesurée, ajoute à la curiosité qu’inspirent nécessairement les choses nouvelles la satisfaction plus délicate que réclament les besoins de l’esprit. M. Tourguenef s’est proposé de nous faire connaître ce qu’au XVIIe siècle on eût appelé la province par opposition à la ville. C’est avec dessein que nous rappelons cette expression d’un autre temps, car les récits de l’écrivain russe ne ressemblent point aux études contemporaines qu’on intitula scènes de la vie de province, et dont l’objet se rapporte à la classe moyenne La classe moyenne ou bourgeoisie semble ne point exister hors des grandes villes russes, ou du moins M. Tourguenef la néglige pour ne s’occuper guère que des paysans ou des gentilshommes campagnards.

Le talent du conteur russe est surtout descriptif. Ses personnages réfléchissent peu, ils agissent. Ce procédé du reste convient à l’objet que l’auteur s’était proposé ; d’ailleurs l’époque et le pays lui imposaient bon nombre de restrictions et de sous-entendus. Le tableau du servage en Russie, l’ignorance et la cruauté des petits propriétaires, la servile tyrannie de leurs intendans, la misère et la résignation obtuse des paysans, ont ici toute l’éloquence de faits réels dont l’existence, bien qu’arbitraire, se présente avec un caractère de nécessité qui écarte la discussion. Aussi, bien qu’un tel sujet laisse ample matière à l’indication de quelques réformes pratiques, sinon à l’exposé d’un système complet, l’auteur n’est entré dans aucune discussion de principes : il a cru, et avec raison, qu’en de certaines situations le simple exposé des faits dispense de toute discussion. Seulement la pensée dominante se laisse aisément entrevoir par une exclamation, par une phrase interrompue : « La voilà donc, la vieille Russie ! » s’écrie-t-il quelque part, et ce mot remplace bien des développemens.

Ainsi dépouillés de toute réflexion et tout entiers soumis à une narration concise, les Récits d’un Chasseur sont cependant fort éloignés de la sécheresse d’un simple procès-verbal. Ils sont d’abord animés par le genre d’observation fine et distinguée particulier à M. Tourguenef, et ensuite par un profond patriotisme, dont l’expression, pour ainsi dire latente, est très pénétrante et très sympathique. M. Tourguenef possède encore une autre qualité, qui l’élève immédiatement au-dessus des simples narrateurs : ses personnages ne sont pas des êtres confus, indistincts, abstraits pour ainsi dire, et auxquels l’absence de personnalité fait subir indifféremment l’influence des circonstances et des milieux où ils se trouvent placés ; leur individualité est au contraire parfaitement définie. L’auteur, tout en s’occupant du paysan russe, a su rester toujours humain. L’être moral attire la meilleure part de son attention, et il s’est attaché constamment à la composition des caractères. En ceci surtout, M. Tourguenef s’est montré écrivain : ses caractères sont composés de telle sorte qu’ils peuvent passer pour des types, alors qu’il prend fantaisie au lecteur de les considérer isolément et de faire abstraction des circonstances spéciales qui les entourent.

Les Récits d’un Chasseur comprennent cinq objets principaux qu’on peut classer ainsi : les seigneurs et les petits propriétaires, — les paysans, — les intermédiaires entre ces deux classes, — les femmes, — enfin la nature et le paysage. À chacune de ces divisions correspondent nécessairement plusieurs caractères particuliers. Du seigneur qui possède d’immenses terrés où parquent d’immenses troupeaux de chevaux et de serfs à l’odnodvoretz, gentilhomme presque réduit à la condition de paysan et ne possédant que la maison qu’il habite, il y a naturellement plusieurs échelons, plusieurs variétés, soit dans la situation matérielle, soit dans le caractère moral. Arcadi Pénotchkine est un propriétaire froid, poli, réservé, convenable, cruel. Zverkofr, un hobereau que sa femme appelle Coco, a quelques rapports avec certains types français. Kvalinski, général-major en retraite, « est un vieux grognard, un homme à principes, une conscience incorruptible, à en croire ses voisins. Le procureur du gouvernement est le seul qui se permette de sourire lorsqu’on lui parle des solides qualités du général Kvalinski ; mais la jalousie nous aveugle. » Stégounof au contraire est un petit vieillard chauve, potelé, rebondi, jovial, n’ayant pas l’air de s’occuper de son bien, — égoïste et implacable.

L’état d’abaissement où sont maintenus les paysans les ramène à une sorte de niveau commun. Cependant les individualités qui présentent un certain relief, soit en s’élevant au-dessus de ce niveau, soit par l’excès même de l’anéantissement (l’expression est russe), n’en sont que plus curieuses. Le sentiment poétique ne manque pas au paysan russe : il n’est pas relevé peut-être par la comparaison et le jugement, mais il existe. La passion du serf moscovite pour la musique a fourni à M. Tourguenef le sujet de l’un de ses meilleurs récits, les Chanteurs. On y retrouve cet amour du pays dont nous avons déjà parlé ; « Chacune des notes qu’il nous jetait, dit l’auteur parlant d’un de ces paysans, avait je ne sais quoi de national et de vaste comme les horizons de nos steppes immenses. »

La condition des paysannes russes, souverainement méprisées de leurs maris, est des plus malheureuses. Du reste, comme nous l’enseigne l’histoire de tous les peuples, les femmes subissent en Russie leur sort sans indignation et sans étonnement. Dans une chanson russe, une mère s’écrie : « Quel fils es-tu pour moi ? quel chef de famille seras-tu lorsque tu seras vieux ? Tu ne bats point ta femme… » La femme joue cependant un certain rôle dans l’ouvrage de M. Tourguenef. Nous nous contenterons d’indiquer les amours du propriétaire Karataïef avec la serve Matréna, ceux du noble Tchertapkanof avec Macha, la bohémienne, et la gracieuse nouvelle intitulée le Rendez-vous.

Outre les études relatives à. la société moscovite, les Récits d’un Chasseur contiennent plusieurs études morales et individuelles d’un tel intérêt et d’une si grande sûreté de touche, que nous y voyons l’expression la plus haute du talent de l’auteur. Le récit qui a pour titre le Hamlet du district de Tchigri nous offre entre autres l’étude d’un caractère entièrement humain, entièrement cosmopolite. L’individu qui raconte sa vie a été continuellement possédé du désir d’être original. « Mon verre n’est pas grand,… » dit-il comme Alfred de Musset. Selon lui, les originaux ont seuls le droit de vivre. Il faut avoir sa propre odeur. Il parcourut le monde, il alla à Berlin, il étudia Hegel, il connut Goethe, il revint dans son pays sans posséder cette originalité si ardemment cherchée. Un soir, après rêver, il crut aimer une jeune fille, il l’épousa. Cette jeune fille était elle-même consumée par une souffrance secrète : elle mourut. « Elle semblait, dit-il, mal à l’aise, même dans le cercueil. » Enfin il finit par rechercher les autres pour s’attirer volontairement toutes les petites humiliations qui pouvaient encore l’avilir à ses propres yeux. Notons encore, pour terminer, ce touchant récit où une jeune malade aime un pauvre médecin, et se donne à lui afin d’aimer avant de mourir.

Le titre de l’ouvrage nous ramène à ce qui se rapporte particulièrement à la chasse et au sol, abstraction faite des personnages. L’auteur est peintre, et il possède un sentiment très vif de la nature, une profonde intelligence du paysage. Les lieux, les aspects, les saisons, les heures, lui apportent leurs élémens spéciaux et variés qu’il distingue et qu’il saisit avec un rare bonheur. En un mot, le paysage est précis et homogène. Le conteur part pour chasser la bécasse ou le coq de bruyère ; il traverse les steppes et les bois ; les longues et vertes chenevières se succèdent, la terre élastique tremble sous le pied. La lumière du soleil lui arrive tamisée par les cimes des hauts trembles et par les longues branches pendantes des bouleaux. Tandis qu’il suit la lisière des grands bois et que le brouillard transparent domine la campagne, les oiseaux chantent paisiblement. « Que la voix argentine de la fauvette au joyeux et innocent babil se marie bien au parfum du muguet ! » Le soir arrive, la rosée commence à se répandre ; les arbres, les buissons projettent peu à peu de plus grandes ombres ; les étoiles se montrent une à une dans le bleu gris de l’atmosphère. Il faut regagner le village, l’isba où l’on compte coucher. Là, tandis qu’on remise la téléga sous un vieux hangar, à la lueur vacillante d’une torche de sapin, l’hôte apporte une grande jatte blanche remplie de kvass, des halatch (sorte de petits pains blancs très mous), des concombres salés. Ou bien, si la quantité de verstes parcourues ne permet pas au chasseur de chercher un gîte dans le village voisin, il faut coucher dans la plaine auprès des grands feux allumés par des paysans qui gardent pendant la nuit leurs troupeaux de chevaux. Alors on s’enveloppe dans son manteau, on se couche sous un buisson, et, tandis qu’on respire avec bonheur l’air frais et tout chargé de parfums, — l’air d’une nuit en Russie ! dit l’auteur, — les bergers se racontent entre eux des histoires mystérieuses : c’est le demovoï, l’esprit familier qui se cache dans la maison ; la roussalka, fée malfaisante des forêts et des eaux qui soupire tristement ; l’esprit des bois, le léchi, qui claque de la langue ; l’esprit des eaux, le rodianoï, qui appelle les enfans, les saisit par la main et les entraîne au fond de l’eau.

Soit par une tendance particulière à son esprit, soit par l’influence du milieu où il pose ses personnages, M. Tourguenef termine ordinairement ses petites scènes par quelques traits vagues et mélancoliques qui laissent l’âme rêveuse. En somme, les Récits d’un Chasseur sont un livre utile à la fois au philosophe et au curieux. Un profond caractère de vérité recommande ces études, que nous ne pouvons contrôler, mais dans lesquelles la traduction de M. Delaveau laisse deviner, derrière le moraliste et le conteur, un très habile écrivain.


EUGENE LATAYE.


HISTOIRE DU COMMERCE DE TOUTES LES NATIONS, par H. Scherer, traduite de l’allemand par MM. H. Richelot et Ch. Vogel[3]. — On s’attend d’ordinaire à trouver dans les écrits historiques qui nous viennent de l’Allemagne une connaissance approfondie des faits, un patient exposé des documens, un grand luxe de discussions savantes : en revanche, l’ordre des idées et l’agrément de la forme y font souvent défaut. Dans l’Histoire du Commerce publiée par M. Scherer, on retrouve les qualités sérieuses qui distinguent l’érudition allemande, et l’auteur a su condenser en une œuvre bien ordonnée et d’une lecture facile les nombreux documens qu’il a dû consulter. MM. Richelot et Vogel ont donc rendu à l’économie politique et à l’histoire un véritable service en traduisant cet écrit et en joignant à leur traduction d’excellentes notes qui complètent et parfois rectifient, sur des points de détail, le texte allemand.

Dans tous les temps, même dans l’antiquité, l’histoire du commerce a été intimement liée à l’histoire générale des peuples : les migrations primitives des tribus, les guerres et les conquêtes, les établissemens coloniaux, en un mot, tous les grands mouvemens des nations, alors même qu’ils étaient inspirés par des sentimens tout à fait indépendant de l’intérêt mercantile, ont toujours eu pour effet de développer ou de modifier les relations commerciales, d’ouvrir aux échanges, de tribu à tribu, de peuple à peuple, puis enfin de l’ancien monde au nouveau, des voies nouvelles et plus larges. On comprend ainsi la difficulté que présente au premier abord la composition d’un livre exclusivement consacré à l’histoire du commerce. D’un côté, l’auteur peut être tenté d’agrandir son sujet et d’y introduire des faits et des considérations qui ne relèvent que de l’histoire politique ; d’autre part, pour échapper à ce péril, il risque de commettre de graves omissions et de ne point signaler avec une attention suffisante les événemens généraux qui ont exercé sur les destinées particulières du commerce une action prépondérante. Il faut en outre, dans un travail d’ensemble, où la chronologie veut être respectée, faire marcher de front et pour ainsi dire du même pas l’histoire des différentes nations qui méritent de figurer dans le tableau du commerce universel. Or c’est là un problème difficile à résoudre. Nous possédons d’excellens travaux historiques sur l’industrie et le commerce d’une période, d’une nation déterminée ; mais rarement on a essayé de comprendre dans une vue d’ensemble, assez complète cependant pour que chaque pays y tienne sa place, l’histoire générale du commerce, et plus rarement encore on y a réussi. Il n’est donc pas sans intérêt d’indiquer le plan qui a été adopté par M. Scherer ; voici comment il est exposé par M. Richelot dans la préface de sa traduction : « L’antiquité, le moyen âge, les temps modernes, telles sont les divisions consacrées de l’histoire politique. M. Scherer ne pouvait que les adopter ; il y a apporté toutefois une heureuse modification. Un fait considérable qui a agrandi, régénéré, transformé le commerce, la découverte de l’Amérique, lui a paru avec raison marquer le point de partage d’une histoire commerciale universelle. Les temps antérieurs et les temps postérieurs à cette découverte forment donc ses deux grandes périodes, dont chacune se divise elle-même en deux périodes secondaires. Durant la première, dont les deux divisions obligées sont l’antiquité et le moyen âge, le commerce, renfermé dans les bornes de l’ancien monde, reste avant tout terrestre, continental, et, dans ses plus grandes audaces maritimes, ne s’élève pas au-delà d’un simple cabotage. À partir de la seconde, il embrasse peu à peu le monde entier, devient essentiellement maritime, et parcourt avec intrépidité toutes les mers comme tous les continens. L’événement qui sert à diviser les temps modernes, c’est l’émancipation des colonies anglaises de l’Amérique du Nord, émancipation qui modifie les relations commerciales entre les deux hémisphères et qui coïncide d’ailleurs avec la rénovation politique de l’Europe en 1789. » Ces divisions étant ainsi établies, M. Scherer a placé en tête de chaque période des aperçus généraux ; puis il a consacré des chapitres séparés aux principaux peuples commerçans ; il met successivement en scène, pour les temps anciens, les Égyptiens, les Phéniciens, les Carthaginois, les Grecs et les Romains ; pour le moyen âge, les Byzantins ou Grecs du Bas-Empire, les Arabes, les Italiens, les Néerlandais, les Allemands ; pour la première partie des temps modernes, les Portugais, les Espagnols, les Hollandais, les Anglais, les Français, les Allemands et les peuples du Nord de l’Europe. L’histoire s’arrête au seuil de la période contemporaine ; il est vivement à désirer que M. Scherer complète son œuvre par la prochaine publication du volume consacré à l’histoire du commerce moderne.

Le plan suivi par M. Scherer est assurément le meilleur et le plus simple ; il facilite singulièrement l’étude d’une histoire à la fois très compliquée et très variée, qui comprend tous les temps et tous les peuplés. Les aperçus généraux lui ont fourni l’occasion de résumer à grands traits la physionomie, nous oserions presque dire la philosophie commerciale des grandes époques, et d’indiquer les constantes harmonies qui ont uni les destinées du commerce à celles de la politique et aux grands mouvemens de la civilisation. Dans les chapitres qui se rapportent à chaque pays, il a pu éviter les digressions et se renfermer strictement dans l’examen des faits commerciaux et maritimes. M. Richelot, qui estime avec raison qu’un traducteur conserve à l’égard du livre qu’il a traduit le droit de critique, reconnaît que M. Scherer n’a point suffisamment développé l’histoire du commerce dans l’antiquité, et qu’il s’est montré trop sévère à l’égard de Rome, considérée au point de vue commercial. Peut-être aussi, ajouterons-nous, l’auteur allemand n’a-t-il point toujours apprécié exactement, dans le chapitre consacré à la France, les actes de notre législation économique. Il y aurait enfin quelques réserves à exprimer au sujet de ses théories sur le régime colonial. M. Scherer, qui incline visiblement vers la doctrine du libre-échange, a parfois jugé les lois du passé d’après les idées modernes de l’école à laquelle il appartient : il aura bien jugé suivant les uns, mal jugé selon les autres, car la discussion sur le libre-échange et la protection est toujours ouverte, et plus ardente aujourd’hui que jamais. M. Richelot, qui parmi ses écrits économiques compte une traduction du Système national, de Frédéric List[4], a tenté par des notes d’interpréter dans un sens libéral et non radical les opinions de M. Scherer en matière de législation, et il voudrait le retenir sur la pente du libre-échange ; mais les Allemands sont tenaces, et M. Scherer trouvera dans la suite de son ouvrage, quand il écrira l’histoire commerciale de l’Angleterre et de la France depuis la paix de Versailles, l’occasion de répondre aux observations bienveillantes de son traducteur. Quoi qu’il en soit, et sans intervenir autrement dans ce débat de famille, on peut dire que les parti sans de la protection comme ceux du libre-échange tireront profit du livre de M. Scherer, car la bonne foi de l’auteur égale son érudition, et l’on n’a pas à craindre que l’historien ait dénaturé les faits pour mieux les accommoder à ses opinions personnelles. S’imagine-t-on que, pour une histoire du commerce, on croie devoir accorder une mention honorable à l’impartialité ! Il le faut bien, puisque l’économie politique a élevé ses querelles d’écoles aux proportions d’une guerre de partis.


C. LAVOLLEE.


V. DE MARS.


  1. . Un vol. in-18, Dentu, éditeur.
  2. Voyez la Revue du 1er juillet 1854.
  3. 2 vol. in-8, chez Capelle, éditeur, rue Soufflot 18. 1857.
  4. Cette traduction a été publiée en 1851. Une seconde édition a paru en 1857.